La métamorphose picturale et le travail d’observation. Une étude de Van Gogh et Leroy
Anne Beyaert-Geslin
Université Bordeaux Montaigne
L’article fait l’hypothèse que la peinture, généralement assimilée à la représentation, doit plutôt être considérée comme une métamorphose. La métamorphose étant adoptée comme modèle théorique afin d’argumenter la capacité de transformation de la peinture, il réunit dans l’analyse deux œuvres, un tableau de Vincent Van Gogh, Le Semeur au soleil couchant peint en novembre 1888, et un ensemble de tableaux d’Eugène Leroy, dans lesquelles il reconnaît deux versions exemplaires de la métamorphose, l’une picturale et l’autre écologique. Il définit l’observation comme un travail.
The article makes the hypothesis that painting, generally assimilated to representation, must rather be considered as a metamorphosis. The latter being adopted as a theoretical model in order to argue the capacity of transformation of painting, it brings together in the analysis two works, a painting by Vincent Van Gogh, The Sower at sunset painted in November 1888, and a set of paintings by Eugène Leroy, in which it shows out two main versions of metamorphosis, a pictural and an ecological one. It defines observation as a work.
Index
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Mots-clés : ambiance, énonciation, lumière, métamorphose, peinture
Keywords : atmosphere, enunciation, light, metamorphosis, painting
Auteurs cités : Leon Battista ALBERTI, Emmanuel ALLOA, Pierluigi BASSO FOSSALI, Bruce BEGOUT, Émile BENVENISTE, Anne BEYAERT-GESLIN, Gernot BÖHME, Jean-François BORDRON, Pierre BRUNEL, Jean CLAIR, Emanuele COCCIA, Marion COLAS-BLAISE, Jérôme COLLIN, Denis DIDEROT, Maria Giulia DONDERO, Umberto ECO, Jean-Marie FLOCH, Paul FLORENSKY, Henri FOCILLON, Jacques FONTANILLE, Michel FOUCAULT, Nelson GOODMAN, Algirdas J. GREIMAS, GROUPE µ, Odile LEGUERN, Eugène MINKOWSKI, Audrey MOUTAT, Fernande SAINT-MARTIN, Meyer SCHAPIRO, Göran SONESSON, Raimund STECKER, Jean-Paul THIBAUD, Félix THÜRLEMANN, Pierre WAT
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Y-a-t-il une forme première ? On peut penser au faux commencement auquel renvoie la notion d’« origine du monde », par exemple, ou envisager une référence imaginaire, à moins que les formes picturales créent leur propre modèle en puisant dans l’imaginaire individuel ou collectif. La métamorphose situe en tout cas l’observateur dans un entre-deux particulier, où la différence est établie alors qu’elle ne peut véritablement constatée dans la mesure où la « forme première » n’est plus qu’un souvenir.
Cette étude fait l’hypothèse que la peinture, généralement assimilée à la représentation, doit plutôt être considérée comme une métamorphose. Alors que la représentation introduit l’idée d’une conservation de la forme (voir la discussion parallèle de la représentation et de la ressemblance chez Goodman, 1968), fût-ce par substitution et mise en présence d’une absence (le sens hérité du traité De pictura d’Alberti) ou présentation et intensification d’une présence (Alloa 2015 : 8), la métamorphose met l’accent sur son changement et la construction d’une différence. Pourtant, la métamorphose n’est pas un simple contraire de la représentation mais induit, elle aussi, une conservation de la forme, comme le suggèrent les définitions du dictionnaire. Pour le Robert et le Trésor de la langue française en effet, la métamorphose est un « changement de forme, de nature ou de structure, si considérable que l’être ou la chose qui en est l’objet n’est plus reconnaissable ». Ceci laisse penser que le changement, fût-il massif, n’oblitère pas complètement la forme première, qui reste nécessairement présente dans la mémoire du discours : « Se rendre compte qu’une forme n’est plus reconnaissable, c’est chercher à la reconnaître encore, c’est vouloir identifier les traces de la forme révolue » (Colas-Blaise et Beyaert-Geslin 2009 : 8). Il y a donc continuité de la forme dans la métamorphose via des niveaux d’existence distincts, le mode potentiel du souvenir s’avérant nécessaire pour établir le changement manifesté par la forme actualisée1. En peinture, la mer devient une marine, pourtant elle conserve nécessairement quelque chose de la mer et c’est elle que nous reconnaissons dans le tableau. Concevoir une peinture comme une métamorphose et non une représentation revient donc à faire prévaloir le changement sur la conservation sans les opposer telles des valeurs discrètes. Les définitions du dictionnaire introduisent une idée supplémentaire et, à travers la nécessité d’une reconnaissance, soulignent aussi la participation d’un observateur capable de mettre en comparaison les états de la forme pour évaluer le changement. Elles introduisent ainsi l’idée d’un travail.
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32 X 40 cm, Van Gogh Museum d’Amsterdam.
L’article adopte la métamorphose comme modèle théorique afin d’argumenter la capacité de transformation de la peinture. Il réunit deux œuvres, un tableau de Vincent Van Gogh, Le Semeur au soleil couchant peint en novembre 18882, et un ensemble de tableaux d’Eugène Leroy, dans lesquelles il reconnaît deux versions exemplaires de la métamorphose produite par la matière picturale. Le tableau de Van Gogh associe à cette métamorphose fondatrice de la peinture une métamorphose cosmogonique et écologique qui exploite les capacités explicatives et causales du mythe (Brunel 1974). Les tableaux d’Eugène Leroy problématisent quant à eux la métamorphose générique de la peinture en interpelant l’observateur quant à la possibilité même d’une forme. En prenant le processus de la métamorphose pour objet, ils l’érigent en métadiscours.
Une analyse énonciative des tableaux permet de décrire successivement les deux versions de la métamorphose (picturale et mythique) à partir de la relation nouée entre le producteur et l’observateur et dévoile une participation (Beyaert-Geslin 2020) différentiée de l’observateur à la construction du sens. Celui-ci s’appuie sur les marques relevant de ce qu’on appelle, depuis Benveniste (1974 et 1981), l’énonciation énoncée (la texture, la perspective et l’organisation des plans de profondeur, celle des couleurs, etc.) pour élaborer une hypothèse figurative et construire un sens possible. Ces marques offrent des « prises iconiques » (Bordron 2011) variables qui informent et saturent plus ou moins l’hypothèse figurative. Un rapport différent à la connaissance, une autre relation épistémique (faire croire/croire), sont proposés à l’observateur : quand Van Gogh fait savoir et voir, Leroy fait deviner et inventer le sens. À travers cette comparaison, on s’aperçoit que le cadre théorique de la métamorphose permet de contribuer à la théorisation de l’énonciation visuelle en argumentant le versant de l’observation trop négligé par les analyses et la participation de l’observateur à la construction du sens.
L’analyse des tableaux dévoile in fine l’implication de l’ambiance et la lumière à l’énonciation. Dans les deux cas en effet, un contre-jour, mis en récit (Van Gogh) ou mis en scène dans l’atelier du peintre (Leroy), autorise l’énonciation à « tourner le dos » à la perspective et, organisant son processus de l’arrière-plan vers l’avant du tableau, donne sens (comme direction et comme signification) à la métamorphose.
Une métamorphose pour construire une ressemblance
Pour saisir la spécificité de la stratégie énonciative du Semeur au soleil couchant de Van Gogh, il faut rappeler une recherche consacrée à la représentation de l’Autre (Beyaert-Geslin 2021) qui a montré comment, en accumulant les contrastes pour construire une différence, la peinture représente le Juif et le Noir. Pour ces deux figures, la stratégie mobilise des variables de position (centre ou périphérie), de volume (plus ou moins grand, donc premier plan ou arrière-plan) et d’orientation (face ou profil). Dans plusieurs tableaux analysés, le Juif est au centre, au premier plan et de profil, ce qui en fait un égal négatif du sujet principal (le « méchant »), alors que le Noir présenté en périphérie, à l’arrière-plan et de profil, triplement relégué, est désigné comme inférieur. Or cette stratégie de distribution des valeurs qui anticipe des stéréotypes iconographiques discriminants (faciès, accessoires vestimentaires, etc.), laisse une question en suspens : la juxtaposition des figures, qui facilite la comparaison, construit-elle nécessairement une stratégie de différentiation où les valeurs sont hiérarchisées ? La peinture pourrait-elle, au contraire, représenter une assimilation mutuelle amenant deux figures disposées sur le même plan à se ressembler ? Tel est précisément l’enjeu du tableau de Van Gogh, qui met pourtant en relation des existants éloignés du point de vue de l’anthropologie, non deux figures humaines, mais celles qui correspondent à un existant humain et un non-humain, un paysan et un arbre.
Vincent van Gogh, Le semeur au soleil couchant, novembre 1988, huile sur toile 73,5 X 93 cm, collection E. G. Bürhle, Zürich. Wikimediacommons
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On pourrait remarquer que la photographie n’échappe pas à cette difficulté et, ne pouvant affronter le plein soleil, le représente volontiers couchant ou levant.
Le tableau a été étudié par Fontanille (1989) dans un ouvrage consacré à la perspective, une approche justifiée par le fait que, comme le souligne Schapiro (1993 : 339), toute l’œuvre de Van Gogh témoigne d’une « lutte contre la perspective ». Dans son ultime tableau, le Champ de blé aux corbeaux (1890), la « lutte » se traduit par une inversion. Au lieu que les fuyantes qui supportent le dispositif perspectif se rejoignent en un point de fuite situé au fond du tableau, elles convergent vers l’avant, là où aboutissent trois chemins de terre. Une telle inversion ne se produit pas dans le Semeur au soleil couchant mais, comme pour confirmer au contraire les règles de la perspective, un soleil « plus grand que nature » (Schapiro, ibid.) est placé approximativement au point de fuite. C’est comme si l’astre, retournant le point de vue, nous regardait. Une oblique insistante guide l’attention vers un point de fuite situé à gauche, hors tableau, mais le regard reste solidement encadré par la forme épaisse de l’arbre qui le guide vers le soleil immense, d’autant plus fascinant qu’il constitue la plage la plus claire. La composition du Semeur au soleil couchant s’écarte sur ce point d’autres tableaux de Van Gogh (voir Champ labouré au soleil levant de 1889) où l’observateur, incité à suivre les lignes du champ jusqu’au point de fuite placé d’un côté, ne peut se détacher de l’astre qui attire son attention du côté opposé. La composition l’invite en somme à loucher. Dans Le Semeur au soleil couchant, le regard est précisément guidé par ces lignes directrices jusqu’à l’éblouissant soleil qui impose son paradoxe modal : on ne peut pas ne pas le voir (dans ce tableau) alors qu’il ne peut être observé (dans le « monde naturel »). On ne peut regarder le soleil en face et seule la peinture3 permet de soutenir sa violence.
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La description des couleurs du tableau est nécessairement approximative et subordonnée aux choix effectués par ses reproductions. Le couleur du soleil, en particulier, peut varier, selon le cas, du jaune de Naples à l’orangé.
Fontanille (1989 : 80) détaille l’organisation chromatique et topologique du tableau et désigne le soleil comme son origine. Scindant l’espace en trois plans, il observe une horizontalité puis une horizontalisation des fuyantes à l’arrière-plan, qui contraste avec une verticalisation et une verticalité à l’avant. Parallèlement, les couleurs passent du clair au sombre et du séparé au mêlé, précise-t-il. Son analyse pourrait être prolongée en suivant l’idée d’une sémiotique du mélange. Mise à part le soleil et une fuyante sur la droite dont la couleur hésite entre le rouge et l’orange, le tableau exclut les couleurs primaires. Le soleil jaune4, seule plage uniforme, contraste avec un ciel traversé par des lignes horizontales orange et jaunes. Au sol, la progression vers l’avant s’effectue via des plages striées de couleurs secondaires, vert et violet. Un mélange chromatique progressif – des couleurs secondaires vers les tertiaires – accompagne donc la verticalisation progressive des formes. Il restitue deux états d’une transformation de l’espace-temps où l’arrière-plan correspond à l’avant et le premier-plan à l’après. Cette sémiotique du mélange pourrait être affinée, révélant la collaboration de deux procédés : la fusion pigmentaire qui aboutit à une plage uniforme s’oppose au mélange optique qui, à partir des couleurs juxtaposées, situe le mélange dans l’œil de l’observateur. Dans la transformation spatio-temporelle, ces procédés pourraient constituer deux étapes, la juxtaposition étant alors préalable à la fusion qui rend les couleurs indissociables (Bordron 1991).
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Selon les reproductions, ces plages peuvent apparaître plus ou moins marron.
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Voir les descriptions des paysans faites à partir des différents métiers dans Beyaert-Geslin (2021).
Les deux figures du premier plan, l’homme et l’arbre, sont faites d’un « noir bleuté »5, couleur tertiaire correspondant plus ou moins au mélange de toutes les couleurs. Le semeur est décrit par ses vêtements, le sac de graines qu’il porte à son côté et ses deux mains plus claires. Si ces détails sont bien délinéés, les traits de sa physionomie sont en revanche estompés, ce qui renie le statut du visage comme foyer de l’identité. Défini par une identité générique, un rôle thématique, l’homme est, comme souvent dans la peinture du XIXe siècle6, le représentant d’une catégorie et d’un métier, un paysan et plus exactement un semeur, descendant de celui qui illustrait la page du mois d’octobre des Très riches heures du duc de Berry.
L’observateur au travail
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64 × 80,5 cm, Musée Kröller-Müller Museum, Otterlo. Van Gogh a peint plus de trente versions, dessins ou peintures, de son Semeur, qui le représentent à des distances variées. Voir le site du musée : https://www.vangoghmuseum.nl/en/collection/s0029V1962
Cette assimilation chromatique qui efface le visage de l’homme n’est qu’un élément d’une stratégie globale qui « travaille » une ressemblance plus profonde. Elle s’effectue via un cadrage qui situe les deux figures sur le même plan et les coupe au même niveau correspondant plus ou moins au dessous du genou, ce qui les réunit dans une torsion identique et dans l’action. Une légère excroissance à la droite du tronc de l’arbre, formant une rime plastique avec le genou de l’homme, lui aussi plié vers la droite, précise d’ailleurs la ressemblance des postures. Comme il l’indique dans sa correspondance avec son frère Théo, Van Gogh s’est inspiré, pour dessiner l’homme, du tableau de Millet (Semeur, 1850), dont le bas du corps est pourtant exposé, comme il l’est du reste dans une version intitulée Le semeur (juin 1888)7 qui le représente à distance, ce qui dévoile le bas de son corps et ses grandes enjambées à travers champs. L’équerre formée par ces jambes supprime en ce cas toute possibilité de mise en comparaison avec le tronc d’un arbre.
Vincent Van Gogh, Le semeur, juin 1988, huile sur toile, 64 X 80,5 cm, Kröller-Müller, Otterlo.
Wikimedia commons
L’homme et l’arbre sont deux corps au travail, presque symétriques, offerts à la comparaison au premier plan, que l’observateur, passant de l’un à l’autre, rendra solidaires. La composition semble presqu’équilibrée : le soleil au-dessus de la tête du semeur, comme une auréole, lui offre une sorte de complément de présence vis-à-vis de l’arbre. Les deux figures ne sont pas seulement à peu près symétriques mais, celui de l’homme étant compensé, leurs poids tendent à s’égaliser. On voit ainsi comment couleurs et formes coopèrent pour construire une stratégie d’assimilation des deux figures. Disposées sur le même plan, cadrées de façon identique et leurs poids de présence se compensant, elles représentent un homme-semeur et un arbre-semeur qui fécondent le champ de concert, leurs graines lancées à la volée se mélangeant les unes aux autres.
Cette étude du tableau de Van Gogh pourrait profiter d’une lecture énonciative. Suivant la voie ouverte par Benveniste (ibid.) et revisitée par la sémiotique visuelle (Dondero, Beyaert-Geslin et Moutat 2017), le cadre de l’énonciation permet de décrire le point de vue à partir duquel ce tableau a été conçu et d’étudier les contenus et valeurs offerts à l’observateur. En l’occurrence, l’analyse se concentrerait sur le positionnement particulier des trois figures, le soleil, l’homme et l’arbre. La disposition à contre-jour des deux dernières, non seulement légitime la ressemblance des semeurs, mais désigne aussi le soleil comme l’instance fécondatrice qui détermine le cycle de la vie, confirmant ainsi la dimension mythique de la métamorphose. L’analyse énonciative décrit ainsi une scène actantielle où un soleil en position de destinateur-manipulateur préside les transformations, l’homme et l’arbre n’intervenant dès lors qu’en tant que sujets manipulés, instruments de la transformation. Elle révèle comment le tableau est mis en activité. L’énonciateur ne dispose pas seulement les personnages d’une grande scène mythique, mais propose à l’observateur de nouer les liens chromatiques, d’établir les concordances figuratives qui s’ajoutent aux ressemblances superficielles des postures et, ainsi, de coordonner les mouvements d’ensemencement. Il assume alors le « travail » de la métamorphose, prend sa part dans la fécondation et les transformations du cycle de la vie tout en subissant, à l’instar des deux semeurs eux aussi au travail, la manipulation du soleil et sa chaleur accablante.
La rencontre à travers un rôle thématique partagé est rendue possible par l’assimilation des couleurs, unifiées et pareillement assombries par le contre-jour, mais se produit dans la matière qui constitue une chair commune. Schapiro (ibid.) ne considère-t-il pas Van Gogh comme un « peintre réaliste » qui s’efforce de donner consistance aux objets, de restituer leur chair en l’assimilant à la matière peinte ?
Dans les champs d’alentour, les deux procédés du mélange chromatique, renvoyant tantôt à une couleur énoncée (une plage monochrome obtenue par la fusion des pigments), tantôt à une couleur en cours d’énonciation (des pigments juxtaposés qui seront mélangés par l’observation), instruisent un effet aspectuel et rythmique en alternant l’arrêt (sur une plage monochrome isolée) et la reprise du mouvement (par la mise en contraste des plages de couleurs juxtaposées). Cette alternance accompagne les mouvements de la touche que Focillon décrit déjà comme une séquence aspectuelle. « La touche, écrit-il, est moment – celui où l’outil éveille la forme dans la matière. Elle est permanence, puisque c’est par elle que la forme est construite et durable […] –. La touche est le véritable contact entre l’inertie et l’action » (2000 [1943] : 63).
Lorsqu’elle constitue « une couche nue et lisse » (Focillon, ibid.), la touche revoie à « une permanence » et, ajouterait-on à l’accompli, mais si elle fait « une série de notes vibrantes », elle renvoie à l’inaccompli, comme si la chose était en train de se faire au présent et insistait même sur son propre commencement. Les valeurs tensives permettent de saisir cette ambivalence en opposant la touche étale (étendue sans intensité) évoquant une temporalité longue et achevée, à la touche vibrante (intensité sans étendue) qui produit un effet de réveil (l’éveil réitéré) et projette l’observation dans le présent. En activant les touches, en touchant à son tour, l’observateur participe donc au processus de la métamorphose du monde.
La duplicité de l’assimilation
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Van Gogh a pu également s’inspirer des œuvres d’Hokusai (La passe de Mishima dans la province de Kai, 1829-1833 et d’Hiroshige (La pruneraie de Kameido, 1857) dont il avait fait une reproduction l’année précédente. Pour cette intertextualité, voir les commentaires de Coccia (2019a).
Comment participe-t-il à l’assimilation mutuelle des deux figures du premier plan ? Celle-ci pourrait évoquer les formes de la similitude de Foucault (2007[1966]), la convenance qui amène les êtres différents, mis en contact, à se ressembler, et surtout l’émulation fondée sur la distance, un effet de miroir. Pourtant, un peu d’attention suffit à mesurer la duplicité de la stratégie d’assimilation et l’ambiguïté de son résultat. D’un certain point de vue, la ressemblance est poussée jusqu’au moindre détail iconographique. L’homme et l’arbre portent par exemple leurs réservoirs de graines (un sac et un bouquet de fleurs) du côté gauche. Une comparaison avec le tableau de Paul Gauguin, La vision après le sermon, peint la même année8, confirmerait d’ailleurs le souci de Van Gogh d’accorder à l’arbre le rôle thématique du semeur. Il a cadré son arbre (un if) de la même façon que Gauguin, mais ajouté des fleurs à la hauteur de l’homme comme pour faire « fonctionner ensemble » les deux réservoirs de graines.
Paul Gauguin, La vision après le sermon, 1888, huile sur toile, 72, 2 X 91 cm, Scottish National Gallery
Du point de vue de la composition comme des dimensions figurale et figurative, plusieurs éléments résistent pourtant à l’assimilation. Les deux figures ne sont pas symétriques mais semblent plutôt subir une attirance réciproque, ce qui produit une tension symétrique, l’une étant de surcroît penchée vers l’autre. En dépit de la compensation du soleil, le poids de présence de l’arbre excède en outre celui de l’homme. Les figures sont comparables mais pas identiques et de menus contrastes maintiennent la distinction, à commencer par des détails iconographiques (les fines branches de l’arbre pointées vers le haut, en particulier). Tous ces contrastes attisent l’attention et convient l’observateur à une sorte de « jeu des sept erreurs ». On pourrait se demander, de surcroît, dans quelle mesure les écarts vis-à-vis d’une forme prototypique (les quatre branches formant des sortes de cornes, son tronc un peu tordu, le bouquet de fleurs asymétrique), s’offrant comme autant de points de résistance à l’assimilation, ne soulignent pas, au contraire, la singularité de l’arbre. Tout en le définissant par son rôle de semeur, Van Gogh en fait un véritable personnage incarnant des valeurs (le travail, la persévérance, la générosité, la modestie voire la solitude) et une forme de vie. Comparée à celle de l’arbre, l’apparence de l’homme semble paradoxalement moins « personnalisée ». Il est caractérisé dans son rôle thématique (les mains, le sac), ce qui souligne son métier et l’autorise à partager les valeurs de l’arbre. Quelle relation entretiennent finalement ces deux corps dont les postures sont coordonnées par le regard ? L’arbre offre-t-il sa protection à l’homme (l’inclinaison est-elle une inclination ?) ou, s’introduisant dans son espace personnel, le menace-t-il au contraire ? La proximité est, pour l’observateur, une invitation à construire la ressemblance, à suivre leur dialogue et leur interrogation mutuelle sur leur statut partagé et leur rapport aux valeurs.
On aperçoit les limites de l’assimilation. Comme l’a montré Goodman (1968), la ressemblance est réversible (si A ressemble à B, B ressemble à A), mais, pour que le « travail de la ressemblance » puisse s’exercer, il faut que les deux éléments restent disjoints et distincts. Dans quelle mesure ne réclame-t-elle pas finalement la différence, les contrastes superficiels étant des points d’appui pour l’activité comparative du regard ? La notion de rime plastique caractérise précisément cette asymétrie de la sémiose qui rapporte une ressemblance superficielle à une différence profonde qu’elle permet d’interroger.
La métamorphose du point de vue de l’anthropologie
Cette étude a posé les bases d’une lecture anthropologique évoquant l’interaction des catégories humain et non-humain (Descola 2011) dans le cycle de la vie. L’étude du tableau de Van Gogh faite par Coccia (2019a) assume cette approche. Elle s’inscrit dans un ensemble de propositions relatives aux mélanges opérés par la « nature » et rassemblées autour de la thématique de la métamorphose (Coccia 2019a et b, 2020a et b) :
Nous, les espèces vivantes, n’avons jamais cessé de nous échanger des pièces, des lignes, des organes, et ce que chacune de nous est, ce qu’on appelle « espèce », n’est que l’ensemble des techniques que chaque être vivant a empruntées aux autres (2020a : 15) – explique le philosophe.
Selon lui, les espèces ne sont pas seulement co-présentes mais elles se façonnent les unes les autres. Tous les êtres vivants, humains mais aussi végétaux et animaux, sont pour lui des designers (2021a), ce qui tend à assimiler le design et l’agriculture et à situer leurs débuts dans la Préhistoire. Dans ce design du vivant, le végétal bénéficie toutefois d’un statut privilégié vis-à-vis de l’animal car un unique principe génératif, modifié de différentes façons, permet de produire toutes les parties de son corps. En somme, estime le philosophe, tout vient de la graine et de la fleur (2019c : 13). La problématique de la métamorphose est également abordée dans La philosophie de la maison (2021b) où la description de la cuisine donne lieu à un éloge du feu et de l’énergie :
Ce qui cuit le monde n’est rien d’autre que le feu contenu dans tout ce qui vit. Nous oublions trop souvent que l’énergie qui anime les animaux et les plantes est l’énergie solaire que les plantes capturent dans leur corps et insufflent dans la chair minérale de la Terre, la rendant disponible à tous les vivants. (Coccia 2021b : 175-176)
Son analyse du Semeur au soleil couchant de Van Gogh (2019a) permet de rassembler ces idées complémentaires. Elle désigne le soleil comme origine de la perspective, mais aussi comme l’origine et la condition de la transformation du vivant. D’où cette explication : « Pour comprendre l’acte d’ensemencement, il faut partir du soleil, et non du semeur » (Coccia 2019a : 10). « L’agriculture, que nous pensons être la plus terrestre des activités humaines, est quelque chose d’extraterrestre » (ibid.). L’étude aboutit au constat du « mariage iconographique » et d’une équivalence statutaire de l’homme et de l’arbre : « l’arbre est un semeur, un agriculteur comme l’homme […] » (idem : 14). Elle permet d’interpréter le tableau de Van Gogh non comme une métaphore de la métamorphose du vivant, mais comme sa représentation littérale : c’est le soleil qui, par la cuisson, assure le mélange des espèces, l’assimilation infinie des formes et des couleurs.
Les points de résistance de la métamorphose
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Cette transformation de l’arrière vers l’avant caractérise également le célèbre tableau La Tempête (ou L’Orage) de Giorgione.
Les deux moments de cette analyse du tableau de Van Gogh permettent de caractériser le processus de la métamorphose, de métamorphoses coïncidentes, en soulignant plusieurs points de résistance. Celle qui est l’enjeu de la peinture correspond à la représentation (mise en récit) d’une métamorphose cosmogonique et anthropologique qui suit un mouvement aspectuel de transformation allant de l’arrière du tableau (correspondant à un avant) vers l’avant (correspondant à un après)9.
Cette métamorphose qui constitue le plan du contenu se manifeste au plan de l’expression par les transformations des couleurs et la verticalisation progressive des figures. Parce qu’elle permet d’en observer et comparer les étapes, elle se laisse décrire comme une métamorphose. D’un autre côté pourtant, si le changement de forme constitue l’objet de la métamorphose, celui-ci se limite à une transformation topologique et figurale et laisse de côté le changement figuratif. La métamorphose n’est que partielle.
Pourrait-on donc qualifier l’assimilation des deux figures du premier plan de métamorphose ? Le fait qu’elle reste inaccomplie et n’aboutit ni à la végétalisation de l’homme ni à l’humanisation de l’arbre ne peut certes être retenu contre elle : la métamorphose préserve après tout l’identité de ce qui a été transformé, nous l’avons déjà indiqué. À propos des métamorphoses des insectes, qui en sont pourtant les meilleurs exemples, Coccia (2020a : 76) indique par ailleurs combien il est difficile de s’orienter dans le « catalogue de phases » et les « moments de jonction entre une silhouette et l’autre ». Il distingue les métamorphoses complètes et incomplètes, celles où la larve possède certaines caractéristiques que la forme adulte ne dévoile pas. Ici, pour l’arbre et l’homme, la tension introduite par la composition alliée à l’inclinaison de l’arbre, suggère certes une assimilation mutuelle. Les couleurs sont pareillement unifiées et assombries, les postures coordonnées et quelques éléments figuratifs, inscrivant les protagonistes dans leur rôle commun, invitent le regard au jeu des ressemblances/différences. Pourtant les formes, censées être l’objet du changement, sont en grande partie conservées. C’est comme si l’homme et l’arbre s’ouvraient seulement au changement, se connectaient à un autre monde et à ses possibles. C’est l’ouverture des mondes à l’autre qui est en fait représentée.
La résistance tient également au caractère mutuel de l’assimilation qui désoriente la métamorphose et renvoie à un entre-deux. Se pourrait-il que l’homme se transforme en arbre ou l’arbre en homme ? La transformation est en cours, inaccomplie, la disposition des couleurs et des touches insistant sur le présent du procès d’observation. Impliqué, pris à partie dans ce processus aspectuel, l’observateur pourrait donc végétaliser l’un ou humaniser l’autre et accomplir finalement la métamorphose en lui donnant une direction.
On voit ainsi comment une métamorphose latérale, celle qui implique les deux figures centrales de la composition, résiste à la métamorphose en profondeur en interrompant le processus de la transformation. Le jeu de comparaison entre les deux « fausses jumelles » ouvre un espace-temps suspendu, un moment de latence dans lequel l’observateur est invité à s’interroger sur le sens à donner à la métamorphose et à envisager sa finalisation. L’observation doit donc être comprise comme une participation à l’énonciation et peut être qualifiée de travail non seulement parce que l’œil accompagne le rythme des couleurs et des touches et suit, via l’alternance de l’embrayage/débrayage (arrêt/reprise ; accompli/inaccompli), le processus de la métamorphose, mais surtout parce que l’observateur doit, puisque le processus reste fondamentalement inaccompli, en inventer le cours et finaliser le changement. Tout comme les semeurs, l’observateur est donc au travail et, l’orientation du soleil oblitérant la distance contemplative, il se trouve impliqué dans la scène champêtre. Il subit les ardeurs du soleil et participe, comme tous les existants, à la métamorphose du monde. Il partage ainsi une solitude paradoxale qui, tout en les présentant comme des figures isolées dans le champ, les intègre à une transformation universalisante.
La métamorphose de la peinture
L’analyse du tableau de Van Gogh a permis de poser le cadre du travail de l’observateur impliqué à la fois dans la métamorphose de la peinture et celle, cosmogonique, qui est « racontée ». Les enjeux de la peinture et de l’agriculture sont assimilés via la métamorphose de la matière : l’une et l’autre transforment le monde. Les tableaux d’Eugène Leroy permettent de problématiser la participation de l’observateur à la métamorphose picturale en révélant l’ampleur de son travail.
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Depuis 2009, le musée est dénommé MUba Eugène-Leroy.
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https://www.mam.paris.fr/fr/expositions/exposition-eugene-leroy
- Note de bas de page 12 :
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Voir le catalogue Eugène Leroy, Peindre, Éditions Paris Musées, 2022. Voir également le site dédié au peintre http://www.eugeneleroy.com/expositions.htm
L’œuvre d’E. Leroy a été abondamment commentée, en particulier depuis la grande exposition du Musée des beaux-arts de Tourcoing (2010)10 et la récente rétrospective du Musée d’art moderne de la ville de Paris (2022)11, le terme de métamorphose n’étant guère utilisé. L’observation de l’œuvre à peu près entière de Leroy dans la seconde exposition12 et non, comme ce fut le cas pour l’analyse menée supra, celle d’un tableau en particulier, mettra cette dimension en évidence. La métamorphose concerne ici la possibilité de reconnaissance d’une forme et la relation du plastique et de l’iconique. Or en sémiotique visuelle, la mention même de cet enjeu est dangereuse : une cinquantaine d’années de recherche (depuis les années 1970) l’ont rendue plus périlleuse encore en alimentant le fleuve dans lequel on risque de se noyer (Greimas 1984, Floch 1985, Groupe µ 1979 et 1992, Sonesson 2004, Fisette 2004, Thürlemann 2004, etc.), sans compter que le nombre de contributions augmente sans cesse la diversité terminologique. Sans risquer véritablement une définition, cet article considère l’iconique et le plastique comme des dimensions (non des niveaux ou des signes), deux manières complémentaires de construire la signification du sensible. Elles déterminent des sémioses différentes impliquant donc solidairement des plans d’expression et des contenus. Comme l’indique Fontanille (2022 : 12), l’une procède par
reconnaissance des entités sensibles (l’iconisation), et l’autre par la projection d’un réseau de relations entre les propriétés sensibles élémentaires (les propriétés plastiques). La dimension iconique procède d’une stabilisation des figures en vue de la reconnaissance d’une signification déjà disponible, et la dimension plastique procède d’une stabilisation des figures en vue de leur remplissement par une signification qui n’est pas encore disponible, qui est seulement en projet dans l’énonciation même.
Parmi les nombreux travaux consacrés à l’iconicité, il faut également retenir la proposition de Bordron (2004) qui, revisitant les concepts peirciens d’indice, d’icone et de symbole, de même que leurs relations, pose les conditions d’une « prise iconique », le moment de reconnaissance d’une forme fût-elle visuelle, gustative ou olfactive. C’est cette « prise » que recherche l’observateur des toiles d’Eugène Leroy.
Concevoir la relation de l’iconique et du plastique sous cet angle permet d’enrichir la phénoménologie de la peinture par le dédoublement de la narrativité. Celle-ci ne se réduit plus seulement à une « scène racontée » (par exemple celle de deux semeurs unis dans un même destin par la lumière), une narrativité qu’on pourrait appeler iconique, mais concerne la possibilité d’agréger des couleurs et des formes pour construire ce que Floch (1985) appelle des formants et, ainsi, élaborer une hypothèse formelle. Cette narrativité plastique concerne une « forme à faire ». Pourtant, lorsque l’observateur construit une hypothèse à partir des marques de l’énonciation énoncée, celles-ci le renvoient à un « déjà vu » et « déjà su », susceptibles de constituer une référence. La narrativité plastique restitue alors le mouvement de la connaissance décrit par Greimas (1983 : 124) qui intègre l’inconnu dans le connu, confronte le croire à un univers référentiel du savoir. Le plastique renvoie de ce fait à une connaissance iconique. Mais la présence matérielle nouvelle offre aussi une possibilité de réélaboration et de rénovation qui excède les contenus archivés : c’est précisément cette signification plastique nouvelle que l’œuvre de Leroy exemplifie en donnant des « prises » qui ne sont pas seulement visuelles, comme nous le verrons plus loin. L’observation reconduit le mouvement de la connaissance de l’inconnu vers le connu (reconnaître la mer, la fleur, etc.), mais élabore aussi une signification toute nouvelle ancrée dans une présence plastique particulièrement marquante. L’énonciation coordonne ce mouvement de la connaissance et de sa rénovation (observation), et le mouvement du geste d’inscription (production) pour assurer la métamorphose de la matière. Elle coordonne un double travail, celui de l’observateur qui élabore la forme et celui, tout aussi essentiel, du peintre qui se manifeste ici par l’accumulation de matière.
Eugène Leroy, La création, les filles de Leucippe, 1960-1981, huile sur toile, Palais des beaux-arts de Lille
Caractérisons la métamorphose picturale telle qu’elle est manifestée par l’œuvre de Leroy. Celle-ci n’est-elle pas, après tout, au principe même de la « vie des formes » ? Selon Focillon, toutes les formes, y compris celles qui sont stabilisées dans un tracé géométrique ou même dans le marbre s’y prêtent. Si on réduit l’empan de la métamorphose pour la réserver à l’œuvre elle-même, séparée de son histoire – son projet, les croquis préparatoires, etc., tout ce que Focillon (idem : 59) qualifie d’« impatientes métamorphoses » –, celle qui se produit dans la peinture de Leroy se caractérise par une sorte d'inversion figurative et déontique. Pour Focillon, le monde est stable mais susceptible de se transformer, alors que tout se meut chez Leroy et s’efforce – peut-être – à une stabilité.
Dans un passage bien connu, Focillon évoque une minuscule ouverture de la forme qu’il qualifie de « fissure » :
(La forme) est stricte définition de l’espace, mais elle est suggestion d’autres formes. Elle se continue, elle se propage dans l’imaginaire, ou plutôt nous la considérons comme une sorte de fissure, par laquelle nous pouvons faire entrer dans un règne incertain, qui n’est ni l’étendu ni le pensé, une foule d’images qui aspirent à naître. (Focillon, idem : 4)
- Note de bas de page 13 :
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Les titres des ouvrages d’Arasse (2003) et Derrida (2013) énoncent cette improbabilité de la forme : On n’y voit rien ; Penser à ne pas voir.
- Note de bas de page 14 :
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Du lat. scandalum et du grec σϰάνδαλον, proprement un piège, une chausse-trape, la pierre d’achoppement qui fait tomber.
L’ouverture à l’imaginaire décrite par cette métaphore, même si elle peut accueillir une « foule d’images », semble très insuffisante car la peinture de Leroy incite plutôt à envisager une béance, au sens où la forme serait totalement ouverte, et parce que sa stabilisation même est conjecturée. Les indices (Bordron, ibid.) susceptibles de guider la perception pour autoriser une « prise iconique » manquent, à moins qu’ils ne soient trop nombreux, ou ne produisent pas un effet de sens de cohérence ou de congruence suffisant. Tout se passe comme si les possibilités trop nombreuses, la trop grande ouverture (béance) du sens, se retournaient en une modalisation négative, l’impossibilité de la « prise »13. Ce scandale14 de la forme ou de l’informe constitue une provocation esthétique (Beyaert-Geslin 2021) qui interpelle l’observateur quant à la possibilité d’une signification. C’est l’expression elle-même qui est en effet problématisée et avec elle, la possibilité d’un contenu.
Une provocation formelle
Dans la continuité de cette réflexion, le projet de Leroy peut être interprété comme une façon de résister à la prolifération des images, au « tout image » par une sorte de « rien d’image » ou « à peine image ». Au contraire des images numériques si vite faites, cette peinture se construit sur un temps très long, parfois sur plusieurs décennies (voir infra) ; au lieu de la prise de connaissance superficielle et quasi immédiate des images numériques défilantes, elle requiert de même une longue observation pour investiguer la matière et faire émerger une forme, tout un monde de formes. Dans quelle mesure la reconnaissance de cette œuvre, vingt-deux ans après la mort de l’artiste, prend-t-elle acte de cette résistance de la fabrication, de l’observation et du sens ?
On pourrait avancer l’idée d’une forme assertée devant être assumée par l’observateur. Mais cette conception de l’énonciation serait réductrice car la forme doit être non seulement désirée (il faut vouloir voir) mais aussi appropriée par chaque observateur singulièrement, ce qui suppose la reconnaissance d’une altérité et l’inscription de soi (Basso-Fossali et Leguern 2018). Il faut en somme élucider les énigmes de la matière et les interpréter « selon soi », selon sa propre histoire et sa culture singulière. Non seulement, c’est le spectateur qui « fait le tableau » comme l’assure le vieil adage, mais chacun fait un tableau différent à partir d’un même tableau. Ceci suffit à décrire un resserrement des liens de l’énonciation autour de ce qu’on pourrait appeler une « co-construction », un co-design, comparativement aux liens distendus dans les images numériques défilantes. Si l’observateur doit participer à l’élaboration de la forme, ce qui est une généralité de l’image (Beyaert-Geslin 2020), la comparaison, même sommaire, entre les images des smartphones et ces tableaux permet de décrire deux procès diamétralement opposés, où la superficialité de l’observation s’oppose à l’idée d’un creusement, la rapidité à la lenteur, la multiplicité des images à la rareté et la fermeté de la forme à son évanescence.
Des images matérielles
- Note de bas de page 15 :
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Voir le commentaire de Bernard Marcadé dans le film d’Alain Fleisher, Eugène Leroy, La voie royale de la peinture (2010), présenté dans le cadre de l’exposition parisienne.
Ces réflexions tendent à inverser la relation de l’iconique et du plastique. Au lieu que l’iconique soit premier – y compris pour la conception métamorphique de la forme de Focillon (ibid.) –, c’est le plastique qui prend le dessus. Une telle représentation dessine un rapport de forces où une dimension s’impose nécessairement au détriment de l’autre. L’iconique et le plastique se définiraient ainsi par leur reniement mutuel ou plutôt, puisqu’il faut conserver la possibilité d’une ouverture, supposeraient une « quantité » acceptable de l’autre. A quel point la matière préserve-t-elle la possibilité d’une image ? Dans l’œuvre d’E. Leroy, la forme n’apparaît pourtant pas contre la matière, pas plus qu’elle ne profite d’une concession (la plus ou moins grande ouverture de la forme). Il s’agit de faire apparaître cette forme avec la matière, de façonner une image matérielle15 obtenue, si l’on peut dire, par la réconciliation de l’iconique et du plastique.
- Note de bas de page 16 :
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Cette présence olfactive s’imposait en particulier lors de l’accrochage de la Documenta.
- Note de bas de page 17 :
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Le site web du Palais des beaux-arts de Lille indique, à propos du Détail de la création. Les filles de Leucippe que le tableau réalisé sur une durée de vingt-et-un ans (1960-1981) et achevé il y a presque quarante ans n’est pas encore tout à fait sec. Voir à ce sujet Beyaert-Geslin (2021).
- Note de bas de page 18 :
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Cette présence corporelle était mise en évidence par l’accrochage de la Documenta de 1992, qui présentait les grands tableaux dans un espace exigu, mais elle était quelque peu atténuée lors de la rétrospective de 2022. Les œuvres sont aujourd’hui à peu près sèches, les pigments ne sentent plus mais surtout, l’insertion dans des cadres épais pourrait contribuer à estomper cet effet de sens.
L’image matérielle s’élabore ici par superposition des couches, via des reprises inlassables faites parfois sur plusieurs décennies (voir La famille (contre-jour) peint entre 1935 et 2000). Cette épaisseur qui, se développant vers l’avant, renie le creusement emblématique de la perspective de la Renaissance, impose une présence presque corporelle, celle d’un corps qui vient « aux devants » de l’observateur comme pour le toucher, que la touche déposée invite à toucher en retour. Cette présence est aussi olfactive en raison de l’abondance des huiles et pigments, même si cette dimension olfactive s’est largement estompée avec le temps16. Les matériaux accumulés séchant au bout de longues années17, on pourrait la dire presque vivante18. Ainsi les conditions proxémiques (optique ou haptique) et posturales d’un corps (vu de près, s’approchant pour toucher l’observateur) sont-elles reproduites, comme elles le sont pour l’expérience des marines (vue à distance, à l’horizon).
La comparaison avec le personnage du peintre décrit par Honoré de Balzac dans Le Chef d’œuvre inconnu permet de mesurer le risque encouru par Leroy. À force de recouvrir la figure par des couches, Frenhorfer, le héros de la nouvelle, finit par la perdre si bien que l’observateur qui la découvre ne voit que « des couleurs confusément amassées et contenues par une multitude de lignes bizarres qui forment une muraille de peinture » (Balzac 1995 : 73). Seul le bout d’un pied nu sort du chaos de couleur. La comparaison avec cette « allégorie de la création tragique » (Wat 2022), a souvent été faite (Clair 1970, Wat 2022, notamment), y compris par moi-même, dans différentes analyses des peintures de Leroy (Beyaert-Geslin 1998, 2017 et 2021). Elle permet de saisir les conditions de la provocation esthétique : le producteur et l’observateur sauront-ils partager leurs archives, faire dialoguer leurs imaginaires pour construire une signification ? Tel est le défi.
Le principe d’une superposition de couches laisse penser qu’une figure est enfouie dessous, que l’observateur devrait retrouver. Ce principe peut être appliqué à certaines séries, en particulier l’ensemble observé lors de la Documenta de Kassel en 1992 (voir Beyaert-Geslin 1998), mais ne peut concerner toutes les séries ni l’œuvre plus ou moins entière telle qu’on la découvre dans le cadre d’une exposition rétrospective. S’agissant d’une image matérielle, il faudrait plutôt affirmer que, quelle que soit la série, la figure est toujours dedans (voir le portrait intitulé Marina dedans, 1996). L’observation de la série des fleurs impose au contraire l’idée que celle-ci (Grosse fleur rouge, 1993, Fleur rouge 1995, Grande fleur rouge, 1996, notamment) a été peinte sur l’épaisseur et non dessous, ce qui, contribuant au processus de la reconnaissance, tend à donner aux couches brunes l’apparence et le sens d’un terreau, d’un humus. Une alternative à cette émergence en surface est proposée par certaines représentations de crucifixion où la forme orthogonale est creusée dans la matière grise et lisse comme on le ferait d’une sculpture (Sans titre (crucifixion), 1950), ce qui accrédite l’hypothèse que cette couche presqu’uniforme constituée de touches larges est faite de bois. Ainsi le travail de la couche, en recourant aux deux gestes caractéristiques de la sculpture (ajout et suppression de matière) vient-il assimiler peinture et sculpture.
Cette reconnaissance d’une forme par abduction reçoit le concours de la couleur, étalée de façon presqu’uniforme pour les marines (Marine bleue, 1958 ; Marine, 1960, par exemple) et en petites touches multicolores pour les poissons (Dorade claire, 1997 ; Poisson jaune, 1996 ; Poissons, 1996, notamment). En structurant différemment la matière, la touche introduit une hypothèse ou une autre. Dans la série des marines, elle est large et horizontale et semble balayer le tableau d’un côté à l’autre. Pour les poissons, elle est mince, ronde et serrée. Elle compose les paysages à partir d’une variété de plages colorées juxtaposées. On devine facilement les poissons à la trace oblongue creusée dans la matière, les nus allongés à la grande tache claire qui les traverse (Nu blanc, vers 1958 ; Vénus vers 1955 ; Nu allongé, vers 1967, notamment) et les tableaux de la série des arbres (Tronc d’arbre, 1988 ; Paysage, vers 1967 ; Peinture arbre, 1990), à la longue verticale brune qui les divise en deux. À chaque fois, la couleur et la touche collaborent pour constituer des isotopies qui seront des hypothèses. La couleur mélangée ou juxtaposée, la touche longue et plate ou saillante et fine déterminent la temporalité de l’observation. La première, close sur elle-même, renvoie à l’accompli ; la seconde, « touchée » et réclamant le toucher, évoque un contact au présent et renvoie à l’inaccompli. C’est une demande de « reprise en mains », comme si la peinture était en train de se faire, comme si l’observateur continuait à « tripoter » le corps.
Où le tableau guide son interprétation
Ce rapide inventaire suggère que chaque genre (les portraits, les paysages, les nus, etc.) et chaque série (les grands formats, les fleurs, les arbres, etc.) contient sa propre forme de vie et sa stratégie énonciative qui permet de se « faire deviner » en renvoyant à un schème (la verticalité de l’arbre, l’horizontalité de la mer) ou à une scène typique (la fleur qui pousse sur la terre, le poisson posé sur la table) et une mémoire partagée qui puise à la fois dans l’histoire de l’art et l’expérience du monde naturel. En suivant les différentes séries, l’observateur apprend aussi à deviner. Il puise dans la culture d’E. Leroy pour identifier La femme au bain. D’après Rembrandt (1935) et D’après la ronde de nuit (1990) et, lorsqu’un tableau de la série des arbres s’intitule simplement Esquisse (1995), sait projeter lui-même la forme de « l’arbre manquant » dans ce qui pourrait n’être qu’un magma de matière colorée. Pour cette élucidation ou divination, on vérifie l’importance des titres des tableaux qui imposent dès l’abord un cadre interprétatif, celui des formes du monde naturel (la fleur, l’arbre, etc.), et inscrivent l’œuvre dans la généalogie des grands genres académiques (le paysage, le portrait, le nu, etc.). Ils guident l’interprétation vers un contenu résolument figuratif en excluant toute possibilité de bifurcation vers l’abstraction et imposent une intention de lecture fixée par l’artiste ou le concepteur de l’exposition.
Mutatis mutandis, l’interprétation du tableau pourrait être éclairée par les propositions d’Eco (1990 : 22 et sv.) avec les notions d’intentio autoris, lectoris et operis. En l’occurrence, ce processus met en relation les « intentions » du producteur et celles de l’observateur, et les met en mouvement, mais il ne faut pas négliger la contribution de l’œuvre elle-même qui construit la stratégie en puisant dans l’archive du genre (différents niveaux : schèmes, couleurs, scène typique, formats) pour éveiller des interprétations et se laisser deviner. L’intentio operis correspond à tous les schèmes visuels et toutes les significations sensibles mises en mémoire dans l’imaginaire collectif qui, sollicités par les formes du tableau, guidées par son titre, son inscription dans une série et son accrochage, « travailleront » la métamorphose en lui donnant une direction. L’œuvre continue ainsi à travailler.
Eugène Leroy, Marine, 1960, huile sur toile, 58 X 66 cm © Adagp, Paris, [2022]
La polyvalence de la couche permet d’introduire de nouvelles valeurs, magnifiant l’arrière-plan lumineux d’une marine gris-bleue ou évoquant plutôt, par la juxtaposition des touches brunes, la fiente de mouche ou une matière en décomposition. La série des marines, par exemple, puise dans les palettes claires, presque monochromes, pour représenter le calme de la mer (Mer du Nord, 1958 ; Marine, 1958, notamment) ou sombres et bariolées pour représenter ses tempêtes (Paysage marin, vers 1958 ; Marine verte, 1958 ; Marine, 1996 ; Mer, 1992 ; et surtout Ciel, vers 1950), mais conserve un format et une figuralité horizontales caractéristiques. Chaque marine de la série, exemplifiant ainsi une facette du genre, participe au processus interprétatif qui, conjuguant la ressemblance et le contraste, permettra d’identifier la marine suivante dans le parcours. De ce point de vue, la couche ne saurait être considérée comme un modèle de construction du sens applicable seulement au niveau du tableau, entre révélation (exposition) et masquage (obstruction), mais se conçoit au niveau de l’œuvre entière, chaque tableau entré dans l’archive pouvant à son tour être convoqué dans le processus de reconnaissance d’un autre, et se conçoit même au niveau de l’histoire de l’art toute entière avec laquelle chacun d’eux souligne, par cette stratégie énonciative et l’insistance de son titre, sa filiation.
L’ambiance des tableaux, l’ambiance globale
Cette analyse saisit l’enjeu d’une énonciation et d’une métamorphose picturale qui transforment une forme de référence (fût-elle imaginaire ou postulée et construite par la peinture elle-même…) en un tableau. Elles laissent néanmoins de côté un destinateur-manipulateur, l’ambiance qui contribue aux changements et à l’invention des formes.
- Note de bas de page 19 :
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Ambiance et atmosphère semblent dialoguer entre le français et l’anglais. Le dictionnaire Oxford mentionne, comme alternative à atmosphere le terme ambience, construit à partir du français, en vogue depuis le milieu du 20e siècle. Cf Oxford reference : https://www-oxfordreference-com.ezproxy.u-bordeaux-montaigne.fr/view/10.1093/acref/9780190491482.001.0001/acref-9780190491482-e-350#
- Note de bas de page 20 :
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Bégout (2020) mentionne un « tournant atmosphérique » des sciences humaines et sociales.
La définition de l’ambiance est malaisée, comme en convient Thibaud (2015 : 229) : « toute ambiance procède d’une conjonction complexe de données hétérogènes ». Traduite par atmosphere en anglais19 et envisagée dans le cadre de l’esthétique, elle est pour Böhme (1993 : 113) “something indeterminate, difficult to express […] beyond rational explanation”. Un champ de recherche s’est pourtant constitué depuis les années 198020 qui, autour des pratiques de conception en architecture et urbanisme (Thibaud 2021), implique de nombreuses disciplines. Or toutes ces approches butent sur l’apparaître singulier et la difficulté à saisir ce phénomène. « Dans le langage courant, indique Thibaud (2021), nous disons d’une ambiance qu’elle nous enveloppe ou nous imprègne. Si l’ambiance peut être définie en termes de champ diffus, c’est parce qu’elle se propage alentour, privilégie l'immersion sur le rapport de face-à-face, et place le sujet percevant au sein du monde qu’il perçoit ». C’est « un tout sans objet qui enveloppe » (Begout, idem : 11), et offre l’expérience d’« un dehors ouvert et infini » (idem : 54). Une expérience de « l’ouvert et du couvert » (ibid.), celle d’une « membrane » (55).
Begout lui associe un pathos qui la distingue de l’atmosphere : « l’ambiance exprime de manière affective le sentiment d’une immersion totale » (idem : 39) ; elle « se donne toujours dans l’enveloppement simple et global d’une tonalité affective » (89), d’où une « valeur protectrice, chaleureuse, sentimentale » (27). Le philosophe souligne en outre son caractère contrastif : il faut que l’ambiance se dégage d’une autre pour révéler son « relief affectif », son « accent » (51). Le contraste permet précisément l’accentuation.
Si la description reste imprécise, trois grandes caractéristiques définissent ce « dôme invisible sous lequel se déroulent toutes nos expériences » (Bégout 2020) : sa spatialité singulière, sa dimension affective et son caractère contrastif.
- Note de bas de page 21 :
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Le philosophe cite à ce propos les tableaux de Turner.
En quoi l’ambiance participe-t-elle au changement des formes dans les tableaux d’E. Leroy ? Il faut d’abord considérer l’ambiance dégagée par les tableaux eux-mêmes. Leurs formes fluides affranchies de tout contour évoquent « l’ampleur ambiancielle »21 qui, suivant Bégout (idem : 124), leur permet de s’étendre dans l’espace.
Tout ce qui possède de l’ampleur participe de l’ambiancialité, écrit-il. Une œuvre d’art nous paraît comme sortir d’elle-même en raison de l’aura qu’elle diffuse et qui, franchissant ses propres limites physiques et symboliques, nous incite à voir plus loin, à sentir autrement […] La diffusion de l’ambiance tient à ses propres qualités phénoménales : elle est portée, de par son retentissement, à se répandre et à contenir en même temps tout ce qu’elle peut embrasser.
Si les « qualités phénoménales » (Bégout, ibid.) des tableaux sont déterminantes, une hypothèse peut être faite. Le genre de la marine, parce qu’il se construit autour d’un horizon, pourrait-il augmenter « l’ampleur ambiancielle » ? Bégout (idem : 125) associe deux fonctions perceptives à l’horizon. En même temps qu’il sépare le ciel et la terre, il déborde cette limite pour provoquer le regard et attirer l’œil de l’observateur vers l’infini. On vérifie ici le caractère paradoxal de la spatialité de l’ambiance qui aspire le regard vers l’intérieur du tableau alors qu’elle se répand à l’extérieur. Cet « appel de l’horizon » qui absorbe l’observateur pourrait, de surcroît, modifier notre conception de la contemplation. En effet, loin d’être une simple intensification de l’attention, cet acte de perception introduit la possibilité d’un laisser-aller par lequel le sujet serait absorbé par l’objet. La contemplation ainsi conçue apparaît comme un abandon (perte de l’attention ?), une possibilité de se laisser porter par l’ambiance et le temps vécu (Minkowski, 1995 : 60).
- Note de bas de page 22 :
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On peut penser à la figure de la corde utilisée par Denis Diderot pour qualifier l’expérience esthétique, dans le Salon de 1767 : « il faut que je m’accroche à l’extrémité de la corde qui te tient suspendu dans les airs, ou je ne frémirai pas… » (Diderot 1987 : 94).
En dépit des capacités « ambiancielles » des tableaux de Leroy, la présence sensible de l’ambiance s’impose avec une intensité particulière à un moment précis du parcours dans l’exposition du Musée d’art moderne de la ville de Paris, celui où le visiteur aborde la série des marines et franchit le seuil de cette salle. La perception du phénomène en tant que présence globale peut être accentuée par le contraste des deux salles adjacentes qui oppose l’ambiance intime de celle des crucifixions et celle, ouverte, de la salle des marines. À cet endroit en effet, il est probable que l’observateur vérifie la particularité de la relation sémiotique sujet/objet, caractérisée, si l’on suit Bégout (2020 : 90) par quelques traits essentiels : « l’enveloppement, la pénétration, la dissolution de l’opposition du sujet et de l’objet », générant « le sentiment d’une vibration commune entre les personnes et les situations, une sorte d’union vécue avec l’Autour qui ne manifesterait aucune jonction ni mélange ». Ainsi, dans cette relation, l’ambiance qui ressemble a priori à une bulle, rejoint-elle le fonctionnement de l’esthésie familière à la sémiotique qui, amenant le sujet à se fondre dans l’objet (Greimas 1987), établit un lien direct et intime avec lui, comparable à une flèche ou une corde22. Il serait intéressant de comparer les deux phénomènes qui, quoique distincts, introduisent tous deux l’idée d’une fusion, d’une union du sujet et de l’objet et d’un « contact vital avec la réalité » (Bégout, idem : 94).
- Note de bas de page 23 :
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La couleur est le résultat d’un phénomène perceptif localisé sur les interfaces de la matière qui sont en rapport avec elle (Saint-Martin 1987 : 23.)
L’expérience de l’ambiance vécue dans l’exposition de Leroy permet de décrire un effet de sens qui n’a guère été mentionné. Non seulement l’ambiance modifie la perception des marines, mais les marines présentifient en retour l’ambiance. L’espace de cette salle est ouvert, investi par la lumière blanche qui tombe du plafond, ce qui reproduit la spatialité du littoral, son ouverture en largeur et en hauteur et jusqu’à sa lumière, et invite l’observateur à circuler latéralement comme s’il arpentait une plage. L’ambiance, à travers la lumière, stabilise la gamme chromatique des marines23, mais les installe aussi dans une hypothèse à laquelle elle donne toute son ampleur, celle de la mer du Nord. On évoquerait ainsi une iconisation réciproque autour de l’isotopie maritime : l’ambiance précise le motif des tableaux qui, en retour, spatialisent cette isotopie.
Une comparaison de la scénographie des deux salles adjacentes (celle des crucifixions, celle des marines) permet de mieux comprendre comment les propriétés atmosphériques et plastiques se coordonnent. Dans la première, plus étroite, la lumière est parcimonieuse, basse et apportée par des spots ; dans la seconde, elle-même ouverte sur une salle plus grande, la lumière blanche du jour se diffuse à travers des verrières percées dans le plafond. L’ambiance de la salle des crucifixions reproduit un cadre presque religieux et celle des marines au contraire, évoque l’atmosphère fraîche et lumineuse du grand large. Non seulement la lumière détermine dans les deux cas les couleurs des tableaux (sombres ou claires), mais les proportions des salles alliées à la quantité de lumière imposent une certaine distance de réception, plus proche des crucifixions que des marines, qui s’accorde aux formats respectifs des tableaux. Un cadre de réception postural est ainsi construit qui prescrit les attitudes du corps. On aperçoit la correspondance entre l’ambiance et les œuvres. Pour les crucifixions, elle s’établit entre des formats variés et notamment un format figure, de petites dimensions, des couleurs rompues, une lumière basse, un champ peu étendu ; pour les marines, elle articule un format paysage, de grands formats, des couleurs bleues ou vertes, une lumière blanche, un champ étendu. L’ambiance place de la sorte l’observateur dans les conditions de réception d’un genre ou de l’autre, l’invitant ici à s’approcher tout près des plus petites crucifixions ou à se placer devant les marines, bien droit face à l’horizon, ce qui permet de faire entrer plusieurs tableaux dans son champ de présence, l’incite à élargir le regard et à respirer presque (en déployant l’isotopie) le grand air. Parce qu’il explore la salle des marines après celle des crucifixions, le contraste accentue encore l’impression de clarté et d’ouverture.
Cette comparaison montre comment les propriétés atmosphériques et plastiques constituent une forme cohérente qui assure la double iconisation autour d’une isotopie : l’ambiance participe à la métamorphose des tableaux qui, en retour, orientent sa signification comme pour s’amplifier eux-mêmes et investir l’espace alentour.
Lorsque l’observateur s’accorde aux rythmes énonciatifs du tableau, cela ne se limite pas à interroger la distance d’où celui-ci veut être vu, mais impose d’« entrer » dans sa temporalité. L’ambiance pose les conditions d’un partage de la durée du tableau, qui peut se conclure sur un accord en cas de syntonie (se fondre dans l’ambiance, c’est « s’ouvrir à un devenir commun », indique Bégout : 94) ou un désaccord lorsque l’observateur ne parvient pas à s’ajuster. L’ambiance met donc l’observateur « en condition », ce qui introduit l’idée d’une manipulation prenant le sens, non pas d’un faire faire, faire savoir et faire croire, mais d’un faire sentir. Ainsi, alors que l’observateur croit « s’ajuster » au tableau, dans un rapport sensible préfigurant l’union (Landowski 2005), les conditions de cet ajustement sont préparées par l’ambiance, destinateur-manipulateur. Lorsqu’il est accroché dans un autre musée, les effets de sens d’un tableau différent et les conditions de l’esthésie sont renouvelées. On peut certes reproduire certaines composantes de l’accrochage, mais l’ambiance reste unique.
Vers la lumière
- Note de bas de page 24 :
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Leroy a observé une icône russe à la galerie Trétiakov à Moscou en 1974.
- Note de bas de page 25 :
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Voir la très belle comparaison de l’icône et de la photographie dévotionnelle faite par Dondero (2008).
- Note de bas de page 26 :
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Voir comment, dans l’icône de Roublev les lignes du mobilier s’ouvrent vers l’avant en produisant une intrigante inversion des pieds des protagonistes (Floch et Collin 2009).
- Note de bas de page 27 :
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Pour toutes ces raisons, il serait peut-être préférable d’évoquer une non-perspective à propos de Leroy et de réserver l’appellation perspective inversée à l’icône.
La superposition des couches légitime une comparaison avec l’icône qui, elle aussi, déroge au dispositif de la Renaissance et construit une perspective inversée (Floch et Collin 2009). On sait que Leroy a étudié les icônes russes24, s’étonnant que « la feuille d’or reflète la lumière mais d’une manière épaisse, lumineuse et enfouie à la fois » (cité par Stecker 2022). La ressemblance tient, outre ce principe de recouvrement, à une temporalité longue, du point de vue de la production comme de l’observation, susceptible d’évoquer une ouverture à la fois spatiale et temporelle vers l’avant. La comparaison dessine néanmoins des objets diamétralement opposés. Dans l’icône en effet, les formes émergent progressivement d’un fond impénétrable comme si elles survenaient des ténèbres, couche après couche, leurs contours devenant peu à peu plus visibles et concrets. Florensky (1995 : 149) explique qu’elles sont des empreintes « révélées » et peintes d’après une vision originaire, celle de la lumière, par exemple25. La réalité y émerge par des degrés successifs, comme si elle s’imprimait sur la toile sans composer de plages séparées en surface. Cette énonciation marquée par la spiritualité s’oppose à celle, profane car marquée par la présence humaine, de Leroy. S’opposent de même la couche mince, impalpable et imprégnée de lumière et la couche épaisse obtenue par des coups de pinceaux répétés, une forme intouchée et intouchable qui maintient l’observateur à distance et une présence charnelle obtenue par la juxtaposition de touches réclamant le toucher, une forme faite pour toujours contre une forme toujours à faire, une temporalité intérieure (voir le temps cyclique dans l’icône de Roublev étudiée par Floch et Collin 2009) renvoyant à un autre temps et un présent insistant et sans cesse recommencé. La définition des formes est également opposée. Non seulement les tableaux de Leroy éludent tout tracé géométrique alors que l’inversion des fuyantes est structurante pour l’icône, et en constitue l’intrigue26, mais les contours, méthodiquement soulignés par la couleur dans l’icône, y sont au contraire totalement dissous27. Que reste-t-il ?
- Note de bas de page 28 :
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« Je voudrais vraiment faire un tableau qui ait sa propre lumière sourde à lui » (Stecker, ibid.).
- Note de bas de page 29 :
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Dans le film d’Alain Fleisher, Marina Bourdoncle, compagne du peintre évoque le rendez-vous à 10 heures du matin.
Outre la tension qui porte les deux œuvres vers l’avant, elles partagent un principe d’imprégnation par la lumière, même s’il se manifeste de façon différente. Une « Lumière devant, lumière derrière. Donc lumière plurielle, lumière indéfinie, lumière provenant de nulle part, par conséquent lumière abstraite, qui englobe tout », comme l’explique Stecker (2022, non paginé). Cette imprégnation de la matière constitue le projet d’E. Leroy28 qui a ajouté à la grande verrière ouverte sur la lumière du Nord de son atelier, une fenêtre orientée au sud, afin de produire une « lumière sourde », autrement dit mettant en conflit celles de « derrière » et de « devant ». Cette double ouverture permettait de capter ses variations au fil du jour et des saisons, de modifier l’apparence du modèle ou de l’objet qui posait dans l’atelier et, en quelque sorte, d’en modifier la phénoménalité. La lumière développée par toutes ses facettes, en particulier le contre-jour, modifiait donc, dès la séance de production, l’apparence de la couleur. Elle constituait aussi, parfois, un référent pour la métamorphose, comme celui de la lumière du soir qui inonde encore, sous la forme d’un glacis rouge, la surface de certains tableaux (La fleur rouge, 1995). Cette lumière qui a participé et participe encore à la métamorphose lorsque l’œuvre est observée pourrait-elle, elle aussi, revendiquer le statut de destinateur-manipulateur ? Les articles et films qui racontent le quotidien de Leroy évoquent des sortes de rendez-vous du peintre avec elle29 dans l’atelier ménagé dans son grenier et semblent en effet lui accorder ce statut.
Conclusion
Cet article a caractérisé deux métamorphoses. La première, manifestée par les tableaux de Van Gogh et Leroy mais problématisée par les seconds, définit l’enjeu de la peinture. Elle renie la conservation suggérée par le préfixe « re » de représentation et implique l’observateur dans un travail de transformation de la forme, la référence de cette forme pouvant être perdue de vue, seulement imaginée, postulée peut-être à partir de celle du tableau. La seconde, exemplifiée par Le Semeur de Van Gogh, expose une transformation écologique. Une analyse énonciative des deux métamorphoses picturales révèle les relations différentes nouées entre le producteur et l’observateur, qui guident l’interprétation vers un contenu figuratif que l’observateur de Leroy doit stabiliser en suivant « l’intention » de l’œuvre. Dans la métamorphose picturale comme dans la métamorphose écologique racontée par Van Gogh, la lumière reçoit le statut de destinateur-manipulateur en tant qu’origine, condition du mouvement énonciatif et de la forme. Notre parcours a en outre souligné le mouvement de construction de la métamorphose, qui s’organise dans les deux cas à partir du fond du tableau, ce qui permet d’impliquer l’observateur dans la transformation. L’observateur du tableau de Van Gogh est à la fois confronté à la rencontre des deux semeurs et intégré au grand projet universaliste, semeur lui-même, déjà transformé. Devant la peinture de Leroy, il est confronté à la grande archive de la peinture, aux ressources de son imagination, mais aussi laissé seul devant l’énigme du sens et l’expérience de la beauté.