Réussir les transitions en s’inspirant de pratiques traditionnelles, un paradoxe ? Entre idéalisation et pragmatisme, la fluctuation Is it a paradox to make successful transitions by drawing inspiration from traditional practices? Fluctuating between idealization and pragmatism
Jean-Louis Brun
Jean-Louis Brun est ingénieur AgroParisTech, docteur en sémiotique et chercheur associé au CeReS, Centre de Recherches Sémiotiques de Limoges
Les transitions qui sont les enjeux actuels de civilisation appellent une évolution de notre rapport au monde. Nous avons étudié, par l'observation participante et la description dense, l'évolution du rapport au monde dans deux pratiques fondées sur des textes : le Karatédo et la franc-maçonnerie. Une homologie est montrée entre le dispositif pédagogique de ces pratiques et l'auto-organisation des systèmes vivants. Dans les deux cas, entre un texte-mémoire que l'on pourrait croire déterministe et une interaction cohérente, adaptative et évolutive avec l'environnement, une médiation relevant d'un "ordre par fluctuations", procédant à la fois de déterminisme et de créativité, se révèle comme facteur simultané de stabilité et d’évolution. Ce phénomène pourrait être inspirant pour la réussite des transitions : une pédagogie fondée sur ces principes pourrait favoriser l'adoption d'un nouveau rapport au monde et stimuler une inventivité porteuse de solutions innovantes pour l'avenir.
Transitions which are at stake in our civilization require an evolution of our relationship to the world. We used participant observation and thick description to study the evolution of the relationship to the world in two practices which are based on texts : Karatedo and freemasonry. A homology is demonstrated between their pedagogical process and the self-organization of living systems. In both cases, between a textual memory, which one could see as determinist, and a coherent, adaptative and evolutionary interaction with the environment, a mediation based on ‘order by fluctuation’, simultaneously determinist and creative, appears as a factor of stability and evolution. This phenomenon could be inspiring for successful transitions : basing a pedagogy on these principles could nurture the adoption of a new relationship to the world and stimulate the emerging of innovative solutions for the future.
Index
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Mots-clés : auto-organisation, ethnosémiotique, formes de vie, rituels, transmission
Keywords : ethnosemiotics, forms of life, rituals, self-organization, transmission
1. Introduction
Ludwig von Bertalanffy, auteur de la Théorie générale des systèmes, écrivait que « la vision du monde en tant que grande organisation aidera peut-être à restaurer le respect de la vie que nous avons perdu pendant les dernières décennies de l'histoire de l'humanité » (Bertalanffy 2012 : 47). Le mathématicien Alexandre Grothendieck, dans sa conférence au CERN de 1972, évoquait, quant à lui, un « changement d'optique » nécessaire pour évoluer vers des « modes de vie et de relations humaines qui soient […] viables à longue échéance » (Grothendieck 2022 : 31-32). L'évolution de la vision que nous avons du monde et, plus généralement, de notre rapport au monde et à l'autre peut être une condition nécessaire à la réussite des transitions qui sont les enjeux de notre civilisation, comme, par exemple, notre évolution vers des comportements viables en termes de gestion des ressources, de préservation de notre environnement et de relations durables entre les nations.
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« Planche » désigne, en franc-maçonnerie, une rédaction d'environ 1500 mots portant sur un thème imposé, lue à haute voix en loge par son auteur et suivie d'interventions orales des membres de la loge sur le même thème.w
Or des pratiques ritualisées comme en constituent, parmi d'autres, le Karatédo et la franc-maçonnerie, démontrent une efficacité pour la transmission d’un nouveau rapport au monde. L’efficacité d’un combattant de Karatédo est étroitement liée à la capacité de voir une attaque, non comme un danger, mais comme une opportunité, ce qui appelle une redéfinition du vis-à-vis du sujet et de l'anti-sujet. De la même manière, l’aptitude d’un franc-maçon à traiter d’un thème dans une « planche »1 et à participer aux échanges en loge que l'on appelle « spéculation maçonnique » dépend de sa compétence à établir, entre symboles, outils ou éléments d'architecture, des relations caractéristiques de l’ontologie dite « analogique », comme celle-ci est décrite, notamment, par Descola (Descola 2005). Pour favoriser l'évolution vers un nouveau rapport au monde, ces pratiques traditionnelles ont mis en place un dispositif spatial et pragmatique constitué d'un lieu dédié et orienté, un décorum, un sociolecte, des codes de conduite, des textes canoniques, des personnages idéalisés, une forte sollicitation de l’auto-observation et une progression pédagogique qui commence par la répétition mimétique, passe par l'interprétation et culmine dans l’improvisation. Si ce dispositif pédagogique favorise, chez le karatéka ou chez le franc-maçon, l'acquisition d'un nouveau rapport au monde, ces pratiques pourraient être inspirantes pour une approche pédagogique favorable à la réussite des transitions comportementales qui sont les enjeux de l'humanité. Si le karatéka peut dépasser sa peur de l'attaque, peut-on s'inspirer de la même pédagogie pour « le dépassement de l'attitude de compétitivité entre personnes, […] du désir de domination » (Grothendieck 2022 : 42) ?
Nous nous fonderons sur des études ethnographiques menées dans le cadre d’un doctorat en sémiotique dirigé par Jacques Fontanille (Brun 2017), lors duquel nous avons étudié la transmission de formes de vie dans ces pratiques ritualisées. Ces pratiques ont révélé des propriétés communes avec les systèmes vivants dans le maintien de leur organisation interne (Maturana 1981, Varela et al. 1981). Nous montrerons ici que, de manière homologue aux systèmes vivants, ces pratiques ont développé un opérateur sémiotique qui articule un texte canonique à une gestuelle pragmatique et autorise ainsi la transition vers un nouveau rapport au monde.
2. Méthodologie
2.1 Concept théorique pour le rapport au monde
La formulation d’une problématique sémiotique suppose, en premier lieu, un modèle approprié à la description de pratiques régies par des textes. Le parcours génératif du plan de l'expression proposé par Fontanille s'est ici justifié par la distinction et l'articulation qu'il fait entre différents plans d'immanence : textes, pratiques… ainsi que pour d'autres raisons que nous développerons au point 4.1. Dans ce modèle, le concept de forme de vie a été choisi, pour prendre en charge la notion de « rapport au monde », du fait de son adaptation à l'observation de terrain. Les formes de vie, « styles stratégiques cohérents, récurrents, relativement indépendants des situations thématiques » (Fontanille 2015 : 142), sont en effet reconnaissables par une cohérence de ce que l’on observe sur le plan du signifiant et une congruence des choix paradigmatiques effectués sur le plan du signifié. Une forme de vie « se définit, pour le spectateur, à la fois par sa récurrence et sa cohérence dans les comportements […], par sa permanence […] [et] par la sélection congruente qu’elle induit à tous les niveaux […] sensible, passionnel, axiologique, discursif et aspectuel, etc. » (Fontanille 2015 : 78).
Le premier atout de ce concept théorique pour une étude de terrain est donc son aspect pratique : l’observation du cours d’action donne bien accès à la cohérence gestuelle qui caractérise le plan du signifiant d’une forme de vie ; de même, elle donne accès à la congruence des choix paradigmatiques qui caractérisent son plan du signifié. Ainsi, la question des conditions de réussite d'une transition peut se reformuler, pour notre problématique, en sa condition nécessaire : l'évolution de la forme de vie.
2.2 Dispositif d'observation
Les terrains choisis pour observer la transmission d’une forme de vie sont, d'une part, un dojo dans lequel se pratique le Karatedo Shotokan, dans le cadre de la Fédération Française de Karaté, et, d’autre part, des loges de la Grande Loge de l'Alliance Maçonnique Française et du Suprême Conseil pour la France du Rite Ecossais Ancien et Accepté dans lesquelles se pratique la franc-maçonnerie du Rite Ecossais Ancien et Accepté. Ces pratiques, comme nous l’avons évoqué plus haut, sont le lieu de l’acquisition d'une nouvelle forme de vie. L’intérêt particulier du choix de ces terrains réside en outre dans les conditions qu'ils offrent à l'observation, grâce à la limitation de leur déploiement spatial et temporel : la pratique est contenue dans un espace fermé, elle s’y déroule lors de rendez-vous précis, bornés, répétitifs, avec des participants relativement réguliers dont on peut ainsi constater l’évolution.
Le dispositif a consisté en observation participante et en prises de notes sur un carnet de bord, in situ ou post hoc selon les possibilités. Les bonnes pratiques d’observation, de description et d’analyse ont été collectées auprès de sources en ethnographie, en anthropologie, en sociologie, en analyse conversationnelle, en ethnométhodologie et en sciences de gestion (Bertaux 2010, Garfinkel 2007, Gavard-Perret et al 2012, Geertz 1973 et 1998, Journé 2012, Mahmoudian 1998, Mondada 1998 et 2006, Olivier de Sardan 1995, 1998 et 2003, Piette 2005). La collecte de données a représenté 60 heures d'observation participante réparties sur 4 mois dans le cas du Karatedo et 130 heures réparties sur 10 mois dans le cas de la franc-maçonnerie.
2.3 Analyse des données
La formalisation de la description s’est faite par la description dense (« thick description » : description « en profondeur », « en épaisseur ») selon Geertz (Geertz 1973 : 3-30, Geertz 1998), qualifiée de « sémiotique » par cet auteur car elle permet de développer la description d'un plan du contenu dans sa profondeur en y distinguant des plans d'immanence, comme l'illustre très bien la description du combat de coqs à Bali (Geertz 1973 : 412-453).
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Je remercie le professeur Jacques Fontanille pour cette suggestion.
En accord avec les recommandations de Bertaux (Bertaux 2010 : 50-51), l'analyse a commencé dès le début de la collecte des données et a guidé celle-ci jusqu'à parvenir à la saturation (Gavard-Perret et al. 2012 : 115) et à la stabilisation du modèle. Cette méthodologie ne préjuge donc pas du temps d'observation ni de la taille d'échantillon et se caractérise par l'absence de corpus au sens d'« ensemble fini d’énoncés, constitué en vue de l’analyse » (Greimas et Courtés 2011 : 73), procédant plutôt d'un « corpus en flux »2.
2.4 Validation
Outre les critères de Hjelmslev : exhaustivité (obtenue par la saturation), non-contradiction et simplicité, le recueil de données a exigé la prévention et l'examen critique des biais signalés par la littérature (Journé 2012, Mondada 1998). La démarche inductive de notre étude a exigé, en particulier, de prendre en compte, en observation focale, les observations qui venaient contredire les hypothèses suggérées par l'observation flottante. Précisons enfin que, dans cette méthodologie, la validation ne repose pas sur le partage des résultats avec les sujets observés.
2.5 Homologie
Ces études ont permis d'établir une homologie entre les dispositifs mis en place dans ces pratiques et les systèmes vivants auto-organisés. Précisons ici le terme « homologie » dans la théorie des systèmes. Von Bertalanffy écrit que dans une homologie,
Les facteurs qui agissent sont différents mais […] les lois sont identiques sur le plan formel […] Si un objet est un système il doit posséder certaines caractéristiques générales des systèmes, quelle que soit par ailleurs sa nature. L'homologie logique rend possible l'isomorphisme entre les sciences (Bertalanffy 2012 : 82).
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« Although these phenomena belong to very different levels of reality which are irreducible to each other, they are connected by way of homologous dynamics », notre traduction.
Jantsch précise que « bien que ces phénomènes appartiennent à des niveaux de réalité incommensurables, ils sont reliés par des dynamiques homologues »3 (Jantsch 1980 : 56). Entre deux systèmes homologues, l'organisation, c’est-à-dire les relations entre les éléments, est similaire même si les matériaux ou niveaux de réalité diffèrent. En l'occurrence, dans un cas il s'agit d'un être vivant, fait de cellules, de macromolécules porteuses d'information, de membranes définissant des espaces, dans l'autre il s'agit d'un collectif fait d'individus, de textes et de lieux fermés tels que le dojo ou le temple.
Voyons maintenant comment se manifeste cette homologie dans les pratiques étudiées.
3. Un dispositif homologue aux systèmes auto-organisés
3.1 Orientation, idéalisation
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Un kata est, en Karatédo, un enchaînement canonique de mouvements exécutés dans le vide et mimant un combat contre des adversaires imaginaires.
Ces pratiques s'organisent, sur le plan du signifiant, selon un axe principal, l'axe longitudinal du dojo ou du temple. A une extrémité de cet axe, sur le mur du fond, figure un personnage idéalisé et sacralisé, manifesté par une photographie ou un symbole : le maître fondateur ou le Grand Architecte de l'Univers, qui est un construit censé détenir la forme de vie à transmettre. Selon le consensus intersubjectif, cette forme de vie est, chez cette figure, instantanément sollicitable et infaillible. Le long de cet axe, l'espace de la pratique s'organise, sur le plan du signifié, selon un gradient de perfection du plus compétent au plus débutant, partant de la figure idéalisée, passant par l'enseignant ou le président de la loge pour finir par les pratiquants, plus ou moins disposés par grade. Le rituel, qu'il s'agisse en Karatédo de chorégraphies canoniques appelées katas4 ou, en franc-maçonnerie, des cérémoniaux qui ouvrent une séance, la ferment ou font accéder à un grade supérieur, a lui aussi cet axe pour composante principale et s'organise selon des allers-retours entre ses extrema. Une telle organisation est homologue à des systèmes auto-organisés étudiés par Prigogine (Prigogine 2008 : 29) : dans l'épaisseur d'un liquide soumis à un gradient thermique, des cellules de convexion se mettent en place entre extrema de température, un phénomène dont l'illustration naturelle la plus spectaculaire est la dérive des continents. Il y a donc homologie entre l'organisation dynamique d'un flux d'énergie dans une structure dite dissipative et celle d'une transmission de compétence dans une pratique ritualisée. Ces structures se mettent en place, sous certaines conditions, à partir d'un certain gradient et l'on peut dire que l'idéalisation du maître fondateur ou de l'être divin, dans le dojo ou dans la loge, en situant la compétence à un niveau idéalisé et donc inaccessible, établit un gradient maximal dans un espace minimal.
3.2 Mimétique et interprétation
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Dans le dojo de Karatedo qui a servi de terrain, la pratique se fonde systématiquement sur la répétition préalable « dans le vide », sans partenaire, d'une séquence gestuelle fixe. Cette gestuelle peut relever d'un kata mais peut aussi fréquemment être inventée pour l'occasion par l'enseignant : on l'appelle alors kihon. Les descriptions et analyses qui suivent se fondent sur le kata mais s'appliquent aussi bien au kihon.
Au long de ce gradient, ces pratiques articulent, d'un côté, des récits transmis par le maître fondateur ou plus généralement par « la tradition » : le kata5 ou le rituel et, de l'autre côté, l'interaction du combat de Karaté ou de la spéculation maçonnique. La constitution du corpus de ces textes résulte de leur collecte et de leurs modifications au fil de générations de pratiquants (Enoeda 1983 : 5, Kase 2006 : 8, Mabuni 2004 : 67-68, Mainguy 2003 : 19 et 28, Portocarrero 1986 : 21-23). Ce corpus, dont les différents textes ont été hiérarchisés selon les degrés de la pratique, est devenu le programme de l'évolution individuelle du pratiquant qui doit, pour obtenir un grade supérieur, démonter l'assimilation des textes correspondant à ce grade ou au grade précédent. De même, l'ADN des organismes vivants est le fruit de l'accumulation de génome exogène apporté par des échanges au fil de la phylogenèse et modifié par des mutations, recombinaisons… et les sciences du vivant constatent que, selon l'expression devenue adage, « l'ontogenèse récapitule la phylogenèse », c’est-à-dire que le développement d'un individu passe, dans une certaine mesure, par des étapes morphologiques caractéristiques de l'histoire évolutive de son espèce.
Le kata et le rituel demeurent cependant des textes obscurs, comme cryptés. Ils relèvent d'un schéma narratif canonique dans lequel les épreuves qualifiante et décisive sont confondues : l'objet de valeur à conquérir est précisément la compétence qui permet de l'approcher. Sur le plan discursif, ils se déroulent entre les extrema de l'axe principal et peuvent s'analyser comme la conquête et la démonstration simultanées de la compétence détenue par la figure idéalisée : le karatéka approche le maître fondateur en étant vainqueur des attaquants imaginaires qui l'en séparent, le franc-maçon approche l'Orient en surmontant au passage des épreuves qui exigent de lui de maîtriser la symbolique maçonnique. Pourtant, appliquées à la lettre, les gestuelles des katas sont souvent inefficaces et peuvent même s'avérer inapplicables ou dangereuses. Le rituel maçonnique, quant à lui, contient des commentaires dont on comprend vite qu'ils ne livrent qu'une partie infime et superficielle des enseignements que peut en tirer le pratiquant. Ces textes n'ont donc rien de cours magistraux, de modes d'emploi ou de recettes. Les pratiques étudiées s'appuient pourtant sur ces textes pour transmettre une aptitude à l'improvisation lors du combat libre ou lors des échanges en loge. Elles procèdent, pour cela, d'une pédagogie en deux temps : d'abord la répétition mimétique du texte, exécution des katas ou déroulement des rituels en s'attachant à approcher un idéal consensuel de forme, puis l'interprétation de ces textes. Les katas sont ainsi déformés, adaptés mais aussi contredits pour donner une gestuelle efficace. De même, dans les systèmes vivants, l'ADN ne peut pas donner un organisme viable sans expression sélective, réarrangements, régulation épigénétique… ce qui fait dire à Atlan que, contrairement à l'expression passée dans le langage courant, l'ADN n'est pas un « programme génétique » mais ne consiste qu'en « données », voire en « outils », le véritable programme étant dans la « machinerie cellulaire » qui assure l'interprétation sélective de ces données (Atlan 2011 : 63-67). Nous avons constaté la même chose dans les pratiques ritualisées : la véritable compétence transmise pour faire avec le monde, la forme de vie, n'est pas livrée par le texte mais fondée sur les critères d'interprétation tacites qui sont transmis par le collectif pour interpréter le texte. Notre hypothèse est la suivante : l'efficacité de ces pratiques tient à ce que la compétence pour interpréter le texte, ainsi acquise, devient la compétence pour interpréter le monde. Si le pratiquant sait transformer le kata en combat efficace, c'est qu'il a compris ce qui fait un combattant efficace ; s'il sait employer un raisonnement analogique pour décrypter le rituel maçonnique, il sait voir les analogies dans le monde qui l'entoure. C'est donc l'inefficacité du texte qui rend la transmission particulièrement efficace car elle permet à ce texte d'être le support et le test d'une compétence interprétative.
Si le texte consiste en données et non en programme, on peut envisager que n'importe quelle gestuelle puisse trouver une interprétation martiale, de même que tout texte philosophique peut être soumis à la spéculation maçonnique. Cependant, comme pour l'ADN, il serait erroné de croire que le texte soit vide. Le kata constitue a minima un répertoire lexical de techniques élémentaires -attaques, blocages, déplacements- mais aussi de règles syntaxiques sous-jacentes aux enchaînements de mouvements, qui livrent une partie de la connaissance utile à l'apprentissage de la forme de vie. Le rituel maçonnique, quant à lui, est assez cohérent et structuré même si les degrés ne s'enchaînent pas toujours logiquement et même si leur ordre a varié au cours de l'histoire ; il livre nombre de relations et de règles implicites ou explicites utiles à l'apprentissage de la pensée analogique.
3.3 Assomption et adhésion
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Je remercie le professeur Romain Laufer pour cette référence fort utile.
La question a alors été de comprendre la manière dont ces pratiques amènent à assumer et adhérer à un nouveau rapport au monde. L'enjeu, en effet, n'est pas d'enseigner un style de combat ou une forme de pensée comme on les traiterait dans un cours magistral d'anthropologie. Il s'agit d'amener le pratiquant à assimiler une compétence et, pour cela, à voir comme ceci et non comme cela : une attaque doit être vécue comme une opportunité et non un danger, un thème doit être considéré selon un point de vue analogique et non naturaliste. Dans le cas du Karatédo, la rapidité avec laquelle la gestuelle doit être mise en œuvre et sa concurrence avec les réflexes naturels ne laisse pas de place au doute ni de temps à la réflexion. A la manière du canard-lapin de Jastrow, face à un objet il s'agit d'entrer dans un point de vue parmi plusieurs en concurrence : si l'on voit le lapin, on ne peut pas voir le canard en même temps. Ces pratiques font appel, pour cela, à des boucles persuasives. La relation fiduciaire à la tradition, à la figure idéalisée et au savoir que celle-ci transmet se traduit par un vouloir croire ; celui-ci alimente un vouloir faire à l'égard de la gestuelle à accomplir et le constat de l'efficacité de cette gestuelle constitue alors un devoir croire qui alimente à son tour le vouloir croire, et ainsi de suite. Mary Douglas a montré la présence d'un tel phénomène, procédant d'une boucle de rétroaction et d'une pression intersubjective, dans la construction des certitudes (Douglas 2005)6. Les systèmes auto-organisés reposent eux-aussi sur des autocatalyses, ou boucles de rétroaction, qui stabilisent des « structures stationnaires de non-équilibre » (Prigogine 2008 : 33) tant que demeure la source d'énergie qui alimente le système, homologue, dans les pratiques ritualisées, à l'idéalisation du fondateur.
Illustrons ce dernier phénomène par un exemple d'observation de terrain, l'application d'un passage du kata Jion. Il s'agit de réagir à un coup de pied frontal, « mae geri », en avançant sur l'attaque et en s'agenouillant pour bloquer le tibia adverse, avant qu'il se déploie, par un « juji uke », blocage effectué à l'aide des avant-bras placés en croix. Le mae geri est une attaque qui, par sa puissance, sa rapidité et son caractère frontal, est particulièrement délicate à éviter et suscite des craintes. Avancer vers lui et offrir son visage est donc totalement contre-nature. La tendance des débutants qui doivent exécuter ce blocage est naturellement de se mettre à grande distance, ce qui les place hors d'atteinte. Mais il leur est alors encore plus difficile de s'approcher suffisamment vite pour bloquer le tibia à temps. A l'essai suivant, ils se placent donc encore plus loin… Il y a clairement concurrence entre la forme de vie à transmettre et celle déjà acquise par le sujet, régie par la valeur de danger : le vouloir (vouloir faire, vouloir croire) est ici très fortement sollicité. Il faut donc nourrir le devoir croire : si l'on demande explicitement aux partenaires de s'approcher et si l'on n'attaque pas trop rapidement, ils constatent la facilité d'avancer et de bloquer à temps. La conséquence est une inversion de leur comportement : ayant admis l'efficacité d'un placement plus proche, ils ont tendance à se placer trop près de l'attaquant, rendant l'attaque de pied impossible. Il y a bien eu, par l'épreuve pragmatique, assomption et adhésion à la démarche. La manière d'interpréter cette attaque est bien passée, grâce à la boucle itérative entre vouloir croire et devoir croire, de la crainte d'un danger à l'attirance pour une opportunité.
Enfin, de même que l'évolution des organismes vivants les porte à se soumettre en retour à une pression accrue de l'environnement (Löfgren 2019 : 146), résultant en coévolution des deux, ces pratiques ritualisées font évoluer le pratiquant vers des niveaux de compétence relativement cloisonnés et lui permettent d'accéder, lorsqu'il reçoit un grade supérieur, à des séances réservées aux détenteurs de ce grade : stages réservés aux ceintures noires, loges de degrés supérieurs, etc.
4. Un dialogue entre texte et geste
4.1 Discontinuité
La transmission d'une forme de vie dans ces pratiques repose donc sur l'articulation d'un texte et d'un geste par un dispositif de médiation. Le parcours génératif du plan de l'expression proposé par Fontanille (Fontanille 2008), puis Fontanille et Couégnas (Fontanille et Couégnas 2018), se révèle à nouveau très adapté à la prise en charge de ce type d'objet. Deux groupes de plans d'immanence s'y trouvent, selon ces auteurs, en relation de « forte discontinuité » :
La plus forte des discontinuités se situe entre / signes, textes, objets / d'une part, et / pratiques-stratégies, formes de vie / d'autre part : elle repose sur le fait que, dans le premier groupe, le procès sémiotique vise principalement une unification-totalisation (notamment méréologique) du sens, alors que dans le second groupe, le procès sémiotique vise principalement la régulation d'un flux, d'un processus en cours, d'un "cours" d'action ou de vie. (Fontanille & Couégnas 2018 : 235).
Pour l'observateur, les « œuvres » – signes, textes, corps-supports – se présentent comme des syntagmatiques données et bornées ; les « processus » – pratiques, stratégies, formes de vie – se manifestent par des occurrences singulières, ne sont pas a priori bornés et se caractérisent par une succession de choix paradigmatiques. Lorsqu'on évoque, par exemple, le roman Moby Dick, on fait référence à un texte que l'on peut acheter en librairie, poser sur son bureau et analyser immédiatement ; tel n'est pas le cas pour des objets tels que « le tabagisme » ou « la violence urbaine », lesquels justifient le recours aux méthodes ethnographiques pour la collecte de données. Cette discontinuité se retrouve dans les pratiques ritualisées étudiées, entre un rituel relativement figé et l'aptitude à l'improvisation à laquelle il est censé mener. Mais ici texte et geste sont en relation dialogique, le premier faisant l'objet d'une « interprétation » au sens de traduction, d'adaptation : la déformation du kata, par exemple, puis d'une « interprétation » au sens où un pianiste interprète un morceau : la mise en gestuelle qui emporte la conviction. Les pratiques ritualisées, processus régis par des œuvres, représentent donc un cas concret de résolution de cette discontinuité, tout comme les systèmes vivants.
Apportons ici une précision. L'exécution d'un kata ou d'un rituel maçonnique ne peut être saisie par l'observateur sans tenir compte d'imperfections, d'ajustements, d'improvisation en cas d'oubli ou d'erreur… et donc comme un flux susceptible de bifurcations à tout instant du cours d'action. Nous aurions donc pu placer l'interprétation que nous évoquions plus haut, non entre une œuvre et un processus, mais au sein des processus : entre une pratique mimétique, régie par un programme, et une autre pratique régie par l'interaction avec un ou plusieurs partenaires. Mais nos observations de terrain montrent clairement que l'exercice d'interprétation s'appuie, non pas sur une exécution du kata ou du rituel, mais sur un consensus intersubjectif indépendant de toute occurrence particulière. Lorsque l'instructeur, dans une démonstration, évoque, par exemple, « le kata Jion », il le fait au même titre que Geertz lorsqu'il évoque un quatuor de Beethoven : Geertz ne désigne alors ni la partition qui porte ce titre, ni un enregistrement de ce quatuor mais un « échantillon de culture », indépendamment de « la manière dont on le joue » (Geertz 1998 : 7). Cet « échantillon de culture » se saisit comme une totalité, et l'interprétation que nous évoquions se situe donc bien entre œuvres et processus.
4.2 Fluctuation et évolution
La médiation réalisée procède nécessairement d'un opérateur sémiotique pour permettre la conversion entre, d'un côté, une œuvre au signifiant relativement figé et au signifié polysémique et, de l'autre, un processus caractérisé par des choix parmi un paradigme de réponses et par un style stratégique. En rendant adaptable et créatif un plan de l'expression initialement figé, en rendant congruente la sélection d'un plan du contenu initialement indéterminé, l'opérateur de la conversion a les caractéristiques d'une zone de transition au flottement contrôlé, offrant simultanément une ouverture et une réduction des possibles.
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« The interaction of stochastic and deterministic factors has been called by Prigogine “order through fluctuations”. It implies certain consequences which distinguish dissipative self-organization […] from other dynamics following classical concepts », notre traduction.
- Note de bas de page 8 :
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« the above considerations lead to the interpretation of evolution as a dialogue between “fluctuations” leading to innovations and the deterministic response of the interacting species already existing in the ecosystem », notre traduction.
Ilya Prigogine parle justement, à propos des systèmes auto-organisés, de « mélange de déterminisme et de probabilités » (Prigogine 2008 : 35). Selon Jantsch, « l'interaction de facteurs déterministes et stochastiques a été appelée par Prigogine “ordre par fluctuations”. Cela entraîne des conséquences qui distinguent les auto-organisations dissipatives […] des dynamiques classiques »7 (Jantsch 2019 : 95). Ces fluctuations, déviations par rapport à la moyenne statistique ou à la plus forte probabilité, testent continument la stabilité de la structure tant que l'homéostasie est possible mais peuvent aussi, en cas de forte amplitude, le rendre créatif en lui faisant emprunter une bifurcation et en faisant ainsi émerger de nouvelles configurations (Jantsch 2019 : 95). Elles contribuent donc aussi bien à la persistance du système qu'à son évolution. Allen en déduit une « interprétation de l'évolution comme un dialogue entre des 'fluctuations' porteuses d'innovation et la réponse déterministe des espèces en interaction qui existent déjà dans l'écosystème »8 (Allen 2019 : 42).
L’opérateur que nous évoquions répond bien à l'acception de « fluctuation » et la pédagogie des pratiques ritualisées étudiées place celle-ci au cœur de sa méthode. Elle procède en effet de nombreuses suspensions du cours d'action et d'interventions mises à profit par l'enseignant ou par un officier de la loge pour illustrer l'adéquation d'un paradigme de réponses appropriées qui relèvent de la forme de vie : « vous pouvez aussi faire ceci, cela… » mais aussi l'inadéquation de celles qui n'en relèvent pas : « si vous faites ceci, vous offrez le flanc et allez prendre un coup ». Il est donc possible d'innover dans l'interprétation du texte, dans un cadre où les degrés de liberté sont contrôlés par la forme de vie transmise. Et, de même que des fluctuations de forte amplitude peuvent entraîner une reconfiguration du système, l'histoire des arts martiaux et de la franc-maçonnerie est marquée par l'émergence de nouveaux styles, rites ou obédiences nés de divergences homologues.
De telles représentations réfléchies, où le pratiquant est invité à se placer en métaposition, jouent en outre un rôle crucial dans l'assimilation de ce cadre de contraintes et de libertés. Il y a en effet stabilisation de la forme de vie par adhésion à des critères de choix tacites, visiblement efficaces, et par l'érection de barrières contre toute autre forme visiblement inefficace. Le pratiquant peut alors adopter, non pas des réponses automatiques à des situations données, mais les principes logiques qui autorisent et limitent la « fluctuation » de celles-ci. Ce déplacement des contraintes, du geste immuable aux critères qui autorisent divers gestes, s'accompagne, lors de ces démonstrations, d'une évolution du niveau de discours vers un métalangage. Tarski a souligné la nécessité d'un métalangage, relevant d'un niveau supérieur de logique et d'une plus grande « richesse » que le « langage-objet » (Tarski 1944 : 349-351) pour décrire ce dernier du fait de l'incapacité, pour un langage unique, de tout exprimer : « pour exprimer le sens, les conditions de vérité ou les conséquences logiques des énoncés d’un langage, il faut impérativement passer à son métalangage » (Bouquiaux et al. 2013 : 32). Et, selon Löfgren, cette élévation vers un métalangage tel que le définit Tarski est inhérente à l'évolution, faisant passer du moins cohérent vers le plus cohérent (Löfgren 2019 : 131 et 138). La pédagogie fondée sur des passages en métaposition lors d'interruptions, de démonstrations et d'apartés, est donc un élément crucial de l'efficacité de cette transmission, mais aussi du caractère adaptatif et évolutif de la pratique.
4.3 Modèle pour la transmission
La transmission des formes de vie dans ces pratiques peut donc être décrite par le modèle ci-dessous :
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A l'échelle individuelle, la fluctuation crée les conditions d'un apprentissage de l'interprétation du texte canonique selon les critères de la forme de vie. Cet apprentissage entraîne chez le sujet l'adoption de la forme de vie, qui vient alors alimenter l'intersubjectivité.
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Parallèlement, à l'échelle collective, cette forme de vie se "condense" dans la figure idéalisée. Celle-ci constitue l'épreuve glorifiante d'une narrativité qui se construit à rebours et se manifeste par le texte canonique. Ce dernier est donc à la fois le support de l'apprentissage de l'interprétation et le produit d'un processus qui entretient, entre texte et pratique, un écart utile à cette pédagogie.
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Le collectif, ainsi doté d'une forme de vie commune, développe un consensus intersubjectif de relation fiduciaire au texte et de règles tacites d'interprétation qui lui permet de se renouveler au fil de la formation de nouveaux membres. Ainsi, ces pratiques ritualisées maintiennent, au fil du renouvellement de leurs membres, une forme de vie dans leur collectif de manière homologue à l'auto-organisation du vivant.
Figure 1 : La transmission des formes de vie dans le Karatédo et la franc-maçonnerie
5. Conclusion
Les transitions qui sont l'enjeu de notre époque exigent de revoir notre rapport collectif au monde et de faire preuve d'inventivité. Nous avons mis en évidence, dans deux pratiques ritualisées, un dispositif qui démontre son efficacité sur ces deux critères.
Ce dispositif transmet en effet une forme de vie par le moyen d'une connaissance lacunaire où le pratiquant apprend de manière réfléchie à combler les vides et à remettre de l’ordre selon des règles tacites qui constituent justement la forme de vie transmise : ce qui est transmis est une compétence d'interprétation qui fait voir le monde autrement.
Ce dispositif sollicite en outre l'intelligence créative, suggérant un opérateur sémiotique que nous avons désigné par le terme de « fluctuation » emprunté aux modèles de la théorie de l'auto-organisation. La fluctuation est ici à la fois « flux », au sens où elle crée les conditions de la conversion d'un texte figé en cours d'action, et « flottement », au sens où un ingénieur laisserait du jeu à l'assemblage d'une construction mécanique pour lui permettre de s'ajuster à un sol irrégulier. Par les contraintes qu'elle déplace, elle opère la médiation entre une œuvre et un processus, utilisant la première comme support de l'exercice d'une compétence interprétative qui, une fois acquise, constitue le second. Elle actualise des solutions variées et des réponses innovantes que le pratiquant peut réaliser.
Dans l'intérêt d'un questionnement sur les transitions, nous nous demandons si de tels phénomènes se constateraient dans des pratiques plus ouvertes et des cas plus généraux d'articulation entre texte et geste : entre les histoires idéalisées que l'on (se) raconte, qui sont également des démonstrations de compétence, des idéalisations et l'objet de répétitions, et les comportements réels ; ou encore entre le « storytelling » que communiquent les marques et les réalités de leur action. La condition de réussite des transitions réside en effet dans les comportements quotidiens : non pas dans les textes – engagements, promesses, normes, labels, etc. –, mais dans la manière de les convertir en gestes, une interprétation déterminée, au niveau profond, par la forme que prend le vis-à-vis de l'individu et du monde.