Art, littérature et post-mémoire : enjeux sémiotiques Art, literature and post-memory: a semiotic approach »
Verónica Estay Stange
Sciences Po Paris
Cet article essaie de montrer ce que la sémiotique peut apporter pour l’analyse et la compréhension des créations artistiques qui, au sein de la deuxième génération, se rapportent aux traumatismes historiques reçus en héritage. Pour cela, il suggère quelques éléments à considérer en vue de l’élaboration d’une sémiotique de la post-mémoire, encore en attente d’être constituée. Il s’articule sur une analyse des œuvres produites au Chili et en Argentine après les dictatures qui ont marqué l’histoire de ces pays.
This article tries shows how semiotics can contribute to the analysis and understanding of artistic creations that, within the second generation, relate to the historical traumas received as a legacy. To this end, it suggests some elements to be considered for the elaboration of a semiotics of the post-memory still waiting to be constituted. It is based on an analysis of artworks produced in Chile and Argentina after the dictatorships that marked the history of these countries.
Index
Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
Mots-clés : art et littérature de la deuxième génération, énonciation, mémoire transgénérationnelle, post-mémoire chilienne et argentine
Keywords : Chilean and Argentinean post-memory, enunciation, second generation art and literature, transgenerational memory
Auteurs cités : Nicolas ABRAHAM, Marianne HIRSCH, Eric LANDOWSKI, Nelly RICHARD, Paul RICŒUR, Serge TISSERON, Maria TOROK
Pouvons-nous nous rappeler les souvenirs de quelqu’un d’autre ? Bien que la réponse à cette question paraisse évidente, les études développées depuis les vingt dernières années dans différents domaines montrent que si les souvenirs, par définition ancrés dans le vécu personnel, ne peuvent être transmis en tant que tels, certaines images et représentations liées à des expériences extrêmes, ainsi que leurs effets, peuvent « migrer » des acteurs directs à ceux qui leur succèdent, en constituant un dispositif proche de ce qu’on appelle la « mémoire ».
Tel est le point de départ de la réflexion que je souhaite développer ici, en essayant de montrer ce que la sémiotique peut apporter pour l’analyse et la compréhension des créations artistiques qui, au sein de la « deuxième génération », se rapportent aux traumatismes historiques reçus en héritage. Pour cela, je me centrerai sur des œuvres produites au Chili et en Argentine, à la suite des dictatures qui ont marqué l’histoire de ces pays. Mais, avant d’en venir à ce corpus spécifique et aux incidences de la violence politique sur la création artistique au fil des générations, je suggèrerai quelques éléments à considérer pour l’élaboration d’une sémiotique de la post-mémoire encore en attente d’être constituée.
1. La mémoire (d’)après la mémoire
Les effets transgénérationnels du traumatisme ont été analysés de longue date par un certain nombre de disciplines, dont en premier lieu la psychanalyse, si légitime en matière de transmission, et de traumatisme (cf. Abraham et Torok 1979-75/1987, et, à leur suite, Tisseron 1999), puis les neurosciences, la génétique et l’épigénétique.
Si le terme de « post-mémoire » ne constitue pas une découverte dans l’absolu, et bien qu’il ait fait l’objet de critiques et de débats (cf. Sarlo 2007), son caractère non métaphorique le rend plus apte à la conceptualisation que des désignations telles que « mémoire trouée » (Raczymow 1986) ou « diaspora des cendres » (Fresco 1981). En outre, il introduit deux infléchissements qui me semblent importants dans l’étude plus générale des traumatismes transgénérationnels. D’une part, il met l’accent sur la dimension collective des expériences ainsi transmises ; une dimension qui permet d’intégrer ces réflexions à celles portant sur la « Mémoire » entendue comme un phénomène historique, au-delà de la mémoire en tant que phénomène ayant trait au psychisme individuel. D’autre part, l’étude de la post-mémoire telle qu’elle a été menée depuis ses origines accorde une place prépondérante à l’investissement imaginaire et créatif au moyen duquel l’héritage traumatique est appréhendé et formulé : « la post-mémoire, dit Marianne Hirsch, est une puissante forme de mémoire précisément parce que sa connexion avec son objet ou sa source est médiée non pas par la remémoration mais par un investissement imaginaire et par la création » (Hirsch 1996 : 662. Dans cette citation et dans les suivantes, c’est moi qui traduis).
C’est en tenant compte de ces deux nuances – dimension collective et composante imaginaire et créative – qu’il me paraît pertinent d’étudier l’héritage du traumatisme du point de vue sémiotique. Et c’est également grâce à ces deux infléchissements qu’il me semble possible d’apporter un regard relativement original sur cet objet que d’autres champs de la connaissance ont déjà commencé à explorer.
Mais, pour ce faire, il est nécessaire de constater que la consécution temporelle suggérée par le préfixe « post- » laisse entendre qu’il y aurait un après de la mémoire, alors que, comme Jean-Luc Nancy (2020) l’observe, celle-ci est par définition actuelle. C’est pourquoi je proposerai de considérer la post-mémoire non pas comme une mémoire après la mémoire mais plutôt comme une mémoire d’après la mémoire : une mémoire construite à la manière de, selon ou à travers la mémoire de l’autre. Dans ce cadre, on peut s’interroger sur les stratégies discursives mobilisées par les artistes pour rendre compte des souvenirs auxquels ils ne peuvent avoir accès que de manière indirecte.
Or, pour aborder les phénomènes post-mémoriels sur l’horizon d’une théorie générale de la mémoire, il est utile de revenir sur les réflexions de Paul Ricœur (2000), qui développe une « phénoménologie de la mémoire » articulée autour de deux questions fondamentales : « de quoi y a-t-il souvenir ? de qui est la mémoire ? ». C’est aussi à partir de ces interrogations majeures, portant sur le quoi et le qui, qu’il est possible de développer une réflexion sur la post-mémoire. Ces questions pointent en effet l’aporie qui se situe au cœur de la mémoire ; une aporie que la post-mémoire, comme nous le verrons, prolonge et potentialise.
De quoi y a-t-il post-mémoire ? pourrait-on se demander, en paraphrasant Ricœur. Consciente de la complexité de ce problème, Marianne Hirsch affirme : « évidemment, nous ne pouvons pas porter littéralement les ‘“souvenirs” des expériences d’autrui, et, évidemment, la mémoire éprouvée par une personne ne peut pas être transférée à quelqu’un d’autre » (1996 : 3). Ainsi, la post-mémoire fait appel en principe à une définition négative : son objet n’est pas le souvenir d’autrui – du moins non sans médiation. De même, la réponse à la question De qui est la post-mémoire ? suppose d’emblée un détour par le négatif : le sujet de la post-mémoire n’est pas celui où le souvenir premier a été déposé – du moins non exclusivement.
Mais, avant d’approfondir les apories de la post-mémoire, il est nécessaire de circonscrire celles qui caractérisent la mémoire elle-même. En effet, bien qu’associée à l’expérience directement éprouvée – comme c’est le cas de la « première génération » –, la mémoire fait elle-même appel à une définition marquée par le négatif dans la mesure où elle suppose la reconstruction, au moyen de la remémoration – ou, dans un deuxième temps, du récit – d’un fait absent. Une absence due à la médiation du temps, dont le caractère aporétique est transposé à la mémoire. Comme le remarquait Saint-Augustin (que Ricœur reprend), le moment où le temps est correspond au moment où il n’est plus, puisqu’il appartient au passé ; de même, la mémoire est dans la mesure où elle se réfère à un événement qui fut mais qui n’est plus. La mémoire, comme le temps, est une dialectique entre présence et absence. À cette négativité fondamentale qui confère à la mémoire le statut de « simulacre » – de mimesis au sens aristotélicien –, la post-mémoire superpose une seconde négativité. Laquelle ? C’est ce que nous allons voir.
En s’interrogeant sur la différence entre mémoire et imagination, Ricœur conclut que c’est le « statut véridictoire » de la mémoire – sa proximité avec la « vérité » – qui la distingue de l’imagination : « Nous sentons et savons alors que quelque chose s’est passé, que quelque chose a eu lieu, qui nous a impliqués comme agents, comme patients, comme témoins. Appelons fidélité cette requête de vérité » (2000 : 66).
Si la post-mémoire ne se réfère pas à l’événement « véritable », elle se réfère bien à la trace, elle aussi « véritable », que l’événement a laissée dans l’éprouvé de celui qui l’a effectivement vécu. La post-mémoire est la trace d’une trace : la trace affective et psychique d’une trace proprement mnémique : c’est l’éprouvé des effets sans les causes.
Certes, dans la mémoire elle-même la « chose souvenue », comme dit Ricœur – c’est-à-dire ce dont on se souvient –, ne peut être considérée que comme un simulacre, comme une représentation générée par le sujet qui implique l’empire d’un point de vue. Mais, dans la post-mémoire, l’approche de cette « chose » est doublement médiatisée : d’un côté, par le point de vue et par le temps (comme c’est le cas dans tout processus de remémoration), et de l’autre par la mémoire d’autrui. Passé par ce double filtre, le souvenir en tant que tel s’absente inévitablement.
Ce vide est encore plus évident lorsque l’expérience en question passe d’une génération à une autre sous le signe du secret. À ce propos, dans la perspective de la psychanalyse transgénérationnelle, Abraham et Torok (1979-75/1987) appellent « crypte » l’espace clos constitué dans le psychisme du sujet autour d’un vécu douloureux qui devient un secret et qui échappe par là au deuil et à l’élaboration. Dans le passage d’une génération à une autre, cette « crypte » est transmise sous la forme d’une « nescience » ou d’un « savoir non su » qui se manifeste par la hantise : c’est le « fantôme ».
Cette métaphore du « fantôme » condense le vide caractéristique de la post-mémoire. Suspendu entre l’être et le non-être, le fantôme est une semi-présence, une image sans densité existentielle, ontique. Mais, loin de se limiter à un savoir transgénérationnel marqué par le secret, il me semble que ce fantôme s’étend dans la post-mémoire à toute représentation de l’expérience traumatique de la génération précédente, même en présence de récits précis des événements. Il s’agit de « pseudo-souvenirs » qui hantent littéralement les sujets, parfois sous la forme d’images très vives. Dans les deux cas – que le traumatisme passe par le secret ou par le récit –, la transmission s’opère au prix d’une perte véridictoire, perte de la « véracité » du souvenir, cette véracité qui est celle de l’expérience.
Originellement pure image, pur affect, pur éprouvé sensible, la post-mémoire se structure donc autour d’un vide. Une théorie de la post-mémoire se doit d’en tenir compte pour mieux cerner la différence entre la post-mémoire et la mémoire, ainsi que le rôle de l’imagination dans la formulation discursive de l’une et de l’autre.
2. Face au vide
Dans les discours relevant de la post-mémoire, ce vide fondateur ouvre une large perspective d’analyse sur les « passions de l’inachevé », souvent présentes dans les textes ou les œuvres artistiques de la deuxième génération. C’est l’inachevé du sujet lui-même, marqué par l’absence du « non-vécu » dont il porte néanmoins les traces. Cette incomplétude est parfois ressentie comme une non-appartenance, voire un abandon – abandon de l’Histoire : « nous sommes arrivés trop tard ». Se référant aux générations nées après la Shoah, Nadine Fresco, historienne, explicite cette sorte d’« exil existentiel » caractéristique de ce qu’elle appelle la « mémoire des cendres » : « Nés après la guerre, à cause de la guerre, parfois pour remplacer un enfant mort de la guerre, les juifs dont je parle ici ressentent leur existence comme une sorte d’exil, non d’un lieu présent ou à venir, mais d’un temps révolu qui aurait été celui de l’identité même » (Fresco 1981 : 211). Dans un livre dont le titre est significatif, Formas de volver a casa (Manières de rentrer à la maison), Alejandro Zambra (2011), écrivain appartenant à la deuxième génération après le coup d’État au Chili, illustre, lui aussi, cette problématique du manque constitutif :
Il vaut mieux ne figurer dans aucun livre
Car les phrases ne veulent pas nous abriter
Une vie sans musique et sans paroles
Et un ciel sans les nuages qu’il y a maintenant
Tu ne sais s’ils viennent ou s’ils s’en vont
Les nuages quand ils changent tant de fois
De forme et on dirait que nous continuons
D’habiter le lieu que nous avons abandonné
Lorsque nous ignorions le nom des arbres
[…]
Et la douleur était un livre interminable
Que nous avons quelquefois feuilleté, au cas où
Nos noms y apparaîtraient à la fin.
Le manque du sujet – sa suspension entre la présence et l’absence, l’être et le non-être – s’exprime ici par rapport à l’espace (« on dirait que nous continuons / D’habiter le lieu que nous avons abandonné » : nous sommes ici et là). Mais ce manque se manifeste aussi par rapport au temps (c’est le regret d’un autrefois où le ciel n’avait pas de nuages et où on ignorait le nom des arbres). La figure des nuages (« qui changent tant de fois de forme ») reproduit par ailleurs cette inconsistance. Et le sujet est même exilé du langage (« les phrases ne veulent pas nous abriter » ; et la douleur « était un livre […] Que nous avons […] feuilleté, au cas où nos noms y apparaîtraient à la fin »). Exilé de l’espace, du temps et du langage, l’énonciateur devient un être fantomatique.
On voit donc que le quid et le qui de la post-mémoire se trouvent déterminés par un manque qui potentialise le caractère aporétique de la mémoire elle-même : manque du souvenir et manque du sujet du souvenir.
À cet égard, on peut penser à la série photographique Arqueología de la ausencia (Archéologie de l’absence, 2000-2001), de Lucila Quieto, qui interroge le statut de l’image et, partant, la place du sujet de la post-mémoire, toujours confronté à la menace de la disparition. Cette œuvre montre une série de portraits de l’artiste et d’autres membres de l’association HIJOS (qui regroupe les enfants des disparus en Argentine), qui grâce à un montage posent à côté des parents qu’ils n’ont pas connus. Pour ce faire, le portrait de ces derniers est projeté sur un mur grâce à un vidéoprojecteur. Au moment de la prise photographique, leurs enfants viennent s’insérer dans l’image, de sorte que des fragments de celle-ci se trouvent projetés sur leur propre corps. Ces photographies ne masquent pas le trucage mais, au contraire, le surlignent : les différences de cadrage et de proportion explicitent la juxtaposition de temporalités, en produisant un effet global d’irréalité et d’évanescence. Il s’agit donc à la fois de combler (du moins partiellement) le vide de la disparition en convoquant l’image du disparu mais en montrant du même coup la fragilité ontique, le manque d’ancrage véridictoire, de la post-mémoire. Le disparu revient dans ce monde, en devenant actuel, dans la mesure où le sujet de la post-mémoire accède au sien, en se virtualisant.
Lucila Quieto, Arqueología de la ausencia, 2000-2001
Lucila Quieto, Arqueología de la ausencia, 2000-2001
Il faut reconnaître que la question du qui est loin de se réduire au problème du sujet qui hérite les effets d’une mémoire traumatique et qui tente éventuellement de la reconstituer. En effet, la question du qui est plus largement celle, très délicate, de la transition de l’individuel au collectif, et des conditions de transformation de la post-mémoire en tant que phénomène psychique en un phénomène social et politique. L’une des solutions possibles, apportée par Ricœur (2000), consiste à considérer que l’accès de la mémoire au domaine publique s’effectue au moyen du langage et, plus précisément, du récit (au sens large que Ricœur lui attribue) : on ne se souvient qu’en racontant (ou en se racontant) les événements passés.
À partir de cette hypothèse, il me semble qu’approcher la post-mémoire en tant que phénomène collectif suppose de la considérer comme un fait de langage, le langage étant par définition individuel et collectif. D’où l’intérêt d’une approche centrée sur le discours, et d’où aussi la légitimité d’une telle démarche et sa complémentarité par rapport aux disciplines qui travaillent sur des données brutes, sans médiation discursive – comme les neurosciences ou l’épigénétique.
Dans cette perspective, supposant que la post-mémoire est un phénomène discursif, et sachant qu’elle trouve dans la création artistique un domaine de manifestation privilégié, on peut se demander si elle implique des manières particulières de raconter, de représenter ou, plus généralement, de signifier, qui la distinguent, d’une part, de la « mémoire directe » dont sont porteurs les « témoins de première main » et, de l’autre, de la mémoire distanciée et objectivée qui est celle des historiens. Selon mon hypothèse, ces stratégies tendent dans l’ensemble à combler le manque constitutif de la post-mémoire.
3. Des souvenirs à même le corps
En envisageant la post-mémoire comme un parcours, force est de constater qu’elle ne se donne pas d’emblée comme un discours au sens strict du terme. En effet, elle est d’abord un discours du corps, et ne devient que plus tard un discours assumé et élaboré au moyen du langage articulé – qu’il soit verbal, visuel ou autre. Ainsi, pour mieux appréhender le processus par lequel la post-mémoire parvient au langage, ou plutôt advient dans le langage, j’ai introduit ailleurs le terme d’« infra-mémoire » (Estay Stange 2017). J’ai alors proposé d’employer ce concept pour se référer au stade de la mémoire transgénérationnelle où celle-ci est incorporée dans une dimension forcément individuelle, et d’utiliser le terme de « post-mémoire » pour se référer à ses reformulations à travers un discours assumé, relativement distancié et susceptible d’être partagé collectivement.
Comme je le constatais, dans la mémoire transgénérationnelle tout commence par des manifestations somatiques souvent très subtiles : un ton de voix particulier, un geste, une crispation, un rougissement ; ou, au contraire, un manque de réaction, une esquive du regard, un silence trop marqué… C’est la transmission corps-à-corps. En envisageant la post-mémoire à ce stade, Marianne Hirsch (2012) soutient :
La post-mémoire n’est pas un mouvement, une méthode ou une idée ; je la vois plutôt comme une structure de retour inter- et trans-générationnel du savoir traumatique et de l’expérience incarnée. C’est une conséquence du souvenir traumatique mais (à la différence du syndrome de stress post-traumatique) à une échelle générationnelle.
Le film de Claudia Llosa La teta asustada (littéralement, « le sein effrayé », Pérou, 2009), malheureusement diffusé en France sous le titre de Fausta, illustre de manière exemplaire le phénomène de l’infra-mémoire tel que j’ai essayé de le définir. Ce film raconte l’histoire d’une jeune fille atteinte de ce que les communautés indiennes du Pérou appellent le « syndrome du sein effrayé ». Ce syndrome caractériserait les filles des femmes qui ont été violées à l’époque du terrorisme. Selon la croyance, elles présentent un ensemble de symptômes – grande timidité, peur irrationnelle, méfiance, difficultés relationnelles… – que leurs mères leur auraient transmis lors de l’allaitement. La frayeur du sein se communiquerait, d’une génération à la suivante, à travers le lait.
Dans ce même sens, il est intéressant de penser à la performance Prótesis (Prothèse, 2014) de l’artiste chilienne María José Contreras. Placée au centre d’une salle, elle extrait de ses seins, à l’aide d’un tire-lait électrique, du lait maternel qu’elle donne à boire ensuite au public. Parallèlement, projetées sur les murs, des images de la mémoire de l’artiste (dont des radiographies du cancer du poumon de son père) se mêlent aux images d’archive représentatives de la mémoire de la dictature chilienne. Le récit historique se confond ainsi avec le récit autobiographique, tous deux incorporés (littéralement), fluidifiés pour ainsi dire, et transmis à travers la déhiscence corporelle.
María José Contreras, Prótesis, 2014
À propos de ce partage corps-à-corps des souvenirs traumatiques, Jean-Claude Rouchy, psychanalyste, se demande si dans ces cas il ne faudrait pas parler de « transfusion » plutôt que de « transmission », dans la mesure où l’échange s’opère entre des sujets qui, faiblement individualisés, ont tendance à fusionner.
Une transmission, remarque-t-il, présuppose l’existence d’une relation d’objet, alors qu’il s’agit d’états antérieurs à l’individuation du sujet, d’unité duelle, d’unitude de deux corps en un, de syncrétisme ou de fusion. […] Le passage semble s’opérer d’un corps à l’autre, dans l’indifférenciation ou plus exactement dans l’indistinction. (Rouchy 2012 : 160)
L’utilisation du terme de « transfusion » à la place de celui de « transmission » a non seulement des conséquences actantielles, mais aussi des implications concernant l’économie générale de la signification dans la circulation des valeurs. En effet, si la transfusion suppose la quasi indistinction entre les sujets, elle implique également l’immédiateté de l’échange, la permanence du contenu au cours du changement de contenant, et la prégnance du corps-à-corps dans l’interaction – comme le met en évidence la « transfusion » sanguine. C’est dans ce sens que l’on dit, à propos d’un savoir ou d’une tendance si profondément ancrés dans le sujet, qu’il n’est plus possible d’isoler le moment de leur acquisition ni d’en reconnaître les mécanismes, qu’ils ont été, justement, « bus avec le lait maternel ». La transfusion serait une sorte de « résonance » et même d’« absorption », à ce stade du parcours passionnel que l’on appelle « l’émotion » au sens sémiotique du terme.
En tant que passage sans médiation autre que somatique d’un contenu passionnel d’un sujet à un autre, la transfusion pourrait sans doute être intégrée aux interactions appartenant à ce qu’Éric Landowski (2004) appelle le régime de l’union, en l’opposant à celui de la jonction. La contagion est définie, au sein de ce régime de l’union, comme un phénomène de transmission esthésique et pathémique d’effets récursifs de sens entre sujets. La transfusion s’en distinguerait notamment par trois traits, en acquérant par là son droit d’existence sémiotique : son aspectualité durative et itérative, opposée au caractère ponctuel de la contagion ; sa visée unilatérale, d’une génération à la suivante, qui se distingue de la réciprocité que suppose la contagion ; enfin, son caractère non-récursif – car non-syntagmatique –, qui fait que son contenu n’est pas modifiable au cours de l’échange. Plus encore que les phénomènes de contagion véhiculant des configurations passionnelles considérées comme dysphoriques, la transfusion implique, tout en étant non-intentionnelle, la violence d’une intrusion.
Mais, à ce stade, il n’y a pas que l’éprouvé corporel : il a aussi les images que les descendants de survivants reproduisent avec une grande intensité figurative. Par exemple, dans le roman graphique Maus, le personnage principal, descendant de survivants de la Shoah, raconte à son amie : « je faisais des cauchemars où des S. S. arrivaient dans ma classe et embarquaient tous les enfants juifs ». Et il ajoute : « comprends-moi bien, ce n’est pas du tout que ça m’obsédait… simplement des fois, dans la douche, j’imaginais que du Zyklon B allait sortir plutôt que de l’eau » (Spiegelman 2012 : 176).
De telles images proviennent sans doute de récits plus ou moins fragmentaires, ce qui montre que l’infra-mémoire passe également par le discours. La mémoire de l’autre est alors accueillie sans la distance d’une reformulation possible, comme un corps étranger aussitôt avalé et immédiatement incorporé par métabolisme.
C’est seulement lorsque ces affects, images et récits sont reformulés par le sujet qui les reçoit que l’on peut effectivement envisager la mise en œuvre de la post-mémoire. Dans cette perspective, le préfixe post- impliquerait la reformulation, ou la formulation tout court, d’un sens pré-existant mais non formulé auparavant : il s’agit de l’énonciation assumée et débrayée d’une énonciation absente ou entravée, reçue en héritage.
S’il y a un travail de mémoire, il y a aussi un travail de post-mémoire.
4. Les discours de la post-mémoire
Depuis une quinzaine d’années, le Chili et l’Argentine ont connu une multiplication de créations littéraires et artistiques post-dictatoriales produites par des personnes nées après ou peu avant la période de répression, sur place ou dans les pays d’exil de leurs parents. La diversité esthétique et stylistique des œuvres appartenant à cette « deuxième génération » rend évidemment difficile la reconnaissance d’une identité commune. Cependant, en comparant ces productions à celles réalisées par les survivants directs des dictatures qui ont frappé ces pays, et compte tenu des observations qui précèdent, il est possible d’identifier des traits distinctifs qui opèrent une rupture plus ou moins radicale entre mémoire et post-mémoire.
À titre d’hypothèse, on peut postuler que, comme le suggèrent María Luisa Ortega Gálvez y Elena Rosauro Ruiz (2012), les pratiques artistiques de la post-mémoire argentine présentent trois caractéristiques que l’on retrouve également dans celles développées au Chili : la présence effective d’images des morts ou des disparus, l’effort pour élucider la place du sujet dans l’histoire dont il est l’héritier grâce au questionnement de ses liens familiaux d’origine, et la resignification de la temporalité des images et des récits du passé à travers leur ancrage dans le présent. Ces traits ébauchent une « esthétique de la présence » – terme utilisé par María José Contreras (2009) pour caractériser les pratiques théâtrales contemporaines au Chili mais qui peut de toute évidence être étendu aux pratiques artistiques développées également en Argentine : présence des corps, du sujet et du récit dans lequel celui-ci s’inscrit. Cette esthétique s’oppose à l’« esthétique de l’absence » qui caractérise la génération précédente. Au sein de celle-ci, l’« impossibilité d’une représentation de l’expérience de la terreur et de la douleur » a conduit à l’adoption de « stratégies formelles […] tendant vers la métaphore, vers la non-représentation directe de la violence » (Ortega Gálvez et Rosauro Ruiz 2012 : 107).
L’un des exemples les plus clairs de cette « esthétique de l’absence » qui, à la différence de celle propre à la post-mémoire, tend à contourner la représentation, est sans doute la performance Siluetazo (Coup de silhouette, 1983), des artistes argentins Rodolfo Aguerreberry, Julio Flores et Guillermo Kexel, qui consiste en des silhouettes vides, tracées sur du carton par des manifestants contre la dictature, découpées et installées ensuite aux alentours de la Place de Mai, en Argentine.
Rodolfo Aguerreberry, Julio Flores et Guillermo Kexel, Siluetazo, 1983
Mais on peut penser également à la Cueca sola du Chili, que les femmes appartenant à la famille des « detenidos-desaparecidos » (détenus-disparus, terme désignant les victimes de la disparition forcée) dansent en circonscrivant à chaque pas le lieu de leur partenaire absent.
Association des familles de détenus-disparus, Cueca sola, autour de 1973
Il est par ailleurs intéressant de rappeler que, suivant un principe discursif semblable, en 1984 les rédacteurs en chef de la revue chilienne Cauce avaient décidé de contourner l’interdiction soudaine de publier toute sorte d’images en mettant des plages vides à la place des illustrations qui étaient prévues dans les épreuves – portraits, photographies de reportage et même caricatures dont ne sont restées que les bulles –, et en introduisant des textes qui commentaient avec ironie ce que le lecteur aurait dû mais ne pouvait pas voir.
Plus récemment, certaines créations d’artistes qui ont vécu directement la répression dictatoriale ont prolongé ce geste de restitution du vide : par exemple, Ausencias (Absences), de l’artiste argentin Gustavo Germano, réalisée en 2007 en Argentine, Brésil et Colombie. Cet ensemble de photographies montre d’un côté des images des disparus avant leur disparition dans des situations quotidiennes d’interaction avec des acteurs et des objets divers et, de l’autre, des situations semblables reconstruites 30 ans après dans le même décor, avec les autres acteurs et objets qui y étaient présents, mais sans la personne en question.
Gustavo Germano, Ausencias, 2007
Ces quelques exemples suffisent à poser le cadre par rapport auquel les créations de la post-mémoire se démarquent de manière plus ou moins radicale. Ainsi, dans Fotos lavadas (Photos lavées, 2008), de l’artiste argentine Soledad Sánchez Goldar, l’image est rendue présente pour être ensuite effacée. Au cours de cette performance qui se déroule dans un lieu public, Soledad Sánchez lave dans une bassine des photographies des membres de sa famille, morts ou vivants, jusqu’à les rendre complètement floues, et les offre ensuite aux spectateurs.
Soledad Sánchez Goldar, Fotos lavadas, 2008
- Note de bas de page 1 :
-
Pensons notamment aux créations de Gustavo Leppe et, plus généralement, à celles développées par le groupe CADA dans le cadre du body art (cf. Zone de douleur, 1980, de Diamela Eltit, où l’artiste exhibe ses bras mutilés dans un bordel de Santiago, ou la performance de Raul Zurita où celui-ci verse de l’ammoniaque dans ses yeux). Dans ces cas, le corps est avant tout une entité qui subit et qui pâtit : un corps souffrant, aux fins non pas d’une transformation mais d’une rédemption.
Tout d’abord, on peut constater que ce mélange de morts et vivants convoque une vaste trame de personnages et de récits, se tissant autour du sujet. Ensuite, on remarque que l’image est d’emblée bien présente, et que son effacement trouve un contrepoids dans l’intervention du corps du sujet qui agit sur elle : au corps-surface ou corps-pâtissant caractéristique des performances réalisées pendant la dictature1, notamment au Chili, se substitue ainsi le corps-agent (cf. supra, Prótesis de María José Contreras). En effet, dans les actions de body art réalisées par les artistes de la première génération le corps était avant tout une entité qui subissait et pâtissait : un corps souffrant. Dans les termes de Nelly Richard, théoricienne de l’histoire de l’art au Chili depuis la dictature, ces actions
configurent une emblématique corporelle qui fait appel à la douleur comme méthode d’approche des extrêmes de l’expérience, où l’individuel se joint solidairement au collectif. Ce sont des pratiques qui cherchent l’autocorrection du je dans le fusionnel d’un nous rédempteur. […] La douleur volontairement infligée est la sanction légitimatrice qui assimile l’artiste blessé à la communauté des damnés. Comme si, en homologuant les marques de la détérioration auto-infligée sur le corps de l’artiste et les marques de la souffrance collective, l’expérience de la douleur et le sujet artiste fusionnaient dans la même cicatrice nationale. (Richard 1983/2014 : 83)
En revanche, dans les performances issues de la post-mémoire le corps n’est plus un moyen de rédemption mais de transformation. Qui plus est, l’agent a souvent un statut ambigu. Dans le cas de Fotos lavadas, le caractère sinon transgressif du moins irrévérencieux de l’action conduit le spectateur à questionner le rôle du performeur ainsi impliqué, auteur d’une disparition matérielle et symbolique qu’il reproduit et dénonce en même temps.
De son côté, Fotos tuyas (Photos à toi, 2006) d’Inés Ulanovsky montre, sur la base de récits préalablement recueillis, les proches des personnes assassinées par la dictature, et notamment leurs enfants, posant à côté de photographies de ces personnes dans des situations de la vie quotidienne. Il s’agit donc d’insérer le mort, avec l’histoire qu’il condense, dans les micro-récits de ceux qui lui ont survécu, c’est-à-dire dans une trame narrative ancrée dans le présent de la prise de vue – le présent de la photo de la photo.
Inés Ulanovsky, Fotos tuyas, 2006
Inés Ulanovsky, Fotos tuyas, 2006
Enfin, dernier exemple parmi d’autres, Fin, des Chiliens Trinidad Piriz et Daniel Marabolí. Cette œuvre entrecroise autobiographie et historiographie à travers une enquête menée par les artistes et exhibée in vivo autour de la disparition d’un jeune homme, Maarten Visser, pendant la dictature. Autour de ce cas, Piriz et Marabolí assument le rôle de véritables enquêteurs en se renseignant auprès de juges et avocats. La performance-installation inclut des projections sur écran, des enregistrements anciens et actuels, des discours et des reconstructions de scènes, à la manière d’un docu-fiction.
À partir de ces divers exemples, on peut d’ores et déjà identifier quelques-unes des stratégies développées par les œuvres artistiques chiliennes et argentines de la post-mémoire pour approcher le passé dictatorial. Ces stratégies sont : l’implication active, voire transgressive, du corps de l’artiste (Soledad Sánchez, María José Contreras), la recontextualisation des images du passé à travers leur association à des images du présent (Lucila Quieto, Inés Ulanovsky) et, du même coup, l’exploration de la trame qui relie les récits d’autrefois à ceux d’aujourd’hui, voire à celui des sujets de l’énonciation artistique eux-mêmes (Chiliens Trinidad Piriz et Daniel Marabolí).
Or, il est intéressant de constater que des procédés narratifs semblables sont également présents dans les œuvres littéraires de la post-mémoire argentine et chilienne, qui privilégient pour la plupart le discours à la première personne et l’auto-fiction. Ces textes établissent des liens entre le passé et le présent grâce à un récit ancré dans l’expérience subjective. Plus encore, ils tendent vers une certaine « démythification de l’Histoire » dans la mesure où ils explorent les détails les plus anodins – et en même temps les plus humains – du vécu de ses divers acteurs. La macro-histoire finit ainsi par se fondre dans la micro-histoire.
Cependant, l’un des traits les plus marquants de cette littérature est l’exploration, peut-être plus radicale encore que dans les arts visuels, de registres énonciatifs inédits par rapport à ceux habituellement associés à des événements historiques à forte charge traumatique. En effet, cette littérature a volontiers recours à la parodie, à l’ironie et à l’humour – voire à l’humour noir, en provoquant des bouleversements aussi bien esthétiques qu’éthiques. Ainsi, dans le récit « ¿Qué quiero ser cuando sea grande? » (« Qu’est-ce que je veux être quand je serai grand ? ») de l’écrivain argentin Hugo Salas, une petite fille décrit les corps des torturés (qu’elle n’a évidemment pas connus) en associant l’excès figuratif, jusqu’à l’hypotypose, au désir érotique : « les corps des grands, avec des poils et des bleus, sales, magnifiques ! » (Salas 2014 : 62). Cette imbrication de la douleur et du plaisir, de la violence et de la sensualité, est poussée à l’extrême de manière à la fois crue et profondément naïve, en créant un effet entre l’ironique (si l’on penche du côté de l’adulte que nous sommes, en connivence avec l’auteur) et l’humoristique (si l’on penche du côté de la petite fille qui raconte) :
Et là, j’ai compris pourquoi les filles nous avons deux trous, l’un pour faire pipi et l’autre pour la matraque électrique. Quand je pense à la matraque électrique et aux garçons nus, dans les cellules sales et tous blessés, ça me chatouille là, dans le trou pour la matraque, comme si j’en savais quelque chose. (Salas 2014 : 63)
Ces ruptures énonciatives, qui instaurent des registres particuliers, peuvent être accompagnées de la critique explicite de son propre camp, position qui condense l’un des noyaux éthiques de la post-mémoire. « Que devons-nous aux victimes ? », se demande Marianne Hirsch (2012) : une dette qui concerne non seulement la narration (la part de l’histoire qui leur appartient), mais surtout les valeurs éthiques (un devoir de respect, de loyauté, de fidélité…) qui rendent particulièrement problématique la constitution d’un ethos propre au passeur de mémoire. Dans « La necesidad de ser hijo », (« Le besoin d’être fils »), l’écrivaine chilienne Andrea Jeftanovic (2015) met en scène un personnage-narrateur masculin qui se lance à la recherche de sa propre identité à travers la révolte et même l’insolence :
Je suis né parmi des expressions de condoléances, « ça va aller », « vous allez vous en sortir », « un enfant est toujours une bénédiction », « il y a toujours une raison pour que les choses arrivent ». Je me demande : pourquoi ne t’es-tu pas branlé à côté ? Pourquoi n’as-tu pas joui dehors ? Que faisait un gamin en uniforme d’école en train d’accueillir son fils à l’hôpital ? Et une gamine qui a failli avoir l’utérus déchiré parce qu’elle a voulu jouer aux adultes ? N’y avait-il pas une pharmacie à côté ? […] Chiens chauds, je vous ai tombé dessus comme un cadeau inattendu pour toujours […].
Mais vous n’étiez pas des adolescents quelconques, vous vouliez faire la révolution, et j’étais alors un double obstacle, aussi bien pour vivre votre jeunesse que pour faire de la politique. Je suis né en écoutant […] le rock des années soixante, en éduquant l’oreille à ces mélodies distordues. Les premiers mots que j’ai appris ont été : valeurs, idéologie, parti, peuple. Des mots dont j’imaginais que mes parents les prononçaient avec des majuscules.
Dans cet exemple, non seulement le récit historique perd de sa densité éthique, mais encore ses héros font l’objet d’un minutieux démontage qui remet en question leur rôle thématique même.
Dans le domaine cinématographique, on peut remarquer une tendance autobiographique qui met en avant le vécu de ces « acteurs secondaires » de l’Histoire que sont les sujets de la post-mémoire. À la différence des documentaires effectués par les réalisateurs de la génération précédente (y compris auto-biographiques), quelques-unes des créations filmiques issues de la deuxième génération poussent l’exploration de la micro-histoire jusqu’à la contestation des récits consacrés de la résistance. Tout comme dans les œuvres littéraires que j’ai citées, il s’agit alors de conquérir l’ethos de la post-mémoire en bouleversant le cadre éthique institué. Un exemple parmi d’autres : El edificio de los chilenos (2011), de Macarena Aguiló. Ce documentaire raconte l’histoire du « Proyecto hogares » (« Projet foyers »), conçu par les militants du Mouvement de la Gauche Révolutionnaire (le MIR) qui, exilés en Europe, s’apprêtaient à retourner au Chili pour lutter clandestinement contre la dictature. Ayant des enfants en bas âge qu’ils ne pouvaient pas prendre avec eux, ils ont créé ce projet pour que ces enfants soient pris en charge par des militants désignés comme « parents sociaux », pendant que les vrais parents partaient rejoindre la résistance au Chili. Le film donne la parole aux parents, mais surtout aux enfants, devenus adultes – à commencer par la réalisatrice, qui raconte son expérience pendant cette période. Or, loin d’adhérer au projet de regroupement des enfants dans une pseudo-famille afin que les parents puissent lutter contre la dictature, le film questionne les limites entre la séparation et l’abandon, entre le sacrifice de soi et le sacrifice de l’autre, tout en interrogeant les rapports entre l’idéologie et l’utopie. Cette perspective critique est associée à des ruptures énonciatives qui consistent en l’alternance de séquences d’entretiens avec des animations issues de dessins enfantins réalisés par l’un des jeunes interviewés. Ces animations qui incarnent progressivement l’effondrement de l’utopie dont le « Proyecto » était porteur illustrent la puissance de l’imaginaire déployé autour de l’expérience effectivement vécue.
Un deuxième exemple, plus radical : Los rubios (2003), de Albertina Carri (Argentine). Ce film reconstruit la séquestration des parents de la réalisatrice, Ana María Caruso et le syndicaliste Roberto Carri, à travers des procédés qui ont soulevé de vives critiques provenant du camp des victimes elles-mêmes. Ces procédés concernent :
-
Le médium filmique – jeux avec des forwards et rewinds, exhibition du processus de création du film lui-même et de l’équipe de montage (énonciation énoncée).
-
le registre énonciatif, entre la naïveté et l’humour désacralisant : la scène de la séquestration des Carri est reconstituée à travers des playmobil, avec l’intervention d’un ovni qui enlève les personnages ;
-
la structure narrative : le récit, si récit il y a, est fragmentaire et ne suit pas une logique causale ;
-
la construction actorielle : la réalisatrice se trouve souvent à côté de la comédienne qui joue son propre rôle ;
-
l’inversion de la hiérarchie des protagonistes, entre « héros » et « figurants » : les témoignages des militants de l’époque se voient attribuer une place moindre comparée à celle des témoignages des voisins et autres acteurs secondaires.
Albertina Carri, Los rubios, 2003
Ce parcours à travers quelques-unes des créations plastiques, littéraires et filmiques réalisées autour de la post-mémoire au Chili et en Argentine me permet de tirer un certain nombre de conclusions. Malgré les spécificités indéniables propres à chaque pays, à chaque forme d’art et, plus encore, à chaque artiste, il est possible de reconnaître que les œuvres analysées ont tendance à mobiliser des procédés communs qui définissent un champ d’appartenance et qui méritent d’être interrogés en tant que traits définitoires de la post-mémoire. Ces stratégies peuvent être regroupées en quatre grands champs :
-
Narratif : questionnement des limites entre Histoire et histoires, entre passé et présent, entre réalité et fiction ;
-
enonciatif : primat de la première personne (et parfois de la deuxième, dans l’effort d’invoquer ou faire parler l’autre), insistance sur les marques de subjectivité, présence active du corps, et recours à des registres inusuels (humoristique, ironique, parodique) par rapport au sujet abordé ;
-
éthique : distance critique, mise en question des valeurs instituées ;
-
enfin, relatif au médium : exhibition des procédés de montage et exploitation des qualités matérielles des différents supports (Albertina Carri, Lucila Quieto).
Ces traits mettent en évidence une tentative de (re)formulation de l’identité individuelle et collective, et un effort d’affirmation du sujet lui-même, y compris – ou surtout – lorsqu’il ne peut pas être considéré comme témoin de faits qui ont précédé sa naissance.
Dans le but d’associer ces différentes analyses avec la réflexion théorique développée préalablement, on peut avancer deux hypothèses à caractère plus général.
Premièrement, il me semble qu’à travers son propre investissement – narratif, énonciatif, affectif – la post-mémoire a tendance à combler le manque ontique qui la caractérise. Ce manque, je le rappelle, résulterait de la dissociation entre, d’un côté, l’expérience vécue et reconstituée par le souvenir – une expérience qui confère à la mémoire sa densité véridictoire – et, de l’autre, la trace psychique, avec sa charge esthésique et affective, dépouillée dans ce cas de son ancrage dans le réel de l’effectivement vécu. « Je ne me souviens de rien », répète Alfonsina Carri au cours du film, comme une ritournelle. Face au vide laissé par le non-vécu – néanmoins éprouvé –, le souvenir absent se trouve ancré dans la propre expérience de vie : il s’agit donc de resignifier le passé depuis le présent, qui est le présent de la présence. Ainsi, la post-mémoire fait face à ses apories, non pas malgré son insuffisance ontique, mais bien grâce à elle. C’est à partir de ce manque qu’elle est à même d’interroger la place de l’imagination dans la construction de la mémoire et, plus largement, dans le récit historique.
Deuxièmement et pour conclure, je dirai que l’art de la post-mémoire pose un problème relativement nouveau pour les réflexions sur la mémoire, et notamment sur la mémoire traumatique : celui du vide autour de zones non seulement considérées en général comme pleines, mais justement comme trop pleines. En effet, la question, si débattue, de l’irreprésentable au sein de l’œuvre artistique a été traditionnellement posée à propos du surdimensionnement et de l’excès d’un objet – l’expérience vécue dans sa propre chair – face auquel le sujet se trouve diminué, voire anéanti au sens étymologique du terme. Ainsi, pour Jean-Luc Nancy (2001 : 21) la re-présentation au sens de présentification intensive devient impossible face à une « présentation » qui s’est donnée d’emblée « sans restes », saturée par sa toute-puissance (32-34). Dans ce cadre, on peut se demander si la post-mémoire ne nous confronte pas à une autre forme de l’irreprésentable qui résiderait non pas dans l’excès mais dans le manque. Le défi qu’elle pose à la mémoire et au langage relèverait donc de l’insupportable et de l’irreprésentable d’une absence.