Le mythe de la démocratie The myth of democracy
Heloisa AKABANE
Université de São Paulo – Université Paris-Cité
L’article propose une analyse des dimensions sémiotiques de la démocratie, en observant leurs constructions actantielles, et notamment celle de l’actant « peuple ». Ensuite, on remarque la façon dont la démocratie est justifiée rhétoriquement à travers l’utilisation du récit mythique, et plus largement comment diverses stratégies discursives peuvent être adoptées dans un même régime de gouvernement. Enfin, on aborde la question de la valeur, en réfléchissant aux valeurs d’univers et d’absolu.
The article proposes an analysis of the semiotic dimensions of democracy, through the analysis of their actantial constructions, especially of the actant “people”. Then, we observe how democracy is rhetorically justified using mythical narratives, and more broadly how multiple discursive strategies can be adopted within the same regime of government. Finally, we address the question of value, reflecting on the value of universe and the value of absolute.
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Mots-clés : démocratie, Sémiotique du Droit, Sémiotique Politique, valeur
Keywords : democracy, Semiotics of law, Semiotics of Politics, value
Auteurs cités : Juan ALONSO ALDAMA, Norberto BOBBIO, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Eric LANDOWSKI, Alexis de TOQUEVILLE, Claude ZILBERBERG
1. Peuple et démocratie
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À ce propos, cf. le rapport 2022 (Executive Summary – Global Findings, Trend toward authoritarian governance continues). Consulté le 04/05/2022. Disponible sur : https://bti-project.org/fileadmin/api/content/en/downloads/reports/global.
- Note de bas de page 2 :
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Cf. Rapport Major Episodes of Political Violence – 1946-2019 (Dr. Monty G. Marshall). Consulté le 04/05/2022. Disponible sur : http://www.systemicpeace.org/warlist/warlist.htm.
Dans le monde, de façon générale, la société a traversé une période de crise démocratique et d’intensification de l’autoritarisme. La pandémie du COVID-19 qui a débuté fin 2019 a entraîné un affaiblissement des régimes politiques, avec des mesures d’état d’urgence et de contrôle renforcé de la population. Dans de nombreux cas, même lorsque la situation sanitaire s’est améliorée, ces mesures ont été maintenues en dépit des recommandations d’organismes comme l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS)1. De plus, en février 2022 la Russie a envahi l’Ukraine ; ce qui, avec la participation de l’OTAN, constitue le conflit le plus important du monde depuis la Seconde Guerre Mondiale2. Face à ces bouleversements récents, il nous semble important de réfléchir sur la démocratie et l’autoritarisme.
Nous proposons de commencer par une discussion sur les dimensions sémiotiques de la démocratie. Dans un premier temps, nous examinerons la définition de la démocratie tirée des pages des lois constitutionnelles contemporaines, en prenant l’exemple de la loi française et de la loi américaine. Ces définitions sont fondées sur une relation entre le peuple et le pouvoir provenant de l’héritage rousseauiste hégélien ancré dans l’opposition entre l’État et la société civile, ainsi que sur la conception individualiste de la société. Ainsi, la notion de souveraineté présente dans la démocratie restructure l’actant peuple (Fontanille 2021 : 74 ss). Pour comprendre comment cela se produit, nous allons réfléchir à la stratégie discursive mobilisée par le régime démocratique, à savoir le récit mythique qui est capable de redéfinir et de transformer l’ordre social.
Nous reprendrons la proposition de Zilberberg et Fontanille sur les valeurs dans la démocratie (1998 : 33-34) afin d’analyser la corrélation inverse entre aristocratie et démocratie, qui trouve son point de départ dans l’œuvre de Tocqueville (1992 [1835]). Cette perspective met en avant les relations entre les deux systèmes de gouvernement. Ensuite, nous proposerons une brève mise à jour des traits pertinents de l’objet, pour souligner la relation entre les valeurs d’absolu et la rhétorique autoritaire en tant que stratégie discursive.
2. Le récit mythique et le discours politique
Le discours mythique est « une élaboration modélisante secondaire des données du monde naturel et culturel » (Greimas et Courtés 1979 : 148). Au niveau discursif, du point de vue de l’actorialisation, le discours mobilise des acteurs qui se situent au-delà de l’humain, en raison d’une temporalisation particulière qui fait des mythes fondateurs l’explication des pratiques sociales. Sa spatialisation est ainsi associée aux lieux sociaux définis dans une culture donnée (Greimas et Courtés 1979 : 148). La mythification confère à l’action du futur une légitimité venant du passé, puisqu’elle est la configuration qui, par la présentation de l’action avant l’action (préfiguration), établit un nouvel ordre social ou politique (Fontanille 2021 : 87). Au niveau de surface des structures sémio-narratives, le mythe est cette manipulation qui établit la compétence des sujets opérateurs de la pratique sociale démocratique qu’on trouve justifiée par le récit.
Le mythe qui fonde la démocratie est le responsable de la création d’une relation qui instaure un régime où le peuple n’est plus une foule hétérogène de personnes, mais un collectif unifié. Une construction qui a son origine notamment dans le contractualisme. Le contrat social établit un état initial de la nature où règnent le chaos et la liberté absolue, puis un état final dans lequel, grâce à l’établissement d’un contrat fiduciaire, une coexistence harmonieuse est possible par la délégation partielle de la liberté. En liant le peuple à la souveraineté, on présuppose un état initial dans lequel cette relation n’existait pas. Cette construction porte donc en elle-même l’opposition entre l’État et la société civile.
Selon Hegel, il existe une scission (Entzweiung) entre la sphère politique et la sphère des besoins, ce qui fait que l’individu n’est pas considéré en lui-même comme un être politique : c’est la rupture entre l’identité individuelle et l’identité du groupe. La démocratie, dans une conception idéalisée, est celle où le peuple exerce sa pleine souveraineté, c’est-à-dire où la sphère politique, représentée par la souveraineté (objet) serait en totale conjonction avec le peuple (sujet), modalisé par la sphère des besoins (vouloir-faire). Cette conjonction pleine correspond à l’idéal de la pure démocratie relevant surtout des théories de Carl Schmitt. Nonobstant, selon certains acteurs ce modèle est impraticable (Böckenförde 1983 : 294). La notion d’actant collectif est en mesure d’expliciter cette contradiction interne.
Carl Schmitt (1928) affirme que la démocratie se constitue sur deux piliers : 1) l’identité qui présuppose une égalité substantielle unifiant un peuple homogène, en excluant ce qui est différent parce qu’il n’appartient pas au groupe ; 2) la représentation qui, pour être vraiment réalisable, demande l’identité immédiate entre gouvernants et gouvernés. Il s’agit de l’idéal de la pleine réalisation de la démocratie, qui « est d’abord un mythe, est aussi et plus dangereusement une idéologie » (Jouanjan 2019 : 09). Böckenförde (1983) souligne que cette idéologie, qui présuppose les notions de bien commun et de volonté homogène du peuple, cache derrière l’idéal d’unité une réalité plurielle. Il n’y aura jamais de volonté immédiate et unanime, même si les désirs sont partagés. Ainsi, transformer les volontés, qui ne sont même pas pleinement conscientes, en volonté politique, implique une « mise en forme » (Formung) qui n’est qu’une stratégie de domination (Herrschaftsform) (Jouanjan 2019 : 9). Ce sont des termes constitutifs qui supposent en eux-mêmes la projection d’une catégorie thymique sur une catégorie sémantique et qui sont non seulement descriptifs, mais également axiologisants.
En ce sens, le récit mythique peut avoir une énorme utilité, dans la mesure où il est mobilisé pour la construction du discours politique. Les acteurs du récit mythique sont ainsi les destinateurs par rapport aux acteurs de la pratique sociale ; par leur récit exemplaire, ils sanctionnent la performance des sujets sociaux. C’est justement avec cette stratégie discursive que le mythe devient une machine capable de reformuler et de transformer l’ordre social (Greimas 1979 : 148). À ce propos, nous remarquons encore que la fonction première du discours politique est de transformer les choses et non de les représenter (Alonso Aldama 2018 : 01). Le discours politique est en réalité une énonciation discursive dans laquelle l’énonciateur vise à convaincre (faire-croire) ses destinataires d’adhérer à une vision du monde. Ajoutons à cela que les discours politiques sont antérieurs à la formation des discours juridiques et leurs changements sont immédiatement perçus comme des modifications du processus de genèse des discours juridiques (Bittar 2021 : 62).
3. Peuple, souveraineté et communauté
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Cf. Constitution Française de 1958, article 2 « Son principe est : gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. »
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“We the People of the United States, in Order to form a more perfect Union, establish Justice, insure domestic Tranquility, provide for the common defense, promote the general Welfare, and secure the Blessings of Liberty to ourselves and our Posterity, do ordain and establish this Constitution for the United States of America.”
Pour la doctrine classique de la démocratie, développée au XVIIIe siècle, le peuple est le souverain qui, par une volonté collective, crée un gouvernement du peuple, pour le peuple et par le peuple3. Ce raisonnement est toujours d’actualité et se trouve dans des textes constitutionnels tels que la Constitution Française, qui stipule que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum » (Constitution Française de 1958, article 3). De ce fait, la démocratie concerne une relation entre la souveraineté nationale et le peuple. Le Préambule de la Constitution des États-Unis dit : « Nous, le Peuple des États-Unis, en vue de former une Union plus parfaite [...] nous décrétons et établissons cette Constitution pour les États-Unis d’Amérique »4 (The Constitution of the United States of America, 1787). Cela a pour conséquence que :
1) La définition du terme « peuple » se construit dans la relation entre ce qui est le peuple et ce qui n’est pas le peuple, c’est-à-dire entre peuple-totalité et peuple-partie négativement définie (Fontanille 2021 : 74-101). C’est l’acte de langage qui produit un peuple imparfait et un peuple parfait.
2) Le peuple est composé d’individus ayant des caractéristiques particulières et ne constitue pas un collectif homogène ; ainsi, il y a une tension entre peuple-totalité-intégrale et peuple-totalité-partitive, parce que dans ce collectif la totalisation se confronte à l’hétérogénéité (Fontanille 2021 : 74-101). Il faut ajouter enfin que le peuple a le rôle actantiel de « sujet, avec passions et affects d’un sujet collectif » ; il peut donc être un « collectif extense (commun et localisé) en immanence mais désaffecté, ou un collectif intense (affectif) mais déterritorialisé » (Fontanille 2021 : 100).
3) La souveraineté nationale serait la légitimation de l’autorité conférée par le peuple à la nation, considérée comme une communauté immanente. C’est la nation (Destinateur) qui garantit la souveraineté (Objet) dans l’immanence, en déléguant la manifestation au peuple (Sujet) (Fontanille 2021 : 65). Dans ce sens, nous pouvons qualifier le peuple de communauté sans souveraineté (Fontanille 2021 : 74-101).
Nous remarquons que la notion de représentation politique se révèle paradoxale lorsque le représentant est appelé à défendre les intérêts de la nation. Comment cela est-il possible si le représentant a ses caractéristiques propres et ses intérêts particuliers ? Est-il vraiment possible de fondre une unité partitive dans une totalité-intégrale ?
Les sociétés modernes reflètent cette contradiction, car elles sont composées de groupes autonomes qui luttent pour faire valoir leurs propres intérêts contre d’autres groupes. Dans les sociétés pluralistes, il n’existe pas de centre de pouvoir unique et chaque groupe a tendance à reconnaître l’intérêt national comme étant celui de son propre cercle (Bobbio 2002 : 21-26). Et, même si la loi affirme qu’« aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice [de la souveraineté nationale] » (Constitution Française de 1958, article 3), il nous semble que cela crée un vide qui peut être figurativisé par un ou plusieurs acteurs en fonction du discours employé.
Dans la démocratie, il y a un « lieu vide » (Lefort 1988 : 294) qui la rend sensible à la démagogie. Contrairement à la monarchie, dans laquelle le pouvoir correspond à des personnes identifiables, le peuple est une abstraction dont le niveau de référence est instable. Le peuple dans son ensemble n’occupe pas le pouvoir, ne gouverne pas, ne prend pas de décisions et ne possède pas d’intérêts (Schumpeter 1961). Le peuple n’est qu’un actant collectif inconsistant, au sens sémiotique (Fontanille 2021 : 113) ; un actant qui, selon la stratégie discursive employée, peut être figurativisé par divers acteurs. Cet « lieu vide » est rempli de différentes manières en fonction de chaque stratégie discursive (Fontanille 2021 :112-116). La démocratie est avant tout un ensemble de règles de procédure (Bobbio 2002 : 38) qui déterminent ce qui est autorisé pour la prise de décisions collectives. En effet, pour qu’une décision prise par des individus soit acceptée comme collective, elle doit d’abord se conformer à des règles indiquant quels individus sont autorisés à prendre des décisions et selon quelles procédures (op. cit. 19). Ces règles et limites définissent le rôle de l’État de Droit. Mais la primauté du Droit et ses garanties constitutionnelles ne suffisent pas pour assurer la démocratie.
4. La valeur de la démocratie
En réfléchissant au futur de la démocratie, Bobbio pose la question suivante : « Si la démocratie est surtout un ensemble de règles de procédure, comment peut-on prétendre avoir des citoyens actifs ? Pour avoir des citoyens actifs, certains idéaux ne sont-ils pas nécessaires ? Il est clair que les idéaux sont nécessaires ». Selon lui, cette réponse fait appel aux valeurs que nous pouvons extraire lorsque nous examinons les guerres d’idées qui ont donné naissance aux règles démocratiques (Bobbio 2002 : 37 et ss). D’ailleurs, les guerres de religion nous apprennent l’idéal de la tolérance. En outre, un régime n’est démocratique que s’il peut être instauré sans violence (Popper 1973 : 179). C’est l’idée de la non-violence qui nous permet de voir l’adversaire non pas comme un ennemi mais comme quelqu’un qui, dans le futur, est susceptible de prendre le pouvoir. Cela nous amène à l’idée du renouvellement progressif de la société.
Nous observons une distinction entre : d’une part, les définitions formelles de la démocratie, axées sur les procédures qui doivent être présentes pour qu’un régime soit considéré comme démocratique ; d’autre part, les conditions matérielles qui permettent de vérifier la présence et le respect de certaines valeurs qui soutiennent ces procédures. Nous pouvons également considérer que la tendance contemporaine est d’adopter des définitions matérielles, avec la reconnaissance de valeurs liées à la démocratie.
De la démocratie en Amérique de Tocqueville (1992 [1835]) montre une corrélation inverse dans l’opposition entre régime démocratique et aristocratique (Zilberberg et Fontanille 1988 : 33), comme on peut le voir dans la Figure (Fig. 1) suivante :
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Cf. Fontanille, Zilberberg 1998 : 34.
Fig. 1. Figure de l’opposition entre régime démocratique et régime aristocratique5
D’un point de vue objectif, dans le spectre des valeurs l’axe de l’intensité a pour terme extrême les valeurs de l’absolu, dans lesquelles domine la visée ; et l’extensité a pour terme extrême des valeurs d’univers, où domine la saisie (op. cit. : 33). La démocratie est un régime de participation dont l’opérateur est le mélange (op. cit. : 29) et qui a pour définissant la valeur d’univers (Zilberberg 2009 : 374). Son programme de base est continu et privilégie le commerce des valeurs. Ce régime aboutit à la confrontation tensive entre l’égal et l’inégal, et dans le scénario conduisant à l’égalité, les grandeurs sont interchangeables (Fontanille, Zilberberg 1998 : 21). Il nous paraît en effet possible, au vu des études sur les indicateurs démocratiques, que cette relation soit reproduite dans la démocratique et l’autoritarisme tels que nous les concevons aujourd’hui.
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Les classifications parmi les groupes de recherche sont distinctes, mais elles ont en commun une gradation continue entre les régimes de gouvernance, mesurés par des indices qui prennent en compte les scores sur plusieurs points, ce qui génère des résultats numériques. Les résultats composent une échelle qui classe les régimes. Freedom House propose la division entre “Consolidated Democracies, Semi-Consolidated Democracies, Transitional or Hybrid Regimes, Semi-Consolidated Authoritarian Regimes, Consolidated Authoritarian Regimes” ; World Values Survey propose une division en régions culturelles, fondée sur le modèle de carte culturelle (cf. Inglehart, R & C. Welzel, Modernization, Cultural Change and Democracy: The Human Development Sequence, New York: Cambridge University Press, 2005). Bti-project opte pour la gradation entre “Democracies and autocracies”. Selon Systemic Peace, la classification se ferait entre “Democracies, anocracies, autocracies”.
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“Self-expression values give high priority to environmental protection, growing tolerance of foreigners, gays and lesbians and gender equality, and rising demands for participation in decision-making in economic and political life. (2) Secular-rational values have the opposite preferences to the traditional values. These societies place less emphasis on religion, traditional family values and authority. Divorce, abortion, euthanasia and suicide are seen as relatively acceptable (Suicide is not necessarily more common)” (Inglehart, R., C. Haerpfer, A. Moreno, C. Welzel, K. Kizilova, J. Diez-Medrano, M. Lagos, P. Norris, E. Ponarin & B. Puranen Et Al. (Eds.), 2014).
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“Traditional values emphasize the importance of religion, parent-child ties, deference to authority and traditional family values. People who embrace these values also reject divorce, abortion, euthanasia and suicide. These societies have high levels of national pride and a nationalistic outlook. (2) Survival values place emphasis on economic and physical security. It is linked with a relatively ethnocentric outlook and low levels of trust and tolerance” (Inglehart, R., C. Haerpfer, A. Moreno, C. Welzel, K. Kizilova, J. Diez-Medrano, M. Lagos, P. Norris, E. Ponarin & B. Puranen Et Al. (Eds.), 2014).
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Cette relation est également présente chez Zilberberg et Fontanille (1998). Dans cette théorie concernée par « la place de l’affectivité dans l’économie de la signification » (Zilberberg 2009 : 366), la première schizie est celle entre état d’âme et état des choses, à savoir, entre intensité et extensité. L’intensité mesure l’affectation et nous rappelle l’inégalité et la labilité, de sorte que son articulation élémentaire est [fort vs faible]. L’extensité est de l’ordre du décompte, du dénombrement, car « elle évalue la densité du champ de présence » (Zilberberg 2012 : 45) : quand le nombre des grandeurs est réduit, la phorie est concentrée. Mais quand le nombre de grandeurs est élevé, la phorie est diffuse. De cette façon, le fonctif basique est [concentré vs diffus].
La plupart des études d’indices démocratiques associent à la démocratie6 : (1) la prédominance des valeurs laïques, avec une moindre place accordée à la religion, sur les valeurs familiales traditionnelles et sur l’autorité ; (2) les valeurs relatives à l’expression de soi, comme un ensemble de valeurs d’écoute et de participation à la vie économique et politique, ainsi que des valeurs de tolérance identitaire, d’égalité des genres, et de protection de l’environnement7. Lorsqu’une nation s’éloigne de ces valeurs en marquant moins de points dans les scores, elle se dirige vers : (1) les valeurs traditionnelles, centrées sur la famille, la religion et l’autorité ; (2) les valeurs de survie, avec la priorité accordée à la sécurité physique et économique8. Ainsi, ce gradient comprend d’un côté les démocraties et de l’autre les autocraties, une opposition interne qui oriente le système vers une corrélation inverse9.
Dans les régimes autocratiques comme celui de l’aristocratie, la valeur prédominante est celle d’absolu (Zilberberg 2009 : 374). En outre, le fonctionnement des valeurs est associé à l’exclusion, qui a pour opérateur le tri. Il s’agit d’un programme de base qui restreint la circulation des valeurs ; parce qu’il est discontinu, il mène à la confrontation de l’exclusif et de l’exclu (Fontanille et Zilberberg 2001 : 29). Cette stratégie divise la population en deux groupes : les sujets détenteurs du pouvoir et les sujets qui deviennent des objets.
Le système démocratique, conçu comme un régime social, permet de comprendre ce qui se trouve au cœur de la question. Dans le mélange, l’excès déplace l’accent de la différence (de l’inégalité) vers la similarité (l’égalité), ce qui fait passer de la position atone de la diversité à la position tonique de l’universalité (Fontanille et Zilberberg 2001 : 34). L’universalité, de son côté, ne résiste pas à la durée, et la faute qui restaure la diversité survient en faisant diminuer l’enthousiasme pour la participation et la fraternisation.
La démocratie, dans ce contexte, est bien plus qu’un ensemble de règles. En tant que régime social, elle affirme des valeurs et en plus projette une esthétique et une éthique en concordance avec ces valeurs spécifiques (Zilberberg 2009 : 365). Dans cette optique, un vouloir du citoyen actif de s’engager dans le parcours narratif démocratique présuppose un savoir actualisant, un valoir-être qui estime la démocratie comme objet de valeur. Cela nous incite à réfléchir à la façon dont les valeurs se constituent et circulent dans les discours et les cultures, qui sont des macro-sémiotiques.
Finalement, la démocratie moderne n’existe que dans l’État moderne, responsable de la protection des droits humains. Sa construction débute dans la formulation du libéralisme économique avec la proposition de non-action de l’État dans la société civile, l’idée principale du libéralisme étant d’assurer les droits politiques et individuels : c’est là l’aspect négatif de la liberté moderne. La Révolution Française avec son idéal de fraternité suscite la lutte pour des droits diffus et collectifs et permet la consolidation des droits et des libertés. Ensuite, les conséquences sociales de la Révolution Industrielle apportent l’aspect positif de la liberté moderne avec la recherche de l’égalité et la lutte pour les droits sociaux, culturels et économiques.
Conclusions
Nous remarquons au cours de ces dernières années la tendance à un recul du régime démocratique dans le monde qui, comme nous l’avons dit, s’est intensifiée avec la pandémie déclenchée à la fin de 2019 et l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022. Dans ce scénario de crise, il est important de comprendre la démocratie, comment elle est organisée et justifiée, et en quoi elle diffère des autres régimes. Pour ce faire, nous avons choisi un plan de pertinence qui considère la démocratie comme un objet multiforme avec des contradictions internes, construit selon diverses stratégies discursives. Cela nous aide à comprendre la façon dont la démocratie est structurée et justifiée. L’exploration des dimensions de cet objet d’analyse passe par la compréhension de sa construction narrative, de sa justification rhétorique et plus encore, des éléments qui en font un objet de valeur.
En résumé, nous avons au niveau discursif les stratégies rhétoriques associées au discours mythique avec sa capacité de conférer une justification cognitive à travers la préfiguration qui légitime un nouvel ordre social ou politique (Fontanille 2021 : 87). Au niveau sémio-narratif, le schéma narratif suppose un parcours narratif conjonctif du peuple (sujet) et de la souveraineté (objet). Dans l’état initial, nous avons le chaos et la liberté absolue, et dans l’état final, grâce à l’établissement d’un contrat fiduciaire, on retrouve une coexistence harmonieuse grâce à la représentation. Finalement, au niveau profond, on reconnaît les structures élémentaires qui supposent l’opposition, provenant de l’héritage rousseauiste-hégélien (Duprat 1982 : 325), entre l’État et la société civile.
Cependant, il faut distinguer la conception mythique de la démocratie de ce que nous vivons en tant que société. Un scénario de conjonction totale du sujet avec l’objet veut dire identité immédiate entre gouvernants et gouvernés. Ce modèle de la pleine réalisation de la démocratie est impraticable et cache une axiologie particulière. Ce n’est qu’au niveau conceptuel que les processus de persuasion réciproque conduisent à des accords entre des sujets qui parviennent intentionnellement à un consensus sur le bien commun et la volonté populaire. Pour cette raison, la démocratie représentative n’a jamais présenté une adéquation parfaite avec le régime sémiotique de la manipulation, celle-ci n’étant qu’une stratégie discursive. Nous n’oublions pas que la fonction première du discours politique est de transformer les choses et non de les représenter (Alonso Aldama 2018 : 01).