Le discours juridique comme discours constituant Legal discourse as self-constituting discourse

Dominique Maingueneau

Sorbonne Université

https://doi.org/10.25965/as.7832

Cet article appréhende le discours juridique sous un angle particulier : son appartenance à la catégorie des discours constituants. Après avoir rappelé les caractéristiques majeures de cette notion de discours constituant, il met l’accent sur la spécificité du discours juridique en ce qui concerne son « Thésaurus », c’est-à-dire l’ensemble restreint de textes premiers sur lequel il fonde son autorité. L’exposé aborde successivement quatre points : le statut paratopique du discours juridique et son mode d’auctorialité, la gestion de la pluralité des textes du « Thésaurus », les champs discursifs et leurs acteurs, les ressources linguistiques requises par les codes et les conditions de leur exégèse. Chacun de ces points donne lieu à des comparaisons avec d’autres discours constituants.

This article looks at legal discourse from a particular viewpoint: its belonging to the category of self-constituting discourses. After recalling the major characteristics of this notion of self-constituting discourse, it emphasizes the specificity of legal discourse with regard to its « Thesaurus », i.e. the restricted set of primary texts on which it bases its authority. The presentation successively addresses four points : the paratopic status of legal discourse and its mode of authorship, the management of the plurality of the texts of the « Thesaurus », discursive fields and their actors, the linguistic resources required by the codes and the conditions of their exegesis. Each of these points gives rise to comparisons with other self-constituting discourses.

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Mots-clés : auctorialité, champ discursif, code langagier, discours constituant, discours juridique, Thésaurus

Keywords : authorship, discursive field, legal discourse, linguistic code, self-constituting discourse, Thesaurus

Auteurs cités : Mikhail BAKHTINE, Boris BARRAUD, Eduardo C. B. BITTAR, Jean-François BORDRON, Pierre BOURDIEU, Frédéric COSSUTTA, Michel FOUCAULT, Dominique MAINGUENEAU

Plan
Texte intégral

Introduction

Note de bas de page 1 :

Cf. Maingueneau et Cossutta 1995 ; Maingueneau 1999.

La bibliographie sur le discours juridique ne peut que donner le vertige. Aussi mon propos dans cette contribution sera-t-il doublement limité. En premier lieu, il s’agira seulement, dans une perspective d’analyse du discours, de souligner quelques-unes de ses caractéristiques en tant que « discours constituant » (Maingueneau et Cossutta 1995 ; Maingueneau 1999)1. Cela présuppose évidemment que la notion de « discours constituant » possède une valeur heuristique et que le discours juridique relève de cette catégorie (deux choses que je n’ai pas le loisir de discuter ici). En second lieu, il ne s’agira pas de procéder à une comparaison systématique du discours juridique avec chacun des autres discours constituants, envisagés sous leurs diverses facettes. Je vais en effet me contenter d’insister sur le statut du « Thésaurus » dans le discours juridique.

Afin de faciliter l’exposé, cet article est divisé en cinq parties. La première partie (1. La constituance) s’intéresse à la notion de « discours constituant » ; dans la seconde (2. Paratopie et auctorialité) je réfléchis sur l’appartenance paradoxale des discours constituants à la société et sur la spécificité du discours juridique en matière d’auctorialité ; la troisième partie (3. La pluralité des textes) aborde la manière dont les discours constituants gèrent l’irréductible diversité des genres dont ils sont faits et le rôle clé que jouent les « Thésaurus » de textes premiers autour desquels ils s’organisent ; dans la quatrième partie (4. Le champ et ses acteurs) j’insiste sur la relation problématique qu’entretient le discours juridique avec la conflictualité et la temporalité ; enfin, dans la dernière partie (5. Du code langagier à l´exégèse) j’évoque la relation du discours juridique avec la langue dans laquelle le « Thésaurus » est formulé et les contraintes attachées à son style, mais aussi le type particulier d’exégèse qu’il implique de la part des juristes.

1. La constituance

J’ai introduit la notion de « discours constituant », dans un article cosigné avec F. Cossutta (Maingueneau et Cossutta, 1995). Par la suite, j’ai eu l’occasion de l’exploiter dans divers travaux, en particulier pour l’étude du discours religieux, du discours littéraire et du discours philosophique, mais non pour celle du discours juridique, dont la place était pourtant inscrite dans l’article de 1995. Ce volume sur le discours juridique m’offre l’occasion d’avancer un peu dans ce domaine.

Note de bas de page 2 :

Je précise que mon propos concerne le discours juridique tel qu’il se présente aujourd’hui : organisé autour une parole écrite, de codes référés à l’autorité du Législateur. Il est clair en effet qu’une réflexion de ce genre ne peut être atemporelle et indifférente à la diversité des cultures.

Confronté au discours juridique2, un analyste du discours peut intervenir de diverses façons. J’en distinguerai trois :

  1. Il peut s’intéresser aux caractéristiques lexicales, syntaxiques, énonciatives des textes qui relèvent de la sphère juridique, en tenant compte de la diversité des genres de discours concernés. À chaque genre correspondent en effet des modes d’organisation textuelle spécifiques, qui à l’écrit sont rigoureusement contrôlés.

  2. Il peut adopter une attitude plus anthropologique pour mettre ces textes en relation avec les acteurs et les communautés dont ils se soutiennent et dont ils renforcent la cohésion. Ceci concerne aussi bien leur rédaction que leur validation, leur publication, leur archivage, les usages qui en sont faits.

  3. Il peut appréhender le discours juridique comme une région à l’intérieur de l’univers du discours ; c’est à ce niveau que se situe la présente contribution, qui inscrit cette région dans une région plus vaste, celle des « discours constituants ».

Note de bas de page 3 :

Je m’appuie ici sur le classique Dictionnaire illustré latin-français de F. Gaffiot (Paris, Hachette, 1934).

La notion même de « discours constituant » n’est pas étrangère au Droit. Comme le rappelle J.-F. Bordron (2016 : 21) à propos précisément des discours constituants, « la notion de constitution est essentiellement juridique et fondationnelle. Elle est juridique parce qu’elle porte sur l’établissement de règles. Elle est fondationnelle parce que ces règles fixent le cadre à partir duquel d’autres règles pourront être établies ». De fait, l’adjectif constituant implique un geste premier : fixer fermement dans le sol un objet vertical qui inscrit un repère dans un territoire. En latin3, constituere c’est « placer debout, dresser » ; de là « placer, établir », « élever, construire, fonder », et par un geste institutionnel « fixer quelqu’un à une place déterminée » : celle de roi par exemple. Il y a constituance dans la mesure où un dispositif énonciatif fonde de manière performative sa propre possibilité, tout en référant cette légitimité à un Destinateur. Les énoncés constituants doivent établir leur légitimité à travers leur énonciation même, activer et valider les normes qui président à leur déploiement. Certes, un texte juridique est bien éloigné d’un texte scientifique ou d’un texte philosophique, mais ils ont en commun de définir eux-mêmes les conditions de leur propre autorité.

Ce qui permet de définir dans l’univers du discours une zone spécifique, celle des « discours constituants », c’est en effet que dans toute société il existe des discours qui « font autorité », qui peuvent donner sens à l’existence et aux actes de la collectivité, parce qu’ils occupent une position ultime. Ces discours ont ainsi un fonctionnement singulier : zones de parole parmi d’autres et paroles qui se prétendent en surplomb de toute autre, discours placés sur une limite et traitant de la limite, ils doivent gérer énonciativement les paradoxes qu’implique leur statut. Pour ne s’autoriser que d’eux-mêmes, ils doivent se montrer liés à un Absolu qu’ils posent comme préexistant mais qu’ils reconfigurent à travers les énonciations mêmes par lesquelles ils s’autorisent de lui. Les énoncés qui en relèvent, par leurs propriétés mêmes, doivent légitimer leur propre émergence, l’événement de parole qui les porte.

On pourrait objecter que le discours juridique ne se fonde pas réellement sur lui-même : pour asseoir ses présupposés, il fait souvent appel à des considérations d’ordre religieux ou philosophique. En France, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, qui repose sur la philosophie des Lumières, sert de point d’appui au préambule de la Constitution Française de 1958 : « Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789 ». Dans des pays théocratiques, en revanche, la loi est rendue au nom de Dieu. Mais cela ne doit pas faire illusion : la machine juridique a sa logique propre et peut s’accommoder de légitimations diverses, qui ne touchent pas aux ressources qu’elle mobilise pour construire son ontologie, sa syntaxe et ses procédures de validation.

Les « discours constituants » ont par nature une portée globale, leurs énoncés sont censés concerner l’ensemble de la communauté. Mais ils sont élaborés localement, dans des milieux très restreints. Ils se posent en surplomb de la société, mais celle-ci les enveloppe de toutes parts. Leur rôle est d’articuler ce qu’on pourrait appeler un archéion. En grec ancien, l’archéion c’est à la fois le siège de l’autorité, un corps de magistrats, mais aussi les archives publiques. Le terme noue ainsi étroitement la fondation dans et par le discours, associée à un corps d’énonciateurs consacrés en charge d’une mémoire.

L’une des difficultés majeures que soulève cette notion de « discours constituant » est qu’elle intègre dans une même catégorie des discours qui, à l’évidence, sont hétérogènes. Chaque « discours constituant » se caractérise en effet par une manière propre de s’inscrire dans la constituance. Il y a loin par exemple de la Révélation impliquée par les religions du Livre à la manière dont les scientifiques ou les philosophes valident leurs énoncés. Il faut donc se tenir sur une ligne de crête : ne pas chercher à réduire leurs divergences, tout en mettant en évidence le fond d’invariance sur lequel elles se détachent. On peut ainsi faire apparaître des propriétés qui, sans cela, seraient ignorées ou minorées et, au-delà, réfléchir sur la manière dont tel ou tel type de société gère une inéluctable constituance.

En Occident, depuis l’Antiquité grecque les « discours constituants » sont pluriels. Aucun ne dispose d’un monopole. Ils ne sont pas simplement juxtaposés, mais ne font qu’un avec la gestion incertaine de leurs frontières, dont le tracé bouge en fonction des époques, des conjonctures, des doctrines. Un événement comme le procès de Galilée témoigne de manière dramatique et mémorable de ces tensions qui, la plupart du temps, s’exercent dans la plus grande discrétion, entre des discours qui par ailleurs se traversent aussi de mille manières. Le discours juridique en témoigne. Il existe ainsi une Philosophie du Droit, mais les philosophes sont, en tant que citoyens, soumis au Droit et la Philosophie est par nature hantée par la juridicité. À cet égard, le ‘tribunal de la Raison’ kantien est bien plus qu’une métaphore : peut-on concevoir une Philosophie qui échappe au quid juris ? L’Église catholique a institué un Droit canon et développé une casuistique à l’usage des confesseurs. Mais cette « judiciarisation » de l’Église témoigne elle-même d’une certaine conception de l’institution concernée : il n’y a pas de Droit canon dans les mouvements évangélistes.

2. Paratopie et auctorialité

Les « discours constituants » sont pris dans une appartenance paradoxale à la société, une paratopie. Certes, un « discours constituant » n’est pas incommensurable avec les autres domaines d’activité : il se présente comme un enchevêtrement d’institutions et de pratiques, et on peut analyser la trajectoire de ses locuteurs en termes de stratégies ou de carrières. Mais il faut aussi prendre acte de l’excès qui lui donne sa raison d’être. La société ne peut se présenter comme un réseau de places légitimes qu’en étant trouée de « places » problématiques, qu’on ne peut mettre qu’entre guillemets : celles que présupposent les « discours constituants ». Sans localisation il n’y a pas d’institutions permettant de légitimer et de gérer les énoncés, mais sans dé-localisation il n’y a pas de constituance véritable.

Cette paratopie qu’on peut dire constitutive, qui concerne tous les « discours constituants », se distingue des paratopies que doivent élaborer les individus qui s’autorisent d’eux. Il revient en effet à chaque producteur d’énonciation constituante de construire ses modalités propres d’appartenance/non-appartenance à la société, de s’engager dans une périlleuse négociation entre le lieu et le non-lieu. Pour définir sa « place » paradoxale, il lui faut aménager une vie qui permette de définir la paratopie à travers laquelle seront produits les énoncés capables de légitimer les conditions qui les ont rendus possibles (Maingueneau 2004b, 2012, 2016).

Or, de ce point de vue le discours juridique se singularise. Il n’est pas requis de ceux qui font ou qui appliquent la loi qu’ils élaborent une impossible appartenance pour produire une parole singulière ; on n’attend pas d’eux qu’ils soient des « auteurs », au sens de Michel Foucault :

Note de bas de page 4 :

Foucault 1969 : 35.

En fait, si l’on parle si volontiers et sans s’interroger davantage de l’« œuvre » d’un auteur, c’est qu’on la suppose définie par une certaine fonction d’expression. On admet qu’il doit y avoir un niveau (aussi profond qu’il est nécessaire de l’imaginer) auquel l’œuvre se révèle, en tous ses fragments, même les plus minuscules et les plus inessentiels, comme l’expression de la pensée, ou de l’expérience, ou de l’imagination, ou de l’inconscient de l’auteur, ou encore des déterminations historiques dans lesquelles il était pris. (Foucault 1969 : 35)4

Certes, il est bon que les hommes de loi, les juges en particulier, soient exemplaires, au même titre par exemple que les gendarmes, mais c’est là tout autre chose que la connexité profonde entre une doctrine et une existence singulière. Les serviteurs de la loi peuvent avoir des modes de vie et des convictions très divers.

Le discours scientifique lui aussi se présente comme un discours foncièrement collectif, où la parole qui se veut légitime doit se conformer à des règles qui se matérialisent dans des formatages textuels contraignants. Dans les deux discours ces règles se veulent au service d’une éthique : respect des procédures qui permettent de garantir la conformité à la Justice, respect des méthodes qui permettent d’accéder à la Vérité. Et comme dans le discours juridique on n’attend pas du savant qu’il élabore une vie singulière, à la mesure d’une parole singulière. Mais, et c’est là une différence essentielle entre les deux discours, le savant signe ses textes. Certes, par un contrat tacite, chaque locuteur qui se réclame de telle ou telle discipline qui se présente comme scientifique renonce à manifester une singularité énonciative pour pouvoir bénéficier de la reconnaissance de sa valeur par les autres membres. Mais le discours scientifique est entièrement suspendu aux noms propres qui figurent en tête des publications. On est loin du discours juridique, qui se doit d’effacer la singularité des rédacteurs. La « Loi Scrivener » n’est pas une loi écrite par la Secrétaire d’État Christiane Scrivener, ni l’« Amendement Charasse » un amendement rédigé par le ministre du même nom. La « Loi Scrivener » n’est qu’une manière commode pour les professionnels de désigner une section du Code de la Consommation et l’« Amendement Charasse » une disposition fiscale sur les charges financières liées à l’acquisition d’une société. Le véritable responsable de ces énoncés est cet actant sans visage qu’est « le Législateur ».

Cela est vrai, à un niveau supérieur, du recueil de lois. Le « Code Napoléon » porte le nom de celui qui a soutenu son achèvement et l’a promulgué. Il est vrai que, pour des raisons politiques, le Code Civil des Français a quelques années porté ce nom, pendant l’Empire évidemment. Mais ce ne peut être qu’une paternité mythique. Retracer la genèse d’un tel monument, ce n’est pas trouver la figure souveraine d’un auteur, mais remonter de commission en commission pour observer comment il a été fabriqué à partir de codes antérieurs. Les historiens latins eux-mêmes n’ont pas jugé nécessaire d’attribuer le corpus des lois à un fondateur singulier : la Loi des Douze Tables, le premier corpus de lois romaines écrites, est le fait d’un collectif, deux collèges de dix membres : des decemvirs.

L’autorité de l’écrit juridique est renforcée par le fait que, précisément, ses rédacteurs sont un groupe d’anonymes, à la mesure de l’« isonomie » qu’entendent faire valoir de tels codes. Un texte de loi est produit par des groupes d’hommes et de femmes particuliers inscrits dans un contexte particulier, mais il se doit d’effacer dans son énonciation tout ancrage déictique (Barraud 2021 : 159-167). Sa responsabilité peut ainsi être attribuée à cet « hyperénonciateur » (Maingueneau 2004a : 111) qu’est « le Législateur », dont l’éthos manifeste des valeurs telles que l’impartialité et l’universalité, indexées à « la Justice ». On peut parler ici d’un éthos « décorporé » (Maingueneau 2022 : 31), caractéristique des genres de discours (articles dans les revues scientifiques, recueils de lois, dictionnaires, procès verbaux de séances, rapports d’experts, etc.) dont les rédacteurs appartiennent à un corps, une communauté aux normes contraignantes. Il se produit un transfert de la responsabilité de l’énonciation à ce corps, qui est censé être animé par les valeurs dont l’énonciation tire son autorité. Dans le discours scientifique, chaque signataire se dessaisit de sa singularité énonciative au profit de cet être sans visage qui, en retour, confère une autorité maximale à ses énoncés ; en revanche, dans le discours juridique la tension entre l’individu et le groupe est beaucoup plus faible, puisque l’auctorialité est anonyme et collective.

De toute façon, par son parcours le texte de loi défie toute auctorialité simple : depuis son élaboration en commission jusqu’à sa promulgation, en passant par sa mise en forme, les propositions d’amendements et sa discussion au Parlement, il ne saurait renvoyer à la figure pleine d’un auteur singulier. Les intérêts des divers groupes qui participent à sa fabrication ne convergent pas nécessairement, mais, qu’il s’agisse d’élus, de juristes ou d’agents de l’administration, ils doivent se conformer à des normes de rédaction communes (exprimées en termes d’« intelligibilité », de « précision », de « clarté »…) qui incarnent les valeurs attachées au Destinateur du discours juridique. Ce faisant, ils construisent aussi leur unité : la fabrique de la Loi est un travail qui implique des institutions dont elle assure en même temps la cohésion et la légitimité.

3. La pluralité des textes

Le fait que je mette l’accent sur l’élaboration de la loi ne doit pas faire oublier que même si le discours juridique est suspendu à un « Thésaurus » de textes premiers, à l’instar des autres « discours constituants » il se présente comme un enchevêtrement de pratiques discursives, écrites mais aussi orales, qui s’exercent dans des espaces institutionnels très divers dont le réseau définit un secteur délimité de l’activité discursive d’une société.

Le « Thésaurus » dont se soutiennent ces pratiques n’a cependant rien d’un bloc intangible. Quel que soit le « discours constituant », on ne cesse de débattre pour déterminer quels textes en font partie et comment ceux qu’il renferme sont hiérarchisés. En matière de Philosophie ou de Littérature, il n’existe pas d’institution qui ait pour fonction de hiérarchiser les textes pour l’ensemble de la collectivité, mais la doxa sur la littérature considère qu’il existe des « grands auteurs » qui, plus que d’autres, méritent d’être commentés et transmis de génération en génération, des hommes ou des femmes dont le geste créateur est un objet de fascination. Nul ne conteste non plus l’idée que sur l’ensemble des textes d’un auteur certains sont jugés plus cruciaux que d’autres. Pour M. Gueroult, par exemple, « toute interprétation de la métaphysique cartésienne doit reposer avant tout sur le petit traité des Méditations. Non qu’il contienne toute la matière de la philosophie ..., mais parce qu’il renferme les éléments essentiels présentés selon leur justification vraie » (Gueroult 1953, 1 : 23). Quand on a affaire à du discours religieux ou du discours juridique, il en va autrement car les enjeux sont d’une tout autre nature. Si l’on prend l’exemple de l’Islam, ce « Thésaurus » qu’est la sunna contient bien évidemment le Coran, mais aussi les recueils de ‘hadiths’, qui rapportent les actes et les paroles du Prophète. Une double hiérarchie est établie : d’une part entre le Coran, directement révélé par Dieu, et les ‘hadiths’, d’autre part entre les ‘hadiths’ eux-mêmes, qui sont soigneusement classés en fonction de leur fiabilité. Mais ce classement est l’objet de constantes discussions entre les spécialistes. Le Coran lui-même n’est pas épargné par la discussion, dès lors que l’exégète se heurte à des versets contradictoires. Or on est bien obligé de hiérarchiser ces versets puisqu’ils servent de base à des décisions d’ordre juridique.

Note de bas de page 5 :

Cf. Code Civil des Français, https://www.legifrance.gouv.fr/codes/id/LEGITEXT000006070721/ ; consulté le 18/3/2022.

Le « Thésaurus » du Droit français renferme des textes tels que les Codes écrits, la Constitution, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ; ces sources directes sont par ailleurs associées à des sources indirectes qui sont censées les éclairer, mais ne sauraient jouer leur rôle. Même s’il intègre des éléments pluriséculaires, voire plurimillénaires, ce « Thésaurus », à la différence de celui des discours religieux, philosophique ou littéraire, qui accumule les « chefs d’œuvre » au fil des siècles, évolue constamment. Les Codes sont sans cesse actualisés, et on ne peut être assuré du contenu de la Loi en vigueur qu’en consultant la dernière édition imprimée ou les sites dédiés sur internet. Si on se rend le 18 mars 2022 sur Légifrance, on peut voir que le Code Civil est précédé de la mention « Version en vigueur au 18 mars 2022 »5. Plusieurs Constitutions se sont succédé, et la dernière a connu pas moins de vingt-quatre modifications entre 1958 et 2008. L’ultime révision a modifié plus de la moitié des articles. Seule la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 semble échapper à la règle. Elle est en effet considérée comme un monument, la trace d’un acte fondateur ; en réalité, si elle appartient bien au Droit Positif, c’est de manière indirecte, par le renvoi qu’y fait le début du préambule de la Constitution de 1958.

Cette actualisation permanente est rendue possible par la relation singulière qu’entretient le discours juridique avec l’auctorialité. Ajouter ou retrancher un paragraphe à l’Evangile, prouver qu’un texte a été faussement attribué à Kant ou à Marx, attribuer à Pasteur une découverte de Koch, voilà qui est lourd d’enjeux. En revanche, d’un concile à l’autre l’Église n’a pas de scrupule à remanier le Droit canon, le corpus doctrinal ou réglementaire car, en dépit de la variation des textes qu’elle produit, l’institution est censée rester la même à travers le temps : au-delà du Destinataire, la communauté des fidèles représentée par l’Église, il y a l’Esprit saint, son Destinateur. Pour le discours juridique la variation est annulée par l’existence d’un Destinateur stable, le « le Peuple français », qui est aussi son Destinataire, son bénéficiaire.

Certes, les articles de loi sont réécrits, de nouveaux apparaissent, mais l’édifice ne donne pas un sentiment d’instabilité. À l’intérieur d’une culture juridique donnée, la textualité des Codes, dans sa double modalité d’organisation et de dispositif d’énonciation, n’est en effet guère sujette à variation. Quelle que soit l’ampleur des modifications, elles interviennent à l’intérieur d’un agencement invariant, qui distribue livres, titres, articles, chapitres, sections…, soumis à des contraintes linguistiques très fortes, abondamment étudiées par la Linguistique Juridique (Bourcier (dir.) 1979 ; Cornu 2005) : elles confèrent à la Loi l’ethos « décorporé » qui est requis.

On est loin de la Religion, de la Philosophie ou de la Littérature, dont les « Thésaurus » – centrés sur des auteurs singuliers et des œuvres qui sont autant d’événements énonciatifs – ne sauraient être actualisés autrement que par le commentaire. Molière est notre contemporain non parce qu’on réécrit son texte mais parce qu’on l’interprète, aux deux sens du mot, dans un sens approprié : par le commentaire et par la manière dont on met en scène ses pièces. Ce renouvellement permanent des interprétations, fondée sur une « exotopie » (Bakhtine 1984 : 348), va de pair avec un effort permanent pour retrouver le texte tel qu’il était à l’origine, débarrassé des altérations qu’il aurait subies, appréhendé dans la pureté de l’événement qui l’a fait apparaître.

La notion même de totalité textuelle est également très particulière dans le discours juridique. Les unités fondamentales en Religion, en Littérature ou en Philosophie sont des œuvres. Et si l’on commente un passage de la Bible, d’un grand philosophe ou d’un grand écrivain, c’est en les inscrivant dans des totalités plus vastes : l’ensemble du texte dont il fait partie et, au-delà, la religion, la doctrine ou l’esthétique dont témoignent l’ensemble des énoncés référés au même auteur. Les Codes, eux, se présentent comme des totalités à l’architecture particulièrement complexe et rigoureuse, où l’article de loi est un élément d’un système fondé sur une ontologie et un découpage de l’activité humaine. Mais si l’ensemble du Code Civil forme un seul texte, chaque article, chapitre, titre ou livre a des règles de cohésion textuelle spécifiques. Car dans le « recueil » les éléments ont été prédécoupés pour pouvoir être appréhendés isolément, en fonction des cas traités. Ce dont témoigne la numérotation, qui permet de référer directement à tel ou tel article. L’article 383 du Code Civil (extrait de la Section 1, du Chapitre II du Titre IX du Livre I) est destiné à trancher un point très précis, en l’occurrence les conflits entre administrateurs légaux et mineurs, et celui qui le consulte n’a nullement besoin de relire l’ensemble du chapitre pour en faire un usage approprié.

Le « Thésaurus » juridique gère ainsi d’une façon qui lui est propre une contrainte qui, en réalité, est commune aux textes relevant des « discours constituants » : celle d’avoir deux modes d’existence : (i) comme totalités ; (ii) comme fragments. Cela leur permet de mieux innerver le corps social. Les textes premiers sont en effet voués à se disséminer, comme le montre la pratique qui consiste à découper certains corpus prestigieux (Aristote, Platon, la Bible…) en fragments numérotés. Le Coran s’analyse en sourates, qui se décomposent elles-mêmes en plus de 6000 versets, autant d’unités isolables que l’on peut citer ou afficher sur un mur. Les textes littéraires ou philosophiques sont voués à être découpés en passages que l’on peut citer, réciter, commenter. Les lois de la thermodynamique sont des « lois » parce que ce sont des formules qu’on peut insérer à tout moment dans sa démonstration sans se préoccuper des textes premiers où elles ont été énoncées.

4. Le champ et ses acteurs

On pourrait objecter que le discours juridique n’est pas le seul à ne présenter que des textes actualisés. Il semble en effet que ce soit aussi le cas du discours scientifique, du moins pour les sciences dites « dures », ou pour les aspects « durs » des Sciences Humaines et Sociales. Comme dans le discours juridique, cette actualisation constante va d’ailleurs de pair avec la soumission des rédacteurs à des formatages génériques très contraignants, imposés par la collectivité.

Des différences apparaissent néanmoins. L’actualisation du « Thésaurus » scientifique est portée par une logique de progrès des connaissances. En revanche, il est difficile de dire que le Code de telle année constitue un « progrès » par rapport au Code antérieur, même si c’est souvent ainsi que les promoteurs présentent les modifications qu’ils introduisent. Certes, le Code s’enrichit : il s’efforce de résoudre des problèmes qui ne se posaient pas auparavant ou d’envisager de manière différente les problèmes qui se posaient déjà, mais le nouveau Code ne s’inscrit pas dans la même société.

Une autre différence entre les deux discours est que la production de nouveaux énoncés scientifiques est soumise à une logique de concurrence. Quand on parle du « théorème de Fermat », des « lois de Mendel » ou de « la constante de Planck » on se réfère aux auteurs d’énoncés qui ont fait événement dans une discipline. Quand ils publient leurs résultats, les chercheurs mettent l’accent sur leur singularité, sur l’inadéquation des modèles concurrents, qui sont mentionnés et récusés, ils entendent instituer un avant et un après de leur énonciation. C’est dans un second temps que s’efface cette « événementialité » de la découverte : une fois que les résultats ont été validés par l’ensemble de la communauté, il revient aux ouvrages de synthèse et aux manuels régulièrement mis à jour de diffuser l’état d’un certain secteur du savoir à un moment donné.

Pour le dire vite, le discours juridique se distingue des autres « discours constituants » parce qu’il ne semble pas soumis à une logique de champ (Bourdieu 1976 : 88-89), plus spécifiquement de champ discursif (Maingueneau 1983 : 15) où se confrontent divers positionnements (doctrines, courants, théories, écoles…). Dans un champ cette concurrence s’exerce au niveau des discours premiers, là où s’élaborent les textes appartenant au « Thésaurus », mais aussi au niveau des genres seconds : pour la littérature, par exemple, il y a des conflits dans l’interprétation des œuvres ou dans la façon dont il convient d’enseigner la littérature à l’école.

Pourtant, le discours juridique n’échappe pas à la conflictualité. Certes, dans un système fondé sur la loi écrite il ne peut y avoir pour un même territoire plusieurs systèmes judiciaires valides simultanément ; et si c’est le cas, il doit exister un principe qui délimite les compétences de chacun. Mais la conflictualité est en réalité reportée sur l’environnement discursif des Codes. À la différence des autres « discours constituants », le discours juridique se construit sur l’association d’une zone qui efface la conflictualité et d’un environnement de forte conflictualité. Il existe par exemple une Philosophie du Droit, un champ spécifique où s’affrontent diverses théories (fonctionnalisme, formalisme, conventionnalisme…). Il existe aussi par exemple une Théorie Générale du Droit, chargée de définir la manière dont les concepts juridiques sont formulés, les hiérarchies normatives sont définies et les notions juridiques sont enseignées, à l’usage de la communauté des juristes. En outre, l’élaboration des textes ouvre de larges espaces au débat : tant dans les commissions préparatoires que dans les discussions des parlementaires. Et ces conflits, loin d’être effacés, sont soigneusement consignés. Ils peuvent même être évoqués quand il s’agit de justifier une certaine interprétation de la loi. On conserve également la trace des transformations qu’a pu subir le texte, alors même que seul son dernier état est valide. L’existence même de juridictions telles que la Cour de Cassation ou le Conseil d’État qui ont pour mission d’arbitrer les conflits résultant de l’application de la Loi aux niveaux inférieurs signifie que le Droit est tout à la fois une machine qui efface les conflits et une machine qui les met en évidence et les structure pour mieux les arbitrer. Mais là encore le discours juridique se distingue car il est le seul à trancher les conflits. Ce qui est évidemment impensable quand il s’agit de champs discursifs, où toute domination ne peut qu’être précaire.

5. Du code langagier à l’exégèse

Étant donné la position paradoxale qu’occupent les « discours constituants » dans l’univers du discours, les textes des « Thésaurus » ne sauraient avoir une relation purement instrumentale à la langue : ils ne peuvent pas se contenter de choisir les ressources linguistiques qui seraient les plus « commodes » ou les plus « efficaces ». Un « discours constituant » doit en effet présupposer que les ressources linguistiques qu’il mobilise ne sont pas contingentes, que ce sont celles qui sont légitimes, eu égard à l’Absolu dont il s’autorise. C’est ce que cherche à capter le concept de « code langagier », qui associe communication et prescription. Ce « code langagier » peut être appréhendé à deux niveaux : en premier lieu à travers le choix d’une langue, en second lieu à travers le recours à un certain usage de cette langue.

La question du « code langagier » se pose cependant de manière différente pour chaque « discours constituant ». Pour les religions révélées, par exemple, le choix de la langue est étroitement lié à la doctrine. Le fait que les Évangiles aient été rédigés en grec et non en hébreu, ou que Luther ait traduit la Bible en langue vernaculaire implique une certaine conception du christianisme. Et les philosophes n’ont pas manqué de commenter le fait que l’Éthique de Spinoza ait été écrite en latin, les Méditations métaphysiques de Descartes en français, que Leibniz ait écrit en latin, en français et en allemand. Et que dire de la littérature, qui est par nature ancrée dans la diversité des langues naturelles ?

Or, là encore le discours juridique montre sa spécificité. Il se distingue non seulement du discours littéraire, philosophique ou religieux, où les choix en matière de langue sont une des dimensions du positionnement, mais encore du discours scientifique. Ce dernier ne prescrit pas quelle langue il faut utiliser, mais dans chaque discipline on observe que la production scientifique est soumise à une logique de marché, qui implique des rapports de domination symbolique au profit d’une ou plusieurs langues. Ce ne peut pas être le cas du discours juridique, dès lors qu’il est fondé sur un espace national associé à une ou des langues officielles. Ses codes ne sauraient être légitimes s’ils ne sont pas rédigés dans une langue qui est partagée par le législateur et les citoyens, la langue du Destinateur et du Destinataire ultime : le Peuple. Le Code Civil des Français est écrit dans la langue des Français, qui doivent se l’approprier pleinement. Du moins, c’est le cas dans les systèmes juridiques modernes, car on trouverait aisément dans l’histoire des exemples de Codes rédigés dans une langue distincte des langues vernaculaires ; ce qui exige l’intervention de médiateurs pour assurer la relation avec les justiciables. En France la fameuse ordonnance de Villers-Cotterets (1539) marque le passage d’un code en latin à un code en langue vernaculaire.

Le fait que le « Thésaurus » du discours jurique ne permette pas le déploiement de styles singuliers a pour effet de convertir le « code langagier » collectif en une langue de spécialité bien reconnaissable, celle d’une communauté professionnelle. Il permet aux différents acteurs de se coordonner pour accomplir des tâches et contribue aussi à renforcer la cohésion du groupe qu’ils forment. En tant qu’objet, le Code « est voué à circuler entre les acteurs de la communauté juridique, une communauté fermée, foisonnant en symbolismes et en pratiques communes, fondatrices et continuatrices du sens juridique, lequel se construit sur la base du langage juridique » (Bittar 2021 : 2.3). Mais malgré toutes les promesses de « réconcilier les citoyens avec leur justice », de « rapprocher la loi et le citoyen », pour le commun des mortels le « langage juridique » reste une sorte de dialecte opaque abondamment caricaturé qui suscite un mélange de respect et de rejet et dont l’élucidation exige le recours à des médiateurs : les juristes.

Cette volonté souvent réaffirmée de « transparence » est révélatrice des valeurs par lesquelles se légitime l’appareil juridique. Sur ce point la différence avec le discours scientifique est nette : il est admis, voire requis que la science véritable ne soit pas accessible aux catégories du sens commun et que sa vulgarisation soit pour une bonne part vouée à l’échec. Le profane qui regarde à la télévision une émission sur la génétique ou même le malade à qui on explique à l’hôpital les bienfaits d’une thérapie génique sait bien qu’il n’a pas vraiment compris de quoi il retourne, mais il fait confiance aux scientifiques. En revanche, quand il s’agit d’expliquer des articles de loi ou le fonctionnement de l’appareil judiciaire à des citoyens qui ont un problème d’ordre juridique à régler il n’est pas question de vulgariser un savoir voué à rester inaccessible : les intéressés doivent comprendre exactement de quoi il retourne pour pouvoir prendre les décisions appropriées. Dans l’idéal, le médiateur qui joue les exégètes doit aboutir à rendre intégralement intelligible le contenu d’un segment très précis de la loi, faire comprendre les intentions du Législateur. L’opacité qu’il a à surmonter tient seulement au fait qu’il doit traduire dans les catégories du sens commun des textes qui obéissent à une économie propre.

On est donc loin de l’exégèse des textes philosophiques, ou religieux, où on s’efforce de référer chaque fragment à l’ensemble d’une doctrine, alors même que la distance entre le texte et le vécu des destinataires est considérable. Pour répondre à des questions du type : « quel message Dieu nous délivre-t-il ici ? », ceux qui commentent un passage de l’Évangile doivent montrer aux fidèles en quoi un texte écrit dans un monde, dans une langue et un genre bien éloignés d’eux les concerne au plus haut point. De ce fait, le statut de l’exégète est très différent. Quand il s’agit d’éclaircir un texte de loi on attend du médiateur qu’il soit un bon technicien, quelqu’un qui maîtrise une « terminologie » et qui est familier des « procédures ». Mais il est requis davantage des interprètes de poèmes, de sourates du Coran ou de dialogues de Platon : un charisme, une relation privilégiée à l’esprit qui est censé animer le « discours constituant » concerné.

Conclusions

Je suis bien conscient de n’avoir fait qu’effleurer un sujet d’une telle ampleur. Je n’ai en effet abordé que la question du « Thésaurus », sans même m’attarder sur sa matérialité : matérialité de ses supports, de ses inscriptions, de ses modes de circulation.

Il me semble néanmoins qu’une réflexion en termes de « discours constituant » est une piste de recherche riche de possibilités. Ne serait-ce que parce qu’elle n’isole pas le discours juridique dans l’ensemble de l’univers du discours, qu’elle l’inscrit dans une double interaction : i.) avec l’ensemble des pratiques non juridiques ; ii.) mais aussi, avec les autres « discours constituants ». Ce qui ne va pas sans difficultés car une telle approche va à l’encontre des tendances spontanées : au service d’un discours qui est voué à tracer des frontières, les spécialistes du Droit s’efforcent en effet de maintenir à tout prix la frontière ultime, celle qui sépare son espace de tout autre. Mais on a beau faire, le discours juridique n’est pas le seul à élaborer ses propres fondations, et cela l’assujettit à un certain nombre de contraintes. En raison de cette constituance qu’ils se partagent, les « discours constituants » ne sont pas seulement juxtaposés : ils se traversent l’un l’autre. La question de l’écriture n’est pas réservée à la littérature, le religieux n’est pas cantonné aux doctrines religieuses, pas plus que la juridicité n’est enfermée dans le discours juridique.

Il ne s’agit pas pour autant d’élaborer une approche qui intégrerait l’ensemble des disciplines qui ont le Droit pour objet, ni même de développer une discipline qui étudierait un secteur restreint des activités juridiques. Il s’agit plutôt d’aménager un observatoire, d’appréhender le discours juridique sous une certaine perspective, celle des conditions discursives de l’autorité. On ne saurait, cependant, se le cacher : l’intégration du discours juridique dans la catégorie des « discours constituants » est loin d’aller de soi. Chacun de ces discours a un fonctionnement spécifique, qui interdit de se contenter de similitudes de surface quand on le confronte aux autres. C’est là à la fois une chance et un risque. Une chance parce qu’en mettant systématiquement en relation des fonctionnements qui paraissent aussi hétérogènes, en les considérant à travers la même grille, on peut prêter attention à des phénomènes jusque-là rejetés à la périphérie, et surtout mieux comprendre comment ces différents discours assurent leur fonction. Un risque aussi parce qu’à tout moment on peut décider qu’ils sont irrémédiablement dispersés, qu’il n’y a pas matière à définir une catégorie qui les rassemble. Un programme de recherche transdisciplinaire de ce type ne peut donc s’évaluer qu’à l’aune des connaissances qu’il est susceptible d’apporter.

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