La transition écologique dans le vin, une question sémiotique : l’exemple de la taille de la vigne The ecological transition in wine, a semiotic question: the example of vine pruning
Pierre Beslay
Pierre Beslay est doctorant en sciences de l’information et de la communication au sein du laboratoire DICEN, au CNAM Paris
Les sciences de l’information et de la communication (SIC) s’appuient largement sur la sémiotique, notamment pour analyser les divers aspects de la transition numérique. Nous aimerions ici montrer, à la suite d’Andréa Catellani (2022), que la sémiotique peut également nous aider à penser la transition écologique. Pour cela, nous nous appuyons sur le cas des pratiques des vignerons et en particulier la taille de la vigne que nous avons étudiée dans le cadre d’un travail ethnographique1. La taille durable de la vigne peut en effet être étudiée comme une activité au cours de laquelle le tailleur adresse et reçoit des signes du pied de vigne.
Information and communication sciences widely rely on semiotics, especially regarding the analysis of the diverse features of the digital transition. We would like to show here, following Andrea Catellani (2022), that semiotics could equally help us thinking ecological transition. In that regard, we rely on the case of winemakers’ practices and specially, the pruning of vine that we studied in the frame of an ethnographic work. The sustainable pruning of vine could be studied as an activity through which the pruner sends and receives signs from the vine.
Index
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Mots-clés : écologie, non-humain, sémiotique, vigne, vin
1. Quelles ressources sémiotiques ?
Pour reprendre la formule d’Andrea Catellani, on peut dire que la sémiotique est pour les SIC une « boite à outils » (Catellani 2022 : 198). Manuel Zacklad s’appuie par exemple sur la sémiotique et particulièrement sur la sémiotique narrative de Greimas dans les développements de sa « Sémiotique des Transactions Coopératives ». La transition numérique y est ici décrite comme « relevant d’un processus de transformation des métiers et des processus organisationnels » (Zacklad, 2020 : 8). Ce processus a été rapproché de pratiques relevant de la transition écologique comme la permaculture à l’occasion d’un texte intitulé « Vers une permaculture des milieux d’activité partagés » (Zacklad 2019). En effet, pour lui :
Les principes de permaculture des milieux d’activité sont inscrits dans une critique de l’idée selon laquelle l’atteinte de la performance se réduit à la définition d’un « one best way » taylorien qu’il faut optimiser jusqu’à épuisement de l’énergie des milieux humains et techniques (Zacklad 2019 : 25).
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Par exemple dans Hoang et al., 2022.
Nous y reviendrons plus loin mais il nous semble que c’est sur ce point que transitions écologique et numérique se rejoignent : en rompant avec la conception taylorienne du travail réduit à une seule approche, divisible en tâches et toujours plus optimisable. Dans la transition numérique telle que la décrit Manuel Zacklad – que celle-ci soit mise en œuvre de façon ascendante ou par le management –, on finit toujours par observer une réappropriation des outils par les professionnels qui la mettent en œuvre. Les outils inadaptés sont abandonnés et d’autres sont éventuellement découverts (Zacklad, 2020). Ces deux transitions impliquent, chacune à leur façon, une réappropriation du travail par les travailleurs. Bien entendu, ce rapprochement ne doit pas laisser croire qu’il n’y aurait pas par ailleurs des tensions entre ces deux transitions, tensions par ailleurs bien étudiées par les SIC2.
Si Andrea Catellani présente la sémiotique comme une boîte à outils, c’est qu’elle est, en tant que telle, particulièrement utile aux SIC pour appréhender les questions environnementales. Elle ne se résume pas à cela et dans le même article Andrea Catellani la présente comme « une des sources de la discipline des SIC, et les apports sémiotiques restent une composante épistémologique et méthodologique cruciale de cette sphère scientifique, en France comme ailleurs » (Catellani 2022 : 198). Il rappelle l’importance de la biosémiotique dont « le point crucial consiste à attribuer à d’autres organismes que l’humain la capacité à produire et reconnaître du « sens » » (Catellani 2022 : 200). Pour Catellani, on peut aussi bien trouver des ressources du côté de la tradition sémiotique fondée par Charles Sanders Peirce et dans laquelle s’inscrit la biosémiotique que du côté de la sémiotique qui hérite de Greimas et qui explore elle aussi ces questions, en dialogue avec les récents travaux d’anthropologie que l’on a regroupés sous l’expression du « tournant ontologique » (Holbraad & Pedersen 2017).
1.1. L’héritage de la sémiotique narrative
Notre intérêt pour la sémiotique narrative instituée par Greimas est double : elle nous intéresse d’abord en tant que source de la Sémiotique des Transactions Coopératives, le cadre théorique développé par Manuel Zacklad pour appréhender la coopération et l’activité collective, notamment en contexte de transition numérique. Elle nous intéresse aussi en raison des apports de chercheurs comme Jacques Fontanille et Nicolas Couégnas dans ce qu’ils appellent l’anthroposémiotique (Fontanille, Couégnas, 2018). Pour ces auteurs, en effet :
L’anthropologie contemporaine montre que les « collectifs » constitués par les humains ne sont pas uniquement constitués d’humains : des animaux, des végétaux, des éléments du milieu dit « naturel » (géologiques et géographiques notamment) et des objets technologiques en font également partie, et peuvent participer aux mêmes acteurs-réseaux que les humains (Fontanille & Couégnas 2018 : 13).
D’après eux, une des façons dont la sémiotique narrative intègre cette prise en compte des non-humains, c’est en substituant à la figure exclusivement humaine du « personnage », celle plus indéterminée de « l’actant » (Fontanille & Couégnas op. cit. : 14). Dans le Dictionnaire raisonné de la théorie du langage (1993), Greimas et Courtés introduisent ainsi la notion d’actant : « L’actant peut être conçu comme celui qui accomplit ou subit l’acte, indépendamment de toute autre détermination » (1993, p. 3). Cette figure de l’actant a d’ailleurs été reprise par les sociologues de l’acteur-réseau précisément parce qu’elle leur permettait de parler indistinctement d’humains ou de non-humains (Latour, 1987). Pour eux, les acteurs qu’ils interrogent ou suivent leur montrent quels sont les actants en jeu. Par exemple, Pasteur, un des acteurs que suit Latour, lui montre le rôle important des microbes qu’il considèrera donc comme des actants.
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John Dewey et Arthur Bentley présentent le concept de transaction comme un substitut à celui d’interaction qui est lié à la théorie newtonienne. Avec la transaction, les auteurs veulent proposer un cadre dans lequel l’identification et l’isolation des entités n’est que provisoire et toujours située, en accord avec ce qu’ils estiment être les derniers développements de la physique et de la biologie. La STC en retient la transformation des entités mises en relation. Cf. Dewey, Bentley, 1949.
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Mais elle est loin de s’y limiter puisqu’elle s’applique très bien à des champs où les dimensions communicationnelles et coopératives de l’activité ne sont a priori pas évidentes comme c’est le cas ici.
Or, la sémiotique narrative de Greimas est l’une des origines de la Sémiotique des Transactions Coopératives (STC), qui s’appuie également sur le pragmatisme et particulièrement celui de John Dewey qui a élaboré le concept de « transaction »3. La STC, on l’a dit, sert notamment à décrire les évolutions des métiers confrontés à la transition numérique4. Elle s’inspire pour cela du schéma narratif greimassien et en propose une relecture :
Là où le schéma narratif greimassien met principalement en scène un Destinateur (commanditaire), un Destinataire (bénéficiaire), un Sujet (réalisateur mandaté par destinateur) et un Anti-Sujet (opposant), le parcours transactionnel introduit de manière symétrique, d’une part le Commanditaire et l’Entrepreneur qui cadrent la visée de la transaction et les moyens qu’ils engageront et, d’autre part, les sujets Réalisateur et Bénéficiaire qui concrétiseront les engagements grâce à leur savoir-faire et leur savoir-être (Fig. 3) (Zacklad 2020 : 13).
Ce que Manuel Zacklad schématise de la façon suivante :
Figure 1 : Les actants humains du parcours transactionnel (Zacklad 2020 : 13)
Pour Zacklad, le recours à la sémiotique narrative par la STC a un double intérêt :
D’une part, les artefacts qui médiatisent les transactions ont très souvent une dimension symbolique notamment quand ils relèvent du langage. Il faut donc une théorie des signes pour analyser leur effectivité et leur importance dans l’expérience. D’autre part, nous pensons que les sciences humaines et sociales ont besoin de modèles interprétatifs pour décrire l’action, l’activité, la pratique. La sémiotique narrative est une source d’inspiration pour la formalisation de ces sémiotiques scientifiques qui peuvent être également partagées et confrontée aux sémiotiques professionnelles utilisée par les sujets de terrain. (Zacklad 2020 : 4)
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La STC distingue ici actants et artefacts (quoiqu’on trouve parfois la distinction entre actants humains et actants artéfactuels) et détourne donc la notion d’actant de son sens greimassien. Contrairement à la sociologie de l’acteur-réseau, elle ne vise pas de symétrie entre humains et non-humains.
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Cette réinterprétation se fait via celle, antérieure dans les SIC, de l’école de Montréal qui « adapte le modèle narratif de Greimas dans un cadre d’actes de langage afin de comprendre des dimensions organisantes de la communication » (Cooren 2000 : 59 ; notre traduction).
La STC s’inscrit donc dans ces recherches en SIC qui recourent à la sémiotique pour aborder l’activité. Ce faisant, elle limite l’amplitude ouverte en sémiotique narrative où les actants peuvent être indifféremment sujet ou objet, humain ou non-humain, actif ou passif pour faire coïncider ici l’analyse sémiotique avec une théorie de l’activité inspirée par la psychologie et le pragmatisme (Dewey, Mead) tout en reprenant la distinction entre différents rôles actantiels et la décomposition de l’action. L’un des intérêts essentiels de la richesse descriptive de la STC, qu’elle emprunte à la sémiotique greimassienne et dont on a ici un aperçu, est qu’elle donne à voir l’irréductible complexité des actes professionnels – ici identifiées comme transactions – de celles et ceux qui mettent en œuvre la transition numérique dans les organisations. On mesure bien ici la diversité des opérations menées de part et d’autre par les divers actants pour mener à bien les transactions. Un autre aspect important et sur lequel nous ne nous étendrons pas ici est la caractérisation des multiples artefacts impliqués dans la transaction. Le terme d’artefact permettant ici de désigner aussi bien des supports techniques que de simples notes manuscrites ou encore des échanges oraux, en fait tout ce qui servira à médiatiser les relations entre les différents actants5. Enfin l’inspiration greimassienne se retrouve dans le détail fin des différentes étapes des transactions qui sont une réinterprétation6 des « catégories du schéma narratif de Greimas » (Zacklad 2020 : 11). Ce faisant, la STC ferme la porte à toute tentative théorique ou pratique de réduire ce travail à une formule simple qui, une fois qu’elle aurait été identifiée, deviendrait reproductible et optimisable à volonté : ce que Manuel Zacklad décrit parfois comme « taylorisme » ou encore « approche industrialiste » (Zacklad 2018 : 22).
1.2. Les usages de Peirce
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La question de l’exclusion des non-humains non vivants, les « êtres abiotiques », qui regroupe notamment le monde minéral, est posée par Philippe Descola à la fin de sa préface à l’édition française du livre d’Eduardo Kohn dans laquelle il « ne pense pas que cet ostracisme soit nécessaire » (17). Nous la mentionnons car elle nous semble importante dans le vin, où le rôle du minéral est souvent interrogé.
Comme le souligne Andrea Catellani, la tradition sémiotique qui hérite du travail fondateur du philosophe pragmatiste Charles Sanders Peirce se révèle également une ressource précieuse pour aborder les questions écologiques. L’anthropologue Eduardo Kohn, dans son livre Comment pensent les forêts (2017), s’appuie largement sur la sémiotique peircienne pour considérer l’ensemble du monde vivant7 comme capable de faire circuler du sens. Le ressort essentiel de cet élargissement est pour Kohn la distinction chez Peirce entre trois types de signes : les symboles, les icônes et les indices. Rappelons ici simplement que les symboles sont des signes qui ont un rapport déterminé par des conventions avec ce qu’ils signifient – comme la plupart des mots du langage humain –, les icônes sont des signes qui partagent une ressemblance avec ce qu’ils signifient et les indices sont des signes qui ont un lien physique avec ce qu’ils signifient (Peirce, 2017 [1978] : 37 ; Kohn 2017 : 58-60). Pour Kohn, le fait de considérer que « la sémiose excède largement le symbolique, nous permet de voir comment nous sommes amenés à habiter un monde au-delà de l’humain » (2017 : 102). C’est parce que la sémiose – « la production et l’interprétation de signes » (Kohn, 2017 : 30) – ne se réduit pas à la dimension symbolique et donc notamment langagière que Kohn peut y inclure l’ensemble des vivants – animaux, végétaux et autres – car ils deviennent tous capables d’émettre et d’interpréter des signes. Après avoir rapporté une histoire dans laquelle des femmes interprètent les aboiements de chiens, Kohn écrit :
Et la manière dont ces chiens interprètent le monde qui les entoure, les femmes le savent pertinemment, a une importance vitale. Nous autres humains, dès lors, ne sommes pas les seuls qui interprétons le monde. « L’à-propos » – la représentation, l’intention et le but, dans leur forme la plus élémentaire – est un trait intrinsèque et structurant de la dynamique vivante dans le monde biologique. La vie est intrinsèquement sémiotique (Kohn 2017 : 110).
Les chercheurs en sciences du langage James Costa et Noémie Marignier, avec qui nous avons en commun d’avoir mené un travail de terrain auprès de vignerons sur la base d’une réflexion sémiotique (Costa, Marignier, 2021), trouvent une ressource utile dans le travail d’Eduardo Kohn qui « constitue une proposition intéressante de généralisation de la capacité de production de sens au-delà de l’humain […], dans le cadre d’une anthropologie qui elle-même chercherait à comprendre comment les assemblages dans lesquels les humains vivent sont composés de non-humains tout autant, sinon davantage, que d’humains » (Costa & Marignier 2021). Et pour prolonger la proposition d’Eduardo Kohn, ils citent une note de blog de la linguiste Marie-Anne Paveau qui, à la suite de Kohn, en énumère les décentrements :
Provincialiser la linguistique, c’est envisager une étude du langage qui intègre d’autres manières de signifier que symbolique, d’autres agents de signification que les humain.e.s (les objets, les animaux, la nature) et d’autres disciplines que la linguistique. […] il faut étendre la conception du signe à l’icône et à l’indice, et ne plus la restreindre au symbole […] : le sens porté par les formes langagières, et les références du monde, sans être du même ordre, appartiennent au même monde, dans un continuum composite, ce qui implique de compter les choses du monde, objets naturels et artefactuels, et animaux non humains, comme des producteurs de sens (Paveau 2018 ; Costa &Marignier 2021).
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Nous pouvons renvoyer à la série de notes sur le blog de Marie-Anne Paveau intitulée « Pour une postlinguistique » : https://penseedudiscours.hypotheses.org/category/series-de-saison/15-printemps-ete-2018-pour-une-postlinguistique
Nous ne pouvons citer ici toutes les réflexions de ces linguistes8 mais elles sont pour nous de précieux outils méthodologiques pour préciser les conditions d’application de ces ressources sémiotiques à notre terrain.
2. La taille durable de la vigne, une conversation avec le vivant
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Sans prétendre ici justifier entièrement le recours à l’adjectif « durable », nous ne pouvons écarter cet enjeu sémantique important du point de vue des acteurs du vin eux-mêmes. En principe, les termes « biologique », « biodynamique » ou « naturel » sont les plus usités pour qualifier les vins qui s’écartent des pratiques productivistes et conventionnelles, qu’ils soient appuyés par des labels ou non. Ces termes charrient tous des spécificités entre lesquelles nous n’avons pas voulu trancher pour les besoins de notre enquête et au regard de laquelle le terme « durable », relativement dévalué pour sa mobilisation dans le malheureux syntagme de « développement durable » (Krieg-Planque, 2010), nous semble pouvoir offrir une indétermination plus accueillante tout en étant libre des compromissions liées à son accolement paradoxal avec « développement ».
Nous nous appuyons ici sur un terrain ethnographique mené auprès de vignerons qui élaborent des vins durables9. Cette enquête a pu porter sur diverses étapes plus ou moins centrales dans le travail viti-vinicole ainsi que les autres tâches que peuvent assumer ces vignerons : vendanges, taille de la vigne, mise en bouteille, vinification, entretien de la vigne et du palissage – pour citer les plus importantes. Ce terrain est composé d’une observation participante que nous avons consigné dans un journal de terrain mais aussi d’entretiens menés directement avec les vignerons eux-mêmes et avec d’autres professionnels du vin durable : ingénieur agronome, sommelier, caviste, agents. A cet ensemble de données collectées, il faut ajouter des documents liés plus ou moins directement à notre terrain : des vidéos, des guides professionnels, des articles de presse, des documents de travail.
Nous voudrions ici aborder une pratique importante – si ce n’est centrale – pour les vignerons : la taille de la vigne. Celle-ci nous semble en effet offrir une prise particulière à la réflexion sémiotique sur les pratiques vitivinicoles durables.
2.1. La taille de la vigne, une étape cruciale des vins durables
Comme l’explique la vigneronne Anne-Marie Lavaysse à l’anthropologue Christelle Pineau, « le travail de taille est capital […], c’est lui qui va déterminer le futur du pied » (2019 : 69). Plus loin, dans le livre qu’elle consacre à l’étude du vin « nature », Christelle Pineau détaille :
Parmi les actions inscrites dans le cycle de la vigne, figure la taille, tout aussi déterminante. Le vigneron oriente le cep pour optimiser sa résistance aux courants dominants du vent, observe le sens de circulation de la sève, choisit sa forme, le modèle. Cette période de solitude est pensée comme un tête‑à‑tête avec chaque pied (2019 : 114).
Le travail à la vigne a eu une importance d’autant plus grande pour les vignerons engagés dans des pratiques durables que ceux-ci mettent toujours en avant le travail mené à la vigne (viticulture) plutôt que celui mené à la cave (vinification). En se privant d’un arsenal technico-chimique qui donne des grandes marges de manœuvres au travail de vinification, ces vignerons estiment que leur action doit d’abord s’orienter sur la viticulture pour récolter les meilleurs raisins possibles et mettre ainsi toutes les chances de leur côté (Pineau, 2019).
Figure 2 : Taille de la vigne
Moment important du travail viticole, la taille a également la spécificité d’engager une relation entre le vigneron et le pied de vigne à deux horizons temporels différents : l’année à venir avec le souci d’une bonne future vendange mais aussi les années (et même les décennies) qui suivront et pour lesquelles le vigneron veut donner au pied ses meilleures chances de développement et de survie.
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On aussi se référer à la page Wikipédia sur ce sujet, très détaillée : https://fr.wikipedia.org/wiki/Taille_de_la_vigne
2.1.1. Présentation de la taille de la vigne10
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Cette méthode se nomme ainsi car elle est une adaptation de la méthode de taille inventée par le médecin Jules Guyot au début de la deuxième moitié du XIXème siècle. Cette adaptation est due à Eugène Poussard, viticulteur charentais du début du XXème siècle, cf. René Lafon, « Modifications à apporter à la taille de la vigne des Charentes. Taille Guyot-Poussart mixte et double. L’Apoplexie. Traitement préventif (méthode Poussard). Traitement curatif, par René Lafon, ... »
La taille de la vigne prend place entre le mois de janvier et le mois d’avril, même si cela est soumis à des variations selon les régions viticoles et les variétés de vigne cultivées (cépages). L’important étant que la taille intervienne pendant ce que les viticulteurs appellent la période de dormance de la vigne : avant que commence son débourrement (le moment où les bourgeons vont s’ouvrir). Notre propre terrain eut lieu du 1er au 14 février 2021 dans le domaine Mélaric qui relève de l’appellation d’origine contrôlée (AOC) Saumur-Puy-Notre-Dame. On y applique une méthode de taille qu’on nomme Guyot-Poussard11.
La taille est l’opération qui va, d’années en années, donner sa forme au pied de vigne. Là où nous l’avons apprise, les pieds prenaient la forme d’un T. L’idée étant d’alterner, d’une année à l’autre, le côté du pied qui portera les fruits.
Le tailleur est équipé d’un sécateur. Il ôte du pied de vigne tout ce qui y a poussé depuis la dernière taille, ce qu’on appelle les bois de l’année. Il ne laissera d’un côté du pied qu’une branche (qu’on appelle la baguette) avec le nombre de bourgeons (ou yeux) correspondant à la quantité de raisins souhaitée pour la vendange (sept, à adapter selon la vigueur du pied). De l’autre côté, le tailleur laissera ce qu’on appelle le courson : un bois très court avec seulement deux yeux d’où partira la baguette de l’année suivante.
Dans le Manuel des pratiques viticoles contre les maladies du bois (2014), un ouvrage destiné aux professionnels de la viticulture et plébiscité dans le domaine où nous avons appris et pratiqué la taille de la vigne, il est indiqué que la taille de la vigne a plusieurs objectifs :
« Objectifs de l’année :
- Permettre à la vigne de rester dans un espace compatible avec sa culture,
- Assurer une production suffisante mais pas excessive,
- Augmenter la qualité des raisins en améliorant leur répartition et leur micro-climat.
Objectifs pour les années suivantes :
- Faciliter la taille
- Permettre à la vigne de produire à nouveau suffisamment de raisins,
- Allonger la vie des ceps, limiter le développement des maladies du bois ainsi que tous les autres dépérissements » (2014 : 17).
On trouve, dans le Manuel, la figure suivante qui donne un aperçu d’un pied de vigne taillé selon la méthode Guyot-Poussard : à droite la baguette et à gauche le courson.
Figure 3 : Principe de la Taille Guyot-Poussard (2014 : 57)
2.1.2. Vers une taille de la vigne plus durable
De tous les objectifs précédemment cités, c’est le dernier, celui de la longévité des ceps (ou pieds de vigne), qui donne sens à l’idée d’une pratique de la taille plus durable. La méthode Guyot-Poussard vise ainsi à limiter autant que possible les conséquences mutilantes de la taille sur les pieds de vigne.
Chaque coup de sécateur effectué sur un pied de vigne entraine la formation de ce qu’on appelle un « cône de dessèchement » : sous la plaie, à l’intérieur du pied, une partie du bois se nécrose et ne laissera désormais plus circuler la sève. L’accumulation de ces parties nécrosées peut, à terme, empêcher complètement la sève de circuler dans certaines parties du pied qui vont alors dépérir. La taille Guyot-Poussard repose sur une stratégie de limitation de ces parties nécrosées : en ne coupant pas trop profondément dans le bois et en accumulant toutes les plaies de taille du même côté du bois, le tailleur s’assure qu’une large partie du bois demeure toujours vivante et que la sève puisse y circuler.
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Les éléments rapportés ici ont été consignés dans notre journal de terrain, à l’entrée du 3 février 2021.
La question de la longévité des ceps et donc de la durabilité de la taille ne se limite pas uniquement à la méthode choisie. Aymeric, le vigneron qui nous a appris la taille12 a ainsi fait, en plus de la taille, deux ébourgeonnages (des tailles qui interviennent après le départ des bourgeons) l’année précédente. Beaucoup de vignerons cherchent d’abord à avoir le moins de passages à faire. Pourtant, plus on fait de passages, plus on s’offre de marges de manœuvre et plus donc on peut être délicat dans sa taille. Le vigneron ou tailleur qui voudra s’épargner plusieurs passages taillera bien franchement pour être sûr d’ôter tous les futurs bourgeons mais pourra ainsi faire des plaies plus grandes qui entraineront des nécroses plus profondes.
Le choix des outils est important à cet égard. La taille peut être effectuée avec un sécateur manuel ou avec ce qu’on appelle un sécateur à assistance électrique (souvent simplement désigné comme « sécateur électrique »). Celui-ci sera équipé d’un moteur, d’une batterie (que le tailleur peut porter sur le dos ou non, selon le modèle) et d’une gâchette que le tailleur actionnera pour que les lames se referment. Dans un entretien que nous avons eu avec lui, François Dal, ingénieur agronome et spécialiste de la taille du SICAVAC, l’organisme éditeur du Manuel, raconte :
- Note de bas de page 13 :
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Entretien avec François Dal, 31 mars 2021.
J'avais demandé à chaque vigneron à quel moment il s'est équipé en sécateur assisté – donc au début c’étaient des pneumatiques et puis après des électriques – et à quel moment ils ont acheté une tarière pour arracher les vieux pieds morts. Eh bien tous […], ils ont mis entre six et huit ans entre l'achat des sécateurs assistés et l'achat de la tarière. C’est-à-dire qu’au moment où ils sont passés à l’assisté, ils se sont mis à faire crever les vignes13.
Sur les raisons de cette surmortalité, François Dal détaille : le sécateur assisté « permet de faire des plaies de taille qu’on ne ferait jamais manuellement » (Entretien du 31/03/21), c’est-à-dire des plaies bien plus mutilantes qu’avec un sécateur manuel. Un sécateur électrique « fera toujours une taille un peu moins précise, un peu moins propre » car » vu la puissance qu’il a, la lame est plus épaisse, sinon elle pèterait en 5 minutes ». La lame est ainsi « plus épaisse pour être plus résistante, donc moins tranchante ». Pour François Dal, la bonne volonté ou l’envie de bien faire des vignerons ne pèsent souvent pas bien lourds face aux gestes qu’induit l’utilisation des sécateurs à assistance électrique :
Les outils sont tellement efficaces et tellement puissants qu’on peut se permettre de faire des choses et d’aller plus vite et d’aller couper des gros bois que manuellement, on ne ferait pas parce que le poignet ne tiendrait pas le choc. Et donc, on dévie très vite. Et les vignerons le reconnaissent facilement : quand ils repassent au manuel, ils se rendent compte qu’il y a plein de plaies qu’ils ne font pas et quand ils repassent à l’électrique, même en le sachant, ils les refont, par réflexe (Entretien du 31/03/21).
Ici, le conseil de François Dal aux vignerons n’est pas forcément d’abandonner leurs outils mais plus simplement, en période de taille, de « faire une demi-journée par semaine de manuel ». Il n’y a ici pas d’équivalence simple : les vignerons engagés dans des pratiques durables peuvent utiliser des sécateurs électriques ; des vignerons aux pratiques par ailleurs moins durables peuvent ne tailler qu’au sécateur manuel. Mais dans la transition vers des pratiques de taille plus durables, la question de l’outil est importante.
Types de sécateur / Caractéristiques |
Sécateur manuel |
Sécateur assisté (électrique) |
Lames |
Fines et plus tranchantes |
Épaisses |
Puissance |
Limitée (force du poignet) |
Importante (moteur) |
Taille |
Propre et précise |
Plus grossière |
Figure 4 : Comparaison des sécateurs manuel et assisté (photos issues du site agram.fr)
Pourquoi la longévité de la vigne est-elle importante ? Toujours dans notre entretien, François Dal explique que les « vieilles parcelles, c’est des trésors ». Notamment face au réchauffement climatique et aux épisodes caniculaires qu’il peut induire, les vieilles vignes sont « beaucoup, beaucoup plus résilientes » et on y trouvera « beaucoup moins de brûlures, de pertes de récolte ». Les rendements des vieilles vignes sont aussi très stables : « 40 ou 50 hecto [litres par hectare] tous les ans, quoiqu’il arrive ». Face à quoi, une jeune vigne est capable de faire 90 hecto une année généreuse – ça la vieille vigne ne le fera pas – mais elle fera 20 hecto l’année difficile ». François Dal précise que la question n’est pas seulement quantitative mais aussi qualitative. Il évoque les usages des vignerons bourguignons qui, dans les Grands Crus (les parcelles les plus prestigieuses), lorsqu’ils replantent de la vigne, attendront dix ou quinze ans avant d’envisager de commercialiser à nouveau le vin qui en sera issu en tant que Grand Cru et, dit-il, « souvent, ils attendent vingt-cinq ans », parce qu’avant, « il n’y a pas la profondeur, il n’y a pas la matière suffisante ». Pour Aymeric Hillaire, vigneron du domaine Mélaric auprès de qui nous avons donc appris la taille, il est impossible de réduire l’intérêt du soin des pieds de vigne et la recherche de leur longévité à un seul avantage particulier qui serait quantitatif ou qualitatif. Il en va aussi pour lui d’une question plus profonde qui engage le soin et la durabilité des relations que nous sommes capables d’avoir avec la vigne.
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Communication personnelle.
- Note de bas de page 15 :
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https://www.youtube.com/watch?v=VZuvsxrJOsA à 2min15. Toujours sur YouTube, on peut également consulter les vidéos de la chaine « La vitibio d’Emilie et Benjamin », à plus de 18 000 abonnés pour une présentation de la TRP : https://www.youtube.com/c/LaVitiBiodEmilieetBenjamin. Il est intéressant de noter que ce domaine, qui a mis en place la TRP, est labellisé en agriculture biologique mais ils sont adhérents d’une coopérative (et leurs vins sont donc moins bien valorisés à la vente : 7,50 euros la bouteille).
Pourtant, la question de la longévité de la vigne ne pèse pas de la même façon chez tous les vignerons et dans tous les types de viticulture. Pour certains, la transition ne s’est pas faite vers des pratiques plus durables mais plutôt vers des pratiques plus mécanisées avec ce qu’on nomme notamment la Taille Rase de Précision (TRP). Pour la TRP, le vigneron passe dans ses vignes en tracteur et tire un module équipé de capteurs et de lames qui va automatiquement couper tous les bois de l’année dépassant de la vigne. On comprend bien que si les différences observées dans les tailles manuelles peuvent influer sur la durée de vie de la vigne, la taille mécanisée réduit encore plus drastiquement la durée de vie de la vigne. Comme le dit François Dal, « c’est un autre modèle de viticulture » : « Au bout d'une quinzaine d'années il faut tout renouveler ou arracher »14. Ou, comme le dit plus pudiquement, dans une vidéo de présentation, le salarié de l’entreprise qui vend certains de ces modules de TRP : « ça pourra peut-être un peu, à terme, influer un peu sur la durée de vie de la vigne parce qu’on sait bien que ces méthodes de taille sont un peu plus dures avec les bois »15. Sur notre photo (figure 4), on voit bien l’accumulation des bois des années précédentes.
Figure 5 : Une vigne taillée en TRP (photo personnelle – Azille, 19 août 2022)
2.2. Sémiotique de la taille durable
- Note de bas de page 16 :
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Dans la sémiotique greimassienne, une grande variété d’êtres peuvent être considérés comme des actants. Dans la STC, les actants sont ceux qui évoluent (individuation) au cours des transactions et les artefacts médiatisent les relations entre les actants (Zacklad 2020). Ces rôles ne sont pas figés comme ici avec le pied de vigne qui est parfois artefact porteur de valeur (ou œuvre), parfois bénéficiaire (cf. figure 7).
Que peut nous dire une approche sémiotique de la taille durable ? Nous suivons ici les vignerons, les tailleurs et ceux qui les conseillent, pour essayer d’identifier les actants dont il faut tenir compte. Plus la taille est durable, plus les actants en jeu sont nombreux et contraignants : il y a de plus en plus d’êtres dont il faut prendre soin (ou se méfier). Parallèlement, les artefacts16 (outils) doivent être plus simples et moins puissants pour pouvoir donner au tailleur la souplesse et la capacité de tenir compte de tous ces actants. Enfin cela implique que les transactions prendront plus de temps et seront nombreuses.
- Note de bas de page 17 :
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Nous ne l’avons pas abordé jusqu’ici pour ne pas alourdir trop vite le tableau mais les maladies de la vigne contre lesquelles luttent les vignerons et dont la plus célèbre est sans doute l’esca sont causées par des champignons. Le Manuel des pratiques viticoles contre les maladies du bois (2014 : 40) avance néanmoins que les champignons ne sont pas ici déterminants mais viennent plutôt accélérer la dégradation du pied.
Dans la taille mécanisée, le pied de vigne n’est pas un actant car son comportement n’aura pas ou très peu d’impact sur la taille : dans tous les cas, tous les bois dépassants sont coupés. Dans la taille manuelle, le tailleur s’adapte déjà plus au pied. Dans la taille durable, non seulement le tailleur tient compte du pied mais il doit avoir en tête tous les actants auxquels le sort du pied peut être lié : flux de sève, champignons17, etc.
- Note de bas de page 18 :
-
Le sécateur de force a des bras plus longs qui donnent au tailleur plus de puissance pour ôter les parties mortes du bois qui restent des tailles précédentes. Il est d’autant plus important dans les pratiques durables.
Taille mécanisée (TRP) |
Taille manuelle |
Taille durable |
|
Actants |
Vigneron/tractoriste |
Vigneron/tailleurs/pieds de vigne |
Vigneron/tailleurs/pieds de vigne/flux de sève/champignons |
Artefacts |
Très sophistiqués et très puissants : tracteur/module de TRP |
Sophistiqués et puissants : sécateur assisté (ou parfois manuel) |
Simples et peu puissants : sécateur manuel/sécateur de force18 |
Tâche du tailleur/ tractoriste |
Simple : conduite du tracteur |
Complexe : taille du pied de vigne |
Très complexe : identification du flux de sève, taille du pied, évitement des inversions de flux |
Durée et nombre de transactions |
Minimales : passages très rapides et peu nombreux |
Moyennes : passages assez rapides et peu nombreux |
Maximales : autant de passages que nécessaires, vitesse faible |
Figure 6 : Comparaison des différentes méthodes de taille
2.2.1. Modélisation en Sémiotique des Transactions Coopératives
En reprenant les modélisations proposées par la STC, nous pouvons détailler les rôles et modalités d’interventions des différents actants et artefacts de la taille durable.
Figure 7 : Actants et artefacts de la taille durable de la vigne pour la STC
- Note de bas de page 19 :
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Publication du 18 janvier 2021, accessible à cette adresse : https://www.instagram.com/p/CKLh0H6HSFr/
- Note de bas de page 20 :
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Plus d’infos ici https://wwoof.fr/fr/how-it-works
Au moment où nous avons découvert la taille au domaine Mélaric, était également présent un sommelier en reconversion qui était là grâce au réseau social Instagram : il avait vu une publication du domaine19 indiquant le début de la période de la taille et avait contacté le domaine par message privé pour pouvoir y participer. Nous-mêmes avons trouvé le domaine par l’intermédiaire d’une personne qui y avait fait du wwoofing : une expérience de travail dans une ferme biologique en échange du gîte et du couvert20. Voilà pourquoi les différents réseaux sociaux ou le site d’une association comme WWOOF France peuvent être ici des artefacts engageants, c’est-à-dire des artefacts « qui médiatisent les relations entre le commanditaire et l’entrepreneur et qui fournissent une définition de la valeur qui doit être créée par la transaction » (Zacklad 2020 : 20). Nous voudrions préciser que dans beaucoup de domaines viticoles de petite taille, tous les rôles pourraient quasiment être occupés par la même personne puisque le seul vigneron réaliserait lui-même la taille (réalisateur) pour son propre compte (bénéficiaire, commanditaire) et avec les outils et une formation qu’il s’est lui-même procuré (entrepreneur). C’est ici l’une des forces de la STC d’être capable d’inclure la « transaction du sujet avec lui-même » (Zacklad 2020 : 7) grâce à la distinction entre les différents rôles empruntée à la sémiotique narrative.
- Note de bas de page 21 :
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Par exemple : https://www.youtube.com/watch?v=T-MPn9OQ3AY
Si le sécateur manuel et le Manuel des pratiques viticoles … sont ici mentionnés comme artefacts capacitants – ceux qui permettent « d’actualiser la représentation de l’œuvre et de la réaliser en préparant la performance » et rendent « possible l’effectuation de la performance » (Zacklad, 2020 : 21) – on aurait également pu mentionner les moments extrêmement importants où Aymeric, le vigneron, nous a montré et expliqué les différents gestes de taille puis les conseils et évaluations qu’il a fait à partir de nos premiers pieds taillés. En dehors du Manuel, que nous consultions chaque matin avant de partir à la vigne, on aurait aussi pu mentionner des vidéos YouTube, très utiles pour réviser les bons gestes de taille21.
L’artefact porteur de valeur, aussi désigné comme œuvre (Zacklad, 2020), est donc ici le pied de vigne bien taillé. Et l’artefact bilan sera l’évolution du pied de vigne dans les différentes étapes à venir de l’année : débourrement, floraison, etc. Mais l’évolution du pied de vigne les années suivantes sera également un artefact bilan dans le contexte des pratiques durables au sens où on constatera ou non l’apparition de bois mort et de maladies.
Notons qu’ici le pied de vigne et le vigneron sont co-bénéficiaires de la taille durable. Et cela ne suppose pas leur passivité : un bénéficiaire réagit à la transaction (Zacklad, 2020). Mais selon le choix de l’échelle temporelle d’action choisie, nous aurions aussi pu le désigner autrement. Si, par exemple, nous nous étions intéressés à l’évolution d’un pied de vigne sur une année (et pas simplement à la taille), il aurait fallu considérer le tailleur et le pied de vigne comme co-réalisateurs au sens où cette évolution serait le résultat de l’action conjuguée du tailleur et du pied de vigne (mais aussi d’une multiplicité d’autres actants).
Enfin, la STC insiste également sur la triple dimension de la transaction :
Une transaction coopérative est une mobilisation de ressources personnelles ou collectives qui engage un ou plusieurs « actant transactionnel » dans la réalisation d’une performance consistant à produire un artefact porteur de valeur, une œuvre (création), à développer leur expérience personnelle, leur self individuel ou collectif (individuation), mais également à produire un environnement habitable (territorialisation) (Zacklad 2020 : 11).
Le concept de self est ici emprunté à G. H. Mead (Zacklad 2020 ; Mead, 2006 [1934]). Manuel Zacklad le présente comme « la synthèse créative du « je » spontané et du « moi » normatif influencé par des normes sociales » (2020 : 11). Il nous semble ici que ce qui relèvera du self ou de l’environnement est pour partie circonstanciel : selon la transaction à laquelle on s’intéresse, certains actants y tiendront des rôles définissables et d’autres seront renvoyés en arrière-fond, dans l’environnement, comme des êtres dont il faut tenir compte. L’agentivité dont sont capables les différents actants n’y change rien ici : l’ensemble d’une entreprise peut être considéré comme l’environnement d’une transaction entre un manager et un salarié alors que notre pied de vigne peut être considéré comme un actant si nous décidons de nous intéresser à sa taille.
Pourquoi disons-nous que, dans les pratiques durables, des non-humains comme les pieds de vigne peuvent être des actants ? Car il nous semble que c’est ainsi que nous arrivons à vraiment caractériser la transition écologique dans les pratiques viticoles. Autrement dit, dans les pratiques non durables, les non-humains constitueront un milieu ou un environnement – en tout cas un fond indifférencié – dont il faudra éventuellement prendre soin mais qui sera toujours subordonné aux seules transactions qui comptent et qui sont celles avec d’autres humains (investisseurs, consommateurs, collaborateurs, fournisseurs, etc.). Il peut donc y avoir des pratiques de soin du milieu et donc des non-humains (épandages de traitements, engrais, etc.) – qui relèveraient, dans le vocabulaire de la STC, de la territorialisation – mais les pratiques les plus durables supposent en fait que le vigneron, et ici particulièrement le tailleur, s’engage dans une transaction avec le pied de vigne car son sort lui importe. C’est en ce sens que nous désignons ici le pied de vigne comme actant : parce que les pratiques durables font de lui un être dont l’existence singulière compte et avec lequel on s’engage dans des transactions risquées dont dépend son devenir.
- Note de bas de page 22 :
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Les travaux les plus intéressants que nous connaissions sur le végétal et son statut nous semblent avoir en commun d’insister sur ses spécificités pour élargir nos conceptions plutôt que chercher à faire accéder les plantes à la dignité ontologique et agentielle que nous conférons aux humains. On pense ici à l’Éloge de la plante, de Francis Hallé (2014 [1999]) ou à La vie des plantes d’Emanuele Coccia (2016).
Que peut-on dire, dans ce cas, de l’individuation du pied de vigne ? Est-il possible de parler du « développement de son self » ? Nous ne soutiendrions pas que ce concept puisse s’appliquer à un être végétal22. Pour le pied de vigne, il y aura assurément développement à la suite de la taille : une augmentation de ses forces, de ses réserves, de son réseau racinaire. Ce développement sera singulier : chaque pied de vigne réagira différemment et développera au fur et à mesure des années une singularité dont le tailleur doit tenir de plus en plus compte. Il serait intéressant pour la STC de trouver les bonnes façons de caractériser le développement singulier des êtres végétaux et plus généralement des êtres qui ne sont pas des humains, dans le cadre des transactions qu’ils peuvent avoir avec d’autres.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur la taille durable de la vigne au prisme de la STC mais nous aimerions maintenant insister sur une autre dimension sémiotique, à l’aide du travail de Charles S. Peirce et particulièrement de la lecture qu’en fait Eduardo Kohn (2017).
2.2.2. La taille, une conversation entre le tailleur et le pied de vigne
Eduardo Kohn, en effet, voit dans la distinction chez Peirce entre les symboles, les icônes et les indices, le mécanisme qui permet de situer le langage comme une forme spécifique et non exclusive de circulation du sens et ouvre ainsi la possibilité pour les non-humains de faire circuler le sens. A partir de Kohn, et de la lecture de Peirce qu’il propose, nous voudrions donc enrichir les conceptions que nous sommes capables d’avoir des gestes du tailleur de la vigne et plus largement des pratiques viticoles durables.
Nous rappelons ici que :
-
L’icône ressemble à ce qu’elle signifie
-
L’indice est affecté par ce qu’il signifie
-
Le symbole a un rapport déterminé par des conventions à ce qu’il signifie
- Note de bas de page 23 :
-
Phénomène où la vigne favorise le développement des parties les plus éloignées du tronc. Concrètement cela veut dire que les bourgeons les plus éloignés débourreront. Cf. Manuel des pratiques viticoles … (2014 : 22)
Lorsque le tailleur coupe les bois du pied, il lui demande de faire quelque chose de spécifique : plutôt que de poursuivre une croissance spontanée caractérisée par ce que les viticulteurs et les biologistes appellent l’acrotonie23, il veut que le pied favorise les premiers bourgeons, les plus proches de sa base. Pour cela, le tailleur doit estimer la vigueur du pied – en observant la quantité de bois qu’il a produit – et adapter la longueur de la baguette (et donc le nombre de yeux ou bourgeons) à cette vigueur : si elle est trop longue, les premiers bourgeons ne partiront pas ; si elle est trop courte, il y aura trop peu de bourgeons pour la vigueur du pied. Il est important pour le tailleur de bien mesurer ce qu’il demande au pied. Les futurs ébourgeonnages peuvent lui donner une marge de manœuvre pour ajuster sa demande en fonction des réponses du pied.
- Note de bas de page 24 :
-
Le recours à l’évolution ne doit pas être vu ici comme faisant de la vigne un être passivement construit par son environnement. On doit ici à Carla Hustak et Natasha Myers, dans Le Ravissement de Darwin, d’avoir proposé une lecture involutionniste de Darwin qui insiste sur l’agentivité des plantes et des non-humains en général en essayant d’en finir avec des lectures néodarwiniennes qui les réduisent à des « automates réactifs et aveugles » (2020 : 33-34).
En laissant une baguette sur l’un des côtés du pied et un courson sur l’autre, le tailleur demande au pied de continuer à faire circuler la sève dans les deux parties afin de pouvoir alterner d’une année à l’autre le côté du pied qui portera les fruits. Mais cette demande peut rester sans réponse si les parties nécrosées se sont trop accumulées, si les bourgeons sont abimés par le tailleur (ou le gel, ou autre chose). Enfin, le tailleur demande de façon générale au pied de faire des réserves plutôt que de consacrer ses ressources au développement de ses bois. En cela l’action de la taille peut activer un réflexe inscrit dans la vigne par l’évolution24 et lié à des dangers comme des tempêtes ou des passages d’animaux : des situations dans lesquelles la vigne va réagir en inhibant son développement et en faisant des réserves en vue d’une situation favorable dans laquelle elle pourra à nouveau se développer.
Nous ne prétendons pas ici à l’exhaustivité. Nous n’abordons par exemple pas ici une dimension importante de la taille qui est la répartition de la vigne dans l’espace : le tailleur cherche à ce qu’elle se développe et l’occupe autant que possible tout en le faisant d’une façon qui lui permette encore de travailler, de se déplacer avec ses outils, etc. Là encore, le tailleur ne peut décider que le pied se développera de la bonne façon ; il ne peut qu’espérer qu’il réagira positivement aux demandes que véhiculent ses gestes de taille.
Si nous devions récapituler les signes identifiés dans le contexte de la taille durable, cela prendrait la forme du tableau suivant (figure 8). Certains de ces signes seraient également présents dans des tailles manuelles non durables. Ils ne seraient présents que marginalement dans des tailles mécanisées comme la TRP car il n’y aurait pas ou très peu d’adaptation du viticulteur aux réactions des pieds.
Signes |
Catégorie |
Direction du signe |
Signification |
Temporalité |
Quantité de bois sur le pied |
Indice |
Pied au tailleur |
Vigueur du pied |
Avant la taille (d’hiver) |
Quantité de yeux laissés |
Indice |
Tailleur au pied |
Charge du pied (espérée) |
Pendant la taille |
Plaies non mutilantes dans le bois |
Icône |
Tailleur au pied |
Danger ou menace raisonnable |
Pendant la taille |
Plaies mutilantes dans le bois |
Icône |
Tailleur au pied |
Danger ou menace importante |
Pendant la taille |
Forme du pied de vigne |
Indice |
Pied au tailleur |
Flux de sève |
Pendant la taille |
Débourrement |
Indice |
Pied au tailleur |
Réponse à la taille |
Après la taille |
Quantité de raisins |
Indice |
Pied au tailleur |
Charge du pied (obtenue) |
Après la taille |
Qualité des raisins |
Indice |
Pied au tailleur |
Réserves faites par le pied |
Après la taille |
Suppression des bourgerons surnuméraires |
Indice |
Tailleur au pied |
Adaptation de la vigueur |
Pendant l’ébourgeonnement |
Figure 8 : Quelques signes de la taille durable
La grande force de cette lecture sémiotique, il nous semble, est de caractériser de façon fine un type d’action qui se développe lorsque les vignerons ou les tailleurs prêtent une attention renouvelée à la vigne et lient leur sort au sien, parfois en renonçant à l’utilisation d’outils puissants et sophistiqués dans la taille elle-même mais aussi à d’autres étapes de l’élaboration des vins : cela comptera de savoir si la vendange est faite à la machine ou si la vinification se fait à l’aide de nombreux produits qui peuvent réduire l’importance du travail à la vigne pour le vigneron.
Dans un travail viticole comme celui de la taille, qui se fait au contact d’êtres vivants comme les pieds de vigne, plus les pratiques sont durables, plus elles intègrent le souci et l’attention pour ces êtres vivants et tiennent donc compte de leur capacité à faire circuler le sens identifié par Eduardo Kohn. Celui-ci note que :
Les indices impliquent quelque chose de plus que l'efficacité mécanique. Ce quelque chose de plus est, paradoxalement, quelque chose de moins. C'est une absence. C'est-à-dire que dans la mesure où les indices sont remarqués, ils contraignent leurs interprètes à faire des liens entre un événement particulier et un autre, potentiel, qui ne s'est pas encore produit (2017 : 60).
Ces absences sont partout dans la taille durable : la possibilité des nécroses ou celle d’une vigueur mal ajustée sont parmi celles qui guide la perception du tailleur ; la possibilité d’une menace existentielle (ou non) ou celle de la dilapidation de ses réserves sont parmi celles qui guident le pied.
- Note de bas de page 25 :
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Cette distinction nous semble recouper en partie celle faite par l’ethnobotaniste André-Georges Haudricourt entre l’action « directe positive » (ici rapprochée de la secondéité) et l’action « indirecte négative » (ici rapprochée de la tiercéité), cf. Haudricourt (1962).
Que peut-on dire du reste du travail à la vigne (viticulture) ou à la cave (vinification) ? Implique-t-il toujours une circulation du sens entre le vigneron ou celui qui travaille pour lui et les non-humains impliqués à cette étape ? Pas forcément. Certaines étapes de ce travail relèvent sans doute davantage du régime que Peirce appelle la secondéité, qui « consiste en une chose agissant sur une autre, l’action brute » (2017 : 28/8.330) par opposition au régime de la tercéité, qui implique la référence à un tiers et dont relèvent les signes. Le moment où l’on va » tirer les bois », par exemple – c’est-à-dire enlever les bois accrochés dans les fils de fer après la taille – nous semble impliquer peu ou pas de circulation du sens et semble donc devoir relever de la secondéité25. Il faut néanmoins noter que Peirce ouvre la possibilité qu’une tâche, selon la façon dont nous l’accomplissons, relève plus ou moins de la secondéité :
Le type d’une expérience de Secondéité est l’expérience de l’effort dissociée de l’idée d’un but à atteindre. On peut toujours dire qu’une telle expérience n’existe pas, qu’un but est toujours envisagé dans la mesure où il y a conscience d’effort. On peut en douter, car dans l’effort soutenu nous perdons vite de vue le but à atteindre (2017 : 27/8, 330)
Cette idée fait pour nous écho à ce que Manuel Zacklad identifie comme le « taylorisme » ou l’« approche industrialiste » que nous avons mentionné plus haut (2018 : 22). Il nous semble que l’optimisation du travail par sa division en tâches simplifiées et répétables vise en un sens à faire entrer le travail dans le régime de la secondéité – à la façon de ce que Peirce appelle « l’effort soutenu » – alors que le souci de la durabilité et de l’autonomie du travailleur fait davantage entrer le travail dans le régime de la tiercéité et justifie donc le recours à la sémiotique.
Synthèse
- Note de bas de page 26 :
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Sur la présentation des domaines viticoles engagés dans des pratiques durables, nous renvoyons notamment à l’étude d’Audrey Moutat des discours promotionnels sur les vins naturels (2019).
La taille durable de la vigne consiste donc en un échange, une circulation du sens impliquant chez le tailleur une capacité à lire et interpréter les signes qu’il reçoit de la vigne mais aussi un art de l’adresse, une capacité à demander des choses à la vigne qui tiennent compte de ce dont elle est capable. Est-ce à dire que dans les pratiques non durables, le sens ne circule pas ? Nous dirions plutôt qu’à mesure que les pratiques deviennent plus durables, que les outils sont moins puissants et sophistiqués, que l’attention prend plus de place et que le souci de la longévité de la vigne s’impose, le sens circulera davantage entre le tailleur et la vigne. Traité comme un être dont la vie importe et dont l’autonomie compte, le pied de vigne se révèle capable d’une adaptation de très long terme aux demandes que lui adresse le tailleur puisqu’il pourra alors devenir centenaire et être toujours productif. Cette relation de coopération entre humains et non-humains caractéristiques des pratiques viticoles durables pourraient faire du domaine viticole qui les rassemble un actant collectif tel que l’aborde Jacques Fontanille (2021). Cet actant collectif se présenterait en revendiquant26 cette attitude de coopération et de soin à l’égard du vivant non-humain impliqué dans l’élaboration des vins – qui est ici l’action collective. L’existence de cet actant collectif serait donc remise en jeu chaque année.
- Note de bas de page 27 :
-
C’est notamment ce que nous étudions dans notre thèse en cours, qui a pour titre provisoire : Le vin du travail au marché, sémiotique des pratiques vitivinicoles durables.
Dans une perspective peircienne, tout, dans le travail viticole, ne peut prétendre de la même façon engager la circulation du sens : de la vendange au travail des sols, tout ne relève pas de la tercéité. De même, à la cave, dans la vinification, certaines étapes relèveront purement d’une manipulation – et donc, de la secondéité – alors que d’autres impliqueront une forme de négociation avec les nombreux êtres impliqués à ce moment-là : levures, bactéries, sucres, acides, etc. Et souvent, plus les pratiques seront durables, moins les vignerons auront à leur disposition des solutions radicales ou trop efficaces, et plus ils devront en passer par ces échanges pour réussir à conserver le caractère vivant et autonome du futur vin en formation27.
Figure 9 : Circulation du sens dans les pratiques vitivinicoles
- Note de bas de page 28 :
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Nous pensons notamment aux travaux sur les étiquettes des vins avec le travail de Jeanneret et Souchier (1999) mais aussi l’étude des mises en récit des vins dits « nature » (Couégnas 2020) ou encore des discours qui en font la promotion (Moutat 2019). Du côté de la consommation, il faut citer le travail de Jean-Jacques Boutaud (2016) ou encore Jean-François Bordron (2002).
Si le terrain sur lequel nous nous sommes situés – l’élaboration des vins durables – et la façon dont nous l’avons étudié – une sémiotique ouverte sur les non-humains – peuvent sembler détonants pour les sciences de l’information et de la communication, ils annoncent l’étude d’autres étapes bien mieux connues de notre discipline : la commercialisation et la consommation de ces vins28. Il y aurait, de notre point de vue, un profond paradoxe à aborder une question aussi profonde et radicale que celle de la transition écologique en ne la traitant qu’indirectement, que sous l’angle d’une question de société mobilisant d’abord des acteurs humains. Quelle que soit l’échelle choisie – celle de la société ou au sein des organisations – la transition écologique serait sans doute mieux étudiée si on ne décidait pas à l’avance que les non-humains ne peuvent y être des actants qui comptent. Si cette nouvelle ère à laquelle on donne parfois le nom d’anthropocène représente un défi pour les SIC, comme le relève Françoise Bernard (2018), celles-ci, dans un paradoxe apparent, pourraient bien trouver dans la tradition sémiotique dont elles héritent les ressources pour mieux appréhender cette transition écologique. Nous suivons sur ce point Andrea Catellani et le rejoignons lorsqu’il soutient que « cette prise en compte des vivants comme doués d’agentivité propre permet d’ouvrir la porte à une vision plus « encastrée » de la communication humaine » (2022 : 206).