La transition au sein de l’être humain : France (2021) de Bruno Dumont The transition within the human being: France (2021) by Bruno Dumont
Ralitza Bonéva
Université Toulouse II Jean Jaurès
L'hypermodernité, annoncée depuis les dernières décennies du XXe siècle, ne manquera pas de produire des modifications au sein de l'être humain. Engendreront-elles une transition ou une mutation dans l’humain et en quoi consistera-t-elle ? Notre étude, qui s’inscrit dans la perspective d'une sémiotique de l'existence, tente de répondre à ces questions, problématisant le concept de forme d'existence en tant que régime de signification, différent de ceux de forme de vie et de style de vie. La forme d’existence se conçoit sur les effets de sens produits par les rapports que l’individu entretient vis-à-vis de soi-même, de son vécu, d’autrui, dans et envers le vivre-ensemble et quant à la sémiosphère à laquelle il adhère ou non.
Hypermodernity, announced since the last decades of the 20th century, will not fail to produce modifications within human beings. Will they cause a transition or a mutation in humans and what will it consist of? Our study, which is part of the perspective of a semiotics of existence, attempts to answer these questions, problematizing the concept of form of existence as a system of significance, different from those of forms of life and lifestyle. The form of existence is conceived on the effects of sense produced by the relationships that the individual maintains with regard to himself, his experience, other individuals, in and towards live together and with regard to semiosphere to which it adheres or not.
Index
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Mots-clés : existence, hypermodernité, mutation, transition, vivre-ensemble
Keywords : existence, hypermodernity, live together, mutation, transition
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« L’hypermodernité, dont le préfixe hyper désigne le trop, l’excès, l’au-delà d’une norme ou d’un cadre, implique en effet une connotation de dépassement constant, de maximum, de situation limite » (Aubert 2006 : 606).
À la différence de la postmodernité, qui entre en rupture avec les grandes idées de la modernité – essentiellement, celles de la raison et du progrès –, l’hypermodernité se caractérise par l’excès, par le dépassement des limites dans les caractéristiques propres de la modernité (cf. Aubert 20061). Le discours sur l’individu hypermoderne alarme, depuis les dernières décennies du XXe siècle, sur l’ampleur des transformations qui apparaissent au sein de l’être humain. Ainsi, Marcel Gauchet (2006 : 292) utilise le terme de « mutation » pour parler de l’avènement d’un type de personnalité nouveau, évoquant cependant une alternative ouverte à la discussion : soit l’humain reste le même mais se manifeste autrement car l’environnement se modifie, soit il y a une « mutation anthropologique ».
L’étude qui suit s’interroge d’abord sur la différence entre transition et mutation afin de déterminer les traits spécifiant le procès de transition. Par la suite, elle tente de cerner les conditions qui génèrent les transformations, se référant à Marcel Gauchet (1998, 2006, 2017), et souligne certains aspects de la transition en cours, recourant à des recherches de différentes disciplines. À titre d’exemples, sont abordées des scènes du film France (2021) de Bruno Dumont, dont l’intention est de saisir l’état des mœurs en France contemporaine. Le film est considéré comme une triple expérience, suivant la compréhension de John Dewey (1934) : expérience d’implémentation d’un vécu dans une œuvre d’art, expérience vécue au cours de la réalisation de l’œuvre, et enfin, partage d’une expérience. L’étude se réserve le droit de faire quelques entrées-sorties vers la réalité extradiégétique pour y identifier des manifestations similaires à celles que l’on retrouve dans la trame du film et que les concepts théoriques évoqués circonscrivent. Enfin, nous faisons l’hypothèse que les changements qui apparaissent dans l’humain fondent, dans la perspective d’une sémiotique de l’existence, une nouvelle forme d’existence dont nous nous proposons de démonter la structuration.
1. Transition ou mutation au sein de l’être humain ?
Le Petit Robert oppose la transformation lente, qui est une évolution ou une transition, à la transformation brutale, qui est une mutation ou une révolution. La transition est graduelle, sinon on parle du passage abrupte, « sans transition ». Elle conduit d’une constitution à une autre ; procès orienté, il est d’aspect télique, avec un point terminal intrinsèque. La transition encode ainsi une trajectoire. Elle aboutit à un état irréversible dans lequel les phases antérieures disparaissent. Dans le cas où le flux transitionnel ne parvient pas au point terminal, on parlera de « transition inachevée ». Duratif, le procès de transition est à la fois englobant et propulsif. Il pourrait également se manifester lors du passage d’une phase intermédiaire à une autre. Ainsi, la transition joue sur différentes échelles et bascule d’une échelle à l’autre. Comme le terme qu’on utilise en cinéma pour désigner le procédé technique de transition – fondu enchaîné – le suggère : il y a un enchaînement de phases jusqu’à ce que la dernière l’emporte. Une ré-élaboration s’effectue au cours de la transition, comme au cours de la mutation. La modification qui opère dans la transition est cependant plus ou moins anticipée et l’altérité assumée, alors que dans la mutation, l’altérité échoit, imposant un changement de code. Il n’y a pas de mutation inachevée.
Pour résumer : dans le cas des changements qui se manifestent au niveau de l’humain, il s’agira d’une transition, procès duratif, télique, propulsif, irréversible, tant qu’il y a un processus de passage vers une constitution autre. Si cette constitution autre survient sans que la transformation ait suivi son cours considéré comme normal, tout en imposant un changement de type, on parlera de mutation et non pas de transition.
2. La forme d’existence
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La forme d’existence est alors un régime de signification différent de ceux de style de vie (Landowski 1997) et de forme de vie (Fontanille 2015). Pour la délimiter brièvement, le style de vie et la forme de vie sont des configurations stables et typiques, la première relevant d’une typologie de comportements sociaux, bien qu’elle inclue aussi des traits existentiels, alors que la seconde se présente comme le résultat d’une persistance par rapport à un projet de vie, dotée d’un régime de croyance d’identification durable. La forme d’existence pourrait être vue comme une manifestation locale des deux autres configurations, soumise aux changements d’un cours d’existence, instable, repérable en amont et/ou en aval d’une transformation. Le concept de forme d’existence offre la possibilité d’identifier les effets de sens qui traversent l’humain dans son existence ordinaire avec ou sans autrui, adhérant ou non à une sémiosphère, qui prédétermine d’une certaine façon les existences et les relations intersubjectives, tout en subissant leur impact.
Selon M. Gauchet (2017 : 200), « ce n’est pas seulement à une autre société que nous avons affaire ; c’est à une nouvelle humanité ». Notre proposition est de circonscrire cette « nouvelle humanité », recourant au concept de forme d’existence. La forme d’existence a pour plan de l’expression des états d’âme et des manières de faire ou de ne pas faire, se manifestant autour d’une transformation et dont le prolongement en séquence existentielle se présente comme régression, persistance, comme rupture d’isotopie ou, au contraire, enchevêtrement d’isotopies distinctes, ou bien encore est le fait d’une ré-assomption ou d’une seconde lecture (cf. Greimas 1987). Le plan du contenu comprend les expériences qui se mettent en place dans la vie esthésique et affective du sujet au cours d’une séquence existentielle ou à la base d’une interaction minimale2.
L’interaction minimale, comme la définit Jacques Fontanille (2019 : 21), est conditionnée par trois paramètres : source, cible, contrôle. Un état d’âme en résulte, déterminé dans le paramètre de contrôle. Ce paramètre révèle l’effet de sens et identifie le type de l’agir, du pâtir ou de leur absence. Toute interaction quotidienne devient signifiante s’il y a au moins une saisie de l’évanescence de l’être (Greimas 1987 : 43), simultanément ou après-coup (Green 2004). Greimas (1987 : 93) soulève la question de la possibilité d’élaborer une syntaxe de la vie qui déterminerait les suites articulées de comportements et d’attitudes en chaînes événementielles. Cette question reste ouverte, nous nous concentrons ici sur la structuration paradigmatique de la forme d’existence. Le diagramme (Figure 1) représente le modèle qui comporte quatre strates essentielles :
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Nous suivons Ricœur (1969 : 25) dans la compréhension que le Cogito est « déjà posé dans l’être » ou, comme l’explicite Johann Michel, « C’est un être déjà dans l’être (composante de l’existence) qui appelle un effort d’appropriation (composante de l’acte réflexif) par les moyens de l’interprétation des signes de l’existence objectivée (composante de l’herméneutique) » (2013 : 106-107).
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rapports avec le corps et le langage3,
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effets de sens produits par les rapports entretenus vis-à-vis de soi-même et d’autrui, indépendants ou s’entre-déterminant,
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modes d’organisation (institutionnalisation) du vivre-ensemble,
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rapports de sens conditionnés par la sémiosphère.
Ces quatre strates d’élaboration du sens de l’existence ne sont pas étanches mais superposées. Chaque strate est déterminée par des types de rapports existentiels : i) individuels et réflexifs ; ii) réfléchis pluriels, transitifs, réciproques et/ou symplectiques ; iii) collectifs ; iv) culturels et (auto)représentatifs. Nous abordons ces strates l’une après l’autre dans l’objectif de relever les transformations spécifiant une forme d’existence en ré-élaboration.
Figure 1 : Schéma de la forme d’existence
2.1. Un nouveau rapport avec le corps et avec le langage
2.1.1. La confiance dans le corps
La première strate de la forme d’existence comprend les rapports du sujet avec le corps et avec le langage. Il est difficile de préciser depuis quand existe ce nouveau rapport au corps, mais vers la fin du XIXe siècle il se fait sentir. Concernant la sémiotique, des études concluantes seront menées, et notamment l’ouvrage de Jacques Fontanille, Corps et sens (2011), où apparaît l’instance du Soi-corps propre dotée de réflexivité et dont la dynamique se joue dans les rapports entre le Soi-idem et le Soi-ipse. Indépendamment, en psychosomatique psychanalytique, Claude Smadja (2016 : 1523) propose d’ajouter, à la seconde topique de Freud (1923), une nouvelle instance : à côté du moi, du ça et du surmoi, celle du surmoi-corps : la « fonction surmoïque du soma autorise à envisager l’existence d’une préforme du soma psychique sous la forme d’un surmoi-corps ». Dans cette perspective, le corps ne s’oppose plus à l’esprit ni à la psyché, ni au conscient en fin de compte, et bénéficie d’une confiance accrue quant à ce que le sujet éprouve. Gauchet (2006 : 294) remarque que cette nouvelle appréhension du corps est riche en conséquences et « retentit sur toute l’organisation de l’expérience humaine ». De même, depuis quelques années dans le cinéma d’auteur, on observe la tendance à filmer obstinément l’attitude corporelle du comédien que le réalisateur B. Dumont (2006) explicite :
Les corps […] c’est la première cause de l’âme. Tout ce que vous pensez, c’est ce que votre corps a ressenti. C’est d’abord le corps qui sent, ensuite on parle. On essaie de parler de son corps, mais en fait on n’y arrive pas. Tandis qu’au cinéma, vous pouvez filmer des corps. Vous êtes dans quelque chose d’essentiel.
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Deux interprétations sont possibles : la première est suggérée dans le film par le « personnage » du président Emmanuel Macron : « France demeure » ; la seconde est conforme à l’intention du réalisateur : « France de mœurs ».
Le corps s’énonce et se découvre au cours de l’interaction, indépendamment du langage verbal. Mécanisme très bien saisi par un procédé méta-filmique dans le film France. Le personnage principal, la journaliste France de Meurs, dont le prénom donne le titre du film4, travaille dans une chaîne de télévision d'information en continu. En somme, elle « fait de la détresse des hommes un spectacle qui la valorise » (Mandelbaum 2021). Mais, après un accident qu’elle provoque, son corps commence à déclarer sa propre détresse sans l’avertir, au beau milieu d’un reportage ou d’une interview, jusqu’à ce qu’il devienne impossible pour elle de travailler. À la réplique réconfortante du psychiatre qu’elle fréquente : « Vous comprenez bien ce qui vous arrive en esprit », elle rétorque : « Oui, mais c’est mon cœur qui est malade, docteur ». Nous la voyons dans plusieurs situations limites : outrancière et brutale, submergée par la violence ou par le désespoir, dans la résilience face à autrui ou face au danger, exaspérée par soi-même. Ces moments sont accentués, dans le film, par une sorte d’intervalle dans lequel l’action diégétique est suspendue et la caméra s’approche lentement vers le personnage, son regard fixant, croisant ou glissant sur l’appareil. Dans ces plans prolongés (Figures 2 et 3), qui marquent un arrêt narratif et une rupture d’isotopie, c’est le corps qui s’énonce, alors que la parole cesse, inadéquate ou partiale. Nous voyons le paramètre de contrôle s’activer au niveau du personnage, interpellé par son propre état d’âme ou par sa manière de faire. La crise semble exprimer la difficulté de réconcilier les prédicats somatiques et les prédicats cognitifs (Coquet 2007) dans une auto-représentation cohérente.
Figures 2 et 3 : Regards caméra
Deux parmi ces plans, aux antipodes l’un de l’autre, cernent la destinée humaine de l’héroïne. Dans l’un (Figure 4), son regard interroge à travers la caméra « un dehors plus lointain que tout extérieur », comme le formule si bien Gilles Deleuze (1985 : 341), escomptant que là sa souffrance est mieux comprise qu’elle ne puisse elle-même la saisir, car cet extérieur est en même temps « un dedans plus profond que tout intérieur » (Ibid.).
Figure 4 : La plongée sur France
L’autre portrait (Figure 5), à l’opposé, en contre-plongée verticale, la saisit triplement renfermée : dans sa voiture, le visage encerclé par le volant accentuant les bords du cadre, le regard braqué sur son for intérieur, source de désillusion, et duquel elle n’arrive pas à se soustraire.
Figure 5 : La contre-plongée verticale sur France
Dans les deux cas, elle est astreinte aux limites de son corps qui rendent problématiques aussi bien l’ouverture vers la confiance que l’extirpation de l’amour-propre. Le procédé méta-filmique parvient à saisir l’acharnement d’un corps en proie au sensible et le moment où il commence en prendre connaissance ; il paraît que ce moment de prise de connaissance de soi est également une prise de conscience de l’autre que soi.
2.1.2. Le langage en crise
Parallèlement à la « conjonction charnelle [de l’individu] avec soi » (Gauchet 2006 : 294), s’installe une méfiance envers la fiabilité de la parole. Le locuteur hypermoderne – les personnages du film aussi bien que ceux de la réalité extradiégétique évoqués ci-après – se moque autant de la dimension vérifactuelle du langage que de la logique argumentative de son discours. Pour reprendre un exemple du film, Lou, l’assistante qui est une sorte de coach de vie de l’héroïne principale, retourne toute situation en son contraire par l’interprétation qu’elle en donne. Ainsi, elle console France, tombée en disgrâce sur les réseaux sociaux :
…Tu vas remonter de la boue… Tu vas ressortir et là, tu vas apparaître justement comme une icône… c’est ça la matière des icônes. […] Les gens vont te détester, puis t’adorer. C’est la même chose, pour les gens… […] C’est ça la télé, crois-moi. C’est comme ça que ça marche. C’est extraordinaire ce qui t’arrive. C’est inespéré, c’est très rare dans une carrière. Le pire, c’est le mieux. Évidemment.
On remarque aisément que les termes contraires ne créent plus d’opposition ni d’épaisseur dans la signification, car ils sont mutuellement remplaçables ; s’évanouissent les dissemblances et les nuances entre elles. La contradiction ne sert qu’à créer une fausse dynamique autour d’un objectif figé, ici, la notoriété de la « célébrité grand public ». En effet, Lou joue sur des enchaînements critiques. L’enjeu, dans ce type d’argumentation, n’est pas de dépasser la doxa et d’atteindre le paradoxe mais de miner l’ordre langagier.
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Les exemples abondent dans les mass-media, nous n’avons pas de place pour les étudier ici.
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On croyait la paix, instaurée depuis quelques décennies en Europe, être le grand acquis de la civilisation occidentale ; comment ne pas regretter l’exclamation de Gauchet datant de 1998 (164) : « s’achève aujourd’hui ce siècle des conflits » ?!
La crise de la parole5 a été officialisée, pour ainsi dire, par l’inanité des échanges diplomatiques entre les présidents des pays occidentaux et Vladimir Poutine qui ont précédé l’invasion de l’Ukraine. Une parole à la fois vide et en excès, que l’on détermine tantôt comme « surréaliste »6 tantôt comme « aberrante »7, que personne n’est dupe pour croire, mais qu’on laisse violer le vivre-ensemble8. Cette attitude dépasse bien entendu le rapport strict au langage et démontre le lien entre celui-ci et la manière dont on est ensemble, laissant pressentir un engourdissement empathique qui gagne du terrain.
Dans ces cas, la parole se manifeste comme un raisonnement alors qu’elle contrefait le stock culturel de connaissances et d’évidences qui est à l’origine même de toute production langagière (Vion 2012 : 217). Le nouveau rapport avec le corps et avec le langage – conjonction charnelle d’un côté et de l’autre, excès d'argumentation sans respect de l’ordre langagier – sape finalement le sentiment d’adhérence à quoi que ce soit, devenant partie prenante à une « désolidarisation de l’être-soi d’avec l’être-ensemble », selon les termes de Gauchet (2017 : 199).
2.2. Rapports de sens symplectiques : la responsabilité
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Cf. Le Petit Robert : entrelacés.
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Être en mesure de- et vouloir-donner sa réponse.
La deuxième strate de la forme d’existence (Figure 1), que nous sommes en train d’étudier, se constitue sur les rapports que l’individu entretient vis-à-vis de soi-même et d’autrui, sur la manière dont il investit du sens dans ses interactions. Nous attirons l’attention sur un type de rapports qui est particulièrement important pour notre modèle : dans certains actes, les rapports vis-à-vis de soi-même et d’autrui s’entrelacent, comme dans la promesse (Ricœur 1990 : 309-312) où le souci de l’autre est directement arrimé au souci de soi-même ; nous les appellerons des rapports symplectiques9. Se référant à l’idée de Jean-François Bordron (2012) qui propose d’envisager la diathèse comme une sorte de structure profonde, prédéterminant la disposition des actants les uns par rapport aux autres, leur distance par rapport à l’acte, la nature (centripète/centrifuge) et la densité de l’événement, etc., nous considérons que les rapports symplectiques se déploient sur la base de la diathèse réciproque fusionnée (Ibid. : 11) qui enchevêtre les rapports entre les actants, suscitant de nouvelles séquences. Se dessine, dans ce type de rapports, un proto-lien à autrui et s’annonce l’indispensabilité du vivre-ensemble. Les rapports symplectiques se manifestent également dans tout acte de responsabilité. S’y engendre une dialectique du soi et de l’autre que soi, où « l’ipséité du soi-même implique l’altérité à un degré si intime que l’une ne se laisse pas penser sans l’autre, que l’une passe plutôt dans l’autre » (Ricœur 1990 : 14). Avec ses glissements vers les concepts connexes d’obligation, devoir, faute, culpabilité, soin, engagement, charge, devenir, mission, ou encore responsivité (Rosa 201810), la responsabilité s’implique dans un large registre de relations. À l’instar de tout concept existentiel, elle a une face positive et une face négative. Cette dernière s’active lorsque l’individu sous-évalue ou sur-évalue sa propre importance et/ou son rôle. Quant à la face positive, elle se manifeste lorsque, comme le souligne Ricœur (2003 : 130), l’individu parvient à « se désigner soi-même comme l’auteur de ses actes ». L’accent est déplacé, pour Ricœur, vers la liberté et vers une certaine aise d’assumer la discontinuité de ses choix et d’y maintenir la continuité du soi variant. Ainsi, pour reprendre l’un des exemples mentionnés ci-dessus, nommer la guerre « opération militaire spéciale », comme l’a fait V. Poutine, relève de l’incapacité à se désigner l’auteur de son acte et révèle en même temps le déni de l’autre que soi, fait qui s’est également exprimé par la récupération d’idées surannées.
La responsabilité requiert une certaine « excentration de soi-même » (Gauchet 2006 : 294), comme on le voit dans le film de Dumont, où ce concept est au cœur de la trame. À la fin du film, l’héroïne abandonne les mises en scène faciles qu’elle utilisait pour rendre ces reportages attractifs et adopte une nouvelle manière de travailler, plus proche du documentaire, marquée par une véritable attention au protagoniste filmé, qu’elle avait tendance à manipuler auparavant. Littéralement, elle devient auteur. La crise aiguë que France de Meurs traverse, après avoir percuté un scooter avec son conducteur, un jeune homme fils d’émigrés, déchaîne sa culpabilité, jusqu’à la pousser à prendre en charge la famille entière de sa « victime ». Ainsi, le concept de responsabilité représente enfin la dimension intérieure de ce qui, à l’extérieur, a trait à la culture. La propulsion d’éléments d’une strate à l’autre est un processus intrinsèque de la forme d’existence. Chaque strate étant caractérisée par des relations existentielles spécifiques, l’élément propulsé s’enrichit d’une plus-value de sens propre à la strate d’accueil. Déterminer les mécanismes et les régularités de ces propulsions mériterait une étude à part.
2.3. Le vivre-ensemble
La troisième strate de la forme d’existence, celle du vivre-ensemble, englobe les deux strates précédentes, caractérisées par la manière dont l’individu s’appréhende lui-même avec son corps, sa parole et le proto-lien à autrui, tout en pourvoyant les prédicats existentiels de modes spécifiques au vivre-ensemble, les modes d’institutionnalisation et de désinstitutionnalisation. Nous nous arrêtons ci-dessous sur deux paramètres qui engendrent des dynamiques sur les axes individuel/collectif et personnel/social : l’empathie et les infléchissements sur l’axe intimité/extimité.
Le vivre-ensemble devrait naturellement être l’expression d’une relation horizontale, vouloir-vivre-ensemble, qui est à l’opposé de la relation verticale de domination/subordination (Ricœur 2003 : 134), régie par le devoir-vivre-ensemble. Ces deux options sont en lien d’exclusivité, tel que dès qu’on s’écarte de l’une, on se retrouve dans l’autre. La coexistence dans l’indifférence, au sein de « groupements » d’individus, évoquée par Gauchet (2006), ne semble pas représenter une troisième possibilité car le croire-vivre-ensemble ne ferait que camoufler l’option de domination/subordination.
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Il remonte à la cinquième des Méditations cartésiennes d’Edmund Husserl (1931), consacrée à l'analyse de l'apparition et de l'expérience d'autrui, ainsi qu’à Edith Stein, Le problème de l’empathie ([1916] 2013).
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Encore une fois, la propulsion d’un élément d’une strate à l’autre de la forme d’existence modifie ses propriétés et son fonctionnement.
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Rappelons l’initiative du ministre actuel de l’Éducation nationale d’introduire des cours d’empathie à l’école, une démarche qui atteste tout au moins d’une anomalie repérée dans le vivre-ensemble.
Ainsi, la performance de vivre-ensemble requiert des compétences empathiques. L’intérêt envers l’empathie traverse le XXe siècle11, la compréhension quant à sa signification variant au fil du temps. Actuellement, on l’envisage non seulement comme une capacité de se mettre à la place de l’autre pour reconnaître ce qu’il éprouve – faculté due au fonctionnement des neurones miroirs –, mais comme une aptitude à résoudre un problème de changement de perspective et de choix de référenciation (Berthoz 2004). La subordination et le sentiment d’être mal valorisé ou sous-estimé empêchent la mise en place du rapport empathique. Comme le remarque Alain Berthoz (Ibid. : 275), « [l]’empathie n’a pas de place là où a disparu la liberté de choisir son point de vue ». Inspiré par la self psychology de Heinz Kohut (1974), Ricœur (2008 : 141) soutient que l’empathie est nécessaire pour toute interaction réussie, éprouvée « au niveau même du corps propre, un corps propre ressentant son affinité avec celui de l’autre par une sorte de résonance » (Ibid. : 158), le Paarung de Husserl (1931)12. Quant à Alain Rabatel (2014 : 27), il avance que la construction empathique est impliquée dans le « dialogisme interne, des autres en soi ». Or, l’empathie est autant une construction, socialement et culturellement stimulée ou inhibée, qu’une propriété du Soi-corps propre. Elle est au croisement de phénomènes psychologiques, philosophiques, sémio-linguistiques13, et, en tant qu’élément essentiel de la forme d’existence, reflète en elle aussi bien le mode de vivre-ensemble que l’accomplissement individuel. Le plan du film ci-dessous (Figure 6) illustre un comportement devenu presque un réflexe aujourd’hui, relevant d'une carence en empathie qu'on pourrait déterminer d’engourdissement empathique : voyant la célèbre présentatrice France de Meurs en larmes, les passants sortent leurs portables et se mettent à la filmer ; la composition du plan et ses propriétés plastiques nous incitent à y déceler un énorme monstre, dont on distingue les pattes au premier plan, s’emparant de l’humain.
Figure 6 : Les passants filment France, en pleurs dans sa voiture
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Ainsi, de plus en plus émissions télévisuelles recourent à une « mise en scène » qui met mal à l’aise la présentatrice, la confrontant à des comportements inappropriés, afin de « faire rire » le spectateur ; cf. https://www.gala.fr/l_actu/news_de_stars/video-bertrand-chameroy-se-deshabille-dans-c-a-vous-anne-elisabeth-lemoine-choquee_507078 ; ou encore : https://tvmag.lefigaro.fr/programme-tv/actu-tele/mais-je-ne-sais-pas-calmez-le-lea-salame-extremement-genee-par-une-remarque-de-christophe-dechavanne-dans-quelle-epoque-20221218 .
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Un exemple, parmi tant d’autres, nous est fourni par un personnage de la vie médiatique française, « auteur-compositeur-interprète et personnalité publique des réseaux sociaux français » (cf. Wikipédia, consulté le 10/11/22), Bilal Hassani, qui a révélé publiquement avoir subi un viol, tout en déclarant qu’il n’en parlerait plus jamais, cf. https://www.bfmtv.com/people/c-est-la-seule-fois-ou-je-vais-en-parler-bilal-hassani-revele-avoir-ete-victime-d-un-viol-en-2019_AN-202209120166.htm l.
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Ce processus n’est pas à l’opposé mais dans le prolongement de la désinstitutionnalisation de la famille ; quant à la « sortie de la religion » (Gauchet 2017), on observe une tendance plutôt positive, dans l’Église catholique, qui est à renouer avec l’approche existentielle et l’expérience personnelle du Christ.
On pourrait voir, dans cette régression de l’empathie en curiosité, l’effet d’un rétrécissement de la vie affective, non sans l’apport des expériences stéréotypées divulguées par les moyens de communication de masse14. Au fond, il y a un chambardement sur l’axe intimité/extimité. Le « désir d’extimité », terme introduit par Serge Tisseron (2003 : 59) pour désigner le désir de partage de l’intime, subit des altérations, se manifestant soit comme une exhibition de l’intime, soit, dans l’autre sens, comme une approche intempestive. Avec l’appauvrissement de l’expérience affective, la frontière entre intime et social tend à disparaître, l’intime perdant de ses profondeurs, le social de sa diversité. La forme de vie de Quantified self, analysée par Basso Fossali (2012 : § 6.2.), est un exemple opportun de l’aplanissement existentiel : « la signification existentielle est chiffrée », cela facilite, certes, l’échange mais abolit l’opportunité d’apprendre quelque chose sur soi-même et sur autrui, sur la condition humaine. Ce parti pris pour l’ignorance se manifeste également lorsqu’il y a un déballage du « vécu » sans se soucier de l’analyser15. Le besoin se fait sentir d’une institutionnalisation des relations interindividuelles quotidiennes16. Les intervenants nécessaires pour gérer des problèmes de communication intersubjective se multiplient : travailleurs sociaux, médiateurs dans les mairies, associations, défenseurs des droits, sans compter la police, le tribunal correctionnel et le prud’hommes. Ainsi, dans France, découvrant que le « prof de latin », avec qui elle s’enlise dans une relation amoureuse, est en fait un journaliste, chargé d’écrire un article sur elle, l’héroïne est complètement désemparée ; sa perspicace assistante Lou lui suggère de porter plainte contre lui pour « mystification amoureuse ». La question se pose de savoir ne serait-il pas nécessaire de redéfinir les prédicats relationnels, à commencer par celui d’aimer...
La nécessité grandissante d’une institutionnalisation des rapports intersubjectifs a amené Bernard Stiegler (2006) à avancer l’idée que la société grégaire vers laquelle on évolue est une société où chacun aura son rôle, comme dans une fourmilière, mais n’aura pas d’identité propre, par conséquent n’aura aucune responsabilité mais seulement des tâches à accomplir. Moins pessimiste, Marcel Gauchet (2006 : 297) signale que « l’autonomie du sujet de raison est mise à mal », une autre manière de rétrograder du vouloir-vivre-ensemble vers le devoir-vivre-ensemble.
2.4. La sémiosphère : un monde de sens
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Dans la self psychology, ce sont des objets d’investissements émotionnel, libidinal, etc., sentis comme faisant partie du soi.
Dans la quatrième strate de la forme d’existence, les effets de sens, produits par les conditions précédemment abordées, se réunissent, augmentés par la plus-value que leur procure la sémiosphère, ce milieu particulier qui consolide le sentiment d’appartenance et d’adhérence. La sémiosphère assemble les systèmes signifiants, langages et discours, textes, œuvres, formes de vie (cf. Lotman 1999). C’est un monde d’autant plus important que, comme l’évalue Ricœur (2008 : 161), la culture est une « ressource d’objets-soi secourables »17, dont l’individu éprouve le besoin pour sa propre cohésion. Néanmoins, les modifications qui se manifestent au niveau de la forme d’existence que nous étudions – la conjonction charnelle de l’individu avec soi, la méfiance envers le langage, les anomalies observées dans les rapports avec autrui, l’institutionnalisation des relations intersubjectives, la rétrogradation de vouloir-vivre-ensemble en devoir-vivre-ensemble –, or toutes ces modifications menacent de se solder par une volonté de désadhérence (Gauchet 2017) à toute entité, que ce soit la tradition, l’histoire, la culture, la sémiosphère.
La zone centrale de la sémiosphère occidentale contemporaine est occupée par l’espace public médiatique. Faut-il y voir un substitut de l’Église des temps anciens ou seulement l’expression d’un besoin paroxysmique d’auto-représentation tant collective que personnelle (Gauchet 2017) ? Dans tous les cas, les mass-media ont un rôle primordial quant à l’élaboration et à la propagation du sens dans la société. L’espace public étant un « rouage fondamental du mécanisme collectif » et de la « fonction décisive qu’est pour une société humaine la figuration d’elle-même » (ibid. : 355-356), les mass-media apparaissent tel un miroir (au sens lacanien) mais dont les bords sont franchissables, ce qui permet à tout un chacun de se transformer – pour une ou plusieurs nuits – d’un simple spectateur en un certain acteur de la « grâce » des médias de masse. Le film de Dumont s’attaque au statu quo, présentant l’art comme une source de résistance au pouvoir des moyens de communication de masse. L’opposition entre ces deux composantes de la sémiosphère est problématisée sur la base de la pratique de la réalisation : d’une part, celle qui est propre à la télévision et au cinéma mainstream, basée sur la fabrication de l’image – et de l’information, et du comportement – dans le but d’une esthétique de l’agréable ; d’autre part, la pratique du documentaire ou du film d’auteur où l’objectif est de sonder la complexité du monde que l’on habite. Le film de Domont se construit ainsi comme une méta-praxis. La méthode du réalisateur pourrait être déroutante, car pour dénoncer l’artifice et la manipulation, il les intègre dans son propre travail. Uniquement la séquence finale se détache des autres séquences du film, renvoyant aux films précédents de l’auteur, tels L’Humanité (1999), Flandres (2006), Hors Satan (2011).
- Note de bas de page 18 :
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Cf. l’article « De l'abjection » de J. Rivette (1961) sur le travelling final dans le film Kapo (Pontecorvo, 1961) ; la phrase de J.-L. Godard « Le travelling est affaire de morale » synthétise l’idée qu’une responsabilité incombe au réalisateur, jusqu’au choix de la technique qu’il utilise, cf. https://www.slate.fr/story/113377/travelling-kapo-rivette-shoah.
Il y a donc d’un côté la fabrication d’une « esthétique de l’agréable », qui émane des décors somptueux, des compositions du type carte postale et des séquences tournées en studio, y compris celles dans les voitures où les paysages que l’on voit défiler derrière les fenêtres sont en rétroprojection, la caméra disposée aisément (Figures 7, 8, 5). La musique, très présente, empêche de se confronter aux images. Le comble de la surenchère apparaît dans la séquence de la catastrophe du mari et de l’enfant où on voit les personnages en plans rapprochés pendant l’accident (Figure 9). Ces procédés, dont l’effet est d’adoucir le côté tragique de la réalité, la ramenant à un spectacle sans heurt, sont proscrits, dans le cinéma d’auteur, depuis les années 196018.
Figures 7, 8, 9 : Des plans dans les voitures, tournés en studio
- Note de bas de page 19 :
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Dans le film, exposée aux tirs pendant son reportage, l’héroïne énonce, pour objecter, ce reproche ; en fait, on ne récuse pas le courage des journalistes, c’est l’approche qui pose problème.
D’autre part, nous voyons, dans le film, la journaliste France de Meurs réaliser ses reportages (Figures 10 et 11) à la manière dont le font les journalistes à la télévision, sans se donner du temps pour connaître les gens qu’ils filment, ni étudier leurs histoires. On comprend alors pourquoi le « souci de l’autre » n’est pas propre à ce média où les mises en scène faciles dominent, les images de guerre sont comme prises toujours dans la même guerre19 et la vérité est univoque. Les protagonistes du reportage ne sont que des figurants dont la détresse et le malheur servent de toile de fond pour que la journaliste – et la chaîne de télévision – se mettent en valeur. Littéralement, comme on le voit dans la composition des plans, pris dans le studio de la télévision (Figure 13) : en arrière-plan, les protagonistes du reportage, projeté sur un mur, au premier plan, la pièce de la régie avec l’assistante et le réalisateur-aiguilleur, dans l’entre-deux en plateau, la présentatrice-journaliste – le visage de la chaîne – fière de soi (Figure 12).
Figures 10, 11, 12, 13 : Le reportage sur les migrants, au tournage et pendant l’émission
Enfin, l’émission n’est considérée comme réussie que lorsqu’elle est censée être appréciée par l’auditoire. Pour combler donc leur nécessité d’adorer, on offre aux spectateurs le simulacre qui les satisfait. Les médias de masse forgent ainsi leurs spectateurs, alors que ceux-ci se vantent de les contrôler via les réseaux sociaux : à chacun son rôle, le système de troc est bien achevé. Ce dispositif met en place une (auto)représentation collective faussée et incite à un comportement collectif déterminé.
La dernière séquence du film s’oppose à cette « esthétique de l’agréable », nous transportant dans le cinéma de Bruno Dumont. Le paysage du Nord, un « paysage qui sent », selon les dires du réalisateur (Figure 14), nous fait effectivement ressentir les champs humides, la boue, les pierres moites des maisons dans le brouillard, les bancs de vapeur dans l’air, la brume contre la peau. Ces images à composition austère réveillent notre propre expérience pour nous placer dans un face-à-face avec autrui, dont le visage et l’histoire nous importent. La dernière séquence est consacrée à la femme d’un meurtrier qui a tué une jeune fille (Figure 15), après l’avoir violée, fait qui rappelle l’histoire de L’Humanité, abordé cette fois-ci par le biais de la femme de l’assassin. Elle commence par justifier son mariage avec cet homme, ayant déjà été condamné à six ans de prison pour attentat à la pudeur, et disculpe, en quelque sorte, sa propre responsabilité : « c’est pas parce qu’il a fait du mal, qu’il va en faire toujours... Sinon, on ne croit à rien du tout, Madame. Tout le monde peut changer ». Puis, elle se rend compte qu’il n’y a pas d’argument possible et arrive à la phrase simple : « j’ai vécu avec un monstre. Voilà ». Au fond, suivre son cheminement compte non pas parce qu’elle arrive à comprendre ce qu’elle ne comprenait pas auparavant ; ce n’est pas non plus que la vérité éclate ; ce qui compte, c’est l’authenticité de l’instant : le film nous aide à coconstruire et à intégrer une expérience. Le film prend du temps pour partager avec cette femme son désarroi et son incompréhension – qui devient aussi la nôtre – face à l’acte monstrueux. Au cours de cette séquence, de sujets-observateurs, nous devenons, tout en ressentant que quelque chose grandit en nous, sujets d’une expérience empathique. La seconde lecture passe notamment par l’expérience propre rejoignant l’expérience, captée dans l’œuvre ; le changement de perspective suscite une ré-assomption. Le dépouillement dans le processus de symbolisation conduit vers la simplicité du direct.
Figures 14 et 15 : La dernière séquence du film
- Note de bas de page 20 :
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On découvre dans le hors-champ le bateau de l’équipe (Figure 11), dont la dissimulation dans le reportage laisse entendre que la journaliste traverse la Méditerranée dans la barque des migrants.
- Note de bas de page 21 :
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Carel (2017) démontre que la doxa est en relation graduelle avec le paradoxe.
Inversement, le processus de « désymbolisation » (Gauchet 2006 : 293, 2017 : 424) – que l’on observe dans les émissions télévisuelles et qui est une symbolisation cachée en fin de compte – se présente sous l’adage « des faits, que des faits », tout en les dénaturant. Il suffit d’ouvrir vers le hors-champ, comme le fait le film de Dumont, pour voir les « faits » s’écrouler20. La symbolisation doxale21 est créée par une instance énonciative qui use de la fabrication de l’image, de l’information et du comportement des protagonistes pour rabâcher les représentations déjà acceptées dans l’espace public, sans aspirer à saisir les ambiguïtés et les imprévus que le réel comporte. Lorsque cette accumulation de traits est, par contre, excessive et le même répété de façon appuyée, se conçoit un troisième type de (dé)symbolisation – par excès quant à elle – qui donne lieu au grotesque et à l’absurde, comme par exemple dans la séquence de l’association caritative où France sera agressée aussi bien par les SDF que par les bénévoles. Dans tous les cas, artifice et authenticité cohabitent et leur cohabitation produit, selon les degrés d’intensité de l’un et de l’autre, des effets de sens : du poncif, par le comique et l’indécent vers le grotesque et l’absurde ou, dans l’autre sens, vers l’austérité et l’ambiguïté du direct, vers un partage expérientiel. Dans ce dernier cas, l’objectif est, selon l’expression de Greimas (1987 : 90), de « resémentiser la vie en changeant ‘‘les signes en geste’’« . Cela se produit dans l’art. Curieusement, l’art résiste au rétrécissement affectif et à la corruption des relations, parce qu’il lui est propre d’être le partage d’une expérience.
3. Conclusions
Notre étude interroge les changements qui affectent l’être humain, essayant de répondre aux questions : sont-ils capables d’engendrer une nouvelle forme d’existence – une « nouvelle humanité » – et serait-elle le résultat d’une mutation ou d’une transition ? Nous recourons au concept de forme d’existence, pour focaliser les changements en question, l’envisageant comme un régime de signification distinct des régimes de style de vie et de forme de vie. Les prédicats existentiels, impliqués dans la forme d’existence, concernent les rapports de sens spécifiant les relations que l’individu entretient vis-à-vis de soi-même, du langage, de son vécu et d’autrui, dans le vivre-ensemble et, en fin de compte, quant à une sémiosphère à laquelle il adhère ou non. Se délimitent ainsi quatre strates nécessaires pour l’élaboration de la forme d’existence. La transition à proprement parler se manifeste comme une transformation magistrale qui suscite la mise en place de nouvelles attitudes. Celles-ci se caractérisent par un nouveau rapport au corps et à la parole, à la place réservée à autrui au sein de soi-même et à la manière dont les relations entre individus se déploient, le rôle de tiers-médiateurs grandissant, la capacité de mobilité empathique se rigidifiant, la sphère occupée par l’art, dans l’espace public, rétrécissant alors que l’emprise des mass-media augmente, imposant l’artifice d’une esthétique de l’agréable. Bref, une tendance qui suscite des résistances.