Yi Jing, des enjeux face à la transition : des contraires à l’harmonie Yi Jing, challenges facing the transition: opposites to harmony
Yanmei Zhang
Doctorante de l’ICAR (Interactions, Corpus, Apprentissages, Représentations) à l’ENS de Lyon.
Notre identité n’est pas construite une fois pour toutes, elle se développe tout au long de l’existence au monde. Autrement dit, « il se trouve autant de différences de nous à nous-mêmes que de nous à autrui » (Montaigne) face à la complexité des transitions intérieures et extérieures. Seulement, pour atteindre l’équilibre, notre objectif est de s’adapter aux contraires au lieu de s’en détacher. Cela est également le cas dans le Yi Jing, qui met l’accent sur l’idée de l’unité du ciel et de l’homme, à savoir l’être-ensemble de la nature et de l’homme selon une modalité harmonieuse. De ce fait, notre intervention analysera la transition conçue à l’intérieur de la pensée philosophique traditionnelle chinoise (soit le Yin-yang) par rapport à ses usages largement attestés par la sémiotique contemporaine. À travers cette comparaison contrastive, on veut faire émerger des affinités insoupçonnées dans l’idée qu’on est toujours en train de devenir pour essayer de rétablir une harmonie.
Our identity is not constructed once and for all, it develops throughout our existence in the world. In other words, “there are as many differences between us and ourselves as between us and others” (Montaigne) in the face of the complexity of interior and exterior transitions. However, to achieve balance, our goal is to adapt to opposites instead of detaching ourselves from them. This is also the case in the Yi Jing, which emphasizes the idea of the unity of heaven and man, namely the being-together of nature and man in a harmonious modality. Therefore, our intervention will analyze the transition conceived within traditional Chinese philosophical thought (i.e. Yin-yang) in relation to its uses widely attested by contemporary semiotics. Through this contrastive comparison, we want to bring out unsuspected affinities in the idea that we are always in the process of becoming in an attempt to reestablish harmony.
Index
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Mots-clés : contraires, devenir, harmonie, Yin-yang
1. Introduction : un aperçu du Yi Jing
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Cinq classiques :《易经》(Yi Jing) ;《诗经》(en pinyin : /shī jīng/, en français : Classique des vers) ;《 尚书 》(en pinyin: /shàng shū/ ; en français : Classique des documents) ;《礼记》(en pinyin : /lǐ jì/, en français : Classique des rites) ;《春秋》(en pinyin : /chūn qiū/, en français : Annales des Printemps et Automnes).
Le Yi Jing est l’un des Cinq classiques1 de la pensée chinoise. Le Yi (caractère chinois : 易 ; en pinyin : /yì/) fait non seulement référence à des mutations, mais aussi à la facilité et aux aisances. Le Jing (caractère chinois : 经 ; en pinyin : /jīng/) désigne le classique. Rien qu’à partir de ce titre, on observe que la pensée philosophique chinoise classique met l’accent sur l’étude des transitions, et s’efforce d’explorer un modèle commode de restitution des enjeux des différentes transitions qui rythment la vie humaine. En ce sens, l’apport des pensées anciennes nous permet de renouer le dialogue entre l’Antiquité et la Modernité, entre la philosophie et la sémiotique, l’Orient et l’Occident. Néanmoins, avant de faire émerger des affinités entre ces différents pôles, il faut d’abord rappeler certains aspects clés du Yi Jing, mal connus des Occidentaux ou ignorés de la plupart des Chinois contemporains.
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Les études archéologiques et historiques argumentent l’existence réelle de Fuxi, celui qui est chef des populations de la Chine antique. Par exemple, la découverte du site de Jiahu à la fin des années 70 du XXème siècle (Cf. Zhang 2017 : 116-121), a justifié que l’histoire consignée dans les archives, telle que Shiji (《史记》), n’est pas absolument indue. Cela dit, Fu Xi existe réellement dans l’histoire chinoise, mais son histoire est mythifiée en raison de la transmission traditionnelle à long terme – de bouche à l’oreille – notamment dans la période sans écriture.
Sur le plan historique, Yi Jing, en tant qu’origine des classiques chinois, est initié par Fuxi2 – chef des populations de la Chine antique – dans le Néolithique avec les 8 trigrammes ; il est développé par les deux rois (Zhou Wen Roi et son fils Zhou Gong) de la dynastie Zhou (de 1046 au 256 av. J. -C.) avec les 64 hexagrammes ; et il est finalement interprété par Confucius (de 551 au 479 av. J. -C.) dans les Dix Ailes. L’esprit de cet ouvrage extraordinaire, en tant que sagesse collective, origine de l’épanouissement du confucianisme, du taoïsme et du bouddhisme, étant profondément ancré dans la société culturelle chinoise, celui-ci pourrait nous donner des clés d’accès à une compréhension profonde des comportements et des idéologies du peuple chinois. Malheureusement, jusqu’ici, l’usage de ce classique s’est souvent vu relégué à la prédiction de l’avenir, occultant son héritage philosophique. Par conséquent, il est nécessaire de réhabiliter ce classique, en tant qu’outil destiné à « penser l’immense mutation qui agite notre monde » (Faure 2021 : 6), malgré les vicissitudes de l’histoire.
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Le Shisan Jing Zhushu (caractère chinois :《十三经注疏》) est un célèbre recueil dans la dynastie Qing, édité par l’érudit Ruan Yuan (1764-1849). Dans ce recueil, on pourrait trouver des interprétations sur les trois aspects du Yi : « le premier est facilité ; le deuxième, mutation ; le troisième, invariance ».
En ce qui concerne le thème clé Yi, sur le plan sémantique, il renvoie non seulement (i) aux aisances, (ii) aux valeurs de mutations, mais aussi (iii) aux valeurs invariantes. Ce sont les trois aspects du Yi, selon l’interprétation dans Shisan Jing Zhushu3.
Pour la première dimension, pratiquement parlant, les aisances signifient qu’il est souhaitable que l’objet inventé puisse commodément améliorer la vie. Pour la deuxième, Yi Jing insiste sur les changements ; même si une personne est assise, en apparence immobile, biologiquement parlant, les cellules et le sang de cette personne fonctionnent et circulent encore, induisant une transformation. Toutefois, on pourrait quand même repérer au cours des changements instables certain « invariant de l’expérience psychologique et spirituelle de l’être humain » (ibid. : 6) ; c’est la troisième dimension. Plus précisément, ces invariants sont des règles et des principes qu’on a la responsabilité de respecter ou de négocier, selon un rythme harmonieux plutôt que d’immuable, progressant sans accélérations violentes ni itérations obsessionnelles. Supposons qu’un homme signe un contrat avec son partenaire aujourd’hui, mais il le rompt le lendemain : cette personne, qui viole des règles convenues, est-elle digne de la confiance de son coopérateur ? Cette sorte de changement est-elle encouragée ? Le cas nous montre qu’il y a encore un invariant (ex : principe de commerce) à respecter ou à négocier au cours des mutations (ex : les fluctuations du marché).
Dans cette perspective, les traductions du titre Yi Jing, telles que The book of change ou Le Classique des mutations, ne sont pas appropriées, car elles ne prennent en compte que la deuxième dimension de cette philosophie et ignorent son aspect invariant, lequel est pourtant le garant de l’équilibre de l’ensemble et de l’harmonie dans les transitions instables. En conséquence, on verra comment les idées philosophiques chinoises amènent les transitions vers l’harmonie, à l’aide des hexagrammes composés du yin ou du yang.
2. Transitions avec Yin-yang
2.1. Yin-yang : 8 trigrammes et 64 hexagrammes
Avant d’aborder les 8 trigrammes et les 64 hexagrammes, il est nécessaire d’évoquer la célèbre figure du Taiji (caractère chinois :太极 ; en pinyin : /tàijí/ ; en français : faîte suprême), figure qui nous présente la coexistence du Yin et du Yang (Cf. Figure 1).
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Cette figure est copiée sur Internet, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=364239.
Figure 1 : Taiji4
Dans cette figure, on observe clairement qu’il y a un jeu entre deux forces polaires. D’un côté, la couleur blanche représente le Yang. De l’autre, la couleur noire est le Yin. Malgré tout, il subsiste un espace noir dans l’étendue blanche et vice-versa. On indique ainsi qu’il y a du Yang dans le Yin et du Yin dans le Yang. En outre, on ne trouve aucune ligne droite dans cette figure, manifestant alors que la frontière entre le Yin et le Yang est courbe, que toute figure est ronde et non carré. L’on permet ainsi de penser à la fluidité d’un cours d’eau. En donnant une sensation de mouvement, l’on fait l’associer à la roue mobile et à l’idée de vitalité du monde.
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Dans la culture chinoise, la ronde signifie généralement la perfection de la vie. Par exemple la lune ronde implique le moment de se réunir entre amis ou proches, c’est pourquoi la Fête de la Mi-automne (nuit de pleine lune) est aussi appelée « Fête de la Réunion ».
Néanmoins, il faut noter que cette forme ronde ne cherche pas à symboliser une perfection de la vie5. En effet, cette perfection se donne dans la philosophie chinoise comme un horizon, certes souhaitable, mais inatteignable. Le sinologue Zeng écrivait dans ce sens, « la perfection n’est pas absolue, parce qu’on ne pourrait pas réaliser la liberté absolue et l’égalité absolue. La soi-disant perfection n’est rien d’autre qu’un effort pour atteindre une liberté et une égalité relatives » (Zeng 2009 : 82-83).
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Le modèle idéal de l’harmonie pourrait faire référence à l’Harmonie suprême. « L’Harmonie suprême est ce qui s’appelle Dao. L’Harmonie suprême, c’est le comble de l’harmonie. Quant au Dao, c’est le principe qui traverse tout – le Ciel et la Terre, les hommes et les choses – et qu’on appelle Faîte suprême », cité par Anne Cheng dans l’Histoire de la pensée chinoise, 1997, p.576.
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Cette idée renvoie à l’idée d’« harmonie » qui est interprétée comme le principe de morale et la clé d’interaction par les Chinois et les philosophes confucianistes. Par exemple, dans Les Entretiens de Confucius, « Le Maître dit: L’homme de bien converse dans l’harmonie sans s’abaisser au compromis ; l’homme de peu commerce dans le compromis sans parvenir à l’harmonie » (Cheng(tra.fr) 1981 : XIII-23) ; dans le Zhong Yong, « quand ces sentiments se déploient mais demeurent tous en équilibre et modérés, c’est ce qu’on appelle l’harmonie » (Jullien (tra.fr) 1993b : 36). Cela dit, l’harmonie n’insiste pas sur la conformité ni sur l’uniformité, elle consiste à maintenir un équilibre dans l’hétérogénéité sans abandonner la singularité de chaque sujet impliqué, c’est-à-dire He’er’butong (caractère chinois : 和而不同).
Compte tenu de tous les éléments du Taiji, le Yin et le Yang, bien qu’opposée l’un à l’autre, pourraient cohabiter et même se convertir l’un vers l’autre, mais ce n’est que lorsqu’ils coexistent harmonieusement (leur frontière représentée par la courbure souple) que des transitions peuvent se développer vers une issue bénéfique (incarnée par la forme ronde). En ce sens, cette figure Taiji représente précisément le modèle idéal de l’harmonie6, illustrant que le Yin et le Yang s’harmonisent au sein d’un tout, en dépit de leurs différences.7 Cette coexistence et les transitions actantielles qui en découlent peuvent alors être appelées Yin-yang.
La question s’impose alors, qu’est-ce que le Yin et le Yang ?
Comme la couleur blanche nous l’indique, le Yang renvoie à la lumière et au soleil portant les caractères de rayonnement et d’extension ; en ce sens, « le mouvement est vers l’extérieur » (ibid. : 17). Au contraire, comme la couleur noire l’exemplifie, le Yin fait référence à l’ombre et à la lune, présentant des caractères d’assombrissement et de contraction : « l’activité est plutôt vers à l’intérieur » (ibid. : 17). Ces éléments semblent opposés mais se construisent dans un ensemble conformant au cycle circadien : le jour, l’homme travaille et vaque à ses activités quotidiennes, libérant son énergie vers l’extérieur ; la nuit, il se repose et canalise son énergie vers l’intérieur, que ce soit par la réflexion ou par les rêves.
C’est donc l’alternance du jour et de la nuit qui oriente les activités humaines ; autrement dit, cet exemple naturel des transitions du Yin-yang nous invite à apprendre la régulation de l’action à l’environnement et à mettre l’accent sur l’unité entre la nature et l’homme ainsi que l’interaction harmonieuse avec son milieu.
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Cf. « Ce dont nous sommes investis par le Ciel constitue notre nature, suivre notre nature constitue la “voie” et cultiver la voie constitue l’ “éducation”. […] l’harmonie est sa voie universelle… Le Ciel et la Terre sont bien à leur place, tous les existants prospèrent ». (Jullien(tra.fr) 1993b : 35-36)
Ces observations sur l’aspect naturel du Yin-yang pourrait nous permettre de mieux comprendre leurs valeurs dans l’espace humain, par exemple, la transition entre le bonheur et le malheur. Le bonheur n’est pas le Yang absolu, parce que, même si l’on est heureux, il peut nous arriver d’être trop gâtés pour que l’on soit capable de face aux défis de la vie. De fait, c’est le bonheur qui nous fait paradoxalement tomber dans le piège du malheur. Si le bonheur s’accompagne potentiellement du malheur, le malheur n’est pas à son tour le Yin absolu ; lorsqu’on profite d’un malheur comme opportunité de s’améliorer, d’être fort, l’on connait le bonheur de la « renaissance ». La cohabitation du bonheur et du malheur nous montrent bien l’importance de maintenir un équilibre dans un état instable, plus précisément, il faut veiller au seuil d’« excès » (trop heureux) ou de « manque » (manque de bonheur) et s’adapter dynamiquement aux circonstances. Suivant cette perspective, l’harmonie sur laquelle insiste Yin-yang exige en réalité que les parties opposées ou hétérogènes s’équilibrent au sein du tout afin de mieux coopérer dans leurs interactions, en particulier dans le cas où chacune est confrontée à ses propres transitions et à celles de l’environnement dans lequel elle se trouve. Néanmoins, il est à noter que cette harmonie n’abandonne pas l’individualité et ne consiste pas non plus en une quête d’homogénéité. En fait, « suivre la nature »8 de chaque sujet impliqué est la clé d’une interaction harmonieuse.
Étant donné que l’écriture chinoise n’était pas encore développée à l’époque ancienne où Fuxi vécut, le Yang n’est écrit que par le trait continu « — », et le Yin par le trait discontinu « – – », les 8 trigrammes sont ainsi nés à partir du Taiji (Cf. Figure 2). On peut y voir que les 8 trigrammes sont tous associés aux images naturelles, telles que le Ciel, la Terre ; au fond, ces idées philosophiques du Yi Jing sont tirées de la nature, « Fuxi avait l’intention de figurer l’état de l’univers afin de nous apprendre comment nous adapter et comment nous améliorer » (ibid. : 9).
Figure 2 : Huit trigrammes (en chinois : 八卦 ; pinyin : bā guà)
Seulement, les phénomènes humains sont plus complexes que ne l’illustrent les 8 images. En conséquence, les 64 hexagrammes ont été conçus sur la base des combinaisons entre les 8 trigrammes de façon mathématique. Ce sont les 64 situations correspondant à la vie de l’homme en se basant sur le rythme naturel de la vie. Par exemple, le 1er hexagramme Qian renvoie au ciel et nous montre l’image humaine « initiative ». En ce sens, le Yi Jing n’est plus seulement une étude de la nature, mais également de l’humanité. L’ambition du Yin-yang est alors de décrire un univers complet à l’aide de l’économie entre les deux, comme le remarquait Zeng, « le Yin et le Yang sont les éléments les plus élémentaires de l’univers. Les changements du monde sont ceux du Yin-yang » (ibid. : 16).
L’on peut dès lors se demander comment ces hexagrammes peuvent renvoyer à des situations de transitions mettant en jeu une dynamique. Tout comme la coexistence et la dépendance du yin et et du yang, des hexagrammes sont « toujours interprétés deux par deux, les hexagrammes traduisent des situations transitoires dont le sens et les tendances qu’ils recèlent n’apparaissent que dans leur transformation » (Gernet 1994 : 325). On choisira alors les deux premières figures (Qian et Kun) et les deux dernières figures (Jiji et Weiji), plus importantes pour mieux connaître la vie dans le devenir et son équilibre dans le devenir.
2.2. Les deux premiers hexagrammes : Qian et Kun
Qian (caractère chinois : 乾 ; en pinyin : /qián/) est un hexagramme composé de six traits yang et renvoie au Ciel ainsi qu’à la capacité humaine d’initiative. Kun (caractère chinois : 坤 ; en pinyin : /kūn/), composé de six traits yin, renvoie à la Terre et à l’idée de réceptivité. « L’énergie Yang en expansion qui ne cesse de se diffuser et d’animer la Terre » (Cheng 1997 : 274) nous fait observer que la relation entre les deux – l’initiateur et le réceptif – tout comme la relation entre dirigeant et adjuvant, est ainsi à la fois opposée et complémentaire. Cela dit, le tout yang et le tout yin « ne se quittent l’un l’autre ni ne triomphent l’un de l’autre » (Jullien 1993a :57), leur relation reposent sur » l’interdépendance » (ibid. : 57). Pourtant, les deux hexagrammes possèdent encore leur identité propre.
Quant à Qian, selon Yi Jing, son incarnation mythique est le dragon.
[C’est] l’image d’une force prodigieuse dont on peut suivre l’éveil puis l’envol tout au long de l’hexagramme. Le dragon représente le déploiement total de l’action dans ses différentes phrases, déploiement qui constitue pour l’être humain une aventure exaltante mais aussi une épreuve. (Faure 2021 : 26)
Afin d’éviter la compréhension ambiguë à cause du décalage culturel entre l’Occident et l’Orient sur l’image du dragon, l’image de l’être humain pourvu d’initiative pourrait nous aider à illustrer les 6 traits continus (cf. Figure 3).
Figure 3 : Les deux premiers hexagrammes – Qian et Kun
Le 1er trait – yang – se trouve en bas, c’est le stade de « repli », c’est le moment où ce créatif habite dans l’obscurité, « ce temps de latence lui permet d’éviter la précipitation et d’assembler ses forces » (Faure 2021 : 28), à tel point qu’on pourrait » se préparer et attendre le bon moment pour agir » (ibid. : 28). Cependant, « ça ne signifie pas que ses talents sont ignorés, il patiente dans les profondeurs obscures où il s’enracine avant de s’élever » (ibid. : 28). De ce fait, il est important de se montrer d’abord patient et de connaître le moment opportun pour émerger. Le 2ème trait est le stade d’« émergence », nous indiquant que des préparations du 1er stade pourraient nous permettre de nous manifester pour déployer nos créativités,
C’est le temps d’extériorisation, d’expérimentation, de découverte, mais aussi d’apprentissage, d’affirmation, de confrontation. Quand l’heure est à déployer ses qualités dans la diversité du monde, il importe de ne pas tarder à clarifier sa direction, afin d’y trouver sa place. (ibid. : 29)
Le 3ème trait est le moment de « vigilance ». Quand on s’enfouit dans l’obscurité, on a peu de chance d’être pris pour cible, mais quand on émerge et devient visible, il importe d’être vigilant afin d’éviter le danger potentiel. Bien évidemment, ce danger provient non seulement des autres, mais aussi de soi-même, parce que lorsqu’on redouble de créativités pour avancer loin, on risque de se fatiguer ou même de s’épuiser et ainsi toucher à nos limites d’être humain. Cela dit, « c’est le temps de l’effort, de la pratique, de l’épreuve, qui exige concentration des forces et redoublement de fermeté » (ibid. : 29), il faut alors être vigilant tant à l’extérieur et qu’à l’intérieur afin de poursuivre notre chemin. Le 4ème trait illustre le moment du « bond ». L’intensité de ce bond repose sur des efforts déployés précédemment. Le 5ème trait représente le « vol », « c’est le temps de l’élan qui pousse à créer, inventer, fonder, établir » (ibid. : 30), où le créatif est « suffisamment sage pour mettre à profit ce potentiel de réalisation, suffisamment mesuré pour ne pas abuser de ce pouvoir ni le dilapider » (ibid. : 30). Enfin le 6ème trait, c’est le stade d’« extrémité » où l’on est trop plein pour durer, on atteint alors son apogée. Un commentaire pourrait parfaitement l’expliquer, « ce qui n’augmente pas est condamné à décliner » (Jullien 1993a : 69). Cela dit, l’apogée peut être considéré comme le signe précurseur du déclin, d’une imperfection (Greimas 1987), sous-entendant une pente irrésistible débouchant sur la mutation du yang en yin, une annonce de transition vers l’autre état. Ainsi, cette transition possible nous suggère alors l’importance de l’équilibre entre le yin et le yang, pour « ne pas s’imposer de façon outrancière, seule l’adaptabilité caractéristique du Yin peut permettre à cet ensemble de fonctionner » (Faure 2021 : 31).
En ce qui concerne le Kun, en tant que réceptif ou partenaire du Qian, il se trouve dans la situation où l’« on apprend à accomplir sa tâche en position seconde » (ibid. : 31). Cette position seconde lui demande de soutenir ou de servir le Qian avec les qualités suivantes : souplesse, patience, simplicité. De manière parallèle, on pourrait observer les 6 phases (cf. Figure 3) dans l’interaction avec son partenaire.
À l’égard de la 1ère phase, c’est le moment de « congélation », « c’est le tout début d’une marche hésitante dans le froid de l’hiver, au sein d’une nuit enveloppante, protégeant les forces qui travaillent dans l’ombre » (ibid. : 37). Cela dit, il faut de la perspicacité pour trouver un bon partenaire, c’est le moment crucial qui peut influencer les activités ultérieures. Pour la 2ème étape, le stade de « pureté » ou de « simplicité » signifie que dès qu’on rencontre le partenaire adéquat, il importe d’adopter une attitude pure et sincère. La 3ème phase correspond au stade de « modestie » où il n’est pas opportun de se montrer excessif ou présomptueux sans quoi l’on risque d’outrepasser la position seconde. Cette phase nous révèle alors que « c’est un moment essentiel dans l’apprentissage du Yin que d’apprendre à se mettre des limites à soi-même » (ibid. : 39). À la 4ème étape, il est envisageable d’obtenir assez d’informations critiques concernant le partenariat grâce à une longue période de coopération, la « prudence » s’impose alors ; étant donné que la confiance est installée entre réceptif et initiateur, il importe alors de savoir retenir ses paroles, « quelle que soit l’oppression subie […] il est préférable d’éviter tapage, accusations ou autres emportements » (ibid. : 40). Le 5ème trait indique le stade de « coordination » où « le raffinement est au centre pour protéger ou organiser » (ibid. : 40). Plus précisément, après avoir essuyé les épreuves précédentes, on devient déjà un excellent réceptif ; il devient alors inévitable de devoir coordonner face aux divergences des deux parties, « l’équilibre entre maîtrise et réceptivité transparaît alors dans une exceptionnelle capacité d’harmonisation » (ibid. : 41). Mais, si les efforts pour maintenir l’équilibre commencent à s’épuiser, le moment de « conflit » est son seul avenir possible, c’est-à-dire qu’on risque d’entrer au 6ème stade ; c’est « une voie qui mène à bout » (ibid. : 41). C’est le moment où le réceptif commence à prendre conscience des limites de la toute-puissance excessive de son dirigeant pour finir par résister à lui. Dans cette perspective, la lutte contre la toute-puissance pourrait être destinée à l’ouverture d’un nouvel ordre. Cela nous rappelle les changements de dynasties qui émaillent l’histoire ; lorsque le peuple n’en peut plus de subir son gouvernement, « l’heure de la rébellion est venue contre ceux qui ont su abuser de ces belles dispositions » (ibid. : 41). Le réceptif devient ainsi un initiateur et quitte son rôle d’adjuvant tandis que l’initiateur commence à se retirer du monde. Il s’agit alors de transition actantielle. Profitant des commentaires de Fuzhi Wang (WFZ), « Qian et Kun, pur yang et pur yin, ont été “établies ensemble” et sont inséparables dans la réalité : dès lors que l’une de ces deux capacités en parvenant à son apogée, se tarit, l’autre, qui se trouvait tapie, surgit à nouveau » (Jullien 1993a : 82).
Bref, Qian et Kun, se dressant face à face, dessinent non seulement son propre parcours, mais aussi leurs transitions possibles dans la coexistence. Et « les soixante-deux autres figures, nées du croisement de leurs traits, constituent en regard la série des variations qui découlent par interaction, comme autant de cas de figure particuliers, de cette relation initial » (ibid. : 55).
2.3. Les deux derniers hexagrammes : Jiji et Weiji
Par rapport à la pureté du Qian et du Kun, soit tout yang ou tout yin, les deux dernières figures Jiji (l’hexagramme 63) et Weiji (l’hexagramme 64) nous montrent l’équilibre réparti du yin et du yang, soit un yin accompagné d’un yang et inversement, veuillez voir la Figure 4. Les figures nous présentent apparemment un équilibre définitivement assuré. Elles ont, cependant, leurs propres significations : le Jiji renvoie à l’« achèvement » tandis que le Weiji marque l’« inachèvement ». La question se pose alors : comment des permutations alternées de manière similaire peuvent-elles donner lieu à des significations dissemblables ?
Figure 4 : Les deux derniers hexagrammes – Jiji et Weiji
- Note de bas de page 9 :
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Pour un petit rappel, le yang porte les caractères de rayonnement et d’extension, il « se répand de lui-même en tous sens, pour promouvoir le réel et l’animer » (Jullien 1993a :150), et le yin porte les caractères d’assombrissement et de contraction. Si l’achèvement entre dans une période dormante, soit dans le cas du yin, il tend alors à s’enliser. C’est pourquoi dans la figure de l’achèvement, il importe d’éviter la montée du yin ; dans la figure de l’inachèvement, on encourage la montée du yin, car le yin est favorable pour le désordre dynamique.
En tenant compte des 8 trigrammes (Cf. Figure 2), on observe dans le Jiji que le feu est en bas et l’eau en haut ; « de toutes les réalités, nous fait remarquer WFZ, l’eau et le feu sont les plus antagonistes » (Jullien 1993a :143), si l’eau est sur le feu, ça pourrait être interprété par le fait que l’eau submerge le feu et, une fois le feu éteint, on atteint alors l’achèvement. Néanmoins, cet achèvement pourrait-il s’immobiliser dans sa perfection ? Non, parce que l’eau et le feu sont les éléments les plus antagonistes. Lorsqu’ils se rencontrent, il y a nécessairement une lutte qui se met en place. Cela dit, le feu pourrait être éteint grâce à la force supérieure de l’eau ; cependant, si l’eau est plus faible que le feu, le feu pourrait continuer à brûler. Supposons ici que le feu soit absolument éteint, on entre alors en période de tranquillité, cette tranquillité pourrait-elle dégénérer en un état de stagnance ou de dormance ? C’est tout à fait possible. En fait, cette stagnation menace la capacité de transitionner. Il importe donc de « veiller à cet accord comme l’eau sur le feu […] La vigilance est indispensable pour maintenir cet équilibre qu’il faut œuvrer à vivifier sans s’échauffer ni s’endormir. En temps de paix, songe aux danger futurs, dit le proverbe » (Faure 2021 : 537). C’est pourquoi le Jiji où « c’est le yang qui est trop morcelé pour pouvoir empêcher la montée du yin »9 (Jullien 1993a : 151), on s’efforce alors de trouver la diversité dans l’homogénéité.
Ainsi, l’« achèvement » n’est qu’arrêt transitoire, car il est demandé d’ouvrir le Weiji. En effet, cette figure de l’« inachèvement » nous présente les mêmes trigrammes inversement disposés par rapport au Jiji :l’eau est au-dessous du feu ; du point de vue de la nature, le feu brûle et se dissipe vers la position haute, et l’eau s’écoule vers le bas. Cela dit, « ces deux éléments “suivent chacun leur inclination” sans se rencontrer, il ne s’ensuit aucun fonctionnement réciproque, et la transformation naturelle reste “inachevée” » (ibid. : 150), c’est « le moment trouble où rien n’est à sa place […] pour remettre le monde en ordre » (Faure 2021 : 546). Cet état chaotique impose alors de rechercher une cohésion, ainsi « c’est le yin qui est trop morcelé pour parvenir jusqu’au sommet » (Jullien 1993a : 151), pour maintenir l’harmonie dans l’hétérogénéité.
- Note de bas de page 10 :
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Quant à l’harmonie préétablie, on pourrait trouver la définition divergente chez Leibniz : « l’harmonie désigne le caractère ordonné du monde en tant qu’il est l’objet d’un calcul divin qui considère dans chaque essence les perfections qui rendent compte des dispositions des autres essences. [...] Le monde est donc harmonieux en vertu d’une harmonie dite « préétablie » qui permet de penser l’accord des substances sans passer ni par une doctrine de l’influence réelle des substances les unes sur les autres, ni par l’intervention continuelle de Dieu que demande l’occasionnalisme » (Gerbier 2005 : 470).
En tout cas, cette alternance entre yin et yang nous permet d’observer qu’aucun élément n’est en mesure de l’emporter suffisamment sur l’autre, et qu’« il n’y a précisément pas de figure idéale, pas plus qu’il n’y a pas de schéma préétabli » (Cheng 1997 : 279). En ce sens, les transitions dans le Yi Jing n’exigent jamais de suivre à tout prix des règles figées pour maintenir l’harmonie, mais plutôt « [de] déplacer et [de] reformuler le problème à mesure que la situation évolue » (ibid. : 279). Autrement dit, il n’existe pas l’harmonie préétablie10, des parties impliquées ne peuvent que s’harmoniser dans l’interaction dynamique. Au fond, « Le but ultime recherché […] Non pas le toujours mieux raisonner, mais le toujours mieux vivre sa nature d’homme en harmonie avec le monde » (ibid. : 34).
2.4. L’efficience favorable à l’harmonisation : le temps et l’espace
« Les six étapes de chaque hexagramme nous indiquent qu’il est préférable de diviser un fait en six étapes, puis d’explorer les changements à chaque étape, on pourra se faire une idée de la façon dont il se déroulera à la fin ». (Zeng 2009 : 119)
- Note de bas de page 11 :
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Che est le terme Shi (caractère chinois : 时 ; en pinyin:/shí/ ), à savoir le Temps.
- Note de bas de page 12 :
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Fang (caractère chinois : 方 ; en pinyin : /fāng/ ) est le terme Espace, renvoyant également à la Place (caractère chinois : 位 ; en pinyin : /wèi/).
Dans cette perspective, bien qu’il n’existe pas de figure idéale et figée selon les observations qui précèdent, les transitions pourraient tout de même servir d’outil de prédiction ou d’enseignement. Par exemple, les six positions de Qian nous apprennent les clés à saisir dans différentes étapes, telles que le temps opportun pour émerger, l’apprentissage dans le bon sens (associé à l’espace). Il est évident que le temps et l’espace (ou la place) sont les deux efficiences des transitons. » Ces termes n’évoquent ni l’Espace en soi, ni le Temps en soi. Che11 appelle l’idée de circonstance, l’idée d’occasion (propice non pour une certaine action) ; fang12, l’idée d’orientation, de site (favorable ou non pour tel cas particulier) ». (Granet 1968 : 79) En fait, les deux concepts ne sont pas indépendants ni deux entités autonomes, en revanche, ils « sont toujours imaginés comme un ensemble de groupements, concrets et divers, de sites et d’occasions » (ibid. : 79). Autrement dit, les deux constituent un signifiant total à saisir et recueillir afin d’être destinés à préfigurer d’éventuelles tendances de l’avenir, de sorte que le sujet puisse s’efforcer de mettre en œuvre des stratégies pour éviter autant que possible l’accident. Dans cette perspective, l’étude sur le jeu du temps et de l’espace peut servir d’enseignement sur la conjoncture pour assurer l’efficacité du rythme des transitions, celle qui « se trouve au fond de la conception du Yin et du Yang » (ibid. : 99).
Cependant, il est également à noter que le temps et l’espace n’importent pas autant pour toutes les phases : « à la fin, l’espace dans lequel on se trouve est plus important que le temps ; et au début, le moment d’émergence est plus important que l’espace » (Zeng 2009 : 110). Prenons encore l’exemple du Qian : au début, on se préoccupe davantage d’émerger au bon moment ; à la fin, maintenir la place qu’on occupe est la préoccupation majeure. Bien évidemment, il ne s’agit là que d’un modèle générique de transition, car l’inattendu est inévitable en situation réelle.
De ce fait, le Yi Jing nous apprend qu’« il ne s’agit pas d’obéir à un ordre édicté par le ciel, mais de mener les investigations nécessaires à sa réalisation personnelle » (Faure 2021 : 7), en mettant en œuvre des stratégies avec le temps et l’espace pour assurer des transitions favorables à l’interaction harmonieuse. Ces investigations non seulement sont pour soi, mais aussi pour autrui, comme l’interaction entre Qian et Kun.
3. Affinités entre le Yin-yang et la sémiotique contemporaine
3.1. L’immanence du Yin-yang
Certaines observations précédentes sur le Yin-yang nous permettent de constater sa richesse sémiotique ainsi que des affinités entre la philosophie et la sémiotique contemporaine. Profitons encore des premiers hexagrammes – Qian-Kun – pour illustrer ces affinités. Veuillez voir la Figure 5.
Figure 5 : Les transitions de Qian-Kun sur le plan sémiotique
D’abord, la succession des 6 positions nous rappelle une série de rôles du sujet caractérisant les différents modes d’existence de l’actant. Le stade de « repli » et celui de « congélation » nous présentent une période de latence occupée à assembler des forces disponibles et nécessaires ; c’est le moment où le sujet se trouve dans l’ombre, dans une structure sous-jacente afin de produire le sens, autrement dit, c’est le sujet virtualisé qui est invisible provisoirement. Mais dès qu’il est stimulé par l’entour, ou qu’il trouve son terrain d’accueil, ce sujet virtualisé commence à déployer son parcours ascendant (Fontanille 1998 : 278) en arrivant aux stades 2-3-4 des Qian-Kun, il se manifeste alors en apprenant progressivement dans un cadre hybride à la fois compétitif et coopératif ; un sujet actualisé s’expose à cet égard. Le 5ème stade où le sujet arrive à créer (Qian) ou à coordonner (Kun) grâce aux efforts précédents, relève de l’état réalisé qui implique une signification déterminée. Certes, cette production du sens ne signifie pas la fin, tout comme la domination puissante du sujet (Qian) arrivant à son apogée ou le sujet (Kun) n’en pouvant plus de subir la soumission, un sujet potentialisé apparaît alors en raison du fait de dépasser le seuil tolérable ou légitime ; le parcours descendant (ibid. : 278) au sens de son devenir existentiel est entamé alors : le créatif (Qian) commence à se retirer du monde et l’adjuvant (Kun) devient en revanche un créatif ; un autre voyage du sens se déclenche donc.
Mais, il faudrait noter que cette succession d’étapes n’est pas linéaire, car en réalité il arrive inéluctablement des événements obscurs ou inattendus, à tel point qu’on se trouve répétitivement dans une même phase ou fait des allers-retours avant de réaliser la visée. Prenons l’exemple du 1er stade des Qian-Kun : à cause de l’obscurité au début, « on voit bien que ce début reste flou quand on passe de l’invisible au visible, et même qu’il n’y ait pas là de début repérable puisqu’il plonge dans l’indistinct d’un embryonnaire au sein duquel on pourra indéfiniment remonter » (Jullien 2009 : 63) ; si l’on précipite le pas, ou si l’on ne persévère pas avec confiance, il est donc difficile d’arriver au 2ème stade. Ce passage se fait au prix d’une longue période de préparation. Il est alors important de négocier avec l’environnement à l’aide des stratégies et des tactiques avec le temps et l’espace. Ainsi, il n’existe pas de règle fixe ou le sens figé qui peut se conformer à toutes les circonstances, le sens ne peut qu’être tâtonné ou testé dans l’interaction avec l’environnement, ses transitons à titre d’examen sont alors comme la narrativisation qui « peut essayer de résoudre l’hétérogénéité » (Basso 2017 : 26).
Il s’agit alors d’homogénéisation entre le soi et l’altérité, soit un processus de l’appropriation du soi-même. La question se pose toutefois à cet égard : l’uniformité est-elle le but de l’homogénéisation ? En fait, qu’il s’agisse de Taiji ou des quatre hexagrammes qu’on a analysés, Yin-yang met l’accent sur l’équilibre dynamique dans la diversité plutôt que sur l’équilibre stagnant, et sur la coexistence harmonieuse plutôt que sur le triomphe de l’un sur l’autre. Comme le dit Rastier (2004),
La diversité qui, par contraste avec l’uniformité fondamentale du monde physique, fait la richesse des “mondes” sémiotiques, suppose pour être comprise un décentrage critique, et, plutôt qu’un relativisme, un cosmopolitisme méthodologique nécessaire pour éviter l’ethnocentrisme, voire le nationalisme et le racisme.
À cet égard, l’interaction de Qian-Kun est en effet un modèle canonique : d’une part, elle montre des exigences pour maintenir l’équilibre à différentes étapes ; d’autre part, elle met en garde contre le risque de rupture en raison du dépassement du seuil d’équilibre. Sémiotiquement parlant, il s’agit du jeu des modalités requises dans le temps et l’espace. Premièrement, du 1er au 2ème stade, les Qian-Kun nous apprennent la nécessité de savoir attendre le bon temps pour s’élever ; et après avoir émergé dans l’espace visible, ils nous suggèrent qu’il importe de savoir discerner l’entourage avec vigilance, modestie et prudence. Ensuite, des connaissances acquises nous permettent de pouvoir créer et coordonner au 5ème stade des Qian-Kun. Dans cette perspective, le savoir-être/faire est le garant des transitions au point d’actualiser le pouvoir-être/faire. Toutefois, lorsque le sujet réalise la conjonction avec son objet, la rupture possible de l’être dans le dernier stade nous invite à réfléchir à la coordination entre le savoir sur le seuil d’équilibre, le devoir pour le respecter et le vouloir immodéré. Il est évident que le savoir et le devoir l’emporte tout au long de l’interaction Qian-Kun, ce sont les deux modalités modulées avec le temps et l’espace qui sont en mesure d’assurer l’efficacité des transitions. Plus précisément, l’efficacité du rythme modalisée par le savoir et le devoir avec le temps et l’espace est capable d’équilibrer les conflits éventuels dans l’hétérogénéité. En effet, « si la transition est accélérée, elle devient violente ; si elle ralentie immodérément, elle devient insaisissable, mystérieuse, incommensurable » (Basso 2017 : 350), c’est pourquoi il est souhaitable de connaître un modèle de transition harmonisée, par exemple Yin-yang qu’on observe ici. Bien évidemment, le vouloir-être/faire est également important : c’est la volonté de créer qui incite le sujet à commencer le parcours du Qian (ex : le président) ; c’est la volonté de ne pas être soumis qui encourage la rébellion des adjuvants (ex : le peuple) pour un nouvel ordre, à partir duquel un terrain nous accueille en catalysant d’autres transitions. En tout cas, si les proportions des modalités ne sont pas justement disposées, il arrive que l’être s’oriente vers le trouble ; par exemple, si le vouloir-émerger l’emporte sur le savoir-attendre patiemment dans le premier stade, la volonté impulsive oriente alors l’être dans un autre sens, les transitions se dirigent probablement vers le « non-sens » (Landowski 2004 : 50-56) en raison d’une succession chaotique. Il est évident ainsi que le « non-sens » appelle l’harmonie pour trouver le sens. Bref, c’est comme un jeu d’échecs, « le déplacement d’une seule pièce suffit à modifier toute la configuration et à changer le sens général de l’ensemble » (Gernet 1994 : 324).
3.2. Infinitisation des passages et harmonisation
La question des transitions existentielles et des modalités du faire du Yin-yang nous permet de repérer des affinités avec la sémiotique contemporaine : d’une part, on se trouve dans le devenir, il y a « une infinitisation des passages » (Basso 2017 : 349) ; d’autre part, les transitions ne doivent pas être abusées dans une fluidité spatio-temporelle, car « il n’y a pas un guide libre du sens » (ibid. : 353). En tout cas, les transitions du yin et du yang nous fait prendre conscience que les deux ne sont pas destinés à se différencier ni à se résister, mais plutôt à interagir dans un ensemble afin de trouver un équilibre modalisé avec le temps et l’espace ; il s’agit alors d’harmonisation du sens dans l’hétérogénéité.
Cependant, il est à noter que cette harmonisation ne se dirigent pas vers l’uniformité (« non-sens ») mais vers la variété qui met l’accent sur l’autonomie, ni vers le chaos (« non-sens ») de la variabilité mais vers l’équilibre qui est capable de trouver une efficience de signification stable dans le discours à travers des isotopies opportunes. Bien évidemment, au niveau des pratiques discursives, cette stabilité ne signifie pas la fixité, parce que « dans le cadre de la transition, le devenir ne peut pas faire confiance aux figures “garées” dans une encyclopédie de savoirs et prêtes à survenir sur la scène du présent » (Basso 2017 : 351). Cela dit, « on trouve le sens dans les parcours d’énonciation, tout au long de leur transaction environnementale, de leurs défis aux vides et aux disproportions rencontrés, de leur inscription de projets dans un terrain à lire » (ibid. : 353).
4. De petites réflexions
La confluence entre les pensées philosophiques chinoises et la sémiotique occidentale nous permet d’illustrer un consensus quant à la notion de « transition » qui traverse les cultures et nous permet de tenter de réfléchir à des stratégies intersubjectives au milieu des changements violents dans notre ère.
Lorsqu’on est face aux conflits entre un individu et un autre, il importe d’établir un cadre de confiance, d’aide mutuelle, de respect réciproque dans l’interaction. Cela est d’autant plus vrai pour notre monde dans lequel l’hégémonie et le racisme dominent encore malgré les institutions démocratiques ; un monde dans lequel l’agression, les préjugés, les fake news nous envahissent encore et entraînent un déséquilibre moral patent, voire un désordre social et un débordement des gouvernements discrédités. Par conséquent, l’harmonisation respectueuse de la diversité apparaît comme le modèle idéal pour gérer des transitions violentes.
Quant à la relation entre l’homme et la nature, Yi Jing insiste sur l’idée de l’unité du ciel et de l’homme et remet en question une fois de plus l’anthropocentrisme. En effet, la nature et l’homme ne sont jamais en opposition ; au contraire, notre survie et notre prospérité dépendent de l’équilibre et des bienfaits de la nature. Ainsi, on doit être responsable de la protection et du respect de la nature.
Enfin, le thème « transition » mis en lumière à la faveur de cette lecture d’un héritage culturel philosophique chinois nous permet d’ouvrir une réflexion consacrée à la notion d’harmonisation, notamment de plus en plus nécessaire à coordonner dans les contraires. Et face aux visions trop œcuméniques ou au contraire trop catastrophistes, il faut trouver une stabilité dynamique, une signification qui reste interprétable dans la transition.