Tableaux tressés. Hubert Damisch, l’art et la topologie Woven Paintings. Hubert Damisch, Art and Topology

Helga Lutz

Universität Bielefeld

https://doi.org/10.25965/as.7762

Ce n’est que depuis quelques années que l’histoire de l’art porte un intérêt accru aux questions de topologie et à l’application du savoir topologique dans les œuvres d’art.
Dès lors, ont été étudiées les manières dont les relations spatiales se produisent au moyen d’assemblages interrelationnels de continuité et de discontinuité, d’intérieur et d’extérieur, de jonction et de séparation, de pliage et de dépliage, etc. C’est dans ce contexte que le texte « La peinture est un vrai trois », publié par Hubert Damisch en 1983, a été réexaminé et compris comme une contribution radicale et prospective au débat sur une histoire de l’art topologique. S’appuyant sur la juxtaposition de l’espace euclidien et de l’espace topologique, telle que décrite par Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible, suivi de Note de travail, le texte de Damisch non seulement transfère ce débat au domaine de l’art, mais érige l’image tissée en un modèle théorique qui peut être considéré comme une alternative refoulée face au paradigme encore dominant de la perspective.

Only in recent years has art history begun to take an increased interest in questions of topology and the way topological knowledge is implemented in works of art.
What has since been focused is the ways in which spatial relations are produced by the inter-relational assemblances of continuity and discontinuity, inside and outside, joining and separating, folding in and folding out etc. It is in this context that the text “Painting is truly threefold”, published by Hubert Damisch in 1983, has been re-examined and understood as a radical and prospective contribution to the debate of a topological art history. Building up on the juxtaposition of Euclidian and topological space, as described by Merleau-Ponty in Le visible et l´invisible, suivi de Notes de travail, Damisch’s text not only transfers this debate to the field of art, but establishes the woven image as a theoretical model that can be seen as a repressed alternative to the still leading paradigm of perspective.

Index

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Mots-clés : arts visuels, François Rouan, nouages, topologie, tressages

Keywords : braiding, François Rouan, knots, topology, visual arts

Auteurs cités : Hubert DAMISCH, Michel FOUCAULT, Maurice MERLEAU-PONTY, Wolfram PICHLER, Michel SERRES

Plan
Texte intégral

1. Histoire de l’art et topologie

Note de bas de page 1 :

Wolfram Pichler, « Topologische Konfigurationen des Denkens und der Kunst », in Wolfram Pichler et Ralph Ubl (dir.), Topologie. Falten, Knoten, Netze, Stülpungen in Kunst und Theorie, Vienne, Turia+Kant, 2009, p. 13-66, ici p. 41.

Note de bas de page 2 :

Ibid.

« Où et comment l’histoire de l’art peut-elle être topologique ? » s’interrogeait déjà Wolfram Pichler en 2009 dans l’ouvrage collectif Topologie. Falten, Knoten, Netze, Stülpungen in Kunst und Theorie1, qu’il dirigea avec Ralph Ubl. Et l’on ne peut manquer de remarquer avec quelle énergie l’auteur, sans même reprendre son souffle, souligne ce que, à son avis, cet intérêt récent de l’histoire de l’art pour la topologie ne veut précisément pas dire : il ne s’agit ni d’« appliquer un savoir topologique » à l’art, ni de prétendre justifier un tel intérêt par cette « caractéristique (prétendument) manifeste que partagent la géométrie et les arts plastiques, à savoir la notion de représentation »2.

Pour comprendre où et comment un savoir topologique est inhérent à l’art ou peut y être incorporé, il faut une approche théorique qui, au-delà des lectures iconologiques ou de contextualisation historique plutôt centrées sur le contenu, porte avant tout le regard sur les relations à l’œuvre dans l’image (et bien que la primauté de la relation sur les unités de signification ne suffise pas encore à fonder une sorte de structuralisme, cela rend néanmoins évidente la proximité entre la pensée topologique et la pensée structuraliste).

Pichler n’a pas cherché à nier que le champ d’une histoire topologique de l’art ne s’en trouvait pas tout à fait fermement établi, mais il maintient qu’il est possible de

Note de bas de page 3 :

Ibid., p. 23.

mettre en valeur des catégories, des concepts, des distinctions et des opérations […] auxquels certaines topologies non mathématiques se réfèrent régulièrement, même si elles ont été développées à des fins très différentes. Ce qui lie ces topologies va bien au-delà des références métaphoriques qui se nourrissent de sources comme le labyrinthe et les nœuds, le pli et l’incision. On peut appeler topologique une étude des structures […] spatiales qui envisage ces structures comme des manifestations de certains rapports relationnels et qui s’intéresse en particulier aux relations qui peuvent être considérées comme fondamentalement originaires et peuvent être reconstruites à l’aide de concepts comme ceux de continuité et de discontinuité, de distinctions comme celles de droite et de gauche ou d’intérieur et d’extérieur et d’opérations de liaison et de séparation, d’insertion et de retournement3.

Note de bas de page 4 :

Hubert Damisch, Théorie du nuage. Pour une histoire de la peinture, Paris, Seuil, 1972.

Note de bas de page 5 :

Yve-Alain Bois et al., « A conversation with Hubert Damisch », October, no 85 (1998), p. 3-17, ici p. 4.

Note de bas de page 6 :

Hubert Damisch et Stephen Bann, « A conversation », Oxford Art Journal, no 28 (2005), p. 157-181, ici p. 158.

Note de bas de page 7 :

Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible suivi de Notes de travail, édition de Claude Lefort, Paris, 1964 (première parution), p. 266.

C’est à l’historien de l’art et philosophe français Hubert Damisch, qui sera au centre du présent article, qu’une histoire topologique de l’art doit certaines impulsions décisives. L’œuvre que ce théoricien mort il y a seulement quelques années laisse derrière lui ne pourrait guère être plus diverse et plus vaste. Elle ne se laisse réduire ni à tel ou tel médium spécifique, ni à telle époque ou à tel thème particulier. Le champ de la photographie y est tout autant exploré que les thèmes de l’architecture ou de la peinture, et la Renaissance y joue en l’espèce un rôle au moins aussi majeur que l’art moderne. Un traité du nuage en peinture en fait même partie4. Et c’est loin d’être tout. L’éventail des théories et des champs du savoir qui déterminent sa pensée et à l’aide desquels il étudie les œuvres artistiques comme des objets théoriques est tout aussi large. Dans un entretien avec Yve-Alain Bois, Denis Hollier et Rosalind Krauss, Damisch évoque le rôle considérable et déterminant que son maître Merleau-Ponty a joué dans son évolution : « Nous lisions Saussure, Jakobson, etc. » Et il poursuit : « C’est donc Merleau-Ponty qui m’a dirigé vers les séminaires de Lévi-Strauss ». En plus de l’avoir transformé en structuraliste, Merleau-Ponty a donc transmis à Damisch son grand intérêt pour la psychanalyse – Freud et Lacan en premier lieu, mais aussi Melanie Klein. On tombe en outre, dans ce même entretien, sur des récits comme celui-ci : « Lorsque je me suis présenté […] pour faire ce qu’on appelait à l’époque un diplôme, il resta un moment silencieux puis il me dit : “Bien, vous ferez votre thèse sur Cassirer.” Lorsque je lui dis que je n’avais jamais entendu parler de Cassirer, […] son œuvre était en allemand, que je ne connaissais pas […], Merleau-Ponty me répliqua : “Pas de problème, vous l’apprendrez en six mois” ». Et d’autres choses de ce genre : « Merleau-Ponty […] m’a dit que si je voulais faire de l’histoire de l’art, je devais travailler avec Francastel5 ». Et il lui conseille évidemment d’étudier Panofsky, un historien de l’art que pratiquement personne ne connaissait alors en France6. Est-ce que tout cela s’est vraiment passé de cette façon ? Peut-être pas. Mais, même s’il s’agit en l’occurrence d’une version enjolivée de l’histoire, que Damisch reconstruit après-coup avec humour pour s’inscrire dans une généalogie des grands intellectuels du XXe siècle, on ne saurait contester que c’est uniquement de la confrontation avec les auteurs cités qu’a pu naître ce terrain (de jeu) qu’il désigne comme le sien. Un terrain sur lequel l’intérêt pour les questions d’histoire, pour les conditions de possibilité de la figure ou de la structure et, on ne saurait l’omettre, pour l’inconscient sont les pôles déterminants qui jalonnent la vaste étendue de sa pensée. Dans la même interview, il évoque aussi l’importance de la topologie dans sa pensée. Et il parle, comme si souvent, de grilles, du jeu d’échecs, mais surtout de l’opposition entre les espaces géométriques euclidiens et les espaces topologiques. Il est évident qu’il foule également ainsi un terrain bien préparé par son maître Merleau-Ponty. Dans son ouvrage posthume Le visible et l’invisible suivi de Notes de travail paru en 19647, celui-ci avait opposé de manière souveraine espace topologique et espace euclidien. Tandis que l’espace euclidien est celui de la vision, de l’être perspectif, un lieu sans transcendance, Merleau-Ponty lui préfère l’espace topologique qui, comme l’écrit Susanne Stemmler,

Note de bas de page 8 :

Susanne Stemmler, Topografien des Blicks. Eine Phänomenologie literarischer Orientalismen des 19. Jahrhunderts in Frankreich, Bielefeld, Transcript, 2004, p. 79.

crée un milieu pour des relations de voisinage, mais aussi d’inclusion. […] Dans cet espace, quelque chose se produit et en même temps c’est une zone où les choses et les sens se mélangent. […] Et dans ce monde de la perception, l’espace se laisse décrire comme un espace d’incompatibilités, d’éclatement et d’ouverture ; ce n’est pas un espace objectivement mesurable8.

Les réflexions d’Hubert Damisch s’inscrivent dans le sillage de Merleau-Ponty, encore qu’elles transposent plus nettement l’opposition établie entre ces deux types d’espace dans le domaine des arts plastiques, ce qui fait surgir au premier plan des questions d’abstraction et de matière, de ligne et de profondeur de la surface (« épaisseur »), de nœuds et de surface. Alberti, explique Damisch, affirme :

Note de bas de page 9 :

Bois, « A conversation with Hubert Damisch », art. cit., p. 14.

que la différence entre un peintre et un géomètre tient au fait que celui-ci s’occupe d’une ligne qui n’a pas d’épaisseur, de surfaces qui n’ont aucune substance, de points qui n’ont aucune substance […] c’est là que commence l’abstraction. Il y a un concept qui se met à prendre de plus en plus d’importance pour moi – c’est l’idée de nouage, opposée à celle de nuage. Je rêve d’écrire une Théorie du nouage, en relation avec un nouage ou un lien fondamental avec la géométrie. […] Quand le nœud avec la géométrie se défait, qu’est-ce qui le remplace ?9

Note de bas de page 10 :

Ibid., p. 15.

Ce livre dont il rêvait, Damisch ne l’a jamais écrit. Et c’est ainsi que l’histoire qu’il projetait du rapport entre les espaces de lignes et les espaces de nœuds est restée incomplète. Sur la question du nœud de la géométrie qui se défait à un moment ou à un autre, on en est réduit aux réflexions dispersées dans ses textes et ses entretiens, des fragments qui, déclarait Damisch, l’ont « aidé à penser cette chose concernant le nouage »10.

2. « La peinture est un vrai trois ». L’histoire de la disparition d’un texte

Note de bas de page 11 :

Pichler, « Topologische Konfigurationen », art. cit., p. 44.

Note de bas de page 12 :

Hubert Damisch, « La peinture est un vrai trois », in Fenêtre jaune cadmium ou les dessous de la peinture, Paris, Seuil, 1984, p. 274-305. L’auteure travaille actuellement à l’édition commentée de ce texte inédit jusqu’ici en allemand. La traduction en a été confiée à Markus Sedlaczek. L’ouvrage paraîtra en 2022 chez Fink/Brill Verlag à Munich, dans la collection « Medien und Mimesis ».

De cette théorie des nœuds, il est certain qu’une histoire topologique de l’art et une science topologique des images auraient énormément profité. Quoi qu’il en soit, le texte « La peinture est un vrai trois » de 1983, dont nous allons parler à présent, donne une idée de la direction dans laquelle Damisch aurait pu développer ce thème. Même si cela est passé largement inaperçu de la communauté des chercheurs, ce texte envisage le tableau tressé, conçu sur le mode d’un tissu, comme la face intérieure, tombée dans l’oubli, du tableau structuré par la perspective. Wolfram Pichler est l’un des très rares historiens de l’art qui en aient saisi l’extraordinaire contenu novateur, en constatant que Damisch proposait dans son texte une alternative topologique au paradigme dominant de la perspective centrale, alternative « dont la puissance ne devrait pas être moindre que celle de la perspective, même si son potentiel n’a sans doute pas encore été reconnu »11. Mais comment se fait-il que l’élaboration d’un paradigme aussi opérant, refoulée jusqu’ici par l’histoire de l’art alors qu’elle aurait dû résonner comme un coup de timbale théorique assourdissant, ait si peu retenu l’attention12 ? Est-ce parce que le texte n’a pas été traduit dans d’autres langues ? L’histoire compliquée de son édition a-t-elle été la cause de ce sommeil de la Belle au bois dormant ? Ou se pourrait-il même qu’il y ait là comme un refus d’un possible tournant topologique de l’histoire de l’art ?

Note de bas de page 13 :

Isabelle Monod Fontaine (dir.), Rouan, cat. exp. Centre Pompidou, Paris, octobre 1983-janvier 1984, Paris, Musée national d’art moderne, 1983.

Note de bas de page 14 :

Damisch, Fenêtre jaune cadmium, op. cit.

Note de bas de page 15 :

Sophie Berrebi, « Nothing is erased. Hubert Damisch and Jean Dubuffet », October, no 154 (2015), p. 3-7, ici p. 6.

« La peinture est un vrai trois » a d’abord été rédigé et publié pour accompagner la rétrospective de François Rouan présentée à l’automne 1983 au Centre Pompidou, exposition qui offrit pour la première fois à l’artiste, resté aujourd’hui comme hier pratiquement inconnu hors de France, et à ses Tressages, une vitrine considérable13. L’année suivante, le texte paraissait dans un tout autre contexte, puisqu’il était l’un des dix articles des années 1962-1984 que Damisch s’était appliqué à réunir dans le recueil Fenêtre jaune cadmium ou les dessous de la peinture14. L’ouvrage repose sur une architecture complexe. Dubuffet, Mondrian, Pollock, Klee et Rouan en sont les protagonistes majeurs, mais Damisch les regroupe, comme Sophie Berrebi l’observe à juste titre, « autour d’une lecture du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac afin d’explorer la question des dessous de la peinture, un thème qui lui permet d’écrire une interprétation phénoménologique et non téléologique de la modernité »15. Si nous avons donc d’un côté, avec Fenêtre jaune cadmium, un livre dense, aux mille présupposés, qui n’est pas forcément facile d’accès étant donné l’absence presque totale d’illustrations et dans lequel les aspects novateurs et spécifiques du texte « La peinture est un vrai trois » ont pu tomber dans l’oubli, sa publication dans un catalogue d’exposition a sans doute conduit les lecteurs, de l’autre, à ignorer purement et simplement l’intérêt d’ordre plus général qu’il présentait et la portée théorique des thèmes qui y étaient traités. Et peut-être faut-il ajouter un autre élément historique, qu’on a pratiquement ignoré jusqu’ici. Matthew Bowman a fait remarquer à quel point « Painting as Model », l’influent compte rendu du livre par Yve-Alain Bois, a infléchi le destin de l’ouvrage de Damisch – et donc du texte qui nous occupe ici. « Painting as Model » d’Yve-Alain Bois, écrit Bowman,

Note de bas de page 16 :

Matthew Bowman, “The intertwining – Damisch, Bois and October’s rethinking of Painting”, Journal of Contemporary Painting, no 5.1 (2019), p. 99-116, ici p. 100.

risque de masquer le fait que, à première vue au moins, le livre est un compte rendu d’un autre recueil d’articles – à savoir Fenêtre jaune cadmium (Damisch, 1984) – plutôt qu’un énoncé théorique expliquant l’approche de l’art qui est celle de Bois. […] D’un point de vue anglophone, c’est particulièrement regrettable, parce que cela limite notre compréhension de l’importance de Damisch pour la pensée théorique de l’art et laisse le public dépendant de la reconstruction par Bois des écrits de Damisch […]16.

On a peine à croire que ce texte révolutionnaire et qu’on pourrait presque dire explosif ait pu rester enfoui pendant des décennies, caché et privé de son tranchant par des apprêts discursifs et des hasards malheureux. Ce n’est qu’au cours des deux dernières décennies que l’on peut constater dans l’histoire de l’art une orientation plus marquée vers la topologie, telle que Damisch l’a envisagée dès les années quatre-vingt en mettant l’accent sur des phénomènes tels que la surface profonde (épaisseur) de l’image, sa structure entrelacée, les opérations de liaison et de nouage, etc. Et souvent sans l’acuité théorique exigée par Damisch.

Note de bas de page 17 :

Cf. Alexandre-Théophile Vandermonde, Remarques sur les problèmes de situation, in : Histoire de l’Académie royale des sciences, année 1771, p. 566-574. La relation étroite entre la topologie et les structures textiles peut également être repérée chez Jules Bourgoin : voir les « figures textiles » dans Jules Bourgoin, Études architectoniques et graphiques, mathématiques, arts d’industrie, architecture, arts d’ornement, beaux-arts, C. Schmid, Paris 1899-1901. En outre, Bourgoin place ses réflexions sur la topologie et ses exemples dans le domaine du textile dans le cadre d’une théorie de l’ornement. Cf. Jules Bourgoin Théorie de l’ornement, A. Lévy, Paris 1873. Sur le lien historique entre la topologie et la technique textile, voir également Johann Benedict Listing, Vorstudien zur Topologie, Göttingen 1848.

Les expositions et les publications qui ont été consacrées à ces questions ne se comptent plus et l’on a tenté d’esquisser une histoire de l’art textile, du Bauhaus aux travaux actuels de Tomás Sarraceno, Chiharu Shiota et d’autres artistes, en passant par le Fiber Art ou le Soft Art. Il s’agissait d’une part de le faire sortir de la marge artisanale à connotation féminine où il était traditionnellement cantonné et, de l’autre, de lui attribuer en même temps une place dans l’histoire de l’art. Tentative qui, si l’on y regarde de plus près, s’avère insidieuse. Dès qu’on le prend au sérieux et qu’on réfléchit aux pratiques, aux opérations et à l’agentivité des matériaux qui le conditionnent, l’hybridité du médium textile remet fondamentalement en question en effet les paradigmes majeurs des sciences de l’art : leurs notions d’objet, d’œuvre et d’art. Disons-le autrement : l’art textile – selon un topos depuis longtemps établi dans son étude en histoire de l’art – introduit par son enchevêtrement matériel, son caractère haptique et sa techné (même là où celle-ci n’est « que » représentée) un ordre des choses qui n’est pas orienté vers le primat de la vue et le modèle de la représentation (peu importe, dans ce contexte, que le visuel soit toujours déjà synesthésiquement lié à l’haptique). Avec son texte « La peinture est un vrai trois », qui examine le textile comme un modèle de pensée topologique, Damisch a justement mis l’accent sur cette problématique. Si l’on considère l’ensemble de son œuvre, c’est évident que Damisch ne lie pas la processualité topologique exclusivement au textile, mais que ce texte (tout comme le texte sur Pollock) pense plutôt le topologique en termes textiles. Car après tout, l’un des premiers textes à fonder scientifiquement et mathématiquement la topologie, les Remarques sur les problèmes de situation de Vandermonde, développe déjà la méthode topologique à partir de la question du chemin qu’un fil doit parcourir pour représenter, par exemple, une tresse ou les mailles d’un tissu de chaussette17.

2.1 Un texte textile

Note de bas de page 18 :

Damisch, Fenêtre jaune cadmium, op. cit., p. 278.

« La peinture est un vrai trois » est divisé en neuf sections, qui ont chacune leur sous-titre. Il s’agit pour la plupart de formules insolites, qui ne se prêtent pas toutes à donner au lecteur une idée de ce qu’il pourra trouver dans le texte. Certains sous-titres sont suggestifs, d’autres plus traditionnels, d’autres encore aussi hermétiques que paraît l’être, de prime abord, le titre général de l’essai. Comment le sous-titre « La matrice » s’accorde-t-il à « Il n’y a tresse que de peinture » ou à « La peinture nous est nécessaire » ? De même a-t-on quelque peine à repérer une structure logique, au sens traditionnel du terme, sans même parler d’un traitement systématique de telle question ou de tel sujet essentiel. Les sections semblent plutôt se juxtaposer de manière assez lâche et variable, et si elles obéissent à une certaine cohérence (au sens du verbe latin cohaerere, être attaché ensemble), c’est une cohérence qui fonctionne à la façon d’un tissu. Des phrases comme « N’écrivant pas ici une histoire, mais m’employant plutôt à tirer quelques fils dans l’idée d’en constituer un tableau qui puisse servir pour prendre une vue d’ensemble de l’entreprise de Rouan »18 soulignent en maints endroits du texte le principe textile qui le gouverne. Tout comme l’artiste François Rouan expérimente certaines pratiques textiles, en découpant (du moins pendant un certain temps) des toiles puis en entrelaçant et en tordant les bandes ainsi obtenues, comme on procède à l’armure d’un tissu, le texte de Damisch cherche à imiter le plus fidèlement possible, dans sa discursivité, ces opérations. Les fils du discours s’entrecroisent, ils sont tressés, noués, parfois abandonnés puis repris. Ce qu’il en écrit dans la deuxième section, « Dans l’épaisseur du plan », montre bien le sérieux avec lequel l’auteur se livre à cette expérience et la rigueur avec laquelle il entend se frotter aux limites d’un tel rapprochement :

Note de bas de page 19 :

Ibid., p. 278.

Encore n’y saurait-on vraiment réussir [à analyser la stratégie de Rouan], à la limite, qu’à mimer en retour, sur la page et par l’entrelacement des lignes de discours, les procédures qui sont celles du peintre, sinon l’opération même du tableau. Tâche bien évidemment impossible à conduire à sa fin, et qui voudrait que le texte lui-même se donnât à lire comme un tableau au sens où l’entend Rouan, c’est-à-dire comme une surface en damier mais dont l’apparence discontinue fût le résultat de l’entrecroisement, dans l’épaisseur du plan, de bandes continues – une bande en dessus, une bande en dessous19.

Note de bas de page 20 :

Ibid., p. 288.

Bien qu’il soit certainement impossible de produire un texte-tableau tressé de la sorte en toute radicalité, « La peinture est un vrai trois » peut et doit néanmoins être considéré comme une tentative de le réaliser – dans la mesure du possible. « Le problème […], explique Damisch, ne devrait pas tant être d’écrire sur la peinture, que de tâcher à faire avec elle »20.

Telle une fourmi sur un ruban de Möbius, le lecteur se déplace à travers le texte, remarquant à peine que la vision formée pendant des siècles au « modèle régulateur » de la perspective est ainsi affaibli et que l’« autre » de ce paradigme, l’image entrelacée, apparaît.

Le fait qu’il commence et se termine par l’évocation du célèbre sarcophage des Martelli sculpté par Donatello dans la basilique San Lorenzo de Florence s’accorde bien à ce projet. Le sarcophage, qui imite dans le marbre la surface tressée d’un berceau rustique en vannerie, associe ces deux représentations de l’espace, fait surgir la seconde dans la première, est tout ensemble cercueil et berceau (fig. 1).

Fig. 1 - Donatello, sarcophage de la famille Martelli, Florence, basilique San Lorenzo, 1464

Fig. 1 - Donatello, sarcophage de la famille Martelli, Florence, basilique San Lorenzo, 1464

Le texte fait, d’un bout à l’autre, l’épreuve de cette interdépendance. Les espaces euclidien et topologique y demeurent entrelacés en termes d’intérieur et d’extérieur, de dessous et de dessus, de ce qui est projeté et de ce qui est tressé. Et si les concepts clés du discours perspectif (la question de la fenêtre, des rayons visuels, de la transparence et de la profondeur) sont si manifestement absents de « La peinture est un vrai trois », c’est pour mieux y laisser parler les catégories correspondantes issues du domaine textile. Le terme de tressage apparaît trente-six fois, celui de nœud dix-sept fois, celui de tissu neuf fois, sans parler des formes verbales qui en dérivent. Mais l’expérience ne fonctionne pas seulement sur le plan sémantique. Le phrasé du texte obéit lui aussi à des opérations de tressage et de torsion, il introduit des figures de pensée qui disparaissent et se cachent ensuite pendant plusieurs paragraphes, avant d’être réintroduites dans la trame du discours. Ou, pour le dire avec les mots de Damisch :

Note de bas de page 21 :

Ibid., p. 302.

Là où le sémiologue s’épuise en vain à mettre au jour les « unités minimales » qui l’autoriseraient à traiter de la peinture comme d’un « système de signes », la peinture démontre, en sa texture même, que le problème demande à être pris à l’envers, au niveau des relations entre les termes, à celui, non des lignes, mais des nœuds21.

2.2 François Rouan et la fin de la peinture

Hubert Damisch était familier de l’œuvre de François Rouan dès ses débuts (fig. 2). Dans les années 1960, un devenir topologique peut s’observer dans son art.

Fig. 2 - Photographie prise en 1978 dans l’atelier de Rouan à Laversine, de gauche à droite : Teri Damisch, Hubert Damisch, François Rouan, Brigitte Courme

Fig. 2 - Photographie prise en 1978 dans l’atelier de Rouan à Laversine, de gauche à droite : Teri Damisch, Hubert Damisch, François Rouan, Brigitte Courme

Note de bas de page 22 :

Damisch, Fenêtre jaune cadmium, op. cit., p. 282.

Rouan commence par travailler avec des morceaux de papier qu’il découpe pour coller ensuite les bandes obtenues sur du papier d’une autre couleur et les gauchir par pression. En distendant ainsi les surfaces de ses collages, « s’y produisent des plis et s’y ouvrent des manières (comme il dit) de “fenêtres” »22, écrit Damisch (fig. 3).

Fig. 3 - François Rouan, Papier fendu, 1966

Fig. 3 - François Rouan, Papier fendu, 1966

Note de bas de page 23 :

Marie Luise Syring, « François Rouan. Einige Orientierungspunkte zum Werk », in Damisch. (dir.), François Rouan, cat. exp. Kunsthalle Düsseldorf, 28 janvier-14 mai 1995, p. 15-16.

On peut certainement supposer, comme le fait Marie Luise Syring, que ces travaux ont été influencés par Lucio Fontana, mais surtout par les œuvres tardives d’Henri Matisse, ses « papiers découpés », qu’on avait pu voir pour la première fois en 1961, lorsqu’ils furent exposés au Musée des arts décoratifs de Paris. À ses yeux, Rouan cherche surtout ici à « éviter l’interaction matissienne entre la figure et le fond […] »23. Damisch a pourtant très bien vu qu’il ne s’agissait en rien pour Rouan de se positionner stylistiquement, mais de se lancer dans une audacieuse entreprise qu’il convient de replacer dans le contexte d’une « mort de la peinture » qu’on venait alors de proclamer définitive. Dans son texte « The End of Painting », Douglas Crimp écrit :

Note de bas de page 24 :

Douglas Crimp, « The End of Painting », in October, no 16 (1981), p. 69-86, ici p. 75. Crimp se référait ici aux propos d’Ad Reinhardt qui, en 1960, alors qu’il travaillait à ses monochromes noirs, avait déclaré à Bruno Glaser qu’« il était en train de peindre la dernière peinture que n’importe qui peut peindre (he was painting the last painting anyone can paint) ». La composition est réduite au minimum et la couleur s’étale par-dessus les bords du tableau, de sorte que ces œuvres marquent la transition du tableau à l’objet. Voir Pepe Karmel, « Ad Reinhardt. Unvirtual Images », online, The Brooklyn Rail. Critical Perspectives on Arts, Politics and Culture, https://brooklynrail.org/special/AD_REINHARDT/black-paintings/ad-reinhardt-unvirtual-images, (consulté le 17 janvier 2022).

Or, même si cette mort a été périodiquement réannoncée tout au long de l’époque moderne, personne ne semble avoir été entièrement disposé à l’exécuter […]. Mais dans les années 1960, il a finalement paru impossible d’ignorer le stade terminal de la peinture. Les symptômes étaient partout : dans l’œuvre des peintres eux-mêmes, chacun d’eux semblait prendre à son compte la revendication d’Ad Reinhardt déclarant qu’il était « en train de faire l dernière peinture que n’importe qui peut faire » ou laisser ses peintures être contaminées par des forces étrangères comme les images photographiques ; dans la sculpture minimale, qui opérait une rupture définitive avec l’inévitable lien de la peinture à un idéalisme séculaire ; dans tous ces autres médiums pour lesquels les artistes abandonnaient l’un après l’autre la peinture24.

Note de bas de page 25 :

Damisch, Fenêtre jaune cadmium, op. cit., p. 293.

Note de bas de page 26 :

Ibid., p. 293.

Note de bas de page 27 :

Ibid., p. 292.

Aussi Damisch n’examine-t-il pas l’« entreprise »25 de Rouan comme une variété quelconque du post-, de l’après-coup par lequel l’artiste chercherait à s’inscrire dans l’histoire de la peinture. Il s’agit plutôt de se demander, avec Rouan, si a peut-être été frayée ici une voie où il a trouvé à la peinture « une nouvelle raison d’être »26. En d’autres termes, Damisch ne considère pas les Tressages de Rouan comme l’invention et la prouesse solitaire d’un artiste de génie. Il les voit comme symptôme d’une constellation historique. « Et que faire, en effet, après Mondrian, après Pollock, sans tomber dans la citation, la parodie ou la dérision »27, s’interroge-t-il. Et pourtant : Damisch ne tient pas que c’est la peinture qui est arrivée à sa fin, mais bien cette peinture qui continue de se régler sur le modèle de la perspective, un modèle qui a fait son temps, après que les fonctions et les possibilités représentationnelles du tableau peint eurent été sondées, remises en question et poussées à leurs limites par les artistes. Il écrit :

Note de bas de page 28 :

Ibid., p. 294-295.

J’en prends ici le pari : le tressage pourrait bien remplir, pour la peinture à venir, un office analogue à celui qui fut, pendant deux ou trois siècles, celui de la perspective. Ce qui ne revient pas à dire que tous les tableaux, désormais, devront être tressés, pas plus que tous les tableaux de la Renaissance n’ont été construits en perspective : il suffit que le tressage fonctionne, au regard de la peinture, comme un modèle régulateur, à la façon dont l’a fait la perspective, frein et guide de la peinture, comme le disait encore Léonard. Le tressage, comme la perspective, qui est né de la peinture (il n’y a tresse que de peinture), et qui la démontre, il reste à savoir comment, et avec quelles conséquences28.

2.3 Perspectives tressées

Note de bas de page 29 :

Ibid., p. 295.

Lorsque Damisch fait remarquer, à la suite du pari qu’il vient d’énoncer, qu’« un pareil rapprochement n’a rien d’arbitraire en soi »29, on comprend qu’il n’ignorait pas le risque qu’il courait de susciter des malentendus en faisant de Rouan le témoin par excellence d’une « peinture tressée ». Après ses premiers collages (fig. 3), l’artiste crée entre 1966 et 1971 ce qu’il nomme des Tressages, qui présentent un intérêt tout particulier pour ce qui nous occupe ici. Rouan découpe à cette fin des toiles peintes ou des papiers colorés en bandes, qu’il entrelace ensuite à la façon dont on arme un tissu, les faisant passer alternativement l’une en dessous, l’autre en dessus. Il produit ainsi des structures tressées horizontalement et verticalement, qu’il estampe ou peint ensuite avec des éléments picturaux ou graphiques. Les années suivantes, Rouan s’emploie à développer cette manière de faire. Ce qui veut dire non seulement que la facture picturale et graphique devient plus diverse et qu’elle intègre également des éléments figuratifs, mais que le tressage a surtout été utilisé à titre de citation et simulé en peinture.

De plus en plus souvent, les tableaux ne sont plus réellement tressés : ce qui indique clairement qu’on est passé du procédé effectif au modèle de pensée qui, en tant que tel, implique désormais, plus qu’auparavant, aussi un sujet-artiste.

Note de bas de page 30 :

Syring, « François Rouan », art. cité, p. 16.

Les surfaces colorées des premiers Tressages, dans le jeu à peu près régulier d’apparition et de disparition, ont fait naître en revanche des tableaux dans lesquels, comme le souligne Marie Luise Syring, « un processus artisanal, quasi mécanique, celui du “tressage”, vient ainsi interrompre, sinon effacer, ce qu’on considère justement comme l’“inscription du sujet” »30 (fig. 4).

Fig. 4 - François Rouan, Tressage (gris et noir), 1969

Fig. 4 - François Rouan, Tressage (gris et noir), 1969

Note de bas de page 31 :

Damisch, Fenêtre jaune cadmium, op. cit., p. 277.

Une proximité trop grande avec l’artisanal apparaît toujours suspecte aux historiennes et historiens de l’art. Après tout, est-ce qu’il s’agit encore de peinture (ou d’art) ? À l’autre bout de la réception – ce que Damisch avait prévu aussi –, il y a ceux que les œuvres de Rouan intéressent surtout à titre d’application d’un savoir mathématique et topologique. Ainsi le tableau tressé fait-il en somme entrer en lice le même type de discours critique qui avait déjà accompagné le triomphe de la perspective au XVe siècle. « Vieux débat, comme l’indique l’écho qu’il trouve – dans un contexte différent – dans celui dont la perspective, celle des peintres, a fait et continue de faire l’objet, où les uns voient un simple procédé empirique né dans les ateliers tandis que d’autres y reconnaissent un dispositif hautement théorique »31.

Note de bas de page 32 :

Ibid., p. 295.

Le texte ne cesse d’opérer ce rapprochement, de diverses manières. Il fait voir à quel point la perspective et la topologie doivent être pensées ensemble, il montre qu’elles sont liées et peuvent se retourner l’une dans l’autre, comme l’intérieur et l’extérieur d’un gant. Damisch ne craint pas de faire ici un grand écart en mettant les œuvres de Rouan en rapport avec les premiers pas et le succès bientôt souverain des peintures gouvernées par la perspective. Une manière de voir qui mène à des conclusions de vaste portée : « Comme il aura fallu aux peintres du Trecento, ainsi que l’a montré Panofsky, beaucoup tâtonner et errer avant que d’en venir à faire converger vers un point unique les lignes de fuite d’un pavement en échiquier, lequel – je le note en passant, et me réservant d’y revenir en une autre occasion – présente lui-même, dans son armure bicolore, tous les dehors d’un taffetas. »32

Note de bas de page 33 :

Ibid., p. 297.

La représentation de la profondeur spatiale qui nous apparaît « correcte » du point de vue de la perspective, celle que l’on a expérimentée et développée en peinture depuis le XIVe siècle en se servant justement de sols en damier, Damisch l’interprète, par sa référence à l’« armure » d’un tissu, comme quelque chose qui ne doit pas forcément être compris comme une transposition de projections géométriques et optiques. Les tracés et les rayons visuels renvoient plutôt à une origine textile, on peut y observer un devenir topologique de la ligne, c’est la texture du tissu qui a migré sur le sol et refait surface dans les pavements en échiquier, « les lignes de fuite s’inscrivant en diagonale sur le plan de projection »33.

On pourrait même penser (bien que cela ne soit pas très probable) que Damisch, en écrivant le texte, avait à l’esprit à des exemples d’enluminures françaises et bourguignonnes du milieu du XVe siècle, dans lesquels on rencontre de manière particulièrement révélatrice l’opération de renversement du plan vertical à l’horizontal.

Fig. 5 - Maître de la Crucifixion de Berlin ou son cercle et maître de Jean Chevrot ou son cercle, Le Christ bénissant, vers 1450, miniature extraite des Très Belles Heures de Notre-Dame, manuscrit démembré, Ms. 67, J. Paul Getty Museum, Los Angeles

Fig. 5 - Maître de la Crucifixion de Berlin ou son cercle et maître de Jean Chevrot ou son cercle, Le Christ bénissant, vers 1450, miniature extraite des Très Belles Heures de Notre-Dame, manuscrit démembré, Ms. 67, J. Paul Getty Museum, Los Angeles

Note de bas de page 34 :

Pour Margaret Goehring, il ne fait aucun doute que les « background patterns » des miniatures enluminant les manuscrits du Moyen Âge, en particulier celles des frères de Limbourg, imitent des textiles. Voir Margaret L. Goehring, “The Representation and Meaning of Luxurious Textiles in Franco-Flemish Manuscript Illumination”, in Kathryn M. Rudy et Barbara Baert (dir.), Weaving, Veiling, and Dressing. Textiles and their Metaphors in the Late Middle Ages, Turnhout, Brepols, 2007, p. 121-155, ici p. 129.

Ainsi peut-on apercevoir sur la miniature d’un Christ bénissant que l’on attribue au maître de la Crucifixion de Berlin et qui date d’environ 1450 l’un de ces fonds multicolores qui est de toute évidence de nature textile34 (fig. 5). Avec ses fils qui s’entrecroisent à angle droit, la tenture qui enveloppe la figure par derrière obéit sans méprise possible à un système de tissage. Cet effet d’échiquier est obtenu principalement avec des armures de type natté, qui donnent des effets de carreaux (par exemple ce qu’on appelle le panama, avec un rapport d’armure régulier entre fils de chaîne et fils de trame) et qu’on utilise surtout pour des tissus pesants, avec des fils épais (fils retors). Alors qu’il s’agit clairement ici d’iconographie chrétienne, on est surpris de constater à quel point l’enlumineur a tenu à souligner le caractère textile de l’arrière-plan. De ce point de vue, même le motif du sol ressemble beaucoup au patron (c’est-à-dire à la représentation schématique) de l’armure d’un tissu, ce que viennent encore accentuer les boucles figurées sur les carreaux, qui reprennent et répètent le mouvement des fils de chaîne qu’on fait passer alternativement sur et sous les fils de trame.

Dans le Livre d’heures d’Isabelle Stuart, duchesse de Bretagne, réalisé dans l’atelier du maître de Rohan, est figurée en pleine page une Vierge à l’enfant dans une église (fig. 6).

Fig. 6 - Maître de Rohan, Livre d’heures d’Isabelle Stuart, vers 1431, 24,8 × 17,8 cm, Cambridge Fitzwilliam Museum, Ms 62 141v.

Fig. 6 - Maître de Rohan, Livre d’heures d’Isabelle Stuart, vers 1431, 24,8 × 17,8 cm, Cambridge Fitzwilliam Museum, Ms 62 141v.

Ici encore, on découvre un pavement en damier qui bascule vers l’avant. Bien moins encore que dans l’exemple précédent, quoique de façon sans doute différente, ce sol ne saurait nier son origine textile. Il ne définit aucun espace indépendant de la figure, aucun espace qui fuirait dans la profondeur en obéissant à certaines lois géométriques. Le motif donne plutôt l’impression de faire partie ou de prolonger l’habit de la Vierge, c’est sur lui qu’il s’oriente et se règle, en suivant les plis verticaux qui s’élèvent dans un mouvement de rotation et en formant pour finir une chose hybride entre pavement et tissu. Une impression que renforce encore l’ourlet à motifs bleus et or, qui semble faire le lien entre le sol et la robe.

Le texte de Damisch illustre bien à quel point l’histoire de l’art, dans sa fixation prépondérante sur la perspective, ignore largement la matrice textile à l’œuvre dans les ouvrages de peinture. Est-ce cette situation que l’auteur veut pointer en faisant précéder, dans le recueil Fenêtre jaune cadmium ou les dessous de la peinture, le texte « La peinture est un vrai trois » par un curieux dessin sur lequel il ne donne par ailleurs aucune indication (fig. 7) ? Ce croquis serait-il basé sur un dessin de Rouan ?

Fig. 7 - Dessin précédant le texte « La peinture est un vrai trois » dans le recueil d’Hubert Damisch, Fenêtre jaune cadmium ou les dessous de la peinture, Paris, Seuil, 1984, p. 274. Damisch ne donne aucune indication

Fig. 7 - Dessin précédant le texte « La peinture est un vrai trois » dans le recueil d’Hubert Damisch, Fenêtre jaune cadmium ou les dessous de la peinture, Paris, Seuil, 1984, p. 274. Damisch ne donne aucune indication

Note de bas de page 35 :

Damisch, Fenêtre jaune cadmium, op. cit., p. 280.

Note de bas de page 36 :

Pichler, « Topologische Konfigurationen », art. cité, p. 46.

Note de bas de page 37 :

Michel Foucault, La peinture de Manet, suivi de Michel Foucault, un regard, sous la direction de Maryvonne Saison, Paris, Seuil, 2004, p. 30.

À première vue, ce qu’on voit pourrait être l’esquisse d’un mur dans un intérieur baroque, une portion de mur avec des surfaces destinées à recevoir des tableaux ou des fenêtres, séparées par des colonnes torsadées, avec une zone servant de socle dans le bas. Sur le bord supérieur, le dessin se termine par quelque chose qui évoque une frise (d’éléments cubiques). Là où l’on s’attendrait d’habitude à trouver une représentation picturale, un revêtement de marbre ou une vue sur l’extérieur, le dessin fait voir tout autre chose. Comme à travers une loupe et en plan plus ou moins « rapproché », on aperçoit la représentation schématique de différentes armures et tressages textiles. Qu’est-ce que cela pourrait signifier ? S’agit-il d’un échantillonnage des diverses possibilités de tissage et de tressage ? Une sorte de musée imaginaire des procédés textiles ? Et donc une manière d’indiquer que, comme Damisch l’écrit dans son texte en se référant à Gottfried Semper, « l’art des hommes dérive, dans son entier, architecture comprise, des techniques du tressage et du tissage »35. Ou cela veut-il montrer qu’à l’époque moderne et avec la naissance de la peinture abstraite, les fonds textiles des tableaux se sont de nouveau trouvés « rabattus vers le haut »36 et qu’ils coïncident désormais avec leur surface, « comme si le tissu de la toile était en train de commencer à apparaître et à manifester sa géométrie interne »37, ainsi que le disait Michel Foucault dans la conférence sur la peinture de Manet donnée en 1971 à Tunis ?

3. Tresser, nouer, tisser, penser

Le reproche qu’on a pu adresser aux Tressages de Rouan de n’être que bricolage, artisanat ou pure technique cache une problématique plus profonde qui surgit dès qu’on prétend établir une opposition stricte entre technique et signification. Car au fond, les opérations du tressage, du nouage, du tissage déjouent toujours d’emblée la possibilité d’une telle distinction, et elles la déjouent même là où des tableaux ne montrent pas (ou ne sont pas) des éléments effectivement tressés ou noués, mais que les opérations correspondantes y sont simplement données à voir. Aussi Damisch traque-t-il, dans « La peinture est un vrai trois », l’intrication constitutive, les moments où technique et pensée s’entrecroisent. Son texte cherche à comprendre comment le tableau tressé, au contraire d’un tableau voué à la représentation, est capable de produire d’autres rapports relationnels entre la figure et le fond, entre le tableau et son support, entre la surface et la substance, entre la ligne et le fil – et donc de faire surgir au bout du compte un autre savoir. L’opération topologique du tressage est examinée comme un objet théorique, c’est-à-dire comme un objet fonctionnant selon des règles qui ne sont pas seulement de nature historique. Michel Serres a reconnu lui aussi ce potentiel théorique, lorsqu’il écrivait si magistralement à propos des tisserands et des fileuses :

Note de bas de page 38 :

Michel Serres, Les cinq sens. Philosophie des corps mêlés, Paris, Grasset, 1985, p. 85.

[Ils] m’étaient jadis apparus comme les premiers géomètres, parce que leur art ou leur artisanat explore ou exploite l’espace par nœuds, voisinages et continuités, sans nulle intervention de la mesure, parce que leurs manipulations tactiles anticipent la topologie. […] À généraliser cette hypothèse, on dira que le tissu, le textile, l’étoffe donnent d’excellents modèles de la connaissance, d’excellents objets quasi abstraits, premières variétés : le monde est un amas de linges38.

Note de bas de page 39 :

H. Damisch, « La figure et l’entrelacs », in Fenêtre jaune cadmium, p. 87.

Note de bas de page 40 :

Worringer dans Formgesetzen der Gotik parle de « tourment de la vision [Anschauungsqual] ».

Face aux tableaux tressés de Rouan, le texte de Damisch esquissait, comme nous l’avons vu, un retour en arrière, vers les planchers tramés de la peinture de la Renaissance. Même si apparemment l’auteur se réfère surtout à la peinture moderne en ce qui concerne boucles, nœuds et entrelacs, on trouve dans ce texte, comme ailleurs dans Fenêtre jaune cadmium, des références non seulement à des exemples pré-modernes de nœuds, mais aussi à la nécessité de repenser, à partir de ces exemples, la relation entre peinture et histoire. Ainsi, dans son chapitre sur les entrelacs chez Pollock, Damisch évoque la « logique du décor » et renvoie aux complexes nœuds celtiques des manuscrits irlandais du haut Moyen Âge, avec leurs entrelacs élaborés39. On sait que les théoriciens de l’ornement – Damisch cite Focillon et Baltrusaitis, mais il faut sans doute penser avant tout à Wilhelm Worringer – croyaient avoir reconnu dans ces nœuds et entrelacs ornementaux une origine non mimétique de la création artistique. L’art ne trouverait pas son origine dans une imitation de la nature, mais dans une volonté d’abstraction par des ornements servant à repousser le réel qui dérange la vision40.

Note de bas de page 41 :

(...)

Quoi qu’il en soit, il s’agit moins pour Damisch de se positionner dans cette querelle, que de souligner comment le surgissement du décor chez Rouan ne désigne rien de moins que la possibilité de donner à la relation entre peinture et histoire une signification qui dépasse celle de l’histoire de l’art. En qualifiant la peinture de Rouan de « peinture décorative », il la place délibérément à l’extérieur de l’histoire de l’art conventionnelle, mais seulement pour pouvoir y repérer un « archaïque » en mouvement (précisément le décor au sens des théoriciens de l’ornement) qui se fond, dans la synchronie du tableau, avec le présent de Rouan41.

On peut sans doute repérer ici un tournant, qui vise à dépasser la chronologie conventionnelle de l’histoire de l’art, notamment sa conception linéaire du temps et sa notion de modernité, au profit d’un a-moderne, transversal à la conception traditionnelle d’histoire. Cependant, il ne s’agit pas ici de tenter de développer, à travers cette conception du décor, une théorie de l’histoire au sens seulement esquissé dans le texte de Damisch. Pour montrer à quoi pourrait ressembler concrètement une telle théorie, nous allons plutôt nous référer à l’enluminure du XVe siècle qui, en réfléchissant à sa propre médialité par la représentation de trous, de nœuds, de fils et d’ouvertures, explore l’interaction entre la figure et le fond. Et cela presque inévitablement, parce que le livre, en tant qu’espace en soi déjà toujours plié et stratifié, présuppose non seulement les opérations de feuilletage et de retournement, mais aussi une connaissance, fondée sur l’expérience tactile, de la productivité de la relation entre le recto et le verso, entre le dessus et le dessous.

Une page des Petites Heures du duc de Berry, qui furent notamment illustrées, entre 1372 et 1390, par les frères de Limbourg, est un exemple précoce de la manière dont les enlumineurs franco-flamands et plus tard hollandais font entrer en jeu certaines opérations topologiques (fig. 8).

Fig. 8 : Les Petites Heures du duc Jean de Berry, 1372-1390, Paris, Bibl. Nat., Ms. Lat. 18014, fol. 119r.

Fig. 8 : Les Petites Heures du duc Jean de Berry, 1372-1390, Paris, Bibl. Nat., Ms. Lat. 18014, fol. 119r.

Note de bas de page 42 :

Voir Bernhard Siegert, « Aufklappen, Aufreissen, Aufplatzen, Aufschlitzen. Zum Sakralfetischismus des 15. Jahrhunderts », Horizonte. Zeitschrift für Architekturdiskurs, no 5 (2012), p. 60-67, ici p. 62.

Enchâssée dans le corps du texte, une miniature montre Jean de Berry agenouillé sur un prie-Dieu, un livre ouvert devant lui. Que nous nous trouvions dans une église est indiqué non seulement par la présence de l’autel, également figuré sur l’image, mais aussi par les deux voiles suspendus à des tringles. L’espace représenté est assujetti à la logique du textile. Si nous voyons le duc en prière, c’est seulement parce qu’une strate textile, le rideau, a été ôtée et que le regard peut donc se porter sur ce qui est dessous ou derrière. Ici, le fond de l’image ne doit pas être pensé comme une surface plane et fermée, c’est un espace liminaire constitué par des plans feuilletés dans lequel le regard pénètre en passant d’une strate à une autre (de la même façon qu’on feuillette et tourne les pages d’un manuscrit), d’un univers profane à des sphères de plus en plus sacrées. En haut à gauche, l’ornement incurvé délimite l’image de Dieu le Père qui, de son ciel de brocart, bénit l’orant. Or, c’est précisément à l’endroit où la bordure de couleur rose, qui ressemble à la fois à un tissu effiloché et à la frange d’un nuage, sépare les deux univers et semble basculer vers le spectateur que se forme une zone qui n’appartient ni à l’ici-bas ni à l’au-delà, parce qu’elle est hybride et qu’elle peut se lire de deux façons. Si on la tient pour le liseré d’un nuage, elle apparaît alors comme une formule graphique inventée pour transcrire cette limite ; si on y aperçoit au contraire un fond textile déchiré, elle associe alors cet élément visuel à la matérialité du médium employé. Ici encore, un déplacement se produit, où l’on passe de la représentation à l’opération. Disons-le plus nettement : si c’est un nuage, nous avons alors à faire à une figure limite du monde de la représentation ; si c’est le bord effrangé d’un trou dans le tissu, c’est l’opérationnalité matérielle du fond textile de l’image qui passe alors au premier plan42. Le Dieu de l’au-delà semble s’entretisser ainsi dans la matière textile de la page. L’entrelacement de la figure et du fond fait ressortir le moment tropologique toujours inhérent à la topologie : aux tournures de la surface profonde du textile correspondent les tournures, impossibles à arrêter, d’une vision de la figure à une vision du fond et inversement.

On trouve, dans les livres d’heures de la fin du Moyen Âge où ils sont toujours magistralement mis en scène à la jonction de la miniature et de la bordure, quantité d’exemples analogues de transition entre matière et logique, entre signifiant et signifié – au sens d’une opérationnalisation, par ouverture et fermeture, de différentes catégories d’être. Pour illustrer la possibilité que possède le support visuel de s’afficher ou de s’ouvrir, entre représentation et opération, un pied de page du Livre d’heures de Catherine de Clèves (vers 1440) a inventé une image aussi désinvolte que frappante. Au-dessous de la miniature de sainte Scholastique, on aperçoit, au centre de la bordure constituée pour l’essentiel de rinceaux très stylisés, une curieuse scène d’apparence presque mignonne (fig. 9 et 10).

Fig. 9 : Livre d’heures de Catherine de Clèves, Utrecht, vers 1440, New York, Morgan Library, Ms M. 917, p. 313

Fig. 9 : Livre d’heures de Catherine de Clèves, Utrecht, vers 1440, New York, Morgan Library, Ms M. 917, p. 313

Fig. 10 : Livre d’heures de Catherine de Clèves, Utrecht, vers 1440, New York, Morgan Library, Ms M. 917, p. 313, détail du pied de page

Fig. 10 : Livre d’heures de Catherine de Clèves, Utrecht, vers 1440, New York, Morgan Library, Ms M. 917, p. 313, détail du pied de page

Deux personnages enjoués, qui se tiennent cachés derrière des feuilles d’acanthe, ont disposé un piège manifestement destiné à capturer le perroquet vert qui bat des ailes au-dessus de leurs cordons entrenoués. Cet oiseau doit sans aucun doute être mis en rapport avec la colombe, l’attribut de sainte Scholastique, l’anima scolasticae qui est montée au ciel après sa mort (comme saint Benoît, son frère jumeau, en a été témoin). Avec le nœud coulant qu’ils ont préparé, les deux oiseleurs ont transformé sans autre forme de procès les rinceaux de la bordure en un cordon (qui court comme une ligne d’écriture) et l’ensemble en un dispositif performatif. Un manque ou un défaut de substance, un trou se creuse ici dans l’ordre de la représentation. C’est comme si l’image attendait d’être complétée à cet endroit, comme si à cet endroit la représentation, le sens, avait à « se nouer » (comme on parle de nouer une intrigue). Or, c’est justement ce « nouage » du sens qui reste ici en suspens, dans la mesure où la représentation permet aussi de penser que les deux acteurs ont peut-être raté le moment où l’oiseau aurait pu être piégé dans l’entrelacs des lignes ornementales d’où il est justement en train de s’échapper. Ce que l’oiseau suscite donc en tout premier lieu dans l’esprit du spectateur, c’est le jeu ambivalent et tropologique de l’ouverture et de la clôture. Au lieu de se nouer, la représentation met en vedette l’opération par laquelle le fond de parchemin, qui regarde ici avec tant d’insistance vers le spectateur, est lié à l’objet représenté. Pour le dire tout net, la petite scène fait apparaître le caractère volatil du signifiant, qui, lorsqu’il se noue, aboutit au système des signes figuratifs, à l’ordre de la représentation, mais qui peut toujours s’échapper aussi, en laissant un trou qui signale son absence. Un exemple qui fait comprendre que l’on doit considérer les lignes sans épaisseur (celles des géomètres) et les fils des tisserands et des fileuses comme pouvant se transformer les uns dans les autres. Ou, comme l’écrit l’anthropologue Tim Ingold pour décrire cette expérience :

Note de bas de page 43 :

Tim Ingold, Lines. A Brief History, Londres, Routledge, 2008, p. 52.

Bien que j’aie commencé par présenter les fils et les traces comme s’ils étaient catégoriquement distincts, ces exemples de tricot, de broderie et de dentelle suggèrent qu’en réalité chacun est une transformation de l’autre. Je soutiens que c’est par la transformation des fils en traces que les surfaces sont créées. Et inversement, c’est par la transformation des traces en fils que les surfaces sont dissoutes43.

Note de bas de page 44 :

Voir Foucault, La peinture de Manet, op. cit., p. 40.

Damisch découvre des phénomènes tout à fait comparables dans ses exemples de peinture moderne. Il avait vu la célèbre Olympia de Manet (fig. 11) à l’exposition célébrant le centenaire de la mort du peintre, présentée en 1983 aux galeries du Grand Palais, au moment où il s’était mis à travailler à son texte, ce qui l’avait certainement rendu particulièrement sensible à une lecture topologique de l’œuvre. Foucault a montré qu’on pouvait aussi l’interpréter tout autrement, comme un jeu entre la lumière et la nudité44.

Fig. 11 : Édouard Manet, Olympia, 1863, huile sur toile, 130 × 265,5 cm, Paris, Musée d’Orsay

Fig. 11 : Édouard Manet, Olympia, 1863, huile sur toile, 130 × 265,5 cm, Paris, Musée d’Orsay

Mais quand on y regarde de plus près, il est frappant de constater à quel point la représentation est un espace seuil constitué d’un feuilletage de textiles, un espace dans lequel la masse d’albâtre du corps nu est enveloppée dans une suite de tissus imprimés fins et soyeux, puis d’étoffes de plus en plus épaisses et pesantes. À propos du processus de dévoilement auquel le spectateur est invité, Michel Serres écrit avec justesse :

Note de bas de page 45 :

Michel Serres, Les cinq sens, op. cit., p. 84.

Dévoiler ne consiste point à ôter un obstacle, enlever un décor, écarter une couverture, sous lesquels gît la chose nue, mais à suivre patiemment, avec un respectueux doigté, la disposition délicate des voiles, les zones, les espaces voisins, la profondeur de leur entassement, le talweg de leurs coutures, à les déployer, quand il se peut, comme une queue de paon ou une jupe de dentelles45.

Note de bas de page 46 :

Georges Bataille, « Manet », in Œuvres complètes, t. IX, Paris, Gallimard, 1979, p. 143.

Note de bas de page 47 :

Michel Serres, Les cinq sens, op. cit., p. 83.

Note de bas de page 48 :

Alfred Guzzoni, « Das Loch. Eine Ausführung über Sein und Seiendes », Philosophisches Jahrbuch, no 75 (1967-1968), p. 95-106, ici p. 96.

Note de bas de page 49 :

Damisch, Fenêtre jaune cadmium, op. cit., p. 291.

Note de bas de page 50 :

Michel Leiris, Le ruban au cou d’Olympia, Paris, 1981, p. 193.

Note de bas de page 51 :

Damisch, Fenêtre jaune cadmium, op. cit., p. 291.

Le spectateur suit certainement cette ligne de pente, ce talweg de plis, de motifs, de galons et de garnitures, mais en même temps on ne saurait manquer de voir que la matrice textile du tableau se brise brusquement en son centre, contre la matérialité du corps d’Olympia. Georges Bataille écrit que « dans son exactitude provocante, elle n’est rien ; sa nudité (s’accordant il est vrai à celle du corps) est le silence qui s’en dégage comme celui d’un navire échoué, d’un navire vide : ce qu’elle est, est l’“horreur sacrée” de sa présence – d’une présence dont la simplicité est celle de l’absence »46. En donnant aux observations de Bataille une tournure topologique, on pourrait dire que le corps absent d’Olympia, sa non-peau, interrompt la chaîne des déplacements métonymiques des enveloppes textiles qui l’entourent. Si « la peau, de topologie plus que de géométrie, se passe de mesure »47, Manet opère alors, avec la surface scellée, polie du corps d’Olympia, le passage abrupt à un autre ordre des choses, le passage du principe de l’opération au principe de la représentation. Le corps et son contour creusent un trou dans le tissu du tableau, marquent une solution de continuité dans ce qui en est par ailleurs la substance même, structurée comme un tissu48. À cet égard, le ruban noir que le modèle porte autour de son cou paraît d’autant plus important, ce petit reste topologique qui fait irruption dans cette absence. De ce ruban, Damisch écrit qu’il est « le dernier obstacle à la nudité totale »49, en citant Michel Leiris : « cette double boucle apparemment facile à défaire rien qu’en tirant un bout »50. Ce nœud ne fait pourtant sens, poursuit-il, « qu’à se conjoindre sur la toile avec le réseau des diagonales entrecroisées qui la trame en sous-jeu et fait surface dans le rideau du fond »51. Mais le ruban au cou d’Olympia est-il vraiment (comme le perroquet du pied de page du Livre d’heures de Catherine de Clèves) à la fois motif et opérateur topologique ? Relie-t-il le plan de la représentation à la structure textile foncière du tableau ?

Note de bas de page 52 :

Ibid., p. 291.

Restons-en à Manet. Car avec le second exemple que Damisch introduit, celui de La dame aux éventails (fig. 12), c’est pratiquement le contre-modèle de l’Olympia qu’on a sous les yeux, un tableau qui ne présente en son centre aucun trou, aucune absence, mais qui immerge la femme représentée dans la structure textile de l’œuvre, dans « l’extraordinaire intrication des touches obliques contrastées qui jouent à travers le pannelage perpendiculaire du décor et jusqu’à la corde horizontale du matelas »52.

Fig. 12 : Édouard Manet, La dame aux éventails (Nina de Callias), 1873, huile sur toile, 113,5 × 166,5 cm, Paris, Musée d’Orsay

Fig. 12 : Édouard Manet, La dame aux éventails (Nina de Callias), 1873, huile sur toile, 113,5 × 166,5 cm, Paris, Musée d’Orsay

Note de bas de page 53 :

Foucault, La peinture de Manet, op. cit., p. 32.

Note de bas de page 54 :

Wolfram Pichler et Ralph Ubl, « Enden und Falten. Geschichte der Malerei als Oberfläche », Neue Rundschau, no 4 (2002), p. 50-72, ici p. 61.

Note de bas de page 55 :

Ibid.

Note de bas de page 56 :

Serres, Les cinq sens, op. cit., p. 84.

Note de bas de page 57 :

Damisch, L’origine de la perspective [1987], Paris, Flammarion, 1993, p. 55.

Note de bas de page 58 :

Voir à ce sujet Michel Serres, « Discours et parcours », in L’identité. Séminaire dirigé par Claude Lévi-Strauss, 1974-1975, Paris, Grasset, 1977 et PUF, 2007, p. 25-49, ici p. 39.

C’est dix ans après son Olympia que Manet a peint ce tableau qui est, dans un sens, beaucoup plus radical, topologique, puisqu’il fait apparaître d’une part que chez ce peintre, « tout le jeu […] consiste à supprimer, effacer, tasser l’espace dans le sens de la profondeur, exalter au contraire les lignes de la verticalité et de l’horizontalité »53, comme l’écrit Foucault, tout en démontrant, de l’autre, que dans les surfaces profondes d’un Manet, c’est « un concept topologique de l’espace qui se joue contre sa conception géométrique »54. Nous avons à faire ici à un espace qui, plutôt que d’imposer au corps une place définie à l’avance, l’implique au contraire, en permettant d’envisager ce corps lui-même comme « un tissu […] plusieurs fois plié »55, ainsi que l’ont bien vu Wolfram Pichler et Ralph Ubl. Au lieu d’une profondeur spatiale abstraite, on pourrait dire avec Michel Serres qu’il y a dans ce tableau des plis, des fils et des enveloppes qui s’enchevêtrent et s’entrecroisent. Si leur lacis représente une projection, elle est d’une tout autre nature que celle du tableau en perspective : « L’état des choses s’enchevêtre, mêlé comme un fil, un long câble, un écheveau. […] L’état des choses se chiffonne, se froisse, replié, parcouru de fronces et de volants, de franges, de mailles, de laçages »56. Un fouillis dans lequel le pelage du petit chien fait inopinément écho au plumage de la grue et au tissu de l’écharpe jetée sur le bras du modèle. Damisch n’a pas manqué de pointer la métamorphose qui en résulte et qui transforme le sujet percevant en « spectateur myope ». Tandis que le tableau en perspective obéit à « une vision en première personne, cohérente, maîtrisée, et qui impliquerait comme sa condition la position d’un sujet qui puisse éventuellement la revendiquer comme sienne, comme sa propriété, comme sa représentation »57, ainsi que Damisch l’écrit dans son Origine de la perspective, là où l’on ne fait plus comme si le regard passait par une fenêtre ouverte, par la « fenestra aperta » d’Alberti, c’est aussi le mouvement de la vision qui change. Chez le « spectateur myope », il ne reste plus cantonné à la seule surface, c’est une « errance sans fin » qui prend ici le relais. Le mouvement se transforme en traversée d’un labyrinthe, ce qui veut dire que les décisions sont prises l’une après l’autre, sans qu’on puisse prévoir le parcours dans sa totalité, toute stratégie au sens classique du mot se trouvant du même coup frappée d’impossibilité. La continuité est remplacée par la discontinuité, l’unicité apparente de l’espace euclidien par « la multiplicité grouillante d’espaces divers et originaux »58.

4. Le trois de la peinture

Mais pourquoi le trois de la peinture ? La simple armure de toile, dans laquelle les fils de trame et les fils de chaîne passent alternativement les uns au-dessus et au-dessous des autres, reste attachée au plan à deux dimensions, c’est une trame mais pas encore une structure. Comment arrive-t-on du deux de la surface au trois d’une tresse ou d’un lacis, qui présuppose trois brins ? En s’appuyant sur les explications de l’éditeur italien Giovanni Antonio Tagliente (vers 1460-vers 1528), dont on a notamment conservé un manuel de broderie, Wolfram Pichler a clairement montré, à l’aide d’un dessin (fig. 13), comment on peut, en déambulant dans le tissu, le transformer en une tresse.

Fig. 13 : Dessin de Wolfram Pichler, collection particulière

Fig. 13 : Dessin de Wolfram Pichler, collection particulière

Note de bas de page 59 :

Damisch, Fenêtre jaune cadmium, op. cit., p. 290.

À l’exemple de Rouan, qui explore par des moyens picturaux la trame de ses tableaux et produit donc une profondeur optique qui ne doit rien à l’artisanat ni à la technique, Damisch démontre que la peinture peut rendre possible le passage du simple taffetas à la tresse ou à la toile dotée d’une épaisseur : « S’agissant de l’opération menée à bien par Rouan dès 1966, le gain de complexité se résume donc au passage du taffetas à la natte ou au tissu tramé, où l’on peut voir la représentation sur le plan d’une tresse, voire d’un nœud. Mais ce passage, c’est au travail de la peinture, et à lui seul, qu’on le doit, non au bricolage […] . »59 C’est la peinture qui, en se greffant sur le support de la toile, permet de passer du deux au trois. Le texte ne cesse d’expérimenter le passage de la vision perspective à la vision topologique, il examine la transformation des espaces perspectifs en surfaces profondes, la transformation des lignes en fils, la rencontre de l’œil et du regard, la fabrication de nœuds en peinture.

Note de bas de page 60 :

Ibid., p. 289.

Damisch se réclame du mathématicien Pierre Soury pour affirmer que le tramage opéré par la peinture « est un vrai trois au sens de “les trois sont liés mais deux à deux indépendants”, ce qui nous reconduit au nœud borroméen »60, c’est-à-dire à cette façon spéciale d’entrelacer trois anneaux de sorte qu’il suffit d’en couper un pour que les deux autres soient immédiatement libérés aussi.

Note de bas de page 61 :

Élisabeth Roudinesco, Jacques Lacan. Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée, Paris, Fayard, 1993, p. 473.

On peut s’étonner qu’un homme comme Jacques Lacan n’ait pas réussi à comprendre que ce passage au trois pouvait s’effectuer par la peinture. À partir de 1972, Lacan s’était attaqué, avec un petit groupe de jeunes mathématiciens dont Soury, Thomé et Vappereau, à la question de trouver comment passer, à l’aide du nœud borroméen, du nouage au tressage, par quoi il espérait pouvoir repenser l’inconscient. L’entreprise ne tarda pas à tourner à l’obsession furieuse, une véritable « recherche faustienne de l’absolu »61, comme l’écrit Élisabeth Roudinesco :

Note de bas de page 62 :

Ibid., p. 473-474.

À travers elle, pendant six ans, Lacan transforma de fond en comble son enseignement et sa pratique de la psychanalyse, fabriquant avec son « petit groupe » des objets topologiques qu’il utilisait ensuite devant l’auditoire élargi de son séminaire. […] Cinquante lettres du côté de Lacan, cent cinquante du côté de ses partenaires : une véritable épopée faite de souffrance et de mélancolie […]. Souvent, après s’être acharné pendant des heures à dessiner des surfaces, à tordre des chambres à air qu’il se faisait livrer spécialement, ou à amonceler dans un panier des masses de bouts de ficelle et de papiers découpés et coloriés, Lacan demandait à ses destinataires la solution d’un problème. Ni eux ni lui ne la trouvaient […]62.

Note de bas de page 63 :

Ibid., p. 487.

Note de bas de page 64 :

Ibid., p. 491. Roudinesco se réfère en note, p. 617, à un entretien avec François Rouan le 17 février 1992.

Note de bas de page 65 :

Ibid., p. 492.

Pour mieux faire voir à quel point le démon de la topologie s’était emparé de lui, Roudinesco rapporte aussi la rencontre de Lacan avec Salvador Dalí à New York, en 1973. Les deux hommes ne s’étaient pas vus depuis quarante ans et se réjouissaient l’un comme l’autre de ces retrouvailles. Il s’ensuivit un dialogue presque grotesque : « “Je fais des nœuds, dit le psychiatre. – Ah oui ! les îles Borromées”, répondit le peintre. Lacan s’empara d’un bout de serviette, que Dalí s’empressa de lui retirer des mains : “Laisse-moi faire, ça doit être dessiné dans un certain ordre, sinon ça ne marche pas, ça ne se sépare pas. J’ai tout appris en Italie” »63. C’est en 1972 que Rouan fait la connaissance de Lacan. Lui aussi tombe alors, quoique de manière seulement marginale, dans le vertige de cette obsession topologique. Lacan vient lui rendre visite dans son atelier et se montre séduit par sa série des Portes, ce qu’il nomme malencontreusement « des peintures sur bandes », « des histoires de petits carreaux, de répétitions, de dessus de dessous, d’apparition, de disparition »64. Lors de leurs diverses rencontres, le psychiatre chercha surtout à convaincre Rouan qu’ils partageaient la même passion pour les nœuds borroméens. Bien plus, il était persuadé que le peintre était « porteur d’une énigme qu’il ne pouvait pas – ou ne voulait pas – lui livrer »65. En 1978, alors que le musée Cantini de Marseille s’apprêtait à lui consacrer une exposition, Lacan fit savoir à Rouan qu’il tenait beaucoup à rédiger la préface du catalogue. L’affaire tourna mal. Lacan, qui était déjà alors bien malade, livra quelques réflexions boiteuses et une série de dessins tremblants qui devaient montrer avec éclat comment transformer facilement, à l’aide des bonnes opérations, une tresse en une chaîne borroméenne (fig. 14).

Fig. 14 : Dessin de Jacques Lacan, publié pour la première fois in François Rouan, catalogue d’exposition, Marseille, Musée Cantini, 1978

Fig. 14 : Dessin de Jacques Lacan, publié pour la première fois in François Rouan, catalogue d’exposition, Marseille, Musée Cantini, 1978

Note de bas de page 66 :

Texte reproduit en fac-similé in Philipp Armstrong, Laura Lisbon et Stephen Melville (dir.), As Painting. Division and Displacement, cat. exp. Wexner Center for the Arts, Columbus Ohio, 11 mai-12 août 2001, Cambridge, Mass., MIT Press, 2001, p. 236.

Note de bas de page 67 :

W. Pichler, « Topologische Konfigurationen », p. 44 et suivantes.

Les organisateurs de l’exposition refusèrent d’abord de publier ces six feuillets, notamment parce que Lacan y énonçait un « conseil » qui prouvait clairement que ses réflexions s’appuyaient sur des observations erronées et qu’il n’avait jamais regardé de plus près les versos de ces œuvres : « François Rouan peint sur bandes », écrivait Lacan. « Si j’osais, je lui conseillerais de modifier ça et de peindre sur tresses »66. Bien que Lacan ait parfaitement compris en théorie que c’est la peinture elle-même qui permet d’introduire la troisième dimension dans l’image, il n’a pas remarqué que Rouan avait justement fait cela dans sa pratique artistique. En ne regardant, comme l’écrit Wolfram Pichler, « que la structure du support (pictural), Lacan ne devait pas voir qu’en fait ce qu’il cherchait était déjà là : une véritable structure ternaire du type du nouage borroméen »67.

Note de bas de page 68 :

Damisch, Fenêtre jaune cadmium, op. cit., p. 298f.

Note de bas de page 69 :

Serres, Die fünf Sinne, S. 410.

Note de bas de page 70 :

Cf. W. Pichler – R. Ubl, Enden und Falten, pp. 62-63.

Damisch souligne que la peinture permet (comme le montrent de manière exemplaire les travaux de Rouan) le passage de la structure (de lien) bidimensionnelle à la tresse tridimensionnelle, le passage du deux au trois. Se démarquant du tableau représentationnel organisé en perspective, Damisch caractérise la spécificité du tableau tressé par ces mots : « Le tableau n’est plus cette fenêtre ouverte dans le mur que disait Alberti, à travers laquelle le spectateur serait admis à contempler ce que la peinture lui donne à voir. Il n’est plus un trou, mais ne devient pas pour autant un mur, percé qu’il est d’une multitude de fissures ou de regards, au sens technique du terme, qu’il s’agit pour le peintre de colmater, l’une après l’autre, tant et si bien qu’il ne laisse finalement à la peinture d’autre issue, d’autre échappée que de circuler dans l’épaisseur même du tableau »68. L’analogie entre l’œil et le point de fuite dans le tableau en perspective entraîne la réduction à un seul œil, sa contemplation d’un espace-profondeur fictif et donc, en fin de compte, l’arrêt de la vision. Les espaces topologiquement structurés exigent une autre vision, une vision opérationnelle. Michel Serres écrit : « Dans le tressage, le tissage et le nouage, la main et l’œil s’emploient à relier le lointain au proche, à produire à partir de la simple ligne des multiplicités plates ou tridimensionnelles, solides ou lâches, denses ou rades »69. Damisch se rapproche de cela, mais il s’intéresse surtout à ce que cela signifie lorsque la peinture prend en charge pour l’œil le travail de la main, lorsqu’elle permet un tâtonnement visuel et une déambulation dans l’épaisseur du tableau. Et transforme ainsi la surface en quelque chose qui permet de faire l’expérience du pliage et du dépliage, de l’étirement et de la déchirure potentielle.70 Hubert Damisch nous a fourni, avec son texte, des points de repère importants pour une histoire de l’art topologique et une théorie de l’image. Une histoire de l’image entrelacée comme alternative efficace au modèle de la perspective reste à écrire.

Traduction par Jean Torrent