Transfert d’objets discursifs et transport émotionnel
Pour une approche sémiotico-discursive de la tensivité et du malentendu Transfer of discursive objects and emotional transport
For a semiotic-discursive approach to tensivity and misunderstanding

Pascale Delormas

Sorbonne Université

https://doi.org/10.25965/as.8750

Dans cette analyse on croisera questions de généricité et d’énonciation telles que les appréhende l’analyse du discours et notions issues de la sémiotique des passions (Fontanille & Greimas 1991) et de la sémiotique tensive (Fontanille & Zilberberg 1998). On tentera de réfléchir aux différentes modalités de tensivité et aux variations que l’on peut déceler lorsque l’on fait passer un énoncé d’un support à un autre – et de ce fait d’un genre à un autre, d’une scène englobante à une autre. Il s’agira d’examiner des exemples puisés dans la philosophie, la littérature et la peinture à travers les schémas de la décadence, de l’ascendance, de l’amplification et de l’atténuation.

In this analysis I will explore questions of genericity and enunciation as understood by discourse analysis and notions from the semiotics of passions (Fontanille & Greimas 1991) and tensive semiotics (Fontanille & Zilberberg 1998). I will try to think about the different modalities of tensivity and the variations that can be detected when a statement from one medium to another occurs – and therefore from one genre to another, from one scene to another. I will examine examples drawn from philosophy, literature and painting through the modalities of decadence, ascendance, amplification and attenuation.

Index

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Mots-clés : citation, passion, support, tensivité, transport

Keywords : Passion, Quote, Support, Tensivity, Transport

Auteurs cités : Françoise DASTUR, Gilles DELEUZE, Jacques DERRIDA, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Claude ZILBERBERG

Plan
Texte intégral

On voudra bien admettre en préambule que le discours rapporté puisse être envisagé comme le résultat de l’opération de transfert d’une configuration plurisémiotique. Cela suppose de s’intéresser aux circonstances du déplacement de l’énoncé (de l’extraction à l’insertion), à la stratégie citationnelle et au mode de prise en charge par l’énonciateur. Outre la dimension énonciative caractéristique de la discursivité des énoncés iconotextuels convoqués dans cette analyse, la question de la matérialité de la citation participant du sens qui leur est affecté, elle en constitue le fil rouge.

Mon propos s’attache à réfléchir à ce qu’il advient potentiellement des émotions de l’individu lorsque, confronté à un objet déplacé, verbal et/ou iconique, il est amené, du fait de la nouvelle situation, à l’interpréter à nouveaux frais. La mise en œuvre de notions propres à l’approche discursive et à la sémiotique des passions nous a semblé pouvoir décrire l’expérience du processus de sémiose dans l’hypothèse d’une situation de crise.

La polysémie du terme « transport » se prête à une glose introductive qui met en rapport les deux acceptions de ce lexème. Ainsi l’anthropologue Nahoum-Grappe (1994 : 9) écrit-elle dans son article « Le transport : une émotion surannée » que

[l]a notion de transport suppose […] en un premier temps le recours à une image du soulèvement d’un poids dont la clef semble relever de la mécanique physique, discipline réinterrogée au XVIIe siècle avec passion ; mais lorsque ce soulèvement concerne l’espace intime de l’homme, les lois de la physique n’interviennent plus, et l’autonomie du mouvement interne semble vertigineuse et irréductible. La courbe de l’envol devient plus ample, plus puissante lorsque l’envol est intérieur. La courbe de la retombée ou le suspens asymptotique dans l’ailleurs proposent comme un style d’action, une manière d’être : le saut parti de très haut qui s’arrondit doucement pendant la chute immense, la roue imaginaire d’un mouvement de balançoire, toutes ces séquences courtes dénuées de toute signification organisée en parole […] ont à voir avec la force de l’idée de transport, ce qu’elle entraine : l’exaltation sans contenu obligé, comme lorsque le vent se lève sur un champ de blés, l’investissement tragique et vibrant d’une forme […].

Les expériences de transport émotionnel en relation avec le transfert d’objets dont il sera question ici sont rapportées à l’événement envisagé comme surprise et comme moment de crise. Ainsi Dastur (2016 : 44-45) :

Ce dont nous faisons l’expérience dans ces périodes de crise, c’est de notre incapacité à expérimenter au présent l’événement « traumatisant » dont la surprise nous apparaît comme absolument inanticipable. Ce qui est alors perdu, c’est précisément la capacité à s’ouvrir à l’événement et à expérimenter cette reconfiguration des possibles qu’il exige de nous. C’est en effet l’événement lui‐même qui exige, après coup, d’être intégré dans une nouvelle configuration de possibles et non pas nous qui décidons librement de changer la tournure du monde. Car la modalité propre au vécu bouleversant, c’est la soudaineté, ce qui lui donne son caractère de « première fois », de nouveauté radicale, de sorte que le présent ne coïncide plus avec lui‐même et sort pour ainsi dire du temps, le mettant ainsi en rupture aussi bien avec le passé qu’avec l’avenir.

Note de bas de page 1 :

En effet, toute nouvelle actualisation discursive qui relève d’un changement de scène englobante et de scénographies spécifiques (Maingueneau 1998) oblige à de nouvelles appréciations de l’énoncé comme de l’énonciation (Delormas 2008).

La prise en compte des affects permet d’envisager le transfert d’objets comme un processus vécu subjectivement : à la phase de sidération qu’accompagne la dépossession des compétences cognitives décrite par Dastur, succède une phase de réappropriation de celles-ci. En effet, la ré-énonciation et la reconfiguration générique altérant l’appréhension première de l’énoncé1, de nouvelles interprétations motivées par les émotions s’y attachent. Dans les trois situations que nous examinons, ces nouvelles interprétations font suite à un constat d’erreur que pallie un apport de connaissance.

Note de bas de page 2 :

Zilberberg (2006 : 33) définit la tensivité comme « le commerce de la mesure intensive et du nombre extensif. En effet, à l’instar des notes en musique, nos affects sont d’abord, peut-être seulement, la mesure des transformations que les événements provoquent en nous, tandis que sur la dimension extensive, celle des états de choses, nous procédons, à partir des classifications propres à notre univers de discours, à des transferts d’une classe à l’autre conduisant à des dénombrements plus ou moins précis ».

Selon la sémiotique des passions (Greimas & Fontanille 1991) et la sémiotique tensive (Fontanille & Zilberberg 1998), le schéma passionnel canonique combine trois schémas tensifs2 : le mouvement d’ascendance renvoie au pivot passionnel – il s’agit du moment lors duquel le drame se noue – ; le schème descendant rend compte de la détente qui suit : la dimension cognitive prend le dessus, l’apport de connaissances (explicitation, voire reformulation) rendant possible une phase de moindre affectivité psychique. Enfin, une séquence résolutive qualifiée d’« atténuation » ou d’« amplification » correspond à un ultime « déplacement », en mesure de transcender l’événement du fait de l’accroissement du sensible ou de l’intelligible ou du fait d’un affaissement général des tensions : la passion est mise à distance, elle est évaluée, moralisée, socialisée – par exemple à travers l’expression verbale ou artistique.

L’analyse des situations que je choisis de présenter tient compte du fait que « bien qu’il eût initialement édifié sa théorie sémiotique à partir des seuls discours verbaux, Greimas a toujours envisagé l’extrapolation des modèles ainsi obtenus à l’action humaine, non plus de papier (c’était son expression favorite), mais bien réelle, en chair et en os » (Darraut-Harris 2020 : 155). Cependant la critique que formule Cléro (1993) à l’encontre des auteurs de l’ouvrage Sémiotique des passions reste d’actualité lorsqu’il écrit qu’il lui « semble que la sémiotique ne soit pas tout à fait sortie de l’ambiguïté que l’on trouvait chez R. Barthes : parlait-il de la mode ou des discours sur la mode ? De même ici parle-t-on des passions ou des discours qui les mettent en scène ? ».

Si les passions sont nécessairement prises dans les schèmes de la narrativité lorsqu’il s’agit d’en faire état, la généricité des discours axiologiques articulés aux événements de transfert/transport doit être prise en considération. Les trois énoncés analysés ici relèvent de la catégorie discursive du témoignage, lequel prend corps selon des modalités énonciatives différentes : le premier énoncé, motivé par la réception d’une carte de vœux électronique, est un compte rendu d’expérience, dont la mise en mots a été réalisée à l’occasion de cet article pour une analyse sémiotique – ce n’est donc pas l’analyse d’un discours « sur ». En revanche, le second énoncé, suscité par le souvenir d’une exposition éphémère d’œuvres d’art en plein air, est une chronique journalistique signée par un directeur de musée. Le troisième énoncé est une œuvre d’art déposée dans un musée ; plurisémiotique, il émerge du rapprochement de la forme plastique et du texte qui l’accompagne. Il appelle en outre le commentaire du visiteur qui le contemple.

1. Carte de vœux électronique « transférée » et malentendu

La circulation de cartes de vœux électroniques a remis en cause la relation épistolaire traditionnelle et elle pose à nouveaux frais la question interlocutive et relationnelle de l’adresse. Elle a pu être à l’origine de malentendus du fait de la méconnaissance de l’évolution des supports, des rituels et des codes d’interaction attachés à la carte postale et à ses avatars et elle a pu mettre à mal les habiletés sociales des acteurs et réduire à néant les recours socialisants dont ils avaient l’habitude.

Note de bas de page 3 :

Je me réfère ici aux distinctions que fait Rabatel (2008) d’une part entre locuteur et énonciateur et d’autre part entre les différentes postures énonciatives : « la co-énonciation correspond à la co-construction par les locuteurs d’un PDV commun, qui les engage en tant qu’énonciateurs. La sur-énonciation est définie comme la co-construction inégale d’un PDV surplombant et la sous-énonciation consiste en la co-construction inégale d’un PDV dominé. »

Car le destinataire de la carte de vœu électronique « transférée » a parfois encore la naïveté de penser qu’elle a été pensée pour lui, qu’elle lui est destinée du fait de la relation personnelle qu’il entretient avec l’expéditeur et parce qu’elle lui est nommément adressée. À la première réaction affective en réponse au geste perçu comme amical, se substitue, dès lors que surgit la réalité de la nouvelle actualisation que constitue le geste de transfert – l’image porte la mention « transférée » –, un affect négatif lié à l’indifférence que manifesterait un message dont l’origine est anonyme. La carte de vœu électronique transférée est en effet une citation dont la source n’est pas donnée ; son destinateur n’en est pas l’énonciateur premier et l’individu qui reçoit le message n’en est pas davantage le destinataire premier. Si l’immatérialité (apparente) de la messagerie électronique permet la transmission bien concrète de ces vœux, sa répétition à l’identique et donc son caractère immuable leur confèrent une insoutenable légèreté. L’énonciateur second reprenant le message peut être appréhendé comme co-, sous- ou sur-énonciateur selon la posture énonciative que l’on lui prête3.

L’adhésion à l’énonciation initiale du message se manifestant par la répétition du seul geste de cliquer, elle est peut-être perçue comme sous-énonciation, soumission mécanique à un rituel, dépourvu d’affect. En l’occurrence au message multiplié potentiellement à l’infini fait écho la rupture d’une relation interpersonnelle dont tout le prix résiderait dans son caractère unique.

Fig. 1. Photogrammes. Phase 1 et phase 2

Fig. 1. Photogrammes. Phase 1 et phase 2

Note de bas de page 4 :

Cf. https://www.youtube.com/watch?v=UTfZsnSHZfQ

L’image mobile « Adios 2018, Feliz 2019 »4 publié sur la chaîne Youtube en janvier 2019 fournit le support de l’analyse d’un tel processus affectif. Les deux photogrammes correspondent à deux étapes de la vidéo : avant et après le passage de la vague, la succession des deux énoncés constituant l’expression de vœux de bonne année.

Après un premier sentiment de déception, lié au choc émotionnel (schème tensif ascendant), la réflexion permet d’atteindre une phase de détente (schème tensif descendant). Le sujet admet que l’effacement énonciatif n’est pas total car en dépit de l’absence de discours citant qui aurait pour fonction de négocier la place de l’énoncé cité dans la relation interpersonnelle, selon un rituel socio-affectif attendu, l’expéditeur envoie un message significatif : par le choix qu’il opère, il souscrit en effet en co-énonciateur à un style et à un contenu. Les manifestations discursives témoignent de vécus individuels en dépit du fait qu’elles sont destinées à un large auditoire : parce que le cadre énonciatif change, la trajectoire suivie par le message porté d’abord par la nébuleuse internet vers la boîte électronique privée relève à chaque envoi d’une intention toujours nouvelle ; la répétition à l’identique renouvelle la portée du message et détermine un destinataire spécifique.

Cependant, le message peut être interprété comme une référence à la sagesse héraclitéenne et à la finitude de toute chose, le mouvement incessant des vagues métaphorisant l’idée selon laquelle tout passe et rien ne demeure. En cela, il permet à qui veut bien l’entendre de bénéficier de la hauteur de vue qui libère des liens contingents et efface, comme les flots sur le sable, la colère ou la tristesse qu’a fait éclore l’envoi jugé d’abord indélicat. La carte de vœux devient objet de la pensée et elle s’inscrit dans un réseau de sens qui déborde le cas particulier.

La phase du mouvement descendant pourrait trouver un prolongement amplificateur d’ordre cognitif dans le recours à la lecture de la réflexion philosophique que Derrida (1980) consacre précisément à la carte postale. Selon le principe de la déconstruction propre à sa démarche, le commentaire de Derrida porte sur la relation intersubjective qu’instaure la correspondance épistolaire. Le philosophe s’adresse explicitement à la fois à une destinataire singulière effective ou fantasmée et au lecteur qui s’emparent de son livre et il amène à s’interroger sur la relation de sujétion que l’on peut entretenir avec un tel objet icono-textuel.

Que veut te dire une carte postale ? À quelles conditions est-elle possible ? Sa destination te traverse, tu ne sais plus qui tu es. À l’instant même où de son adresse elle interpelle, toi, uniquement toi, au lieu de te joindre elle te divise ou elle t’écarte, parfois elle t’ignore. Et tu aimes et tu n’aimes pas, elle fait de toi ce que tu veux, elle te prend, elle te laisse, elle te donne. […] Alors que tu t’occupes à la retourner dans tous les sens, c’est l’image qui te retourne comme une lettre, d’avance elle te déchiffre, elle préoccupe l’espace, elle te procure les mots et les gestes, tous les corps que tu crois inventer pour la cerner. Tu te trouves, toi, sur son trajet. J. D. (4e de couverture)

Dans un second temps, Derrida (ibid : 9) est plus explicite encore. Les termes employés situent ce passage à un autre niveau énonciatif. À l’actualisation que constitue la situation contingente dont rend compte le passage précédent, suit un propos généralisant – l’usage de « vous » et non plus de « tu » en constitue un marqueur évident :

Que les signataires et les destinataires ne soient pas toujours visiblement et nécessairement identiques d’un envoi à l’autre, que les signataires ne se confondent pas forcément avec les envoyeurs ni les destinataires les récepteurs, voire avec les lecteurs (toi avec par exemple), etc., vous en ferez l’expérience et le sentirez parfois très vivement, quoique confusément. C’est là un sentiment désagréable que je prie chaque lecteur, chaque lectrice de me pardonner. À vrai dire il n’est pas seulement désagréable, il vous met en rapport, sans discrétion, avec de la tragédie. Il vous interdit de régler les distances, de les prendre ou de les perdre.

Par cette double énonciation, Derrida examine le conflit émotionnel qui traverse tout un chacun lorsqu’il est pris dans les rets du rapport social ritualisé qu’incarne l’envoi de cartes postales et sa lecture libère éventuellement le Sujet des liens fantasmatiques dont il se croyait la victime d’élection.

C’est pour la clarté de l’exposé que j’ai appréhendé le phénomène de la tensivité selon la description de phases qui se succéderaient. Dans les faits, le Sujet vivant et revivant parfois sans fin des moments passionnels, ces phases où domine l’émotion ou la cognition, l’amplification ou l’atténuation sont autant contemporaines que successives. Ainsi, un nouveau processus passionnel peut s’enclencher sur un mode ascendant dès lors que l’investissement épistémophile (ou la libido sciendi) est envisagé comme passion. Enthousiasmé par la lecture de Derrida, transporté vers un ailleurs interprétatif, le Sujet devient philosophe derridien, thuriféraire de la manière du maître.

2. Exposition éphémère et révélation esthétique

Dans le deuxième cas analysé, l’épisode de transfert et l’émotion qu’il a provoqué est entièrement narrativisé. Il s’agit d’une chronique qu’écrit en 1946 le conservateur du musée de Grenoble après-guerre dans le journal régional, Le Dauphiné libéré. Andry-Farcy raconte l’entreprise de sauvegarde, en septembre 1939, des œuvres d’art qu’il fallait préserver des bombes italiennes. Elles sont transférées du lieu clos où elles sont habituellement exposées, le musée de Grenoble, vers la Grande Chartreuse, un monastère en pleine montagne, proche de Grenoble, pour y être à nouveau enfermées. En attendant que soit pratiquée dans la roche la faille dans laquelle on dissimulera les plus grands formats que le bâtiment ne peut accueillir, l’exposition éphémère en plein air amène l’historien de l’art à poser un nouveau regard sur eux :

[…] le plus inattendu de cette randonnée fut une inoubliable vision que, de leur temps, les auteurs mêmes des chefs d’œuvre ainsi transportés n’ont certainement jamais eue. Il s’agit de ce somptueux alignement contre une rustique barrière de cours d’écurie, des plus grands tableaux du musée : Rubens entre Zurbaran et Philippe de Champaigne, encadrés de Tintoret et de Véronèse. Placés là quelques instants avant d’être introduits, dans leur abri, par la taille du mur, ces grandes compositions peintes se livraient crûment toutes nues, en pleine nature, et provocantes comme un défi, affirmant brutalement par leurs différences les géniales et profondes oppositions de tempérament de leurs gigantesques créateurs.

La contemplation des œuvres relève de la vision, l’accumulation des noms propres des grands peintres et le vocabulaire fortement marqué axiologiquement soutiennent le caractère spectaculaire de la situation. La confrontation des chefs d’œuvre déployés dans un nouveau lieu provoque un choc esthétique.

Note de bas de page 5 :

L’encadrement de stuc ou de bois ne suffisant pas à isoler l’œuvre de son environnement immédiat…

Note de bas de page 6 :

Cf. Souchier (1998) : « L’énonciation éditoriale est médiatrice en ce qu’elle se propose de questionner les instances de savoir et d’énonciation qui parlent à travers le “discours” de l’autre. Elle se distingue d’un tel projet en ce qu’elle ne transmet pas, au sens technique du terme, mais trans-forme : elle postule une interdétermination du sens et de la forme et qu’elle participe activement de l’élaboration des textes. »
Et puis : « L’une des fonctions premières de l’énonciation éditoriale est de donner le texte à lire comme activité de lecture (c’est sa dimension fonctionnelle, pragmatique ; on parlera alors de lisibilité). Dans un deuxième temps, elle s’inscrit dans l’histoire des formes du texte et par là même implique un certain type de légitimité ou d’illégitimité. »

Le transfert depuis l’espace clos dévolu à l’exposition d’artefacts qu’est l’espace muséal vers l’espace ouvert et incongru qu’offre la forêt relève d’une action salutaire de déterritorialisation (relative) / reterritorialisation (Deleuze et Guattari :1972) de l’objet d’art (on oserait dire « objet de désir ») : le nouveau cadre d’exposition5 affaiblissant l’énonciation éditoriale initiale6, il donne lieu à une véritable révélation et contraint l’expert en art à réviser ses critères d’appréciation. S’il persiste à reconnaître le caractère génial des créateurs reconnus par l’institution, c’est en sur-énonciateur que le conservateur du musée de Grenoble donne de la voix lorsqu’il écrit les propos suivants :

Voilà donc par un concours de circonstances des plus anormales réalisée cette expérience, non pas de comparaison, mais de confrontation de la Nature et de l’Art ; thème de tant de stériles dissertations d’esthétique et de philosophie. Mais en l’occurrence, la preuve était d’autant plus fragrante qu’elle s’imposait aux yeux des moins préparés. Car les exemples étaient ici exceptionnels ; d’une part un ensemble d’expressions peintes des plus grands génies, féeries fixées ; face à face avec une nature d’un pittoresque exubérant, féerie en évolution. C’est ce miracle, né de la complicité de l’esprit et de la main, qui seul établissait une correspondance entre ce paysage forestier, vivant et changeant, et ces immuables interprétations picturales. Aucun ton, aucun rapport coloré, aucune nuance même de ces puissantes compositions du Musée de Grenoble ne se retrouvaient dans le cadre mouvant et imprévu de cette tumultueuse nature. L’écriture des formes, la construction des volumes n’avaient aucune parenté, dans ces œuvres peintes, avec les libertés de cette ambiance agreste. La magistrale ordonnance de la composition des unes divorçait d’avec le grandiose désordre de l’autre.

Les Rubens, Zurbaran, Champaigne, Tintoret, Bonnard, Matisse, Picasso, Rouaut, Dufy s’affirmaient ici de pures inventions, loin de toute idée d’imitation ou de représentation du monde extérieur qui les contenait sans avoir avec eux aucune parenté. Nés du génie humain, ces tableaux ne se comportaient pas autrement que ces toits d’ardoises du couvent, éphémères ouvrages de la main de l’homme et permanents anachronismes en cette vallée perdue. » Andry-Farcy, Conservateur du Musée de Grenoble (Extrait d’un article du Dauphiné Libéré, septembre 1946).

On assiste à un triple déplacement : le transfert des œuvres induit un changement radical de point de vue en matière de jugement. Le passage des cimaises du musée aux murs du monastère (il est question d’un « alignement contre une rustique barrière de cours d’écurie ») permet d’envisager les œuvres comme des citations : détachées de l’écosystème qui les configurait discursivement, le nouvel agencement leur confère une nouvelle signification et les conventions entretenues par le discours de l’histoire de l’art s’avèrent avoir perdu toute pertinence. La non-conformité de la citation artistique à son modèle artistique dénonce son inauthenticité.

La condamnation de la tradition interprétative est explicite (« les stériles dissertations d’esthétique et de philosophie ») et l’accumulation de termes de valeurs opposées sont autant d’indications de nouvelles représentations (aux « féeries fixées » est opposée le « pittoresque exubérant » et la « féerie en évolution », aux « immuables interprétations » le caractère « vivant et changeant », aux « permanents anachronismes » les « éphémères ouvrages », à l’« ordonnance » le « grandiose désordre »). La confrontation au paysage forestier destitue radicalement la représentation picturale, révélant l’impertinence de sa prétention à en être la réplique : il est question de « divorc[e] » et la répétition d’« aucun » (« aucun ton, aucun rapport coloré, aucune nuance », « aucune parenté » ou « loin de toute idée ») sont autant de marques du changement de point de vue radical.

Le commentaire dans un registre épique puis lyrique atteint son acmé au moment où advient le moment de la révélation que la confrontation des œuvres avec le milieu naturel a suscité. La traduction théorique qu’en fait la sémiotique des passions renvoie à un mouvement d’ascendance et à une phase finale d’amplification d’autant mieux autorisée que la publication du témoignage est différée dans le temps : à l’éphémère exposition forestière fait écho selon une construction chiasmatique la trace pérenne de l’écriture.

3. Appropriation culturelle et réparation artistique 

Note de bas de page 7 :

https://palaisdetokyo.com/en/exposition/jonathan-jones/

L’herbier brodé dont il est question dans le troisième volet de cet article résulte d’un transfert second censé réparer un transfert premier. Le projet artistique exposé dans le cartel vise la réappropriation par les aborigènes d’Australie d’une culture qui aurait été spoliée par des colons occidentaux. Le transfert d’un patrimoine végétal aborigène dans un herbier organisé selon la classification botanique occidentale est considéré en effet par l’artiste comme un acte de violation culturelle et le texte accompagnateur des broderies fait part d’une « démarche pour ramener les plantes chez elles » pour que leur dignité soit rendue aux populations autochtones d’Australie. L’artiste, Jonathan Jones, « a cherché à décoloniser la collection de plantes en provenance de Sydney et à rapatrier les savoirs qu’elle renferme » et il « a fait broder de façon lisible sur chaque panneau un numéro de référence qui correspond à la taxinomie de l’Herbier national au Museum d’Histoire naturelle »7.

Fig. 2. Broderies (photos prises par mes soins)

Fig. 2. Broderies (photos prises par mes soins)

Un cartel explicatif participe du dispositif artistique contestataire :

Fig. 3. Texte accompagnateur de la série de broderies (photo prise par mes soins)

Fig. 3. Texte accompagnateur de la série de broderies (photo prise par mes soins)

Ce propos associe transfert énonciatif et spatialité dans le titre lui-même, For untitled (transcription of country). Alors que le premier transfert ignorait (au sens fort du terme) la culture autochtone, le geste de l’artiste tend à rapprocher deux appréhensions du monde a priori antinomiques : le désir encyclopédique de l’occidental et le lien ontologique que les aborigènes d’Australie entretiennent avec leur milieu se rencontrent dans l’artefact brodé. La « laine est australienne » et le « fil de coton est français » ; le discours citant reprend scrupuleusement les éléments de la planche botanique, jusqu’aux références savantes en latin ; à travers la mise en œuvre des savoir-faire « féminins » que sont la dentelle et la broderie, sont convoquées autant de manifestations non verbales des femmes « sans voix » réunies dans cette création.

Note de bas de page 8 :

La « subversion », contrairement à la captation, cherche « à faire apparaître une contradiction entre le sens véhiculé par l’énonciation de la structure originelle (notée Eo) et celui de l’énonciation de la structure résultant du détournement (notée E1) » (Grésillon & Maingueneau 1984).

Note de bas de page 9 :

En bon français, il s’agit du « développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités sur les conditions auxquelles elles sont confrontées ».

Note de bas de page 10 :

Cependant, l’énonciation collective relève d’une énonciation énoncée c’est-à-dire assumée par l’instance écrivaine : l’initiative d’une interaction différée avec les colons du XVIIIe siècle est le fait de l’artiste et l’on peut imaginer que les aborigènes se font « l’écho » d’un « point de vue qui s’impose à eux mais sur lequel ils ne s’engagent pas vraiment », c’est à dire qu’ils restent peut-être des sous-énonciateurs dominés. (Cf. Rabatel, op. cit.)

À l’action d’extraction/déterritorialisation répond en miroir, des siècles plus tard, un manifeste contestataire de reterritorialisation à travers la « reprise » artisanale de savoirs occidentaux académiques. Suite à la prise conscience de ce qui lui apparaît comme un scandale, l’artiste élabore une stratégie d’investissement subversif8 d’un genre de discours à vocation scientifique et esthétique. Le travail de réappropriation mené en Australie, s’appuyant de façon ironique sur la citation de planches de botanique est une façon de retourner l’insulte pour en faire un outil d’empowerment9. Selon les propos de l’artiste inscrits sur le second volet de l’œuvre, la participation au projet aurait en effet permis aux artistes et aux brodeuses aborigènes de surmonter le traumatisme vécu par leurs ancêtres, la reconnaissance du vol et l’acte de création concourant au processus de réparation selon un schéma tensif d’amplification10.

Au-delà, le dispositif est censé émouvoir le visiteur de l’exposition au Palais de Tokyo à Paris, la force illocutoire de l’œuvre se soutenant d’une posture d’admiration convenue : s’il comprend, s’il s’insurge, s’il compatit…, l’amateur d’art se fera le relais du processus passionnel selon un schéma ascendant.

Dans ce dernier cas, le questionnement du support est au centre de la création artistique de Jonathan Jones. L’herbier initial est constitué de végétaux séchés, collés sur des feuillets de papier, pour documenter en Europe un espace naturel australien. On peut voir dans sa reproduction brodée, jusque dans les énoncés manuscrits qui désignent chaque espèce répertoriée, une reprise de l’artifice. En effet, la fiction d’un retour aux sources est fondée sur un paradoxe puisque, alors que le propos consiste à réparer une violation de l’espace naturel, le geste de l’artisane qui l’accomplit, comme celui du naturaliste, est éminemment culturel – la broderie, une affaire de femmes ? –. C’est sans doute en cela que le support interroge le plus : il constitue en soi la manifestation de l’impossible réparation de l’exaction coloniale, la seule issue envisagée supposant un investissement imaginaire qu’accompagnerait une action physique, manuelle, à partir de matériaux tout aussi naturels. De surcroit, la scénographie muséale conçue pour l’exposition de ces broderies pourrait être interprétée comme une ultime proposition conceptuelle de la contestation. L’immense plateau de bois et de verre sur lequel sont exposées en série les planches brodées permet de déployer les citations de l’ouvrage encyclopédique, comme autant de tombeaux aux défunts végétaux ; en cela elles désignent le geste mortifère du botaniste et affirment cette modalité citationnelle comme négation de la vie. En effet, la sérialité des planches brodées ne peut être confondue avec une simple répétition. En réponse au scandale qui a affecté la vie de chaque végétal se manifeste, point par point, la constance de la révolte. Telle est l’intention de l’artiste commanditaire : énonciateur premier, il a la maîtrise du projet, lequel est concrétisé par les artisanes, énonciateurs seconds. Soumises à la direction de celui qui réclame pour elles la possibilité d’exprimer leur liberté, elles ne prennent en charge son propos que par délégation d’énonciation. En dépit de sa force illocutoire, le principe d’une telle navette n’a pas l’effet perlocutoire escompté. La critique de la citation par la citation n’est pas émancipatrice car, elle aussi, est inauthentique.

Conclusion

Les réactions émotionnelles que provoque le transfert d’objets envisagé comme modalité citationnelle ont été décrites selon les principes de la sémiotique tensive. Le déplacement des discours iconiques et icono-textuels leur confère une force illocutoire certaine comme le montre l’interprétation qui accompagne la mobilisation de nouveaux supports et/ou de nouvelles matérialités. La surprise qui saisit les sujets n’autorise cependant d’interprétation que dans l’après coup : le dysfonctionnement communicationnel induit par l’incongruité des modalités d’adresse interpersonnelle exige un aménagement de la relation à autrui, le décadrage d’œuvres picturales donne lieu à une lecture esthétique renouvelée, la tentative de réparation d’un viol culturel interroge le rapport nature/culture et conduit à confronter productions artisanale et scientifique. Alors que le brouillage des codes d’interaction lié à l’usage d’internet laisse les individus souvent démunis, les institutions que sont les musées voient leur mission conservatoire dénoncée par les individus mêmes qu’ils légitiment et qui les légitiment en retour dès lors que se laisse manifester la dimension émotionnelle : personnel de direction et artistes occupent de ce fait une posture paradoxale, conformément à l’ethos paratopique des créateurs.