De l’Umwelt au récit. Une lecture biosémiotique des fictions et des attitudes face aux discours FromUmwelt to narrative. A biosemiotic reading of fictions and attitudes to discourse

Mattéo Raimbault

Université Paris Cité

https://doi.org/10.25965/as.8709

Cet article se propose de faire le lien entre l’Umwelt, le « monde » sensoriel propre du sujet, et ses jugements véridictoires et attitudes épistémiques. Il s’agit donc de décrire ce qui, dans un récit et son interprétation, garde les traces d’un conditionnement sensoriel ou perceptif. Nous nous proposons donc d’explorer les liens entre la différence de perception que deux sujets peuvent avoir et leur différence d’interprétation, ainsi que de développer cette idée avec des exemples concrets de ce conditionnement perceptif des récits et des jugements face au discours. Nous relevons qu’aussi bien du point de vue de la production des récits que de leurs interprétations, des traces de l’Umwelt se retrouvent nettement.

This paper aims to make the link between the Umwelt, the subject’s own sensory “world”, and his veridictory judgments and epistemic attitudes. It is therefore a question of describing what, in a narrative and its interpretation, retains the traces of sensory or perceptual conditioning. We thus propose to explore the links between the difference in perception that two subjects may have and their difference in interpretation, as well as to develop this idea with concrete examples of this perceptual conditioning of narratives and judgments in front of discourse. We note that both from the point of view of the production of the narratives and their interpretations, traces of the Umwelt are clearly found.

Index

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Mots-clés : croyance, fiction, imagination, perception, Umwelt

Keywords : Belief, Fiction, Imagination, Perception, Umwelt

Auteurs cités : Charles BAUDELAIRE, Anne BEYAERT-GESLIN, Jean-François BORDRON, Louis-Ferdinand CÉLINE, Jean-Claude COQUET, Nicolas COUÉGNAS, Umberto ECO, Tommy EDISON, Algirdas J. GREIMAS, Alphonse de LAMARTINE, Thomas NAGEL, Jacob von UEXKÜLL, Victor VASARELY

Plan
Texte intégral

Introduction

Du niveau du vécu subjectif et sensible du monde – l’Umwelt (Uexküll 1921) – à celui des rapports des individus et des sociétés humaines à la fictionnalité et à la vérité, il semble y avoir une distance rendant très indirects les liens de cause à effet. Nous allons pourtant tenter de mettre en lumière des éléments qui semblent profondément les relier. C’est à partir de la description et de l’analyse de ce facteur perceptif de conditionnement des discours que nous verrons en quoi il affecte l’imagination ainsi que les attitudes épistémiques (Greimas 1983) et les jugements véridictoires (Beyaert-Geslin 2006).

Il est à préciser que nous considérons que plus qu’un « monde-vécu », l’Umwelt d’un individu est son « monde vivable », dans le sens où l’Umwelt n’est pas l’environnement objectif du sujet, mais plutôt son rapport possible à l’environnement. Nous justifions cette prise de position par le fait que l’Umwelt d’un sujet n’est pas modifiable en profondeur par une simple altération objective de son environnement. Quant à la notion d’environnement, celle-ci porte sur les éléments objectivement présents autour du sujet, alors que l’Umwelt se focalise sur la relation au monde. Aussi, si l’on peut facilement modifier certains éléments du milieu extérieur, il est impossible pour un individu de s’émanciper des contraintes de sa subjectivité. On admettra néanmoins que, dans de rares cas, l’Umwelt est modifié (au moment du passage de l’enfance à l’âge adulte [Uexküll 1921 : 67] ou à la suite d’une lésion cérébrale par exemple) mais il apparaît assez clairement que c’est bien au niveau de la relation au monde que cela se passe et non à l’unique échelle des éléments de l’environnement objectif. Concernant le terme « fiction », nous le considérerons comme un terme général : il pourra caractériser tout discours non-véridique, quelle que soit l’intention (ou absence d’intention) de l’instance d’énonciation. À propos du concept d’attitude épistémique de Greimas (1983), nous l’emploierons pour décrire le rapport « méta-sémiotique » d’un individu ou d’une culture à la vérité ou à la fictionnalité de son propre discours (Greimas 1983 : 107). Pour ce qui est du jugement que porte le destinataire face à un énoncé précis concernant sa véracité, nous parlerons de jugement véridictoire (Beyaert-Geslin 2006). Enfin, concernant la perception, nous nous baserons sur la définition suivante : « Opération psychologique complexe par laquelle l’esprit, en organisant les données sensorielles, se forme une représentation des objets extérieurs et prend connaissance du réel » (CNTRL : 2012).

1. Sémiose perceptive, Umwelt et imagination

1.1. Le concept de sémiose perceptive (Eco 1999) comme point de départ

Nous devons admettre qu’il est délicat de faire une analyse recourant à la sensorialité à propos d’un type de discours aussi culturellement conditionné que la fiction. De même, il est difficile d’isoler le rôle de la sensorialité dans la réception des discours car cette dernière est principalement modelée par des acquis socioculturels. Néanmoins, la notion de sémiose perceptive proposée par Eco (1999 : 128) apparaît comme un outil théorique de départ approprié pour faire le lien entre perception et discours. On retrouve chez Eco l’idée que l’étape de la perception est déjà sémiotique et constitue une source de distinctions signifiantes du sujet face au monde. Son concept se trouve assez proche de la phénoménologie et de la pensée d’Uexküll. Eco définit la sémiose perceptive comme se réalisant

[…] non pas lorsque quelque chose tient lieu d’autre chose mais lorsqu’on parvient, à partir de quelque chose et grâce à un processus inférentiel, à prononcer un jugement perceptif sur ce quelque chose lui-même et non sur autre chose (Eco 1999 : 128).

1.2. Perception et intersubjectivité

Note de bas de page 1 :

L’idée que l’Umwelt influence les attitudes et les jugements épistémiques s’inscrit dans le prolongement de la phénoménologie de Merleau-Ponty, pour qui « tout le savoir s’installe dans les horizons ouverts par la perception » (Merleau-Ponty 1945 : 258).

Selon nous, le degré de différence entre les Umwelten des sujets de l’énonciation ferait varier les jugements épistémiques de l’énonciataire. L’Umwelt, configuration sensible de l’individu, pourrait en effet participer à conditionner l’étendue de ce qui apparaît vraisemblable au sujet, car ses capacités sensibles contribuent à établir ce qu’il est capable de considérer comme pouvant potentiellement exister ou existant actuellement dans le monde. Par la négative de ce raisonnement, il suit que la signification d’un discours qui s’éloignerait trop de l’Umwelt d’un sujet en position de destinataire pourrait apparaître à ce dernier comme erronément fictionnel ou au moins douteux (scepticisme). Pour la même raison, le propos d’un discours fictionnel pourrait à l’inverse être interprété comme erronément véridique (naïveté)1. Nous supposons également que des traces de l’Umwelt se retrouvent dans tout discours fictionnel. Nous considérons, comme Nęcka (2011), que la perception « influence tout acte de création parce que la façon dont on perçoit les choses détermine la façon dont on y pense » (Nęcka 2011 : 216).

2. Des éléments universels dans les récits provenant de l’Umwelt de l’espèce humaine

Avant de décrire plus concrètement ce qui, dans la différence entre Umwelten, a des conséquences sur les jugements véridictoires, il convient d’évoquer brièvement les invariants perceptifs de l’espèce humaine. Selon Greimas, les « signes naturels » sont liés à une relation qui « peut être considérée comme un invariant » et « possède des articulations différentes variables en fonction des communautés culturelles envisagées » (Greimas 1968 : 6). Un exemple de ces « relations invariantes » et de leurs conséquences est la limitation du champ visuel humain à environ 180 degrés horizontalement, qui pourrait conditionner la façon de décrire les lieux réels ou fictifs. Si l’espèce humaine était dotée d’un champ visuel à 360 degrés, comme d’autres mammifères, probablement sa façon d’imaginer et de décrire un paysage fictif serait davantage panoramique, avec des conséquences possibles sur toutes les façons de penser culturellement le rapport à l’espace. Cet exemple permet déjà de constater que le rapport sensoriel au monde pourrait plus subtilement conditionner un récit que ce que l’on peut imaginer au premier abord. Notons que l’aspect indirect du lien entre les niveaux sensoriel et discursif peut facilement donner l’impression que ce lien est négligeable, mais cet aspect ne fait que dissimuler ce lien, sans effacer son caractère fondamental. Le caractère indirect du lien entre le monde et le langage est décrit par Bordron : « […] nous n’avons affaire au niveau physique que par la médiation d’un niveau phénoménologique (ou système de l’apparaître). Le niveau phénoménologique reçoit à son tour des articulations que l’on peut dire proprement sémiotiques » (Bordron 1995 : 66). Selon nous, si le récit est influencé par la perception, il en garde des traces : même un récit fictionnel apporte donc des informations sensorielles sur la réalité perceptive de son énonciateur. Il va maintenant être question de décrire ce qui, dans la variation perceptive, produit de la variation discursive.

3. Du « monde propre » au "croire être vrai » : la relation perceptive au monde conditionne les croyances

Note de bas de page 2 :

Notons que la notion de « part commune d’Umwelt » se situe dans la continuité de la critique de Chamois (2016) faite au subjectivisme : « Que chaque monde soit relatif à une espèce ne signifie pas que celui-ci soit subjectif ». Elle se base sur son constat de l’existence de « traits communs » entre Umwelten (Chamois 2016).

Dans son article « Qu’est-ce que cela fait d’être une chauve-souris ? », Nagel affirme que « s’il y a de la vie consciente ailleurs dans l’univers, il est vraisemblable qu’une partie de celle-ci ne pourra être décrite dans les termes les plus généraux relatifs à notre expérience dont nous puissions disposer » (Nagel 1974 : 395). Aussi, selon lui, une différence graduelle d’expérience du monde entre deux êtres est liée à une difficulté graduelle de compréhension de leurs concepts respectifs (397). En sachant que même certaines différences culturelles entre humains sont à l’origine d’incompréhensions conceptuelles, il semble raisonnable de considérer que l’incompréhension sera encore plus grande entre membres d’espèces différentes. Si l’on s’accorde sur cette idée ainsi que sur celle selon laquelle les jugements véridictoires sont différents quand le rapport au monde l’est, on admet donc que le propos d’un énoncé pourrait se voir jugé comme véridique, douteux, fictionnel voire inintelligible en fonction du degré de différence de rapport sensoriel au monde qui sépare les sujets de l’énonciation. En effet, la difficulté de compréhension peut s’accompagner d’interprétations et de jugements véridictoires erronés. Il semble donc raisonnable de considérer que les jugements d’un sujet face à un discours peuvent aussi provenir du rapport sensoriel et perceptif au monde de ce sujet. Cette idée va dans le sens de la conception de Fontanille du corps comme étant « l’opérateur primordial de la sémiosis » (1998-2000 : 16). Cette primauté du corps semble donc aussi avoir une importance cruciale dans le rapport intersubjectif : l’Umwelt du destinataire peut jouer sur son jugement face au discours du destinateur, tandis que le discours du destinateur est lui aussi conditionné par son « monde propre ». On pourrait donc nommer « part commune d’Umwelt »2 l’ensemble des sensations et autres impressions perceptives traduisibles et correctement interprétables d’un sujet à un autre. Par opposition, au-delà d’une distance critique entre l’Umwelt de l’énonciateur et celui de l’énonciataire, ce dernier jugera le discours sur une manifestation sensorielle non comme une fiction, mais comme un discours incompréhensible. Delahaye (2019) se pose une question essentielle à ce sujet lorsqu’elle évoque la communication inter-espèces : « […] à quel point est-il possible de comprendre la sémiosis d’autrui, a fortiori quand cette espèce n’appartient pas à la même espèce que nous ? » (Delahaye 2019 : 166).

La sémiose sur une sémiose d’autrui présente, en effet, un grand risque de perte ou de déformation de l’information initiale. Le phénomène perceptif vécu par un premier sujet, déjà exposé à la déformation de sa propre sémiose interprétante (Couégnas 2004) lorsqu’il restitue sa perception dans son discours, est une nouvelle fois altéré lorsque son discours est interprété par un second sujet. Pour pallier ce problème, Moutat (2015) évoque la nécessité d’une « proximité » entre chaque étape de la communication. Selon elle, « une bonne communication sur les manifestations sensorielles doit faire en sorte que la mimésis issue de la sémiose interprétante se rapproche au maximum de la sémiose perceptive » (37). Selon nous, cette proximité entre sémiose perceptive et sémiose interprétante décrite entre l’énonciateur et lui-même est également importante au niveau intersubjectif : le discours de l’énonciateur sur sa perception doit faire le plus possible écho à l’expérience perceptive de l’énonciataire pour que l’interprétation du second soit assez fidèle à l’expérience du premier. Par exemple, si un sujet a des hallucinations et qu’il les reproduit dans un dessin, un observateur de ce dessin ne souffrant pas d’hallucinations et n’ayant aucune information contextuelle sur ce dessin en ferait probablement automatiquement l’interprétation qu’il est imaginé, fictionnel et non expérientiel, ne ne jugeant pas que l’œuvre puisse possiblement constituer un discours sur une perception. À contrario, un autre destinataire ayant déjà eu de telles hallucinations jugerait plus facilement que le dessinateur reproduit l’une de ses expériences hallucinatoires.

Note de bas de page 3 :

Une expérimentation pourrait montrer une augmentation progressive de la densité de probabilité d’erreurs dans le jugement véridictoire à mesure que la différence de perceptions qui sépare le destinataire et le destinateur est plus importante.

Note de bas de page 4 :

Ceci aura son importance dans notre tentative d’explication du fonctionnement du discours sur les « visions mystiques ».

Nagel prend, pour sa part, un exemple plus radical : celui du non-voyant de naissance, incapable de se représenter une couleur (1974 : 404). Au niveau du jugement véridictoire, une personne aveugle de naissance à qui, qui plus est, on aurait caché l’existence du monde visuel, pourrait interpréter toute description de couleur comme un récit fictionnel et poétique, et considérer son propre discours sur l’inexistence des couleurs comme véridique. Ceci étant dit, un non-voyant possède tout de même une large part commune d’Umwelt3 avec les membres voyants de l’espèce humaine : en termes de vérité ou fictionnalité, il peut juger très correctement la description d’un son, d’une odeur, d’une sensation tactile et bien d’autres expériences sensorielles, car celles-ci sont correctement traduisibles dans ses propres représentations. Notons que l’on peut toutefois verbalement décrire au non-voyant des informations sur le monde provenant d’une sensation qu’il ne possède pas, comme lui indiquer la présence d’un obstacle. Le discours linguistique peut donc jouer le rôle d’un ersatz de la sensation manquante4.

4. Argument en faveur de la possibilité de décrire les phénomènes subjectifs par leurs manifestations extérieures

Note de bas de page 5 :

Piché résume ainsi une idée kantienne dont notre argument se rapproche : « L’unité de la subjectivité, par-delà ses manifestations hétérogènes, est absolument inconnaissable » (Piché 1986 : 2).

Note de bas de page 6 :

Pour être décrit, même un phénomène subjectif doit être un objet de description.

Note de bas de page 7 :

Un énoncé qui nous apprend quelque chose sur la subjectivité d’autrui peut aussi bien être un discours verbal sur une perception que les résultats d’une IRM.

Nagel affirme que la réduction de la description du monde à des faits physiques se heurte à l’impossibilité de décrire les « traits phénoménologiques de l’expérience » (Nagel 1974 : 393). Selon lui, il semble y avoir un choix à faire entre décrire le monde d’une façon qui soit réductible à des manifestations physiques et décrire le vécu phénoménologique. Le problème de son argumentation semble être que le phénomène vécu par autrui ne peut être lui-même décrit qu’à partir de sa manifestation physique dans le monde. Le seul trait purement phénoménologique et subjectif – le seul qui ne peut pas être décrit par sa manifestation physique dans le monde – est la conscience. Or, cette dernière se vit, mais ne peut de toute façon se décrire. La conscience est ce qui permet de faire l’expérience d’un phénomène, mais la conscience du phénomène ne fait pas partie du phénomène en lui-même5, de même que le film qui défile devant les yeux du spectateur n’est pas le spectateur. La description d’une expérience subjective d’autrui est toujours réalisée sur la base d’informations qui se sont rendues extérieures à lui6 par une manifestation physique. Il n’y a donc aucune description d’un phénomène vécu par autrui qui ne soit pas celle d’une « manifestation physique », comme Nagel (2015) finit par le concéder. On substitue simplement une description physique à une autre lorsque l’on décrit des phénomènes subjectifs. Cette impossibilité d’une description de la conscience prise seule semble amener à considérer (au moins dans la pratique) le monde comme différent du vécu du monde, et la conscience pure comme n’étant pas une information sur le monde, mais le réceptacle de toute information. On peut ajouter que Culioli (2005) – dont le propos est rapporté par Coquet (2022) – émet l’idée que l’énoncé est une « matérialisation » de l’activité de l’esprit. C’est justement cette matérialisation dans l’énoncé7 qui rend les phénomènes vécus par un sujet partageables à un autre.

Abordant une thématique très proche, Chatenet et Di Caterino (2024) répondent en partie au problème du caractère prétendument inconnaissable de la façon dont autrui perçoit le monde. En évoquant la difficulté à connaître la façon dont un non-humain peut ressentir le monde, ils trouvent une solution structurale au problème : « […] il importe peu que les jaguars perçoivent le sang comme de la bière. […] L’équivocité sang | bière peut être débrouillée d’un point de vue structural (linguistique et sémantique) au niveau de leurs sèmes constitutifs » (Chatenet & Di Caterino 2024 : 81). Nous proposons une lecture pragmatique de leur solution, en suivant leur idée que l’important est la structuration des perceptions et non l’effet que chacune produit sur chaque sujet. Selon nous, l’important est qu’autrui exprime sa perception par un même signe que soi exclusivement dans les mêmes situations (ou conditions extérieures) que soi. Lorsque deux sujets partagent les mêmes conditions d’usage du signe, c’est que d’une façon ou d’une autre, ils possèdent probablement quelque chose en commun au niveau perceptif. Un discours sur une manifestation sensorielle permet donc d’avoir accès à l’expérience subjective d’autrui, même si, comme tout le reste du monde, elle parvient à soi indirectement et peut être la cible d’une attitude sceptique.

5. Interactions entre perception et jugement fictionnel

5.1. Des fictions perceptives

Note de bas de page 8 :

https://www.graffeur-paris.com/artistes/vasarely-maitre-de-lillusion/

On trouve un exemple de conditionnement perceptif d’un jugement véridictoire dans des illusions d’optique, dont certaines peuvent être décrites comme des discours fictionnels d’un genre particulier. L’œuvre de Vasarely Rotsnake II (1955)8 donne à la plupart des observateurs une impression factice de mouvement. Nous allons tenter de justifier la qualification de « fiction » pour cette image et décrire la spécificité du type particulier de discours fictionnel auquel elle appartient. 

Note de bas de page 9 :

La définition classique du signifié comme « image mentale » correspond bien à cet exemple.

Devant cette œuvre, une personne naïve non initiée aux illusions d’optique, telle qu’un enfant, pourrait juger que le mouvement des formes dans l’image n’est pas fictif et que cette image présente donc réellement un mouvement, alors que celui-ci est en réalité uniquement à l’intérieur de la subjectivité du destinataire. On a ici un effet perceptif qui ne correspond pas à une réalité dans le monde : le référent (externe) du signifié /mouvement/ est inexistant9. Cet effet de sens est en réalité encodé dans l’image, laquelle est configurée pour exploiter les failles perceptives humaines. Il est donc bien question d’une fiction, car le discours renvoie en lui-même (et qui plus est intentionnellement) à un élément qui n’existe pas réellement – le mouvement dans l’image – tout en lui donnant facticement corps par la configuration interne à l’image. Le mouvement, entité concrète habituellement interprétée comme telle à partir de sa relation à un référent (externe), est dans l’illusion de Vasarely un signifié « orphelin ».

Note de bas de page 10 :

À l’inverse de l’image de Vasarely, c’est parfois l’absence de mouvement qui est une illusion : dans une étude, Manassi et Whitney (2023) ont démontré qu’un objet en constante évolution physique peut être « perçu à tort comme immobile en raison d’une attirance de la perception pour l’expérience visuelle passée » (Manassi et Whitney 2023 : 5).

Du point de vue narratif, les illusions d’optique pourraient donc être définies comme des fictions perceptives. Ces fictions ne sont pas simplement des illusions de vérité, mais principalement des illusions de réalité : c’est ce qui différencie la fiction « classique » de cette « fiction-illusion ». L’effet de sens perceptif y produit un effet de sens plus purement interprétatif que constitue le jugement véridictoire : on retrouve au sein même de l’image l’articulation entre sémiose perceptive et sémiose interprétante proposée par Couégnas (2004) et rapportée par Moutat (2015 : 32). Par opposition à ce type de fiction particulier, on pourrait définir le discours fictionnel « classique » comme une fiction interprétante. Enfin, ajoutons qu’un tel type de discours est éminemment performatif et coercitif : le propos fictionnel de l’illusion d’optique ne se lie pas volontairement, mais au contraire, l’image permet que l’élément fictionnel soit généré par le destinataire lui-même de façon involontaire et incontrôlable10.

5.2. Différentes naïvetés interprétatives

Note de bas de page 11 :

La naïveté interprétative notionnelle pourrait être réservée aux animaux éloignés de l’homme, celle catégorielle se retrouverait davantage chez les jeunes enfants, tandis que l’occurentielle se retrouverait chez tout sujet.

Certains destinataires pourraient présenter des degrés différents de naïveté face à ces fictions perceptives ou même devant toute fiction. Quelques remarques s’imposent à ce sujet même si elles ne touchent pas exclusivement à la question de la perception. Pour qu’un destinataire puisse prêter au mouvement factice dans l’image un caractère erronément réel, il faut qu’il soit, ou bien incapable de reconnaître les signes de la fictionnalité au sein de l’image en question, ou bien qu’il ne connaisse pas l’existence même du type de discours fictionnel qu’est l’illusion d’optique. Il suit que l’on peut alors parler d’une part de naïveté de reconnaissance de la fictionnalité, superficielle, et d’autre part de naïveté de la connaissance d’un certain type de fiction, plus profonde. Bien entendu, l’existence de la seconde implique celle de la première. On peut imaginer l’existence d’une forme encore plus fondamentale de « naïveté interprétative », qui est celle consistant en la méconnaissance de la notion même de fiction, et qui implique les deux autres types de naïveté. Ces trois catégories de naïveté11 potentielle face à une fiction peuvent se présenter comme suit :

Type de compétence absente

Type de naïveté face à la fiction

Définition

Connaissance

Notionnelle

Le destinataire ne connaît pas la notion même de fiction

Catégorielle

Le destinataire ne connaît pas un certain type de fiction

Reconnaissance

Occurentielle

Le destinataire ne reconnaît pas le caractère fictionnel d’un énoncé en particulier

Figure 2. Les trois types de « naïveté interprétative »

6. Le discours des « visions mystiques » : un simulacre de supériorité perceptive ?

6.1. Le discours religieux comme récit d’une réalité imperceptible

Note de bas de page 12 :

Elle s’incarne comme une « voix seconde » selon Greimas (1983).

Note de bas de page 13 :

C’est précisément cette médiation qui semble avoir été remise en cause par la réforme protestante, laquelle a tenté d’encourager un rapport plus « direct » des croyants avec Dieu, comme le rapporte Baubérot (2023).

Toutefois, certains discours empêchent un destinataire non naïf de trancher : il est parfois impossible de savoir si un récit est réellement un discours sur une manifestation sensorielle ou bien un acte d’imagination qui se fait passer pour tel. Nous émettons l’hypothèse que certains récits « mystiques », racontant des visions ou des révélations que l’énonciateur aurait eu, présentent une stratégie énonciative basée sur le simulacre d’une différence de perception entre énonciateur et énonciataire. Ce dernier se laisse parfois progressivement persuader par ce qu’il pense être une porte d’entrée vers des perceptions « supérieures » aux siennes. N’étant pas capable de percevoir de tels phénomènes, il est invité à se fier à la médiation12 du discours du destinateur pour tenter d’y accéder13. Du côté de l’énonciateur, le statut perceptif supérieur auquel prétend le prophète ou le « gourou » lui confère un statut social supérieur dont la réalité est pour sa part réellement vérifiable. Aussi, selon Juste (2020), une réelle humilité épistémique doit s’accompagner de la conscience que son savoir est toujours « révisable ». À ce propos, l’énonciateur religieux présente une étrange contradiction : il affiche son humilité face à l’univers, tout en prêchant avec certitude en connaître le passé, l’avenir et le but. Selon nous, la crédibilité de cette « humilité » repose sur la voix seconde décrite par Greimas (1983). En effet, en prétendant ne faire que « relayer » le récit d’un monde humainement inconnaissable et imperceptible, l’énonciateur-médiateur peut convaincre de son humilité, tout en affichant, dans le même temps, une certitude absolue quant à la véracité du discours qu’il tient.

6.2. Articulation entre discours religieux et discours politiques

Ajoutons que certains discours religieux sur l’au-delà possèdent des points communs avec les discours purement politiques, ces derniers pouvant, selon Alonso Aldama, agir sur « le sujet, l’espace et le temps » (2023 : 20). Dans certains discours religieux, c’est l’idée d’accès qui transparaît dans ces trois catégories et change le rapport du sujet à lui-même et au monde. Tout d’abord, la catégorie de l’accès transparaît dans l’esprit du croyant lui-même, par son accès à un sentiment nouveau (la foi). L’idée d’accès est aussi présente dans son vécu de l’espace à travers sa croyance en l’accès à la connaissance d’un autre monde (l’au-delà). Enfin, elle est présente dans son vécu du temps par sa croyance en l’accès à la connaissance de son avenir après la mort (la vie éternelle). Cependant, un seul de ces trois accès peut être objectivement vérifié : celui qui concerne sa foi, laquelle repose sur la croyance aux deux autres accès. C’est parce qu’un tel récit fait la promesse d’apprendre à ses destinataires qu’il existe un monde qu’ils ne peuvent pas percevoir qu’il fait la différence avec un récit classique de propagande politique. En effet, ce dernier joue seulement sur ce qui est inconnu dans le monde, mais pas sur l’inconnaissabilité de l’existence ou inexistence d’un autre monde. De ce point de vue, il ressort que jouer sur ce qui est inconnu est une stratégie énonciative qui touche l’auditoire de façon bien plus superficielle que de jouer sur ce qui est inconnaissable.

Note de bas de page 14 :

En d’autres termes, des limites de leurs « mondes-propres ».

À partir de ces propos, il est possible de définir les discours religieux comme des sources de fictions jouant sur les limites de la sensibilité des énonciataires. Par opposition, les discours purement politiques peuvent, pour leur part, être décrits comme des sources de fictions jouant sur les limites de ce qui leur apparaît intelligible. En effet, si le leader d’un groupe religieux ou sectaire se servira parfois aussi des limites perceptives14 des énonciataires de son discours, un politique populiste, pour sa part, utilisera les limites des connaissances factuelles des destinataires pour créer un récit partiellement fictionnel. Dans les deux cas, il y a un jeu sur les « limites » de l’énonciataire, mais un certain nombre de récits religieux semblent jouer sur des limitations intervenant à un stade extrêmement précoce de la génération du sens, que sont les limites du rapport sensible au monde de tout énonciataire humain.

6.3. Le récit religieux comme discours substitutif

Le sentiment de foi peut être décrit comme un substitut à la perception réelle d’une entité divine. Comme dans la réception d’un récit fictionnel, c’est une interprétation du texte qui mène à un sentiment. De plus, ce qui est perçu dans le monde n’a pas besoin de la médiation d’un texte linguistique ou iconique : le texte religieux peut donc être décrit comme une sorte de discours substitutif. Un tel acte discursif semble donc être régi par un « faire sans ». En plus de la puissance narrative interne au discours religieux, l’autorité religieuse – instance d’énonciation se déclarant aussi instance de médiation – émet, dans certains cas, un métadiscours sur les textes religieux, en imposant aux énonciataires la façon dont le texte sacré doit être factuellement mais aussi émotionnellement interprété. Elle incite donc à l’harmonisation de la réception des discours qu’elle produit. Le discours religieux s’impose ainsi comme une instance de médiation entre l’énonciataire et son rapport sensible au monde. Enfin, au niveau véridictoire, on remarque qu’à l’inverse de la preuve scientifique qui se base sur la vérité communément trouvée par une communauté d’énonciateurs à travers différents discours, la foi religieuse se fonde davantage sur le sentiment du vrai communément ressenti par une communauté d’énonciataires d’un même discours.

6.4. L’attitude épistémique du prédicateur : le récit religieux jugé comme « preuve de sa propre véracité »

Dans le christianisme ou l’islam, le livre sacré est parfois jugé par le prédicateur comme un récit qui constitue la propre preuve de sa véracité : il y a cette idée que le récit religieux dit une vérité si profonde que sa simple réception suffit à convaincre son destinataire. Pour les croyants, le récit religieux présente ce que l’on pourrait nommer une autosuffisance véridictoire. Or, habituellement, seul l’objet lui-même – et non le discours sur l’objet – est « censé » pouvoir se contenter de lui-même pour convaincre un sujet : par exemple, une table engendre la conviction de sa propre existence par le fait qu’elle se présente aux sens des sujets devant elle. Le prédicateur agit comme si le récit religieux provoquait la perception de ce qu’il rapporte dans le discours. On a donc d’un côté un prédicateur qui « s’oublie » pour devenir une instance de médiation du récit, et un récit religieux, qui, au contraire, permettrait un accès expérientiel – et donc direct dans le sens de « non rapporté » – à une réalité inconnue.

7. Un exemple de conditionnement des récits par l’Umwelt

Afin de montrer concrètement comment la différence entre Umwelten peut affecter un discours aussi bien fictionnel que véridictionnel, nous allons proposer trois extraits d’émetteurs différents, desquels nous relèverons des prédicats somatiques et des prédicats cognitifs (Coquet 2011) notables, et dont nous analyserons le discours sur un vécu perceptif qu’ils constituent. Nous avons choisi les trois textes suivants pour la raison qu’ils témoignent des rapports très différents qu’entretiennent leurs émetteurs avec une perception qu’ils tentent de décrire. Ces textes seront utilisés comme les témoins et les illustrations d’un phénomène dont nous argumenterons en faveur de l’existence : les extraits choisis n’ont pas vocation à démontrer d’eux-mêmes l’existence de ce phénomène.

Texte 1 : extrait du roman Voyage au bout de la nuit de Céline (1918)

[…] À présent que le médecin lui en avait parlé de sa pression artérielle, il l’écoutait sa tension battre contre son oreiller, dans le fond de son oreille. Il se relevait même pour se tâter le pouls et il restait après là, bien immobile, près de son lit, dans la nuit, longtemps, pour sentir son corps s’ébranler à petits coups mous, chaque fois que son cœur battait. C’était sa mort, qu’il se disait, tout ça, il avait toujours eu peur de la vie, à présent il rattachait sa peur à quelque chose, à la mort, à sa tension, comme il l’avait rattachée pendant quarante ans au risque de ne pas pouvoir finir de payer la maison. (Céline 1918 : 170)

Texte 2 : extrait d’un témoignage de Tommy Edison (2012)

Ce deuxième texte provient du témoignage d’un aveugle de naissance connu pour le partage de son expérience du monde sur Internet, Tommy Edison (2012). Dans cet extrait, il annonce qu’il va tenter de décrire ce qu’il comprend de la notion de transparence, difficilement imaginable pour les non-voyants de naissance.

[…] I’m gonna tell you what I know about each one of these things, and what might have those properties, and then Ben is gonna name off a bunch of things as well. And we’ll see what I know about the things that he names and maybe I’ll learn something too! So what I know about transparency is that light can pass through it, you can see through it. People talk about, you know, my presidency is gonna be very transparent. That means you’ll be able to see right through it and know exactly what’s going on. I really don’t know what it means to be able to see right through something. (Edison 2012 : 0 : 17).

Texte 3 : extrait du poème Les Aveugles de Baudelaire (1857)

[…] Leurs yeux, d’où la divine étincelle est partie,
Comme s’ils regardaient au loin, restent levés
Au ciel ; on ne les voit jamais vers les pavés
Pencher rêveusement leur tête appesantie.
 
Ils traversent ainsi le noir illimité,
Ce frère du silence éternel. Ô cité !
 
(Baudelaire 1857 : 73)

Dans le premier texte, on trouve les prédicats somatiques /écouter/, /battre/ (deux fois), /tâter/, /(s’)ébranler/ et /avoir peur/. On trouve également les prédicats cognitifs /parler/, /(se) dire/ et /rattacher/.

Dans le deuxième texte, on relève quatre occurrences du prédicat somatique /to see/. On y trouve davantage de prédicats cognitifs, à savoir /to tell/, /to know/ (six fois), /to name/, /to see/ dans le sens de « savoir », /to learn/, /to talk/ et /to mean/ (deux fois).

Enfin, dans le troisième texte, on note la présence des prédicats somatiques /regarder/, /voir/ ainsi que /traverser/, dont le caractère somatique est actualisé par « le noir ».

Il ressort de ces extraits que dans les discours de description d’une perception que l’énonciateur ne possède pas, l’absence de vécu de la perception semble compensée par une prédominance de l’usage de prédicats cognitifs comme /to know/ (texte 2) et/ou par l’usage d’énoncés somatiques empreints de fictionnalité, comme /traverser (le noir)/ (texte 3).

Nous pensons que ce phénomène de compensation est assez commun. En effet, éprouver une perception produit nécessairement dans le discours des marques de l’expérience de cette perception : dans son discours, l’énonciateur qui a éprouvé l’état perceptif qu’il énonce se trouve plus proche de la réalité sensible du vécu de cette perception, et cela se traduit par l’usage de prédicats somatiques cohérents et qui correspondent à ceux que d’autres sujets qui éprouvent cette perception emploient. Dans ce cas, feindre n’est pas nécessaire. Par exemple, lorsque Céline (texte 1) écrit « […] pour sentir son corps s’ébranler à petits coups mous, chaque fois que son cœur battait » (1932 : 170), il évoque des sensations qu’il peut lui-même éprouver. A contrario, l’énonciateur qui n’a jamais éprouvé une perception qu’il décrit aura tendance à produire sa description de façon indirecte, soit en mobilisant des prédicats somatiques fictionnels (volontairement dans le cas de la métaphore ou involontairement dans certains cas de projections de son vécu sur celui d’autrui), soit en adoptant une approche intellectualisée de la description de cette perception, notamment en usant de prédicats cognitifs pour remplacer les marques de vécu perceptif et compenser l’absence de ce vécu. Ce « détour par le cognitif » est par exemple relevable lorsque Tommy Edison dit « […] So what I know about transparency is that light can pass through it. » (2012) : ici, l’approche purement factuelle et notionnelle de la connaissance vient compenser l’absence de perception visuelle de l’énonciateur.

Note de bas de page 15 :

Notons que /voir/ semble généralement impliquer un quasi-objet (Coquet 2011 : 103) plus loin d’être un objet bien défini que celui du /regarder/, rapport que ce dernier semble entretenir lui-même avec /observer/.

Note de bas de page 16 :

Pourtant, entre éprouver faiblement une perception et ne pas pouvoir l’éprouver du tout, il y a une distance bien plus grande qu’entre une perception faible et intense : une différence non uniquement quantitative, mais qualitative. « Tout un monde » les sépare.

Ne pas pouvoir éprouver (ou ne jamais avoir éprouvé) une perception que l’on tente tout de même de décrire se remarquerait donc soit par une présence moindre de prédicats somatiques (texte 2), soit par l’usage de prédicats cognitifs venant compenser l’absence du vécu perceptif en question (texte 2), soit par la présence de prédicats somatiques qui ne correspondent pas au vécu de la perception décrite, et qui sont donc fictionnels (texte 3). Concernant ces prédicats somatiques fictionnels ou « inadéquats », on peut en relever un exemple intéressant dans le poème de Baudelaire (texte 3), qui, quand il écrit « traverser le noir », projette sur l’aveugle des perceptions que ce dernier ne possède pas, dans le sens où « traverser le noir » est métaphoriquement reliable au prédicat somatique /voir/15. En effet, l’auteur y évoque l’absence de perception visuelle du non-voyant par ce qui est le moins intense en luminosité dans le « monde » visuel d’un sujet voyant, à savoir le noir. On retrouve un procédé similaire lorsque la mort est métaphoriquement comparée au sommeil16 – état le moins intense de lucidité –, comme chez Lamartine (1820 : 200) :

[…] Maintenant dans l’oubli je dormirais encore,
Et j’achèverais mon sommeil
Dans cette longue nuit qui n’aura point d’aurore,
Avec ces conquérants que la terre dévore,
Avec le fruit conçu qui meurt avant d’éclore,
Et qui n’a pas vu le soleil.

Certains prédicats somatiques inadéquats sont la réalisation d’un acte de projection : typiquement, Baudelaire – énonciateur voyant – projette son vécu visuel du monde sur l’aveugle fictif dont il décrit l’expérience. Ce type de projection pourrait se trouver dans un grand nombre de récits : pour décrire les actions d’un sujet fictif de sa création en focalisation subjective, un émetteur tel qu’un auteur se servira forcément (dans une mesure variable) de sa propre imagination nourrie par son propre paramétrage perceptif, même si le sujet fictif créé est censé être très différent de son créateur en termes d’Umwelt. Un exemple typique de ce phénomène est l’anthropomorphisme présent dans certains récits décrivant les faits et gestes de sujet fictifs animaux (non-humains). Ce phénomène de projection peut avoir des conséquences sur le déroulement même des évènements fictifs. Un récit peut en effet être altéré par une perception ou son absence chez son auteur : par exemple, un sujet fictif sera amené à agir autrement en conséquence du rapport perceptif au monde que son créateur lui attribue par projection. Ajoutons qu’niveau actantiel (Greimas), l’absence d’un vécu perceptif peut jouer dans un récit le rôle d’un opposant (Greimas 1966) a priori, et une perception possible celle d’un adjuvant (Greimas 1966) a priori pour un sujet fictif donné, qui se manifestent dans le récit de façon implicite mais permanente.

En conclusion de cet exemple, premièrement, la dominance des prédicats cognitifs se rapportant à la connaissance théorique ou des prédicats somatiques inadéquats simulant l’expérience sensible, peut constituer une marque formelle des discours substitutifs. Ensuite, il apparaît qu’un récit fictif exprime toujours des Umwelten fictifs sous-jacents – au moins celui du narrateur –, souvent inspirés par l’Umwelt réel de l’auteur.

8. L’acte d’imagination comme « perception fictive »

Note de bas de page 17 :

Cette façon de concevoir l’Umwelt s’oppose au subjectivisme : si le sujet est une partie du monde, son expérience phénoménologique est un fait descriptible comme un autre, bien que deux fois indirecte. Aussi, selon cette position théorique, l’Innerwelt (Uexküll 1912) est simplement un synonyme de « corps » ou de « siège sensoriel », puisque tout ce qui concerne la relation au monde est déjà pris en charge par le concept d’Umwelt.

Dans une étude réalisée par Fleming et Dijkstra (2023), on apprend que la différence entre perception du monde extérieur et imagination est discriminée par le sujet selon une différence de « puissance » du signal subjectif, et non comme deux phénomènes totalement distincts à l’origine. Les actes d’imagination pourraient alors être décrits comme des perceptions de faible intensité, bien qu’ils ne correspondent pas à des sensations précises du monde extérieur et soient donc fictifs. Du point de vue sémio-phénoménologique, on pourrait alors décrire l’acte d’imagination comme une perception fictive. Si ces résultats étaient confirmés par d’autres études, cela pourrait avoir des répercussions en sémiotique de l’expérience (Finol 2018). Par exemple, ils pourraient expliquer le fait que certaines cultures fassent une séparation moins nette que d’autres entre les catégories /monde extérieur/ et /monde intérieur/, et décrivent davantage la subjectivité comme faisant partie intégrante du monde extérieur, en l’interprétant non comme un « autre monde » (intériorité ou « monde intérieur »), mais comme un point de réception du monde « extérieur » en faisant lui-même partie. On retrouve ici quelque peu la notion d’Umwelt, avec l’idée qu’il n’y a pas de barrière totalement hermétique entre le sujet et son environnement17.

Conclusion

Note de bas de page 18 :

Concept de la philosophie allemande souvent traduit par « esprit d’une époque », ou encore « sensibilité ou ambiance intellectuelle d’une époque ».

Que des traces de la façon dont le monde est sensoriellement vécu se retrouvent dans des phénomènes aussi empreints de culture que l’imagination ou les jugements des discours en termes de véracité, invite à envisager l’idée que tout discours puisse contenir un grand nombre de conditionnements engendrés par l’Umwelt. D’autres travaux allant dans ce sens pourraient décrire plus exhaustivement ces conditionnements sensoriels et perceptifs des récits, des jugements véridictoires et des attitudes épistémiques. Pour notre part, nous avons montré que les modulations du « croire » ne sont pas uniquement socialement construites et variables, mais aussi perceptivement construites et donc plus stables dans le temps et l’espace que l’on pourrait s’y attendre. Les jugements des discours et l’imagination ne sont donc pas entièrement soumis au Zeitgeist18 ou à la culture : on retrouve, dans le récit et son interprétation un certain nombre de conditionnements naturels dissimulés parmi une immensité de conditionnements culturels. À l’échelle de l’espèce, si la perception conditionne les croyances et qu’il y a des invariants perceptifs, alors il y a des invariants dans les croyances. Toutefois, nous avons pu constater que, loin d’être les mêmes pour tous, les conditionnements naturels peuvent grandement varier en fonction de l’Umwelt du sujet. Ainsi, le simple jugement véridictoire d’un sujet sur un discours, aussi bien qu’une fiction issue de son imagination, peuvent renseigner sur sa façon d’habiter sensoriellement le monde.

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