Du croire : le mécanisme épistémique de la véridiction On believing: the epistemic mechanism of veridiction

Angelo Di Caterino

Université E-Campus (Côme), Université de Turin

https://doi.org/10.25965/as.8660

Le problème de la véridiction peut être abordé sous l’angle du « croire » en tant que jugement épistémique. Cette perspective amène à vérifier les conditions qui font croire vrai un Texte-Discours. L’étude sur le croire proposée touche d’abord le problème du « monde naturel » envisagé comme « système de croyances » (épistémès) qui déterminent l’adhésion à/la reconnaissance de certaines valeurs qui, à leur tour, sanctionnent comme « réel » le monde sensé dans lequel nous sommes immergés. Le « croire » concerne aussi la grammaire narrative à propos des croyances culturelles présupposées des sujets. Ces deux points pourraient constituer le fondement d’une sémiotique de la culture qui jetterait un pont entre les travaux de Greimas et ceux de Lotman.

The problem of veridiction can be approached from the angle of “belief” as an epistemic judgement. This perspective leads us to verify the conditions that make a text-discourse believe to be true. This study on belief first addresses the problem of the “natural world” as a “system of beliefs” (epistemes) that determine adherence/recognition to/of certain values which, in turn, sanction as “real” the sensible world in which we are immersed. “Believing” also concerns narrative grammar in relation to subjects presupposed cultural beliefs. These two points could form the basis of a semiotics of culture that would build a bridge between the work of Greimas and that of Lotman.

Index

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Mots-clés : croire, culture, épistémè, symbolique (efficacité), véridiction

Keywords : believing, culture, episteme, symbolic (efficiency), veridictory

Auteurs cités : Ludovic CHÂTENET, Algirdas J. GREIMAS, Claude LÉVI-STRAUSS, Youri LOTMAN

Plan
Texte intégral

[…] la question du croire paraît-elle comme un des thèmes de la recherche sémiotique pour les années à venir (Greimas & Courtés 1979 : 77).

Introduction

Note de bas de page 1 :

Les concepts du métalangage sémiotique sont signalés par l’utilisation de lettres majuscules et d’italiques.

La véridiction, thématique saillante de la sémiotique parisienne des années 1980, a représenté l’occasion d’un changement de paradigme. En effet, l’attention se déplace des conditions de signification « internes » au Texte1, (jusqu’à ce moment-là contes et images picturales), aux mécanismes qui en permettent l’interprétation entendue en tant qu’évaluation du « dire vrai » (véridiction) ou d’« être similaire au vrai » (vraisemblance). L’opportunité est incontournable : l’idée, cohérente avec le modèle analytique déjà existant, est d’étudier les conditions interprétatives qui, selon Greimas (1983 : 103-112), se situent au niveau discursif des Textes. De cette manière, au moins théoriquement, on éviterait toute « sortie » de l’objet Texte au risque de faire glisser la sémiotique vers une perspective « interprétative » strictu sensu. Cette direction méthodologique donc, semble se rapprocher de l’intuition de Lévi-Strauss (1971) selon laquelle ce sont les Textes (les mythes, dans son cas) qui « pensent » leurs propres interprètes.

Note de bas de page 2 :

À la suite de cet article, il est prévu une monographie sur le même sujet à paraître en fin 2024.

Note de bas de page 3 :

À ce propos, il suffit de consulter l’entrée « culture » dans le Dictionnaire (Greimas & Courtés 1979 : 77-78), où Greimas exprime toutes ses perplexités par rapport à une possible sémiotique de la culture. À ce sujet, voir aussi le travail de Châtenet & Di Caterino (2021).

Note de bas de page 4 :

Nous nous referons au récent « tournant ontologique » en anthropologie (Descola, Viveiros De Castro etc.).

Ce bref article n’est qu’une tentative préliminaire2 de problématiser la véridiction par des réflexions sur le « croire » et sur les « croyances ». Cette perspective se justifie par la « résistance » à la culture de la part des réflexions sémiotique des années 1980 concernant la Véridiction3. Nous pensons que l’intérêt contemporain de la sémiotique à l’égard des dernières recherches en anthropologie4 relance également cette question nous permettant de remanier le problème de la Véridiction. Dans cette direction, nous envisagions alors le « croire » en tant que concept théorique permettant l’admission de la culture dans la thématique de la véridiction.

Note de bas de page 5 :

Nous utilisons la même métaphore utilisée par Lotman (2004) dans L’explosion et la culture.

Note de bas de page 6 :

Malheureusement, seulement deux des textes principaux de Lotman ont été récemment traduits en français (1999 ; 2004).

Partant de ces prémisses, notre proposition est donc de réélaborer le problème de la véridiction à travers une perspective visant le « croire » en tant que Performance et Compétence épistémiques. Ce choix précis de domaine est dicté par plusieurs raisons. La première est que le croire, en tant que mécanisme intrinsèque de la véridiction, semble constituer une sorte de « mine non explosée »5 enterrée par Greimas. Ce n’est pas un hasard si le seul texte non publié de Du Sens II est le chapitre « Le savoir et le croire : un seul univers cognitif » (Greimas 1983 : 115-133). En outre, ces pages, de l’aveu même de l’auteur, rapprochent l’école parisienne d’un champ proche de la sémiotique de la culture de Lotman. D’ailleurs, si dans le domaine de la véridiction les Textes contiennent les conditions pour leur lecture interprétative, celles-ci ne peuvent être que de nature culturelle, épistémique. Cependant, le « détour » culturel de Greimas est aujourd’hui peu évoqué, et nous pensons que cela est dû à la réception tardive de l’ouvrage de Lotman6. Dans cette direction, la véridiction et le croire nous indiqueront, peut-être, le chemin pour trouver un point de rencontre entre les deux perspectives.

En outre, le croire est un sujet très utile dans le domaine de la communication contemporaine. De fait, encore Greimas (1983 : 108-110) parle d’une véritable crise de la véridiction à cause de la fragmentation des typologies de la communication. Il s’agit de la même confusion que nous vivons aujourd’hui à l’époque de la soi-disant « post-vérité ». Dans ce contexte, il est de plus en plus compliqué d’établir quelles sont les marques de la véridiction appartenant aux nouveaux discours numériques délégués aux réseaux sociaux.

1. Du croire être vrai

Note de bas de page 7 :

L’article, on le sait, deviendra le point de départ de la sémiotique greimassienne placé à l’ouverture de Du Sens (Greimas 1970 : 49-91).

Note de bas de page 8 :

En particulier, tant dans le Dictionnaire (Greimas & Courtès 1979 : 311) que dans l’article en question (Greimas 1970 : 51-52) on renonce à la correspondance terme à terme entre l’univers linguistique et l’univers référentiel en rappelant qu’il existe des termes des langues naturelles qui ne se rattachent pas aux objets du monde « réel » mais aussi à des qualités, à des actions, à des événements ainsi qu’à tout ce qui concerne les mondes « imaginaires ».

Pour plus de clarté, nous pensons devoir antédater la question de la véridiction à l’un des écrits fondateurs de la sémiotique de Greimas. Nous nous référons à l’article paru en 1968 dans la revue Langages intitulé « Conditions d’une sémiotique du monde naturel »7. Comme on le sait, toute la posture anti-référentielle que le modèle sémiotique semble devoir nécessairement assumer est évidente dans ces pages. En particulier, Greimas, soutenu aussi par les travaux d’autres chercheurs, conteste l’existence d’une référence exclusive des « noms propres » aux « objets » du monde. Cette capacité, considérée pour diverses raisons imméritée8, avait jusqu’alors permis de soutenir l’autosuffisance et la supériorité des systèmes linguistiques, conduisant parfois à l’acceptation sans compromis de l’hypothèse Sapir-Whorf sur l’identification totalitaire du monde au langage. Au contraire, dans le modèle proposé par Greimas, le monde est configuré comme un immense système de signification, niant ainsi toute possibilité référentielle « externe ». Ainsi, le monde empirique, défini – à tort – comme « extralinguistique » n’est plus le référent absolu du langage verbal, mais devient, tout court, le lieu de la manifestation sensible qui peut à son tour devenir la manifestation du sens et donc le champ de la signification. À ce stade, selon Greimas (1970 : 52), on peut ajouter à la (macro-)sémiotique des langues naturelles une (macro-)sémiotique dite, exactement, du « monde naturel » où les « choses » du monde, comme les langues, sont, elles aussi, des langages dotés de sens.

Ainsi, le problème du référent disparaît, devenant une simple question de corrélation ou plutôt de traduction entre les deux (macro-)sémiotiques biplanes. Toutefois, cette solution n’est pas sans conséquences. En effet, en l’absence d’une correspondance entre les signes d’un des deux langages et les objets du monde dit « réel », il devient alors impossible d’identifier ce qui est « réel » ou fictif à l’intérieur d’un discours. C’est à ce moment précis que l’on voit se poser la question de la véridiction. En effet, cela étant, ce que nous considérons comme « vrai » et ce que nous considérons comme « faux », ainsi que toutes les nuances possibles (« secret », « mensonges », « omission », « partiellement vrai », « partiellement faux », « fictif », etc.) ne seraient pas le résultat d’une vérification par rapport au monde réel mais deviendraient, selon Greimas, des « effets de sens » résultant, en tout cas, de l’ « illusion référentielle » offerte par la relation traductive avec le soi-disant « monde naturel ».

Note de bas de page 9 :

Dans ces conditions, l’ensemble du mécanisme de référence aurait lieu au sein d’un univers de sens beaucoup plus semblable, tant par sa composition structurale que par les mécanismes traductifs qui la règlent, à la Sémiosphère de Lotman (1999). Lotman lui-même définit d’ailleurs la sémiotique de la culture comme « […] la discipline théorique qui étudie le mécanisme de l’unité et du conditionnement réciproque des différents systèmes sémiotiques » (Lotman 2014 : 17).

Or, ce passage fondamental sur lequel repose la véridiction ouvre d’autres questions annexes. En effet, il nous semble qu’avec l’expression d’« illusion référentielle » Greimas met en évidence le caractère illusoire ou plutôt l’impossibilité pour les Textes de signifier en « se référant » au monde « extérieur », au monde considéré comme « réel ». De cette manière, il nous semble raisonnable d’affirmer que la signification d’un Texte se fonde plutôt sur ce que nous pourrions définir comme une « référence épistémique », soit sur la capacité qu’il a de se référer « intérieurement » au monde naturel avec lequel il entretient des relations de dialogisme traductif9.

Note de bas de page 10 :

Rien de nouveau en ce sens. On sait bien que Greimas réélabore souvent, à sa manière, le travail de l’anthropologie structurale et notamment celle de Lévi-Strauss.

Note de bas de page 11 :

De nombreuses références bibliographiques confirment cette hypothèse. Par souci de concision, nous signalons les classiques de Hymes (éd. 1964), Lévi-Strauss (1958), Leach (1976), et le travail de Duranti (2002).

Note de bas de page 12 :

Cf. Greimas & Courtés (1979 : 419). En outre, il faut certainement signaler le travail de Parret (1976 : 47) qui décrit soigneusement la relation entre les modalités (aléthiques, épistémiques, déontiques et ontologiques) responsable du statut de vérité des états de choses.

Ainsi, à notre avis, le scénario change complètement en faveur d’une sémiotique de la culture. Ce changement est possible pour plusieurs raisons. La première concerne exactement la conception particulière de « monde naturel » de Greimas. On peut penser à tort au monde de la nature, explication en soi acceptable étant donné la similitude entre les deux expressions, mais pas suffisante pour expliquer pleinement la valeur théorique du terme en question. En réalité, l’attribut « naturel » désigne certaines caractéristiques d’un monde qui, pour Greimas, est déjà signifiant et dans lequel l’humanité se trouverait immergée. Or, il nous semble que cette idée est le fruit d’une réflexion sémio-anthropologique10, très proche du « symbolique » de Lévi-Strauss, qui nous permet de rester dans la sphère de la sémiotique de la culture, de nous ouvrir – enfin – à certaines de nos thèses sur le « croire ». En effet, pour Greimas le monde signifiant serait « naturel » car le sens fait partie intégrante de l’existence humaine. Cette hypothèse, comme nous le savons, va de pair avec celle exprimée par l’anthropologie concernant la particularité des êtres humains, par rapport aux autres espèces vivantes, d’être – naturellement – des organismes dialogiques qui produisent et consomment des signes11. Deuxièmement, Greimas n’hésite pas à définir à plusieurs reprises le « monde naturel » comme le monde du « sens commun » appartenant à un contexte social spécifique. En ce sens, la qualification de « naturel » attribuée au monde « […] sert à indiquer son antériorité par rapport à l’individu : celui-ci s’inscrit dès sa naissance – et s’y intègre progressivement par l’apprentissage – dans un monde signifiant […] » (Greimas & Courtés 1979 : 233). En termes anthropologiques, par ce passage Greimas rappelle, plus ou moins implicitement, que la caractéristique essentielle de l’humanité serait de toujours appartenir à une culture préexistante, c’est-à-dire d’utiliser, partager et transmettre socialement un système différentiel (et donc « symbolique ») de signes, un « savoir cru », un « sens commun » (tel qu’il définit lui-même le « monde naturel »), nécessaire pour vivre/percevoir ce même « monde » ou, comme il se plaît à l’appeler, la « nature » elle-même. À ce stade, il nous semble que le « monde naturel » greimassien est configuré comme une sorte de savoir culturel, « compétence épistémique », sens commun auquel nous « croyons », nécessaire pour déterminer et vérifier un effet de sens aussi et notamment dans le domaine de la véridiction. C’est pourquoi, lorsque le modèle de la véridiction est illustré par Greimas à travers la logique des modalités, appelées justement « véridictoires », ces dernières sont surdéterminées par les modalités épistémiques12. En d’autres termes, n’est pas « vrai » ce qui est « vrai », mais « vrai » ce qu’un sujet « croît être vrai ».

2. Le savoir et le croire, ou les modalités de la véridiction

Note de bas de page 13 :

Cf. Lancioni & Marsciani (2008).

Comme nous le savons, l’étude de la véridiction, portant sur le niveau discursif de n’importe quelle situation communicative, concerne les processus qui permettent à un Énoncé, par le biais des marques véridictoires inscrites en son sein par l’Énonciateur, d’« être-cru Vrai » par l’Énonciataire. Ainsi, si Énonciateur et Énonciataire se réfèrent à de simples instances présupposées de l’énoncé, distinctes des actants de la communication du Narrateur/Narrataire, nous sommes encore dans une perspective strictement textuelle, où l’analyste, en enquêtant sur le niveau discursif, s’engage à reconstruire ce qui permet à un Texte d’être cru vrai, si faux ou mensonger soit-il. Dans un certain sens, on part donc à la recherche des compétences implicites, inscrites dans le Texte, nécessaires à son interprétation par toute forme de subjectivité. Cependant, posé en ces termes, le cadre est susceptible de changer. En effet, lorsqu’on envisage l’interprétation véridictoire par un sujet extérieur au Texte, on a le sentiment d’une sorte de « fuite » de l’objet Texte. L’intérêt semble basculer plutôt vers le contexte empirique, vers la pratique de la lecture ou de l’interprétation véridictoire de la part d’un Sujet Énonciateur « incarné ». La solution – qui de fait permet de garantir la survie des fondements sémiotiques – serait de « textualiser » à son tour cette nouvelle perspective en lui appliquant le regard du modèle théorique sémiotique. Par exemple, la lecture véridique, en tant que « pratique » menée par quelqu’un (par un Sujet), est susceptible d’être pensée, et donc textualisée, par la grammaire narrative. À ce propos, nous savons bien que Greimas et ses élèves, notamment Landowski (1989) par l’approche sociosémiotique, sont conscients de cette possibilité d’envisager les pratiques communicatives (et pas seulement) comme des Textes en tant que « tournure théorique »13. De toute manière, ce qui est intéressant pour nous, c’est que la perspective narrative devient ainsi pertinente, en encadrant les processus véridictoires dans des expériences de communication qui « manipulent », ou mieux, qui « font croire ». La véridiction peut donc être aussi analysée narrativement, soit en tant que pratique comme s’il s’agissait d’un récit, soit, plus simplement, repérée au sein des récits eux-mêmes. Cependant, dans les deux cas, et c’est ce qui nous intéresse, les différentes formes de croire du Sujet jouent un rôle fondamental.

Note de bas de page 14 :

Le « ce qui », dans la logique de Greimas (1983 : 70-71), est à considérer comme une compétence présupposée de l’instance produisant le faire.

Si l’on considère en effet la Véridiction comme une Performance cognitive, et non « factitive », on constate que la jonction centrale de la narration est constituée par le Sujet élaborant un jugement épistémique, ou bien un « croire être Vrai/Faux/Mensonger » par rapport à un énoncé d’état. Évidemment, comme nous l’enseigne le modèle narratif, la Performance est l’acte qui réunit en un seul bloc les phases de la Manipulation et de la Compétence qui lui sont présupposées. Par conséquent, si la véridiction est l’émission d’un jugement épistémique par un Sujet, un « croire », susceptible d’être ensuite sanctionné, c’est-à-dire d’être confirmé ou infirmé à un niveau « absolu » de manière à pouvoir devenir un « savoir », alors les valeurs culturelles et sociales présupposées, installés dans la Manipulation et la Compétence par rapport auxquelles quelque chose semble « vrai », deviennent elles-mêmes fondamentales. En d’autres termes, un énoncé produit un effet de sens de telle sorte qu’il est considéré comme vrai sur la base d’une évaluation par rapport à un référent épistémique qui le précède et qui, en fait, est « ce qui fait croire être vrai »14. Lorsque le Sujet évalue la véridiction d’un énoncé, il ne fait que mesurer son adéquation (traductive) par rapport à un système de Compétences, un Savoir acquis constitué par le monde du sens commun, le monde dit « naturel ». Ainsi, pour résumer : narrativement, dans la pratique de véridiction par un Sujet, nous trouvons l’émergence de deux formes de croyance qui imprègnent tout l’arc de la narration. La première est un croire en tant qu’émission de jugement épistémique (Performance) susceptible de devenir Sanction sur le monde, c’est-à-dire une nouvelle forme du Savoir. Cette dernière constitue un second aspect du croire, en tant que Compétence épistémique que l’on retrouve dans les phases de Manipulation et de Compétence.

3. Le croire destinant

Le chemin parcouru jusqu’ici nous a conduits de la véridiction au croire en tant qu’émission d’un jugement épistémique sur la base de compétences elles-mêmes épistémiques. Maintenant, en restant dans le cadre de la grammaire narrative, nous voudrions examiner la possibilité de penser le croire comme la force de manipulation et de sanction de la véridiction, qui est configurée comme actant Destinant. Ce qui semble être une supposition peut être facilement confirmé si nous considérons le Destinant comme un simple ensemble de valeurs assumé par n’importe quelle forme de Sujet à l’intérieur du Texte. En des termes plus conformes à notre recherche, nous pourrions dire que le Destinant constitue l’univers de valeurs culturelles auxquelles le Sujet, implicitement ou explicitement, adhère/croit. C’est au nom de ces valeurs « crues » que le Sujet évalue ce qu’il doit faire : il est manipulé ou s’auto-manipule, il est sanctionné ou s’auto-sanctionne en « croyant » qu’il est ou il a été juste, légitime ou simplement bon, de faire quelque chose sur la base de croyances antérieures, ou croire-vrai quelque chose lorsque la Performance concerne le jugement épistémique lui-même.

Notre proposition d’un Destinant en tant qu’univers de valeurs que l’on croit ou que l’on fait croire, après tout, n’est pas nouvelle. Dans ce sens, de nombreuses idées intéressantes, auxquelles on n’accorde malheureusement pas suffisamment d’importance, sont déjà présentes dans les travaux de Greimas (1983). En particulier, il nous semble que la perspective du croire en tant que fonction destinante renvoie à quelques moments et caractéristiques de la narrativité dans une certaine mesure implicites, « logiquement présupposés », comme dirait Greimas, mais à peine mentionnées dans les analyses et les comptes rendus théoriques des manuels de sémiotique. En effet, nous avons le sentiment que dans la syntaxe narrative on peut toujours se concentrer sur deux formes du « croire », les mêmes que nous avons soulevées jusqu’à présent. L’une, préliminaire, désigne ce qui est « cru », « jugé » ou plutôt « sanctionné », après évaluation du statut véridictoire d’un « état » de choses par un « faire interprétatif » ou « acte cognitif », autrement dit par un « jugement épistémique » du Sujet. C’est ce qu’on appellerait communément le « savoir », Compétence épistémique qui « sait-être », mais que Greimas et Courtès (1979 : 67) préfèrent désigner par la catégorie épistémique de la « certitude » (« croire-être »). L’autre se rapporte au « croire » en tant que jugement épistémique en cours, faire interprétatif ou acte cognitif en plein déroulement, une sorte d’« évaluation » ou plutôt de Sanction qui, à travers les modalités véridictoires, trie le « possible » en tant que catégorie aléthique. Nous voyons, ainsi, que les processus et les résultats de la véridiction sont liés aux présupposés et aux activités épistémiques et culturelles du Sujet.

Cette systématisation du croire dans le parcours narratif présente vraisemblablement des avantages d’un point de vue théorique et analytique. Sur le premier versant, nous pensons que cette approche ouvre la voie à une sémiotique narrative plus attentive à la culture, entendue précisément comme système de valeurs destinales crues, en lui conférant une fonction actantielle manipulatrice et sanctionnatrice. Étudier les valeurs incarnées par le Sujet d’une narration, c’est sonder ses croyances, sa manière d’être, c’est-à-dire les caractéristiques plus ou moins implicites qui contribuent à « lui faire faire » ou à « lui faire être » quelque chose. Ce choix méthodologique permet de relancer les instruments greimassiens qui ont été toujours calibrés plutôt dans une perspective « factitive », afin de rendre compte, à juste titre, des changements d’état qui s’opèrent chez le Sujet au cours de l’arc narratif. En effet, pour Greimas (1983 : 98), tout ce qui concerne l’« être », soit les propriétés « essentielles » et « cognitives » du Sujet, ses valeurs culturelles qui délimitent « le monde naturel » en jeu, sont logiquement présupposées et donc rarement prises en compte, que ce soit dans le développement théorique ou dans les descriptions analytiques.

4. La crise de la véridiction

Comme nous le savons, dans son travail sur le « contrat de véridiction », Greimas (1983 : 103-105) distingue le « vraisemblable » de la « véridiction ». Dans ce cas, les narrations ou les Textes qui rapportent des faits qui ne se sont pas réellement produits mais qui, dans une certaine mesure, sont conformes à la « réalité » épistémique du sens commun, sont à considérer comme vraisemblables. En termes narratifs, nous sommes face à une évaluation qui semble concerner une sorte de système d’attentes du Sujet par rapport à la représentation textuelle ou discursive d’un monde reconnaissable par ses traits stéréotypiques. Ces derniers sont les résultats de la transmission culturelle d’autres représentations qui ont contribué à leur sédimentation dans le sens commun (ou « monde naturel »). Du point de vue théorique, le statut de fiction du discours est évident car il est sédimenté et donc reconnu dans les formes d’expression utilisées qui définissent des genres narratifs particuliers au sein d’une culture. Par exemple, Greimas explique que dans la production discursive africaine, les histoires « vraies » sont des mythes et des légendes, et que les histoires que racontent les événements simples de la vie quotidienne sont « vraisemblables ». Dans la tradition européenne, c’est exactement le contraire qui se produit. Les sociétés semblent ainsi établir une sorte de typologie textuelle qui distingue les narrations « vraies » des narrations « vraisemblables », les deux étant reconnaissables grâce à des stratégies énonciatives particulières qui renvoient culturellement à ces deux univers. En somme, les évaluations du vraisemblable et du vrai dépendent de l’« épistémè » (Foucault 1966), c’est-à-dire d’une attitude d’interprétation des Textes sur la base de la culture de référence.

Or, si le concept de « vraisemblance » concerne la reconnaissance ou l’évaluation de Textes narratifs, celui de la « véridiction », en revanche, semble concerner des situations de communication interpersonnelle aux pôles extrêmes desquelles on trouve des Énonciateurs et des Énonciataires. En ce sens, contrairement à la vulgate traditionnelle, Énonciateurs et Énonciataires deviennent des Actants, renonçant ainsi à leur condition d’instances logiquement présupposées (Greimas 1983 : 105). Bien que ce glissement ne soit pas tout à fait clair, une fois encore, l’idée est que la question de la véridiction doit se jouer au niveau narratif. Ainsi, chaque discours contiendrait des « marques de véridiction » qui permettent à l’énonciataire d’en évaluer la véridicité. Cette évaluation, selon Greimas, peut être expliquée narrativement comme une activité cognitive de nature épistémique émettant une Sanction descriptible par le biais des modalités épistémiques et véridictoires. Ainsi, la transmission de l’effet de sens de « vérité » dépendrait des mécanismes épistémiques mis en place aux deux extrémités du discours par une sorte d’équilibre entre Énonciateur et Énonciataire appelé exactement « contrat de véridiction » (Greimas & Courtès 1979 : 417). Le succès du contrat proposé par l’Énonciateur dépendrait donc de la sanction de l’Énonciataire et de ses Compétences épistémiques préexistantes.

Note de bas de page 15 :

L’erreur, qui justifierait la présence de ce loop, serait de penser que la signification est un processus qui « passe à travers » les outils d’analyse. Contrairement à cette perspective, il faut rappeler que la sémiotique est une pratique d’analyse et non pas de création de sens (ce qu’on appelle « sémiose »). Dans notre vision laïque de la discipline, les modèles ne sont que des outils de « traduction » permettant d’expliquer – et non pas de produire – l’émergence du sens (de la « sémiose »).

Note de bas de page 16 :

Dans cette direction, Greimas mentionne souvent le travail de Lotman (Lotman & Uspenskij 1973) relatif à une typologie des textes au sein des différentes cultures.

Note de bas de page 17 :

Cf. Lorusso 2018 ; Di Caterino 2023

L’ensemble de ce cadre théorique pose, à notre avis, une série de problèmes qui conduisent parfois à une sorte d’incohérence avec les outils méthodologiques du modèle greimassien. Premièrement, il nous semble qu’analyser ce qui devrait être de simples instances présupposées, de l’Énonciateur et de l’Énonciataire, comme s’il s’agissait de figures actantielles, conduit à analyser l’un des niveaux du parcours génératif, le discursif, avec les outils de la grammaire narrative. Ce faisant, le risque est celui d’une sémiotique qui s’auto-analyse, tombant dans une sorte de loop dont il est difficile de sortir15. Deuxièmement, on perd ainsi la force de la proposition greimassienne d’envisager la Véridiction comme effet de sens qui se trouve au niveau discursif des Textes, où les instances d’énonciation, logiquement présupposées, ont laissé leurs traces et donc les clés d’une lecture interprétative correcte à l’intérieur du Texte lui-même. En fait, bien que la véridiction puisse être analysée narrativement comme une pratique, c’est-à-dire comme une situation dans laquelle un Sujet porte un jugement véridictoire sur un énoncé, on ne voit pas bien, jusqu’à présent, comment l’analyste peut aborder n’importe quel Texte, qu’il soit récit ou image, afin d’en évaluer la capacité véridictoire. Malheureusement, la proposition de Greimas va peu dans cette direction, se limitant à examiner les stratégies énonciatives qui donnent lieu à des genres textuels particuliers pouvant être considérés comme plus ou moins vrais par la communauté de récepteurs16 (mais alors, ne revient-on pas au « vraisemblable » ?). Certes, l’intuition primordiale est remarquable : dans l’optique de la sémiotique, ce n’est pas l’étude historique ou philologique qui nous explique « comment » interpréter correctement un Texte ; au contraire, ce sont les Textes avec leurs marques de véridiction qui sont déjà équipés d’instruments appropriés garantissant la tenue du sens. Cependant, comme le remarque Greimas lui-même (1983 : 108-110), la multiplicité des discours, chacun doté de sa propre rhétorique, rend difficile, voire impossible, de distinguer avec certitude le vrai du faux, nous faisant entrer dans une ère de « incrédulité », qu’on appellerait aujourd’hui l’ère de la « post-vérité »17.

5. De la post-vérité à la pré-vérité

Note de bas de page 18 :

D’autre part, nous nous demandons : comment est-il possible de vérifier empiriquement un fait qui est temporellement et spatialement éloigné de notre perception ? La vérification consiste alors davantage en une évaluation de la valeur « testimoniale » des faits relatés.

Note de bas de page 19 :

Cf. Paolucci 2023.

Note de bas de page 20 :

Par exemple en présentant, d’une certaine manière, des figures plutôt que d’autres, pour donner de la profondeur à un thème particulier.

Note de bas de page 21 :

Notre conception de la Praxis Énonciative est proche de celle utilisée par Floch (1995), qui la fait d’ailleurs remonter au « bricolage » de Lévi-Strauss (1962).

Dans cette ère dite de la « post-vérité », la question de la véridiction est presque une urgence. Avant de voir en quoi et comment cette question de la sémiotique peut être utile, il est nécessaire de débarrasser le terrain de quelques clichés dommageables pour sa réputation. La sémiotique, celle de l’école parisienne, ne « démasque » pas les fake-news, ne fait pas de debunking ou fact-checking. Ces aspects sont peut-être plus proches de la tradition de la sémiologie de Barthes (1964) ou de la « guérilla sémiologique » d’Eco (1972). L’utilité de la sémiotique, cependant, est de voir « comment » certains régimes de croyance sont établis. En d’autres termes, la tâche de la sémiotique n’est pas d’établir si un Texte dit le vrai ou le faux mais se limite à clarifier de quelle manière il dit le vrai ou le faux. Par conséquent, l’analyse sémiotique pourrait essayer d’évaluer les mécanismes qui déterminent l’efficacité textuelle, cet aspect qui induit le « croire », l’adhésion à son contenu. Cette idée est valable dans la mesure où, comme nous le savons et le répétons sans cesse, la vérité ne peut pas être une sorte d’adéquation au monde considéré comme « réel », une vérification empirique des faits racontés18. Au contraire, si le monde que nous considérons comme « réel » est un référent illusoire, un effet de sens – ou plutôt un « sens commun », déterminé par ce que nous croyons savoir du monde de par ses discours, partagés, et circulant au sein de nos sociétés –, alors le seul référent possible est le référent épistémique préexistant et sédimenté dans nos cultures. De ce point de vue, le travail de la sémiotique se configure dans une situation de « pré-vérité »19, en allant étudier la relation d’un Texte par rapport à des croyances épistémiques préexistantes qui déterminent le taux d’adhésion par rapport aux contenus qu’il propose. Concrètement, sur le plan analytique, on pourrait évaluer la crédibilité d’un texte à travers ce que Lévi-Strauss (1958) appelait l’« efficacité symbolique ». En fait, notre hypothèse est celle d’une corrélation étroite entre les deux termes, selon laquelle plus un processus de communication est « efficace sur le plan symbolique », plus il est « crédible ». Si, comme le soutient Lévi-Strauss (1962), le « symbolique » est configuré comme qualité logique de la pensée d’organiser le sens du monde dans un système différentiel, alors ce que détermine le « croire » semble dépendre davantage de la capacité des « histoires » à tirer le meilleur parti de cette logique. Par conséquent, nous pensons que la croyance en des histoires fausses, dans des conditions normales, n’est probablement pas la conséquence d’une sorte d’irrationalité de la pensée mais plutôt de la capacité des narrations à être « bonnes à penser ». Après tout, le but de toute narration est de représenter le monde d’une manière qui puisse être saisie, « crue » par la pensée en lui donnant du « corps », de la « profondeur ». Enfin, cette perspective permet de réduire l’importance de la qualité véridictoire ou mensongère des discours puisque, dans les deux cas, la fonction « sémiotique » de donner ou de renouveler le sens du monde reste inchangée. Au fond, les mythes comme les hypothèses de complot, sont « vrais » (ou « faux ») parce qu’on les croit tels, c’est-à-dire qu’on les évalue par rapport au sens du monde qu’ils expriment et à la mesure dans laquelle celui-ci est « superposable » aux croyances du sens commun du monde naturel que l’on a déjà. D’où l’efficacité des narrations, comme l’explique admirablement Lévi-Strauss (1958 ; 1962), laquelle est déterminée par leur capacité à « bricoler » les éléments sédimentés dans les croyances du sens commun, et donc à être plus facilement reconnaissables et crus par la pensée symbolique. Nous pensons que chaque narration remet momentanément en question nos croyances sur le monde, demandant à être évaluée (crue), à être réfutée ou acceptée, à être intégrée dans de nouvelles croyances du sens commun ou rejetée complètement. En termes plus sémiotiques, les Textes retravaillent, par le biais de la Praxis Énonciative, les éléments les plus « efficaces »20, car ils sont stéréotypés dans le « monde naturel » et donc plus facilement « reconnaissable », proposant ainsi une vision du monde21. Dans cette perspective, le travail du sémioticien est donc d’aller voir comment un Texte « bricole » ces éléments appartenant à l’univers discursif « cru » pour déterminer un niveau de « croyance » supérieur. Il ne reste plus au sémioticien qu’à « miser » sur un corpus donné jugé pertinent pour expliquer comment les traits « crédibles » se sont stéréotypés dans l’imaginaire pour se canaliser dans le Texte analysé.