Littérature et catégorisation de la réalité. La véridiction à l’épreuve du langage et de ses formes Literature and categorization of Reality. Veridiction put to the test of language and its forms

Georice Berthin Madébé

Institut de Recherche en Sciences Humaines de Libreville (Gabon)

https://doi.org/10.25965/as.8691

Lorsqu’on se réfère à la notion de véridiction dans l’analyse sémiotique littéraire, le référent n’est jamais loin. D’un côté, le discours prend la réalité qu’il reproduit pour modèle absolu. De l’autre, il se présente comme son propre centre de référence en développant diverses stratégies de faire croire être vrai. Dans les deux cas, il doit proposer un contrat de véridiction fondé sur un faire croire auquel se soumet l’énonciation. L’étude du roman Au bout du silence de Laurent Owondo donne lieu à une réflexion révélant dans quelles conditions la véridiction littéraire se meut en une épistémologie propre modifiant à l’occasion notre perception de ce que sont le sens, le langage et la réalité référentielle. Cet article propose donc de renouveler deux des concepts majeurs de la sémiotique greimassienne : les concepts de véridiction et de vérité, cette transformation étant rendue possible par l’ouverture de la sémiotique aux autres disciplines. Ici, les sciences cognitives avec lesquelles on peut voir comment l’énonciation transforme la réalité en « matière » tensive. L’interprétation sémiotique de ce phénomène désigné substantialisation permet d’imaginer un environnement épistémologique dans lequel la conception de la vérité littéraire se confond avec des simulacres sensibles de la réalité produits non plus des combinaisons élémentaires ou complexes du discours, mais émergés des formes qu’il peut prendre.

When we refer to the notion of veridiction in literary semiotic analysis, the referent is never far away. On the one hand, the discourse takes the reality it reproduces as its absolute model. On the other hand, it presents itself as its own reference center by developing various strategies to make people believe to be true. In both cases, it must propose a contract of veridiction based on making believe to which the enunciation submits. The study of the novel Au bout du silence by Laurent Owondo gives rise to a reflection revealing under what conditions literary truth moves into its own epistemology, occasionally modifying our perception of what meaning, language and referential reality are. This article therefore proposes to renew two of the major concepts of Greimassian semiotics : the concepts of veridiction and truth, this transformation being made possible by the opening of semiotics to other disciplines. Here, the Cognitive Sciences with which we can see how enunciation transforms reality into tensive “matter”. The semiotic interpretation of this phenomenon called substantialization makes it possible to imagine an epistemological environment in which the conception of literary truth merges with sensitive simulacra of reality produced no longer from elementary or complex combinations of discourse, but emerged from the forms that it can take.

Index

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Mots-clés : discours, énonciation, langages, réalité, véridiction

Keywords : Discourse, Enunciation, Languages, Reality, Truth

Auteurs cités : Sébastien BOHLER, Antonio R. DAMASIO, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, André JACOB, Ahmadou KOUROUMA, M.aM. NGAL, Laurent OWONDO, Jean PETITOT-COCORDA, John R. SEARLE, Labou Tansi SONY

Plan
Texte intégral

Nous devons surmonter la tradition philosophique qui tient le mental et le physique comme deux domaines métaphysiques distincts.
 
John R. Searle.

Introduction

Les développements de la sémiotique postgreimassienne recommandent un peu plus de recul avec l’histoire de la discipline autour du structuralisme, notamment celle de l’époque où A. J. Greimas s’efforçait à en situer la place au sein des sciences du langage.

Prendre distance avec la sémiotique et ses paradigmes structuralistes n’est pas les renier. Au contraire, cette attitude permet d’en réévaluer les concepts fondateurs. Ici précisément, celui de véridiction. Cependant, cette démarche n’est pas aisée, surtout quand elle adopte un point de vue transculturel.

Cherchant à résoudre les lyses des pathologies mentales en Afrique à partir de la doxa psychanalytique freudienne, Samuel Mbadinga (2024) s’est longtemps heurté aux barrières érigées dans l’esprit de ses patients par l’existence supposée des fantômes, véhicules de la sorcellerie dans les traditions africaines. Pour lui, plus que les complexes d’Œdipe ou d’Électre, se sont eux qui travaillent aux déformations psychiques. Pour préserver l’heuristique freudienne, il lui a donc fallu transformer le statut psychanalytique de ses objets – le fantôme et les complexes d’Œdipe ou d’Électre –, afin de générer une pratique efficiente des thérapies cliniques, de sorte que celles-ci fassent sens et pour ses patients et pour la science de l’inconscient.

Cette prise de position est fondamentale pour qui cherche le sens et ses figures au plus près de ce que peut être la vérité portée par un discours, en particulier, le littéraire africain. Ainsi, étudier la catégorisation de la réalité dans Au bout du silence de Laurent Owondo (2016), dans son rapport à la véridiction, conduit à adopter pareil positionnement. Dans le développement qui suit, on comprendra pourquoi.

1. Le problème

Lorsqu’on s’intéresse à la véridiction dans la littérature, et plus spécifiquement, dans la littérature africaine en langue française, on est pris dans un étau qui confronte différentes connotations culturelles du récit : le point de vue africain (cf. M.aM. Ngal 1975), et celui étranger pour qui la fiction se conçoit d’abord comme un discours transcrit, selon des modalités structurelles propres par lesquelles on la reconnaît.

Outre les problèmes propres aux épistémès littéraires locales et leurs formes de vie – la déclamation d’un récit oral peut durer plus d’un jour, sous des contraintes modales culturellement pertinentes –, il existe aussi celui de la réception des formes canoniques des modèles fictionnels imposés par la colonisation.

En effet, dans le roman africain, la véridiction s’est posée dans les termes identiques à son traitement en Europe, dans la mesure où la philosophie du langage qui a prospéré dans le continent, de l’époque coloniale à aujourd’hui, répond des mêmes paradigmes linguistiques et narratifs développés en Occident depuis l’apparition du roman réaliste il y a deux siècles. Le chambardement littéraire opéré à la fin des années 1960 en Afrique subsaharienne, qui s’est prolongé jusqu’à la fin des années 1980, incline à réinterpréter la théorie de la véridiction hors de ceux-ci.

1.1. La catégorisation littéraire dans le roman subsaharien des années 1960-1970

Note de bas de page 2 :

Désormais LSI dans la suite du texte.

Au bas mot, le vraisemblable qu’analyse Greimas dans Du sens II, situe le rapport du sujet au langage, et celui du langage au devoir-faire-apparaître le discours comme porteur de vérité. Voilà qui donne au contrat de véridiction une sommaire définition. Dans le roman africain, celui-ci a connu des transformations radicales dans les années 1970, avec des auteurs comme Ahmadou Kourouma, Sony Labou Tansi, etc. La grande tendance était de parler le français en langues locales. Kourouma écrivit nombre de ses romans en observant ce principe. « Il y avait une semaine qu’avait fini dans la capitale Koné Ibrahima, de race malinké, ou disons-le en malinké : il n’avait pas soutenu un petit rhume », asserte d’emblée le narrateur de Les soleils des indépendances (1968)2 dans un français inattendu. « Avoir fini » ou « Ne pas soutenir un petit rhume », en français courant, se traduisent par « mourir ». Bien plus que l’effet de suspension de l’information narrative par la vernacularisation du français, c’est la structure du discours chez Kourouma qui confirme l’usage malinké de la langue de Molière. Deux phrases qui veulent dire la même chose – problème de redondance et de logique, auquel il faut associer une syntaxe malinkée sous-jacente, puisque Kourouma lui-même invite son lecteur non malinkophone à le comprendre seulement du point de vue linguistique malinké –. Dans la suite du roman, ce contrat de véridiction se construit à base de proverbes, sentences, dictons, aphorismes, etc.

Note de bas de page 3 :

Langues du Congo Brazzaville.

Note de bas de page 4 :

Désormais LVED dans la suite du texte.

Chez Sony, l’expression vili ou lari3 « kulabul kintu », devenue dans La vie et demie (1970)4, « dormir la femme », ne signifie pas la même chose, sauf à l’imaginer comme un calque linguistique (Ngal 1995), puis en tirer les conséquences sémiotiques. Il n’en suffisait pas plus à la critique africaine pour trouver dans les deux romans un fantastique qui, étendu à d’autres œuvres, contourna le traitement du statut de la véridiction.

1.2. Catégorisation et discours littéraire dans le roman des années 1980

Note de bas de page 5 :

Désormais ABS dans le texte.

Le second problème est celui posé par le roman des années 1980. Loin des problématiques de la transcription du français en langues locales, cette fiction a résolu autrement l’équation de la subjectivité énonciative par la catégorisation narrative. Si dans les années 1970, le contrat de véridiction littéraire se fondait sur des manipulations du langage de nature intersémiotique, dans les années 1980, il prend un autre chemin. Si le premier est interprété comme un faire-paraître-vrai non nécessairement en adéquation avec le référent – d’où la dimension fantastique imputée aux romans de cette période –, la seconde valse des fictions conçoit l’écriture comme une traduction de l’expérience sociale du sens marquée par des logiques littéraires elles aussi innovantes. Elle a donné naissance à d’autres régimes sémiotiques du discours, dont l’intérêt épistémique réside dans le changement de statut du contrat de véridiction. Il en est ainsi d’Au bout du silence de Laurent Owondo paru pour la première fois en 19855. Au chapitre 2, le narrateur écrit :

À l’heure où le soleil magnifie l’horizon de pourpre avant de s’enfoncer dans la mer, l’enfant vit revenir ceux qui avaient fait escorte à son aïeul assoupi. Chacun rentrait à reculons dans la cour, se lavait le visage d’eau salée avant de l’enduire de cendre. Pour la première fois depuis ce matin, Anka se rendit alors à l’évidence : Tat’ était mort sans lui donner les yeux. (2016 : 74)

À l’analyse, deux options s’imposent pour la compréhension de ce fragment de texte. Soit on l’interprète en fonction de sa structure linguistique. Alors, on y trouve de nombreuses contradictions. « S’assoupir » veut-il dire réellement « mourir » ? Que peut signifier, entre autres, l’expression : « Tat’ était mort sans lui donner les yeux » ? Pour saisir cet énoncé avec pertinence, il faut donc tenir compte des pratiques sémiotiques (Fontanille 2004) locales en fonction desquelles pareilles syntaxes sont conçues. La conclusion qu’on tire de ces remarques rapides n’en est plus que conséquente. Si le roman africain auquel nous avons affaire imagina de nouvelles stratégies énonciatives fondées sur la manipulation du schématisme grammatical du français, puis sur la vernacularisation de ce dernier par dérivations successives des formes de vie narrative, il modifia en même temps les termes du traitement littéraire de la véridiction. La structure du contrat intersubjectif s’en trouva ainsi transformée.

2. Véridiction, catégorisation et structure sémiotique de la subjectivité fondamentale

La crise de la véridiction rencontrée dans le roman africain subsaharien est une crise bien connue des sémioticiens. Dans les théories sémiotiques disponibles, elle évoque le passage, dans les années 1990, de l’énoncé à l’énonciation. En outre, elle a conduit à considérer les actes d’énonciation eux-mêmes comme des actes de langage propres. Chez des auteurs comme Petitot (2004 ; 1985) ou Bordron (2011), elle induit la problématique des morphologies et/ou du schématisme discursif autour de la structuration ou de l’émergence du sens. Dans sa configuration africaine, ladite crise montre la catégorisation comme une culture énonciative prédéterminée par la manière dont les actants du discours assument des positionnements axiologiques par rapport à la traduction des référents physiques et/ou métaphysiques. Or, dans la tradition sémiotique narrative, le concept de sémiotique naturelle incline à penser que le sens précède l’énonciation, le sujet énonçant paraissant soumis aux contraintes linguistiques auxquelles se subordonnent ses énoncés. C’est cette autonomie sémiotique du langage que recherche à contourner le roman africain de la période 1970-1990 ; période dans laquelle se situe ABS. Le langage qu’on y rencontre semble en effet ne pas correspondre aux usages linguistiques établis de la littérature africaine. Ce qui en fait un roman assez singulier dans sa forme. Aussi, face à la rigidité normative des langues auxquelles recourt ABS, l’acte d’énonciation s’y transforme en une traduction d’événements façonnée par la déformation schématique du français au contact de la culture de l’auteur. On aurait donc affaire au phénomène de la sensibilisation discursive que soulevait déjà Greimas en 1987, dans De l’imperfection.

Si le problème du contrat de véridiction que propose ABS par le biais de sa morphologie énonciative s’appréciait de ce point de vue, il aurait pour conséquence épistémologique immédiate une autre façon de percevoir la catégorisation en littérature en général, et en littérature africaine en particulier.

Parler ou écrire, exigent en effet un certain niveau de transcendance pour « assumer […] la vérité » inscrite dans une « conception du discours en tant que représentation d’autre chose » (Greimas 1983 : 105) se présentant sous forme d’une pensée qualitative que Searle (2019 : 26-27), par exemple, dénomme qualia.

Pour régler le problème lié à la catégorisation dans le contexte développé ici, il faut, me semble-t-il, voir au-delà de la sémiotique, pour reconfigurer l’objet du discours, c’est-à-dire précisément le référent à partir duquel celui-ci s’autoorganise pour produire du sens à travers les formes qu’il peut adopter.

Lorsqu’elle se penche par exemple sur le problème de la continuité subjective, étonnamment, l’anthropologie et les neurosciences ne sont jamais loin. Dans cette perspective, prédiquer en fonction d’un référent concret, dont la nature définit a priori les configurations, ne renvoie pas nécessairement aux mêmes instances ni aux mêmes opérations sémiotiques que doit développer l’acte d’énonciation, surtout quand celui-ci se destine à rendre compte des réalités sensibles (Petitot 2004 ; Bordron 2011). Dans le premier cas, l’énonciation traite des événements en fonction des outils dont disposent les langues naturelles. Dans le second cas, elle doit inventer des formes de vie discursive assez singulières pour informer les réalités sensibles ou mentales en fonction des expériences qui les génèrent en les exposant comme réalités sémiotiques profondes, signifiantes et donc pertinentes. Ainsi, par la prise en compte de leurs valeurs sémiotiques et de leurs valences constitutives, les états de conscience les disposent comme des sens-objets soumis à la mémorisation subjective. C’est pourquoi cette dernière apparaît fondamentalement marquée par « certaines formes particulières d’organisation de la matière » (Eldman 1992 : 15, cité par Candau 2005) sensible déclenchée, mais surtout articulée entre un dehors et un dedans du sens en fonction desquels s’établissent, d’une part, la logique passionnelle du discours (Greimas & Fontanille 1991), et d’autre part, la structuration des actes déterminés par l’éprouvé (Hénault 1994).

Ce que l’on désigne par substantialisation décrit ce processus de recouvrement mutuelle du référent externe et de son correspondant sensible interne au sujet, à partir desquels se structure la sémantique tensive qu’identifie l’instance de l’énonciation comme une donnée qualitative correspondant à une réalité sémiotique externe ramenée au corps-chair par une expérience fondamentale du sens. Pour Bohler, cette disposition sémiotique qui permet d’« établir des liens entre l’état de son environnement à l’instant T et son état futur est la base de ce qu’on appellera, chez une espèce hautement cérébrée comme l’homme, le sens » (2020 : 24). Plus loin, il complète : « à un niveau plus fondamental encore, il y a le sens que l’esprit humain insuffle au fonctionnement du monde lui-même ». Au plan neuroscientifique, cette articulation renvoie à une « émission de dopamine de plus en plus tôt, avant même que les événements ne se produisent réellement, […] ce qui permet à l’esprit humain de s’inscrire dans le temps et de discerner des liens entre ce qui se produit maintenant et ce qui surviendra demain, bâtissant ainsi des ponts qui relient les choses au sein de l’environnement » (25).

Substantialiser la réalité, de ce point de vue, correspond toujours à des opérations sémiotiques bien complexes, lesquelles associent aussi bien les événements dont on parle, la conscience qui les observe, et des phénomènes sensibles dont la structure tensive et/ou passionnelle renvoie à des opérations « sémiotiques » propres au corps-chair exécutées en dehors de tout contrôle personnel (Petitot 2004).

Ainsi, le mécanisme neuronal structurant le sens à ce niveau sémiotique encore plus fondamental tient en effet des processus (neuro)biologiques ou (neuro)cognitifs immanents au fonctionnement de l’anatomie humaine, indépendamment donc des langues. André Jacob (2017) rapporte une expérience des neuroscientifiques avec les sourds-muets pour tester leurs aptitudes à dire le monde, malgré leurs handicaps biologiques et neuromoteurs. De la même manière, Antonio Damasio (2002) rend compte d’un cas d’étude mené avec une personne ayant perdu la mémoire à court terme. Son objectif était de mesurer sa capacité à associer des personnages aux rôles qu’ils devaient incarner (gentil, méchant, neutre). Ces expériences furent concluantes. Elles montrèrent que le sens est d’abord une réalité interne au sujet. En tant qu’il est proprement lié à l’architecture anatomique de toute biologie vertébrée, il apparaît doté d’un langage autonome auquel peut accéder le sujet. De ce point de vue, le langage articulé paraît telle une prothèse, une extension « sociotechnique » relevant de l’évolution de Sapiens. La conclusion qu’en tirent les anthropologues de la conscience devient plus que significative de la réalité objectale des langages : « il faut distinguer, écrit Caune, la mémorisation purement mentale, faisant appel aux seules ressources du cerveau humain, de toutes les autres formes de mémorisation utilisant des supports matériels d’une grande diversité […] » (51). Pour Changeux (2003 : 14), « Homo sapiens est avant tout une espèce communicante qui se définit désormais par la genèse, la propagation et la transmission de représentation de cerveau à cerveau au sein du groupe » (cité par Candau, op. cit. : 51). La part immanente du sens rattachée aux émotions (Damasio 2002) et à l’expérience (Bohler 2020), à travers des mécanismes biologiques et neurocognitifs, est donc par définition métasémiotique. Elle répond de la substantialisation grâce à laquelle le sujet se définit une identité sémiotique à long terme dans l’espace et dans le temps. Pour Searle (2019), elle est le fondement de la pensée qui implique « la qualitativité de la subjectivité » au moyen de l’expérience des événements (27) dont procède la construction de l’« ontologie à la première personne » (idem) qui a affaire avec le langage. De fait, confirme Jacob, « le langage, avant toute science, nous fait voir l’invisible, en ce sens qu’il promeut des relations qu’assument les schèmes. Or ceux-ci correspondent à un voir qui est de l’ordre du comprendre. C’est-à-dire que pour les voir, il faut être devenu capable de comprendre, en dépassant le voir initial proprement sensible » (2017 : 68).

Passer par ce long détour était nécessaire. Il fallait que soit mis en évidence la double réalité du sens, entre sa configuration matérielle externe et celle sensible interne articulées en plan de langage, que l’énonciation perçoit comme des données dont elle peut rendre compte par différents mécanismes de production du langage. En l’occurrence, le sensible couramment admis comme une structure tensive interne au sujet de l’expérience du sens, ou précisément la structure qualitative de ce dernier, prennent des formes significatives dans le corps-chair. D’évidence, ce sont ces formes que la catégorisation en Littérature s’emploierait aussi à décrire ou à traduire, comme ce serait le cas dans ABS. Ainsi, décrire ces formes de nature sensible consisterait à attribuer à leurs items ou à la sémiose que ceux-ci configurent, des propriétés sémiotiques propres issues de l’expérience. L’innovation linguistique consisterait donc en leur réarticulation sous forme d’expressivités singulières et personnalisantes. Dans ABS, cela s’observe dans le fragment suivant :

Mais voilà que l’enfant de Kota et Nindia démantait. Tout en lui était le contraire du mouvement. Son silence criait à chacun que la terre où étaient tombées les larmes portait encore le deuil ; comme si l’eau du rocher couvert de mousse n’avait pas lavé, comme si les masques n’avaient pas dansé et allumé la flamme au seuil de sa porte. (85)

Au-delà des verbes transitifs ici employés à la forme intransitive, l’usage également équivoque des termes « contraire du mouvement », « eau du rocher couvert de mousse », « masques » crée une incertitude sémantique. Dès lors, le sens du fragment devient imprécis, sans référent concret, si son interprète ne tient guère compte de l’environnement et des pratiques sémiotiques (Fontanille 2008) qui y prospèrent, c’est-à-dire ici, l’expérience avec laquelle ABS entre en rapport sous la forme d’une valence tensive mettant en relation le sens réel et sa configuration syntaxique.

La figure du roman que propose cette œuvre littéraire présuppose donc l’existence d’une instance fondamentale avec laquelle le langage est aux prises, dans le but manifestement inavoué de faire sauter ses propres normes admises, aux fins d’en induire d’autres, de telle sorte que se libère son potentiel morphologique sous d’autres figures plus sémiotiques que linguistiques. En conséquence, la recherche épistémique de la vérité littéraire par voie de catégorisation du réel établirait ses propres règles de véridiction. Si tel est le cas, la production du langage serait désormais réduite aux modes d’articulations qu’impose le traitement simultané de la réalité soumise à une énonciation contrainte par différentes consciences du signe : celles linguistiques et celles sémiotiques. C’est précisément dans cette configuration que la production du sens devient un acte sémiotique par excellence. En effet, comme le pensent Greimas et Fontanille (1991), l’énonciation devra dorénavant répondre d’une instance du discours confrontée à un dehors et à dedans du sens articulés en plan de langage par l’expérience langagière qui la fonde.

Si le langage dans ABS acquiert une autonomie intrinsèque vis-à-vis de la langue et de ses usages établis, puis se distingue des pratiques énonciatives antérieures de la littérature africaine, ce serait en vertu de cette fracture sémiotique entre la réalité externe du sens (les événements tels qu’ils se déroulent) et sa réalité interne (les événements tels qu’ils sont perçus). La position énonciative que défend ce roman découvre ainsi sa nature métasémiotique à travers un point de vue du discours qui montre l’activité linguistique non nécessairement comme un besoin de transfert d’informations, mais plutôt comme la recherche par l’énonciation en acte d’ajustements constants entre sa visée propre et l’objet du discours. Ainsi, saisir la logique de catégorisation discursive qui se déploie dans ABS exigerait au moins que soit défini un arrière-plan d’immanence posé comme domaine de définition propre à l’énonciation en acte. Les langues de l’auteur ainsi que le français, désormais rabattues à l’intérieur du sujet sous forme de signifiants sensibles, renverraient à un univers fondamental, soumettant en conséquence le discours aux instances d’arrière-plan qui contrôleraient la morphologie discursive réalisée, entre des formes grammaticales et des formes non grammaticales par définition imprévisibles. Ce phénomène, on le voit concrètement se matérialiser dans les analyses de Petitot (2004) à propos du Laocoon de Goethe. Ici comme là, il s’agit du même processus d’ontologisation du langage.

Le passage par ce long biais théorique stimule une autre compréhension de l’architecture du langage, et par conséquent du sens. Cette compréhension établit ci-dessous les bases sur lesquelles réinterroger le statut de la véridiction dans ABS.

3. Littérature, sémiotique et catégorisation

On peut maintenant, comme Greimas le suggère, considérer de façon « naïve » le problème de la vérité dans la relation intersubjective imposée par les catégorisations littéraires. Les artéfacts fictionnels peuvent en effet s’apprécier comme des duplications de la réalité qu’ils cherchent à traduire, selon les propriétés des langues naturelles, pour rendre compte de la vérité du point vue de la « conscience linguistique » qui l’informe. Mais toute catégorisation de la réalité agit plus ou moins intentionnellement contre sa propre visée communicationnelle (cf. De l’imperfection). Dans ce cas, elle se dote d’un langage dont la forme de vie a aussi pour fonction métasémiotique d’articuler en plans du langage (L. Hjelmslev 1971) la part de la signification liée aux expériences qualitatives de sens échappant aux structures linguistiques.

Cette perspective permet de montrer la catégorisation littéraire comme un savoir-faire épistémologique, dont l’objet serait de manifester les conditions du savoir-faire-apparaître-vrai non nécessairement dépendant du schématisme linguistique des langues. La sémiotique narrative, via la structuration de sa morphologie épistémologique, n’avait pas vu ce problème. Ainsi pouvait-elle affirmer : « tout métalangage que l’on peut imaginer pour parler du sens est non seulement un langage signifiant, il est aussi substantivant, il fige tout dynamisme d’intention en une terminologie conceptuelle » (Greimas cité par Petitot-Cocorda 1985 : 274). Cependant, la sémiotique narrative se réajusta d’elle-même plus tard. Ainsi, dans les termes actuels de sa problématisation, ce sens qui échappe aux structures des langues fait l’objet d’une quête épistémologique réactualisée (Searle 2019). Pour Petitot (2004), il relève davantage de la problématique morphologique du sens.

Poser la catégorisation littéraire comme une métaphore épistémologique productive d’innovations langagières, c’est nécessairement changer les repères théoriques du raisonnement sémiotique. Situer l’existence d’un sens qualitatif et de sa sémiosis propre au niveau antéprédicatif conduit à tenir compte de la manière dont son apparaître fondamental est articulé en neurosciences et en anthropologie cognitive. Dans « “Football’” ou la chanson de Mackjoss. Traduction et (in)stabilité structurelle du discours » (Madébé 2024), la catégorisation avait déjà été perçue comme une épistémologie dont le faire s’observe à travers la manipulation des schémas linguistiques. Dans la présente contribution, nous tenterons d’affiner cette hypothèse, avec pour ambition d’établir les outils méthodologiques d’accès au niveau le plus fondamental de la signification.

3.1. Éléments pour une méthodologie extractive du sens morphologique

En manifestant le plan de l’expression comme porte d’entrée à travers laquelle atteindre la signification profonde d’un récit, et s’écartant de l’empirisme en rapport avec la nature proprement phénoménologique du sens, la sémiotique du siècle précédent s’appropriait le discours dans les termes avec lesquels le lui avait légué la linguistique saussurienne et benvenistienne. La problématique liée au schématisme structurel du discours, telle qu’elle apparaît chez Petitot (1985 & 2004) ne pouvait donc faire objet d’aucune étude, du moins, à cette époque.

En tenant compte des nouvelles orientations de la sémiotique, on admet implicitement que toute articulation du sens saisie en acte déploie des configurations par lesquelles le discours encode/crypte, en-deçà ou au-delà du langage, le sens fondamental qui lui échappe. Pour le sujet parlant ou écrivant, cette approche transforme l’intersubjectivité en plans de langage articulant une proprioception à une intéroception ; articulation qui rend simultanément compte du sens vu du dedans de l’expérience et celui exposé en dehors d’elle, mais tel qu’il est informé par le discours. La catégorisation pouvant maintenant être définie comme l’acte d’énonciation homogénéisant les deux plans (Greimas & Fontanille 1991) manifestés par une telle structure intersubjective du sens, traduire ce dernier dans une langue significative de sa réalité fondamentale induit un rapport aux signes qualitatif/intensif. Dans ce contexte, énoncer équivaut à rendre compte du contenu qualitatif du sens ou de ses états de conscience (Damasio 2002), non sans tenir compte des états de choses correspondant à la réalité concrète en articulation avec l’expérience. Aussi, les productions discursives, ici précisément ce que nous désignons catégorisation de la réalité, seraient donc, selon les propres mots de Greimas, des « langages de connotation ». C’est-à-dire : des « faire interprétatif[s] constructeur[s] de méta-langage[s], [des] faire qui manifeste[nt] ostentatoirement le savoir sur le croire » (1983 : 113).

Le triple lien émergeant entre les états internes du sujet, les états externes du monde, et leurs manifestations en langage, est évocatoire de la phanérologie peircienne. Ce triple lien positionne la catégorisation de la réalité par le discours littéraire comme une épistémologie proprement déterminée par une temporalisation du sens également propre. Quatre paramètres le constituent : i) la langue, ii) le sens expérimenté comme réalité antéprédicative ou donnée sensible, iii) ce même sens posé comme catégorie sémiotique autonome correspondant, pour l’actant du discours ou pour le discours lui-même, à une réalité renvoyant à quelque chose d’autre qu’elle-même, et avec laquelle elle concorde pour quelque raison ou à quelque titre que ce soit, iv) la traduction comme énonciation en acte productrice des formes schématiques sémiotiquement articulées à une architecture fondamentale du sens. Cette disposition épistémologique suggère le schéma ci-dessous :

Schéman° 1 : Langages et épistémologies de la catégorisation littéraire

Schéman° 1 : Langages et épistémologies de la catégorisation littéraire

Si, J.-C. Coquet, suivant Merleau-Ponty, affirmait que le sens relève d’expériences sémiotiques fondamentales, ici, on ajoute qu’il est aussi une affaire de chimie du corps, et de la « linguistique » propre à celle-ci « vue » et « comprise » par les systèmes neurobiologique et neuromoteur à partir desquels se structurent le sensible et sa tensivité dans le corps-chair (Fontanille 2004) à ce niveau plus fondamental. Il est donc une sémiose qui rend possible la compréhension des états internes et des régimes de la subjectivité, états et régimes par définition à la fois chimiques et neurocognitifs. Alors que cette linguistique du corps doit être traduite en langages humains, elle se confronte à deux modes de verbalisation. Le premier mode se comporte comme une traduction conforme aux usages linguistiques en vigueur. Le second mode est épistémologique. En conséquence, il réduit la traduction à une restructuration du sens sous influences d’une structure fondamentale initiale. Dans ce cas, la catégorisation incline à l’innovation langagière. Ainsi peut-elle donner diverses formes schématiques aux pratiques discursives. À partir de là, la véridiction s’auto-conçoit comme une tentative de faire correspondre, par les « outils » épistémologiques dont dispose la catégorisation, le point de vue immanent du sens avec le point de vue des formes schématiques que la langue peut potentiellement prendre. Ainsi, la discursivisation ne serait-elle plus qu’une traduction entendue comme l’acte sémiotique par lequel la réalité subjective émergée d’une sémiose déjà connoté par l’expérience se structure énonciativement. Cet acte demeurerait toujours déjà informé par la réalité sensible du sens à traduire et sa syntaxe propre. La problématique de la morphologie du discours littéraire et de son sens se poserait alors comme celle d’une relation sémiotique subjectale entre un langage en devenir et un sens qui, ne pouvant faire autrement que coopérer, se déforment mutuellement par des lois tensives immanentes à la production processuelle du langage. Dès lors, on pourrait imaginer que langage et sens définissent préalablement, en intension, ou conjoncturellement, en extension, la nature sémiotique de leur coopération et les rôles actantiels en fonction d’un objectif commun : produire une expression sûrement et certainement articulée à son contenu.

3.2. Véridiction et morphologie des discours littéraires

Les morphologies linguistiques des œuvres fictionnelles sont donc des sémiosphères complexes impliquées dans la production des discours ; sémiosphères avec lesquelles ces discours interfèrent, non seulement pour se doter d’une identité sémiotique singulière (Madébé 2022), mais aussi et en définitive, pour se définir des schématismes énonciatifs propres. Les langages littéraires conçus autour de cette philosophie du langage se confrontent toujours au pouvoir manipulateur des langues. Dans le cryptage renvoyant à la notion barthésienne du degré zéro de l’écriture, la manipulation de celles-ci devient, grâce à des causalités phénoménologiques non définies par avance, mécaniquement supra- ou infra-informationnelle. C’est pourquoi par exemple, dans ABS, les expressions : « le contraire du mouvement », « son silence criait à chacun que la terre où étaient tombées les larmes portait encore le deuil », « comme si l’eau du rocher couvert de mousse n’avait pas lavé » paraissent sémantiquement indéterminées ou dénuées de sens. En conséquence, dans l’extension énonciative de ce phénomène, les identités schématiques des langages qui émergent de telles pratiques énonciatives apparaissent comme des contenus chiffrés auxquelles doivent s’affronter les instances productrices des discours en vue de les traduire. Ainsi ces instances affectent-elles aux systèmes signifiants qui découlent de leur faire un potentiel de sursignification. Les exemples d’ABS traduiraient ainsi l’idée de l’inéluctabilité de la mort de Rèdiwa, en tant que l’aïeul d’Anka accède simultanément au statut d’ancêtre ou de dieu intermédiaire, c’est-à-dire de gardien du sens. La présente interprétation des fragments d’ABS est confortée « non seulement par l’efficacité plus ou moins lointaine [du] discours rendu […] possible […], mais du fait qu’[elle] corresponde […] à la puissance même de la pensée. [Elle est le produit du] discours en puissance, la potentialisation caractéristique [d’une] des conditions de possibilité [du sens] » (Jacob 2017 : 67).

Dans sa conception sémiotique narrative, la sémantique du récit est non seulement profonde, mais en plus, elle est immanente à sa structure syntaxique. L’intelligence qu’en donne la sémiotique des formes (Madébé 2022) recherche sa structure dans l’immanence de l’énonciation. C’est pourquoi elle en fait un « un pur reflet de la réalité sensible », une « représentation […] inhérente […] au langage répondant à une exigence de réflexivité de [la] réalité » (Jacob, op. cit. : 67).

Ce changement de plan de pertinence de la sémantique profonde du discours narratif conduit à percevoir la véridiction autrement. Saisie du point de vue schématique, la réalité ou la catégorisation qui l’organise en langages propres cesse de lui attribuer une forme syntaxique reconnaissable aux discours conventionnels de nos quotidiens.

Suivant ce raisonnement inspiré par le traitement sémiotique des formes du roman subsaharien en langue française, on peut maintenant mieux distinguer les modèles morphologiques que nous propose l’énonciation dans notre corpus. Soit le tableau ci-dessous :

Citations

Références

Premier

Type de morphologie

Modèle morphologique 1 de la classe 1 ou MM1C1

Les griots préfacèrent la palabre, parlèrent de fraternité, d’humanisme, d’Allah, de la recherche serrée de tous les petits grains de la vérité et pour rassurer la population en chômage saisonnier craignant d’être frustrée d’un spectacle de qualité, les griots annoncèrent que le palabre serait long, deux ou trois nuits s’il le fallait, pour creuser et tirer la vérité pure et blanche comme une pépite d’or.

Ahmadou Kourouma, 1970, Les soleils des indépendances, Paris, Seuil, p. 139 ou LSI.

Modèle morphologique 2 de la classe 1 ou MM2C1

À sa mort, le guide Jean-Cœur-de-Père qui avait succédé au successeur du successeur du Guide Providentiel attendit le début de la putréfaction pour faire enterrer le corps de Layisho au cimetière des Maudits ainsi que le prévoyaient les textes. Le début de la putréfaction ne vint qu’un an et douze jours après la mort de Layisho.

Sony Labou Tansi, 1979, La vie et demie, Paris, Seuil, p. 81 ou LVED.

Deuxième type de morphologie

L’aïeul scrutait l’horizon et c’était en vérité Ombre qu’il cherchait. Elle n’était pas encore arrivée à son repas de noce. Il y avait longtemps qu’on l’attendait pourtant. La table dressée étalait une profusion de kaolin. C’était la table de paix où sont conviées les épousées. Elles seulement. Rèdiwa les interrogeait du regard : sereines, même dans l’attente, elles lui disaient qu’elles avaient accompli, elles surgies d’une crevasse qu’une montagne arbore quelque part, tel un saignement d’accouchée.

Laurent Owondo, 2016, Au bout du silence, Paris, EDICEF, p. 25 ou ABS.

En cessant de clarifier systématiquement les données ethnographiques insérées dans telles ou telles autres expressions du roman antérieur à leurs apparitions, les innovations morphologiques africaines ont introduit dans l’architecture schématique des récits des faits anthropologiques traités de deux points de vue distincts. D’un côté, celui des recours à la démesure ou au « fantastique » (LSI et LVED) et aux langue locales (LSI), positionnait les récits dans une logique d’appropriation subjective et personnelle des formes narratives imposées par le roman réaliste français. De l’autre côté, se trouve celui des stratégies énonciatives fondées sur la manipulation des données de l’expérience sensible. C’est dans ce format que se produisent les discours littéraires indiciels, voire autoréférentiels. Dans les deux cas, l’écriture romanesque est devenue assez représentative d’un reflux des expériences vers le langage.

Pour sûr, cette écriture a eu vocation à transformer les événements décrits en univers sensibles. Ou bien la véridiction, ou plutôt sa restructuration énonciative, ont nécessité une catégorisation exigeant des instances énonçantes un savoir-faire épistémique qui refaçonne les paramètres du contrat véridictoire. Dans ce cas, la véridiction a été refondue dans un schématisme discursif africanisant le français en fonction des potentialités morphologiques théoriquement infinies (cf. premier type de morphologie). Ou bien elle a été perçue comme un objet extralinguistique. Dans cet autre cas, la véridiction a conduit à une recatégorisation de la réalité référentielle par invention d’autres règles de combinaison (cf. deuxième type de morphologie).

Les différentes figures structurelles de l’énonciation littéraire de notre corpus permettent de classer les formes du discours que proposent La vie et demie, Les soleils des indépendances et Au bout du silence en deux types d’épistémologie véridictoire. La première étant concentrée sur la description des événements en fonction de théories vernaculaires du langage, la seconde s’en est tenue à définir les structures fondamentales du sens, notamment, leurs identités structurellement constituées, comme la véritable visée du discours.

4. La catégorisation littéraire et le sens dans ABS

Il faut ranger ABS, un roman réputé hermétique par ses lecteurs, dans la seconde classe morphologique. Soit la citation suivante qui ramène au-devant de la scène la forme de sa structure énonciative générale :

Que les mânes soient loués ! pensa à cet instant Rèdiwa, car du plus loin qu’il s’en souvenait, il en avait toujours été ainsi une montagne secrète se profile à l’horizon de qui peut la voir et enfonce profond ses racines dans la contrée qui lui sert de vallée. Quand les soupirs envahissent la saison, immanquablement, la montagne accouche d’une fille qu’elle pare d’ocre et de kaolin. Cette fille, née par la seule force des soupirs, est féconde ; d’une fécondité à rendre verdoyant le désert le plus aride. Son visage est empreint de gravité. C’est qu’elle a faim déjà et sait que seul le regard de l’amant peut la rassasier. (2016 : 25)

Pour en savoir sur son sens morphologique, il faudra d’abord situer le modèle d’énonciation à partir duquel reconnaître le plan de pertinence discursive par rapport auquel se positionne le roman. Le texte lui-même en donne les clefs. Les propositions « quand les soupirs envahissent la saison », « la montagne accouche d’une fille », « la force du soupir féconde » ou « le regard de l’amant peut la rassasier », montrent que la problématique de la catégorisation littéraire n’est pas de reproduire un référent, au sens où Barthes définit l’illusion référentielle. Par leurs caractères linguistiques insignifiants ou flottants, ces propositions montrent un second niveau de discursivisation dans lequel le discours détourne la signification usuelle des mots. Ce phénomène et la sémiosis qui le génère ont déjà été mis en évidence dans « “Football” ou la chanson de Mackjoss. Traduction et (in)stabilité structurelle du discours » (Madébé 2024).

« Que les mânes soient loués », « du plus loin qu’il s’en souvenait, il en avait toujours été ainsi » et « une montagne secrète… lui sert de vallée » : ces autres propositions révèlent la signature anthropologique du texte, et l’inscription mémorielle dans la sémiologie propre au langage. Rapportant le drame d’un village situé au pied d’une montagne, ABS est conçu à base d’épistémès affirmant une certaine conception de la vérité. Dans ce contexte, les mots que traduisent ces épistémès ne renvoient pas nécessairement à la réalité sociale, objet de la référentialisation. Au contraire, ils mettent en scène une mémoire anthropologique du sens. Dès lors, « mânes », « montagne », etc., engendrent une sémiosphère dans laquelle des êtres vaporeux naissent par « la seule force des soupirs ». Acter cette transformation de la langue par les forces qu’exerce sur elle la morphologie interne du sens qui la déforme, c’est précisément admettre le vieux Rèdiwa comme immanent à cette morphologie, dont l’expression : « que les mânes soient loués ! » devient le signe et une des unités de signifiance anthroposyntaxique.

Cet extrait de texte donne donc lieu à une sémantique profonde autonome du récit, mais observable comme une propriété intrinsèque à sa forme. Pour comprendre l’expression : « les soupirs qui envahissent la saison », il faut sortir de l’interculturalité/transculturalité (intersémioticité) que propose ce roman, puis la/les projeter dans un paradigme sémiotique que structure le discours lui-même, à l’échelle du texte. Dès l’incipit, le narrateur affirme : « un ciel inadéquat. Il ne correspond à rien, surtout pas à octobre » (p. 14). Dans ABS, le problème central est donc celui de la modélisation sémiotique du cryptage, de la dilatation de ce dernier par disséminations éparses des fragments de sens ou de signification à l’échelle narrative. Cette technique énonciative rend alors sa compréhension immédiate impossible. Tant et si bien qu’il faut recomposer la chaîne sémiologique du sens, de l’incipit à l’excipit, celui-ci étant instable en permanence. Cette pratique épistémique consiste, par exemple, à mettre la phrase : « les soupirs qui envahissent les saisons » en relation avec la première phrase de l’incipit. Ainsi commence-t-on à comprendre que le village au pied de la montagne et ses habitants connaissent leur première sécheresse, et que l’attente soudaine par Rèdiwa d’Ombre, « la fille accouchée des montagnes », est le signe manifeste qu’octobre, cessant d’être le premier mois pluvieux de la saison des pluies, menace de disparition la petite vallée et son mode de vie traditionnel.

Note de bas de page 6 :

En guise de rappel : i) la langue, ii) le sens éprouvé, iii) le sens éprouvé comme réalité sémiotique autonome, iv) l’énonciation comme traduction.

Cette interprétation n’est possible que parce qu’elle s’appuie sur les quatre paramètres précédemment énoncés6 d’une catégorisation littéraire devenue épistémique. En s’affrontant mutuellement, ces paramètres à partir desquels s’organisent le cryptage/chiffrement du texte déforment, d’une part, les règles de la communication fondées sur la transparence des énoncés, et d’autre part, la valeur du temps censé donner au récit un narratif programmatique. Or, dans ABS, celui-ci apparaît non conventionnel, c’est-à-dire : à la fois cyclique et intemporel. La stratégie narrative centrée sur la déformation constante des figures du roman réduit ce dernier à l’expression d’une pensée absente/cachée, celle-ci étant définitoirement substantielle. Considérons donc le schéma suivant commenté dans le prochain sous-point.

Schéma n° 2 : Formes du discours et contraintes modales des figures du sens

Schéma n° 2 : Formes du discours et contraintes modales des figures du sens

5. La morphologie littéraire et la crypte. Véridiction et chiffrement

Le schéma ci-dessus est conçu en tenant compte de deux catégories sémiotiques : d’une part, le carré sémiotique (Greimas), et d’autre part, le schéma tensif (Fontanille & Zilberberg) ici reproduit selon les quatre valences du sens (paramètres 1 à 4) à partir desquelles est pensée la catégorisation fictionnelle. Si celle-ci se réalise sur la base de l’orientation 1, les formes du discours acquièrent une structure stable et rigide informée par les normes linguistiques. Si elle adopte l’orientation 2, la catégorisation fait alors face à plusieurs contraintes, en général, celles définies par la contrariété, la contradiction, l’implication et la tensivité à partir desquelles la forme du discours s’autoengendre et finit par trouver un équilibre en fonction des forces impliquées dans les interactions entre formes immanentes/substantielles du sens et contraintes discursives.

Cette conception de la catégorisation implicite l’idée que le discours, supposément linguistique, subit des contraintes qui lui sont extérieures (paramètres 1 à 4). Par cette opération, ce dernier établit les modalités de sa propre singularité en devenant le sujet transcendantal du récit. Il connaît désormais des transformations schématiques significatives, desquelles dérive sa forme sémiotique finale. Dès lors, il se veut symétrique aux arrière-plans de pertinence du sens (les quatre paramètres) à partir desquels il transforme tout référent en figures sensibles morphologiquement complexes, en rapports tensifs directs avec la structure sémiotique stabilisée par la production du langage en son procès. Pour l’énonciateur, cette figure du langage devient une valeur importante en dehors de laquelle la catégorisation fictionnelle ne peut acquérir sa dimension épistémologique. Par la même occasion, elle établit l’épistémologie en fonction de laquelle le faire-apparaître-vrai paraît comme le phénomène sémiotique par excellence à travers lequel le sens, entendre la « vérité » substantielle au sensible, définit des modalités d’existence énonciative propres.

D’où surgit l’idée de crypte. En ce sens, la crypte renvoie à un souterrain du langage vers lequel tend vaille que vaille le discours pour appréhender le sens ou sa structure sensible, en fonction des résistances que lui oppose même l’existence sensible du sens. Poser la catégorisation littéraire comme une crypte devient ainsi une métaphore épistémique intéressante. Cela la fait correspondre à un arrière-plan d’immanence où, les référents devenus des réalités sémiotiques incarnées, affectent la production du langage narratif, en intension (ABS) ou en extension (LSI & LVED). La crypte renverrait alors à ce pouvoir injonctif qu’ont les organisations tensives de structurer la vérité du récit non plus en fonction du langage lui-même, mais des lieux d’où elles émergent rebelles aux langues conventionnelles. Ces lieux que tisse en même temps le sensible donne accès à la réalité par la texture de leurs signifiances schématiques. Or, l’existence même à titre hypothétique de ce phénomène rend manifeste l’idée d’une épistémologie narrative fondée sur des chiffrements ; chiffrements dont la théorisation n’en autorise le décryptage plausible qu’à travers des herméneutiques appropriées.

Note de bas de page 7 :

Dans les années 1990. L’émission s’appelait : « Au-delà du livre ».

Dans le cas d’ABS, nous savions de l’auteur lui-même7 que le roman était écrit pour dénoncer la gestion politique chaotique du Gabon sous la dictature du parti unique. En prenant du recul avec l’histoire via sa littérature, Owondo inviterait le lecteur à son tour à se réapproprier les formes innovantes de fictionnalisation, aux fins d’instaurer un autre rapport au sens et/ou au statut de la vérité narrative. De fil en aiguille, dans la sienne, « la vallée » au pied de « la montagne », « la vallée au gros galets », se transforme en « Petite Venise » et en « bord de mer ». Telle transhumance sémiotique du signe suppose une transformation structurelle de son référent. À tout le moins, elle source la dérivation sémiotique d’octobre, du langage et de leur statut véridictoire de départ.

Conclusion

Les romans qui ont servi de corpus à la présente réflexion, à cause des variations formelles de leurs structures énonciatives, ont offert un prétexte à l’étude de la véridiction ici envisagée du point de vue des instances de l’énonciation. À partir du moment où il sort du champ des usages normalisés par les conventions, le langage, surtout dans les arts expressifs comme la littérature ou la peinture, confronte la catégorisation du sens aux expériences qui le fondent et d’où celui-ci tire lui-même sa pertinence en tant que produit résultant des systèmes d’articulation.

Pour tenir compte de cette idée, il a paru important de distinguer les articulations linguistiques auxquelles se soumet le sujet parlant ou écrivant, des articulations sémiotiques qui conduisent ce dernier à maîtriser la structure complexe du sens dont il est une des composantes structurales essentielles. C’est le point de vue des neurosciences et de la neurobiologie qui a ainsi conduit à inverser la problématique de la catégorisation en littérature. Dès lors que cette dernière s’impose comme un objet virtuel fondé sur la potentialisation des formes que peut prendre la pensée, elle se montre d’emblée soumise aux passions, c’est-à-dire à la tensivité dont dépend la structure que va adopter le discours littéraire lui-même. Cette dialectique met en perspective non seulement la structure fondamentale du sens, entendue comme son niveau sémiotique le plus profond, mais aussi la forme potentiellement pertinente du langage qu’actualiserait la praxis énonciative, non plus en fonction des valeurs d’usage du langage, mais en fonction de ses visées sémiotiques propres ; lesquelles visées dépendraient davantage de la plasticité de la mémoire corporelle (au sens triple de Candau, de Damasio et de Bohler). Cette logique de désautonomisation structurale de la langue est de nature profondément sémiotique. Elle fonde l’hypothèse selon laquelle la catégorisation cesse d’être une activité de duplication des langues naturelles, et renforce le postulat saussurien de l’autonomie de la langue si et seulement si ladite langue intègre dans son architecture la part du sens qui lui échappe, mais qu’elle récupère à travers une dérivation sémiotique assumée de ses normes.

La catégorisation s’impose ainsi comme un discours épistémologisant, dont l’objectif est de mettre en place les mécanismes avec lesquels l’énonciation en acte transforme les valences tensives du sens qu’elle traduit en un (méta)langage propre, c’est-à-dire, en un langage fondant à ses yeux un contrat de véridiction qui dit différemment le monde naturel. En renonçant de cette façon à l’emprise des langues, la catégorisation littéraire établit, par cette épistémologie, les modalités véridictoires par lesquelles elle crée les conditions d’accès à la réalité cryptée par les formes qu’elle peut prendre, définissant par la même occasion des états d’être de sa propre morphologie sémiotique.