Sémiotique des portes et issues de secours de l’avion : factitivité, scènes-prédicatives et multimodalité Semiotic of aircraft doors and emergency exit: factitivity, predicative scenes and multimodality

Alléby Serge-Pacôme MAMBO

Université Alassane Ouattara à Bouaké (Côte d’Ivoire)

https://doi.org/10.25965/as.8759

La porte d’avion est un objet particulier dans sa conception et ses fonctions. Sa signification en tant qu’objet sémiotique se révèle essentiellement à l’intérieur de trois grandes scènes prédicatives : à l’arrêt de l’avion, durant le vol et en situation d’urgence. Et si, par son affordance, la porte d’un avion entretient un rapport de dépendance avec l’ensemble du fuselage, chacune des scènes pratiques dans lesquelles l’usager interagit avec elle appelle une modalisation spécifique et adaptée. Ainsi, la scène-pratique de l’arrêt modalise l’interdiction (faire ne pas faire). La scène pratique du vol modalise à la fois l’interdiction (faire ne pas faire) et l’improbabilité (faire ne pas pouvoir faire). Enfin, la scène prédicative de l’urgence, qui transforme la porte en issue de secours, fait intervenir les modalités de l’autorisation d’usage (faire pouvoir faire), voire de l’obligation d’usage (faire devoir faire) pour l’évacuation des passagers, faisant de la porte de l’avion un objet multimodal.

The aircraft door is a particular object in its design and functions. Its meaning as a semiotic object is revealed essentially within three predicative scenes: when the plane is on the ground, during the flight and in emergency cases. If through its affordance, the aircraft door presents a formal structure which maintains a relationship of dependence with the entire fuselage, each of these practical scenes calls for a specific and adapted modalization. Thus, the scene-practice of stopping modalizes prohibition. The flight modalizes both the prohibition and the improbability. Finally, the predicative scene of the emergency, which transforms the door into an emergency exit, involves the modalities of the authorization of use, and even the obligation of use for the evacuation of passengers. Therefore, the aircraft door is a multimodal object.

Index

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Mots-clés : affordance, multimodalité, portes d’avion, scène pratique, sémiotique des objets

Keywords : Affordance, Aircraft doors, Multimodality, Praxis scene, Semiotic of objects

Auteurs cités : Jean-François BORDRON, Michela DENI, Jean-Marie FLOCH, Jacques FONTANILLE, James Jerome GIBSON, Eric LANDOWSKI

Plan
Texte intégral

1. Introduction

Le traitement de l’objet en Sémiotique a connu deux grands moments, partant de l’objet narratif ou actantiel vers des objets « référent » proprement matériels et thésaurisables. Si la première catégorie d’objets se positionne comme un lieu d’investissement des valeurs comme dans le cas des objets de valeur greimassiens qui subissent en quelque sorte les projections des désirs du sujet, la seconde catégorie, elle, s’inscrit dans une perspective beaucoup plus dynamique, intersubjective pour ainsi dire : ici, l’objet matériel se défend d’être un simple « lieu » inerte à coloniser dans le champ de présence perceptif, mais se propose, voire s’impose au sujet avec lequel il interagit. L’objet, dès lors, se présente pour la sémiotique comme une grandeur que les caractéristiques formelles, matérielles et fonctionnelles, en dehors et avant toute pratique, rendent plus ou moins autonome vis-à-vis de son utilisateur.

Dans cette étude que nous envisageons à propos d’un objet aussi trivial que particulier comme la porte d’un avion, on s’interrogera, une fois de plus, sur les différentes significations possibles que construisent les interactions entre cet objet et ses usagers. On présentera d’abord la problématique que constitue l’étude des objets au quotidien pour la théorie de la signification et les outils formels que celle-ci mobilise à cette fin. Ensuite, on décrira cet objet particulier qu’est la porte d’avion dans sa spécificité formelle et énonciative, avant d’observer, plus loin dans cette étude, les différentes situations sémiotiques dans lesquelles peut s’inscrire l’utilisation d’une porte d’avion et le sens des interactions entre l’usager et l’objet.

La progression de la réflexion se fera autour de quatre items dont il est nécessaire de faire une présentation plus détaillée. L’introduction (item1) introduit le sujet de l’étude, c’est-à-dire, les portes d’avion, que nous postulons comme un objet sémiotique à part entière, c’est-à-dire impliquant une sémiosis, mais aussi comme un objet assez particulier dans son langage, ses usages et les différentes interactions qu’il modalise. Sur la base de cette hypothèse concernant la porte d’un avion comme un objet sémiotique, l’item 2 (« La sémiotique et le sens des objets ») rappelle l’évolution conceptuelle de la notion d’objet en sémiotique et les théories majeures qui ont présidé à ce changement progressif de paradigme. Il revient ainsi sur la taxinomie sémiotique des objets, depuis l’objet-valeur narratif chez A. J. Greimas (1983 :19-48) aux corps-objets (Landowski 2009) et aux nouvelles interfaces technologiques (Fontanille &. Zinna 2005). Puis, en s’intéressant à la structure formelle et matérielle assez particulière de la porte de l’avion, l’analyse questionnera son affordance en tant que corps, et les modalisations factitives qu’il offre à l’usage. Enfin, l’étude aborde dans l’item 4, intitulé « Scènes pratiques et multimodalité des portes d’avion », les trois scènes prédicatives dans lesquelles s’inscrit l’usage de la porte d’un avion, c’est-à-dire les scènes prédicatives de l’embarquement, du vol et de l’urgence, permettant ainsi de décrire et de vérifier notre hypothèse que la porte d’un avion, dans sa fonctionnalité, est un objet multimodal.

2. La sémiotique et le sens des objets

Le terme « objet » est polysémique et, de ce fait, peut donner lieu à plusieurs interprétations et parfois même à des amalgames sémantiques, comme chez Ch. S. Peirce (2017 : 35) qui emploie ce terme pour traduire différentes réalités dans la relation entre plusieurs catégories de signes. L’objet traduit d’abord, sur le plan cognitif, le terme aboutissant de tout acte de penser, c’est-à-dire l’objet de connaissance d’un sujet épistémique (Greimas & Courtés 1993 : 258). Mais il est également, sur le plan pragmatique cette fois, une grandeur naturelle, visée par l’action d’un sujet. Dans tous les cas, un objet se définit en tant qu’il se distingue d’un sujet, dans le champ de présence et d’interaction.

2.1. L’analyse sémiotique des objets (au quotidien)

La sémiotique s’intéresse aux objets en tant qu’ils constituent la troisième strate dans la classification des niveaux de pertinence, après le signe et le texte-énoncé. Dans cette perspective, la sémiotique appréhende les objets comme un ensemble de « structures matérielles tridimensionnelles, dotées d’une morphologie, d’une fonctionnalité et d’une forme extérieure identifiable, dont l’ensemble est destiné à un usage ou une pratique plus ou moins spécialisés » (Fontanille 2008 : 21). Ainsi, la sémiotique évolue de l’objet en tant que position actantielle et objet-valeur, « sans chair » dira E. Landowski (2009), vers les objets-choses dotés d’une consistance matérielle et réelle. Ce changement de paradigme (des textes-énoncés aux objets réels) pose de facto la problématique d’un nouveau mode d’expérience sémiotique. En d’autres termes, pour poser les objets-choses comme un champ d’étude de la sémiotique, celle-ci doit au préalable lui admettre et reconnaître une fonction sémiotique, c’est-à-dire l’appréhender comme relevant d’un plan de l’expression et d’un plan du contenu. À ce propos, la sémiotique post-greimassienne, avec J. Fontanille (2008) notamment, situe la pertinence sémiotique des corps-objets entre deux niveaux de pertinence : en amont et à un niveau inférieur, celle du support d’inscription, et en aval, à un niveau supérieur, celle des pratiques où s’inscrivent leurs différents usages (Fontanille 2008 : 23).

On comprend dès lors que la pertinence de ce qui pourrait s’appréhender comme le plan de l’expression de ces objets matériels tient justement d’une part à cette matérialité, à leur morphologie, susceptible d’accueillir d’autres sémiotiques-objets comme des textes ou autres pictogrammes, et d’autre part au rôle (actantiel) particulier que leur confère cette configuration morphologique dans une interaction pratique. J. Fontanille voit dans le premier niveau la forme de l’expression, « une forme syntagmatique locale », et dans le second niveau la « substance matérielle », ou encore substance de l’expression du corps-objet (Fontanille 2008 : 23). Cette prééminence de la dimension matérielle et formelle (physionomique) de l’objet dans la pertinence de son plan de l’expression a conduit à une taxinomie des objets dans l’analyse sémiotique.

2.2. Taxinomies sémiotiques des objets

En réalité, la fonction sémiotique que nous venons d’énoncer, en tant que condition minimale pour une étude sémiotique, produit une première taxinomie parmi les objets matériels ou plus vaguement parmi les « choses ». La sémiotique, selon J. Fontanille et A. Zinna (2008), ne s’intéresse à un objet qu’à partir du moment où celui-ci « cesse d’être une simple chose » et devient un « objet », c’est-à-dire qu’il s’inscrit dans une pratique ou une interaction qui le conçoit et lui donne sens. Le sens, en effet, n’est jamais un déjà-là dans la présence « passive » des choses, mais le produit d’une construction « active » soit d’un écart différentiel entre un objet et un autre, soit de l’interaction (l’intentionnalité) d’un sujet-opérateur qui l’utilise. Ainsi, on dira que toute chose devient signifiante dès lors qu’elle s’inscrit dans une utilisation ou une pratique. E. Landowski (2009 : 4) dira, pour sa part, qu’à partir de l’instant où une chose est investie de signification et chargée d’une valeur d’usage, elle a déjà acquis le statut d’un objet. Pour résumer, on dira de manière triviale que la sémiotique ne s’intéresse qu’aux objets et non aux choses.

Par ailleurs, la réflexion sémiotique sur les objets au quotidien définira deux classes d’objets : les outils et les machines (Landowski 2009 : 31-32). L’outil, synonyme d’instrument, est, selon le dictionnaire Le Robert Maxi Plus (2021 : 746) « un objet fabriqué dont on se sert pour agir sur de la matière », tandis que la machine fait référence à tout « objet fabriqué qui transforme l’énergie pour produire un travail ». À partir de ces définitions, la sémiotique opère une distinction entre ces deux objets du point de vue de leur fonctionnalité et de leurs différents modes d’interaction. En effet, l’outil est déterminé par sa fonction ou son rôle actantiel d’adjuvant (« ce dont on se sert pour agir ») dans l’action du sujet-utilisateur. Cette opération a la particularité de prolonger l’acte de l’opérateur (l’utilisateur) sans, pour ainsi dire, le modifier.

Ainsi, dans l’exemple du couteau, l’opération de « couper » ne peut être imputée au seul couteau, qui, agissant comme operans, ne fait qu’obéir à l’initiative et aux orientations de son operator, l’utilisateur (Landowski 2009 : 17). On comprend alors que l’opération dans l’utilisation de l’outil (« couper » dans le cas de l’utilisation du couteau) s’inscrit dans un continuum actantiel (sujet et sujet-délégué) et modal (couper). Car si le couteau a la « capacité de couper », notamment par son tranchant, il ne « coupe » que parce qu’il y a une certaine intentionnalité (de l’utilisateur) dans l’opération de « couper ». Il y a donc, de ce point de vue, délégation de compétences de l’utilisateur à l’outil. Or, on le sait, il n’en est pas de même pour l’objet-machine, comme l’ont déjà montré de nombreuses études, notamment chez J.-F. Bordron (1991 et 1997), A. Zinna (2008) et E. Landowski (2009). Ici, l’objet agit comme une interface technologique plus ou moins autonome dont l’opération, selon Le Robert, consiste à transformer une énergie (celle de l’opérateur en l’occurrence) pour produire un travail. E. Landowski (2009 : 31) écrit à ce propos :

Contrairement à l’outil, qui ne réalise convenablement sa tâche qu’étroitement tenu en main, la machine est par construction un partenaire auquel on peut dans une grande mesure « lâcher la bride » : n’a-t-elle pas été conçue de telle sorte que précisément, une fois mise en mouvement, elle puisse fonctionner d’elle-même, sur le mode de l’automatisme ? La faire marcher, c’est la laisser faire ce qu’elle est faite pour exécuter.  Ce qu’elle « sait » faire, ou plutôt ce qu’elle peut faire – ce pour quoi elle est programmée –lui assure une sorte de domaine et de temps réservés à l’intérieur desquels il faut en somme la laisser « libre » d’agir.

La machine se distingue essentiellement de l’outil par son automatisme et son caractère programmatique qui produit une concaténation d’opérations et une différence des compétences, à tout le moins. L’exemple du clavier de l’ordinateur (Landowski 2009 : 31) sur lequel on appuie pour lui faire faire des opérations d’écriture à l’écran et dont nous ignorons les opérations de transformations internes, est assez instructif. Mais de manière encore plus éloquente, il suffira simplement de considérer cette ambivalence qui se produit entre l’acte intentionnel de « mise en marche » de notre téléphone portable qui s’éteint tout de suite après s’être allumé, faute de batterie. L’action (de s’éteindre) du téléphone, même si elle est corrélée voire dépendante de celle (de le mettre en marche) du sujet, peut s’en affranchir par son autonomie énergétique. La machine est donc distincte de l’outil par son autonomie énergétique, qui joue le rôle d’interface-sujet programmée et qui lui permet d’accomplir des opérations indépendamment de l’énergie de son utilisateur. Ces deux situations anecdotiques montrent combien l’approche sémiotique des objets au quotidien doit être attentive à la spécificité fonctionnelle et aux modes d’interaction qu’ils offrent. Après cette brève revue théorique, revenons à présent à l’objet qui nous occupe dans cette réflexion : la porte d’avion.

3. Affordance et structure matérielle des portes d’avion

Avant d’aborder la question des caractéristiques de la porte de l’avion, il est primordial de présenter l’avion dans sa globalité et de façon succincte, et de voir en quoi il s’agit d’un objet. Cet objet est, pour ainsi dire, atypique, aussi bien du point de vue de sa nature d’« objet-machine » que du point de vue méréologique, c’est-à-dire relatif à la nature de son rapport en tant que totalité avec l’ensemble des objets-parties qui le composent, et spécifiquement la porte. Car, en réalité, si la porte d’un avion est si intrigante dans son interaction avec les usagers, c’est justement que l’avion en lui-même est loin d’être un objet banal.

L’avion est défini par le dictionnaire Le Robert Maxi Plus (2021 : 86) comme un « appareil capable de se déplacer en l’air, plus lourd que l’air, muni d’ailes et d’un organe propulseur ». Cette première description est purement distinctive voire taxinomique, dans la mesure où elle fournit des caractéristiques hyponymiques de la catégorie des « appareils capables de se déplacer ». Ainsi, l’avion se distinguera de l’automobile, dans cet ensemble, par son aptitude à se « déplacer en l’air ». Cette aptitude requiert de l’appareil au moins deux types de configurations : une configuration électromécanique, d’une part, qui garantit à toute machine son automatisme et son autonomie fonctionnelle, et d’autre part une configuration structurelle et formelle qui, dans le cas de l’aviation, doit assurer à un aéronef son fonctionnement optimal, voire sa « viabilité » vu les conditions spécifiques d’usage (« se déplacer en l’air »). La configuration structurelle et formelle regroupe un ensemble d’éléments qui composent la structure de l’appareil, qui lui donnent sa forme et qui contribuent tous, dans une certaine articulation, à la fois à sa stabilité et à son aérodynamisme. La porte qui fait partie intégrante du fuselage de l’avion est donc loin d’être un simple accessoire, un moyen d’accès aux cabines de l’appareil, comme peut l’être une porte pour une habitation. Si elle assure les mêmes fonctions de base qu’une porte ordinaire, la porte d’un avion présente de nombreuses spécificités formelles et fonctionnelles qui en font un objet sémiotique particulièrement intéressant.

3.1. Présentation formelle et substantielle d’une porte d’avion

Nous tenterons, d’abord, de décrire succinctement les portes d’avion dans ce qu’elles ont de plus commun, en négligeant, bien entendu, les éléments esthétiques et ceux relevant des contingences et des choix matériels (fibre de carbone plutôt qu’aluminium, par exemple) et technologiques spécifiques aux différents programmes d’innovation des avionneurs. Nous ne nous intéresserons pas plus à la complexité et à la kyrielle d’éléments mécaniques qui composent sa structure. Nous prendrons seulement en compte son aspect formel (design) et fonctionnel.

Ainsi, une porte d’avion est un panneau mobile, de forme convexe, complètement étanche, imperméable, permettant d’obstruer une ouverture sur un aéronef. De façon générale, elle est de la même matière que le fuselage entier, avec un joint de pression en caoutchouc sur sa périphérie et une section d’étanchéité sur le cadre. Elle dispose de poignées de commande manuelle à l’extérieur et à l’intérieur de la porte, et d’une poignée de commande d’urgence à l’intérieur (voir fig. 1).

Fig. 1. Vue extérieure (image à gauche) et intérieure (image à droite) d’une porte d’avion1

Note de bas de page 1 :

Source : https://www.lavionnaire.fr/CellulePortesAirbus.php

Fig. 1. Vue extérieure (image à gauche) et intérieure (image à droite) d’une porte d’avion1

A contrario des portes d’habitation et de la plupart des véhicules terrestres comme les automobiles et, dans une certaine mesure, les trains, la caractérisation de la porte d’un avion repose sur trois sèmes que nous donne sa description : « forme convexe », complètement « étanche » et « imperméable ». Ces sèmes, qui ne sont guère déterminants dans la caractérisation des portes ordinaires, sont essentiels à la porte d’un avion. En effet, la forme convexe, l’imperméabilité et l’étanchéité des portes des aéroplanes font entièrement partie de la forme aérodynamique caractéristique du fuselage, indispensable au bon fonctionnement de l’appareil. En effet, il est évident que la porte d’un avion ne peut se concevoir comme une porte d’habitation, avec une embrasure et un cadre – généralement différents du reste du mur –, etc., dont la liberté de conception formelle et matérielle n’est guère proscrite, mais bien au contraire, peut même s’avérer un élément d’esthétique de l’ensemble. La contingence formelle qui lie l’avion à sa porte est donc une illustration parfaite de la pertinence de la forme de l’objet, de ce que J. Fontanille (2008 : 34) nomme sa « corporéité », ou dans des termes encore plus parlants, d’un « corps-actant » (Landowski 2009 : 2) participant, dans un rapport interobjectif avec d’autres corps-objets, à l’aérodynamisme de l’aéroplane. Concernant la relation des parties entre elles et entre la partie et le tout dans la signification de l’objet, J.-F. Bordron (1991 : 53) proposait les notions de dépendance libre et dépendance liée, qu’il définit comme suit :

Une dépendance est liée lorsqu'elle réunit plusieurs parties d’un tout eidétiquement inséparables. […] Ce type de dépendance est en général d’origine schématique, même si elle peut être représentée (c’est la fonction du cadre ou du bord en peinture). […] Une dépendance est libre entre deux parties d’un tout si elles sont eidétiquement séparables. On peut se représenter un arbre sans branches ou un nez sans visage.

On dira donc que la porte d’un avion, du point de vue formel et substantiel, entretient une « dépendance liée » avec l’ensemble de l’appareil. La notion de « seuil », caractéristique de la porte, donne à ce propos un éclairage intéressant. En effet, si la porte permet le passage, elle matérialise aussi un seuil, le commencement de ce passage. On pourra alors distinguer ces deux situations au niveau aspectuel, car si le passage modalise l’action par le duratif, le seuil s’en différencie par son aspect incohatif. En bref, dans la configuration d’une porte d’avion, le seuil est presque inexistant, en tout cas il n’existe pas dans le sens où on pourrait l’entendre s’agissant d’une porte de maison, dans laquelle le seuil sert de vestibule, d’espace-frontière entre le dehors et le dedans. Cet espace-frontière où commence l’entrée, s’il est matérialisé à l’intérieur de l’avion par une espèce de semi-sas où s’amorce la sortie, est encore plus problématique à l’extérieur de l’avion, où il est simplement délimité par une bande grise (voir image 1, vue extérieure), sans sas, et dont on s’assure d’ailleurs qu’elle ne comporte aucune aspérité majeure (encoignure, embrasure, décalage, creux, marquage de cadre, etc.) susceptible de déformer la physionomie du fuselage et de compromettre ainsi son aérodynamisme. Mais, comme nous le verrons plus loin, la notion de seuil, dans le cas spécifique de l’avion et dans une situation-scène bien définie que nous étudierons, montre cette différence majeure avec la notion de seuil ordinaire, car elle est le lieu d’investissement de valeurs existentielles à travers la catégorie sémantique vie/mort. Nous y reviendrons.

Comme on peut le voir, la structure formelle et substantielle de la porte d’avion est surdéterminée par l’ensemble de la structure de l’avion, avec laquelle elle doit former un tout, dans lequel la partie qu’elle constitue doit parfaitement s’intégrer. Cette relation méréologique entre la partie et le tout devient, dès lors, une dimension importante du sens de cet objet. Une porte d’avion est ainsi, dans sa « substance matérielle », un actant qui interagit, pour ainsi dire, « par fusionnement » avec les autres corps-actants constitutifs de l’appareil. Mais à côté de cette actantialité qu’on qualifierait d’interne à l’objet (ou endogène), une porte d’avion est également la programmation d’une relation ou d’une interaction externe (ou exogène) avec un utilisateur.

3.2. Factitivités des portes d’avion et interactions

Si, pour signifier, l’objet doit être utilisé ou être pratiqué, il faut au préalable qu’il « invite » à son utilisation et à sa pratique. Cette invitation ou cette intentionnalité qu’on prête à l’objet, quoique étant du domaine du cognitif, est révélée par ses propriétés physiques. Ce principe fonde le mode d’apprentissage par l’intelligence énactive ou l’énaction. Selon M. Luyat et T. Regia-Corte (2009 : 299), « l’énaction ou cognition incarnée est un concept qui lie non seulement la perception et l’action mais la cognition à ces deux autres. » Il s’agit donc d’un système de construction du savoir et du sens des choses qui articule trois modes de connaissance.

Ce processus inférentiel entre le cognitif et la physicalité des objets a été aussi décrit en psychologie de la perception à travers la notion d’affordance développée par le psychologue américain de J. J. Gibson, qui la définit ainsi : « Je suggère que l’affordance d’une chose est une combinaison spécifique des propriétés de sa substance et de ses surfaces prises par rapport à un animal. » (1977 : 67). Comme on peut le voir, la notion d’affordance désignait initialement, dans un cadre strictement écologique, la nature des interactions entre les animaux et leur environnement. Plus tard, J. J. Gibson affinera sa conception de la notion, en expliquant que l’affordance est plus une propriété de l’objet que celle du sujet (animal ou humain). Il écrit en substance ceci :

Les affordances de l’environnement sont ce qui est offert à l’animal, ce qui lui est proposé ou fourni en bien ou en mal […] les affordances sont les propriétés des choses, prises comme références par un observateur, et non les propriétés des expériences de l’observateur. Ce ne sont pas des sentiments de plaisir ou de douleur qui accompagnent des perceptions neutres. (Gibson 1979 : 127 et 137)

Dans les deux cas, il s’agit de reconnaître, d’une part, que notre environnement, les objets qui nous entourent, nous commandent, en quelque sorte, des actions, et d’autre part, que ces potentialités guident nos comportements vis-à-vis d’eux. C’est ce qu’expliquent M. Luyat et T. Regia-Corte (2009 : 298) : « L’affordance […] traduit fidèlement cette faculté de l’homme, et de l’animal en général, à guider ses comportements en percevant ce que l’environnement lui offre en termes de potentialités d’actions. » C’est aussi cette idée que traduit assez clairement la formule « avoir prise, donner prise » d’E. Landowski (2009).

Dans les sciences du langage et notamment en sémiotique, le concept d’affordance a enrichi la conception d’une énonciation dans les objets physiques, dans la mesure où elle permet de postuler une énonciation programmée ou présupposée qui s’actualise au moment de l’utilisation de cet objet (Fontanille 2008 : 27). Une porte, quelle qu’elle soit, permet d’abord l’accès à un espace clos. Pour ce faire, la porte « afforde » l’ouverture et la fermeture, par le biais de différents éléments tels qu’une poignée, un bouton poussoir, un détecteur de présence, etc. Les portes ordinaires, par exemple, suggèrent l’ouverture et la fermeture ostensiblement par un moyen que l’usager ne peut manquer, au risque de perturber son parcours et son interaction avec l’objet. Dans une étude consacrée aux portes des trains italiens, Michela Deni démontre assez clairement les ambiguïtés interprétatives des passagers désorientés par des indications difficilement perceptibles. Elle écrit :

Si l’on observe les passagers qui veulent ouvrir la porte pour traverser les wagons, il arrive que beaucoup d’entre eux s’obstinent à vouloir faire glisser la porte au lieu d’appuyer sur le bouton. En effet, le bouton d’ouverture est vert avec une indication qui demande une interprétation attentive puisqu’il s’agit en réalité d’un métasignal […] La communication mise en acte par l’objet est en conflit avec l’opération correcte à accomplir afin d’ouvrir la porte. Elle suggère des comportements inadéquats aux séquences d’actions nécessaires… (Deni 2005 : 85-86)

En observant la plupart des portes d’avions de ligne ou de vols commerciaux, où le risque sécuritaire est le plus élevé, on peut faire les remarques suivantes : (1) absence ou dissimulation de poignée de commande sur la face extérieure de la porte ; (2) les poignées de commande et d’urgence sur la face intérieure sont soit encastrées dans l’épaisseur de la porte, soit excentrées par rapport à leur surface d’accès, avec un marquage rouge qui signale leur caractère spécial et alerte sur des risques potentiels liés à leur manipulation ; (3) l’ouverture se fait souvent de l’intérieur vers l’extérieur par une double action de déverrouillage et de poussée (voir fig. 2).

Fig. 2. Poignées de commande des faces intérieure et extérieure d’une porte d’avion2

Note de bas de page 2 :

Source : https://www.lavionnaire.fr/CellulePortesAirbus.php

Fig. 2. Poignées de commande des faces intérieure et extérieure d’une porte d’avion2

Ici, ces trois aspects de l’affordance induisent une certaine efficacité factitive, fondée sur l’ambivalence entre la non-ostensibilité et la non-ambiguïté. Non-ostensible, car la sécurité des passagers exige que les commandes d’ouverture de la porte « ne suggèrent » pas ou « n’appellent pas » un usage banal et accessible à tous. Mais, dans le même temps, elle doit être non-ambiguë, pour permettre un usage simple et rapide en cas d’urgence. Ce contraste entre la non-ambiguïté et la non-ostensibilité opère une sélection et une restriction des compétences dans l’utilisation de la porte d’avion. En effet, contrairement aux portes de trains, d’automobiles et d’habitations, qui sont à la portée de n’importe quel usager, une porte d’avion n’est accessible qu’aux personnels de bord, seuls habilités à la manœuvrer. Mais, comme nous le verrons, le protocole de sécurité autorise les passagers en situation d’urgence à faire cette manœuvre.

Lors d’un voyage en avion, nous avons été confronté à une situation similaire. Après les consignes de sécurité d’usage qui précèdent le décollage de l’avion, nous avons été approché par l’une des hôtesses, nous demandant si nous parlions anglais. Puis, notre interlocutrice nous explique les manœuvres à effectuer pour actionner l’ouverture des portes et issues de secours de l’avion en cas d’urgence, en s’assurant que nous ayons suffisamment de sang-froid pour exécuter toutes ses consignes. Nous avons ensuite compris que le siège que nous occupions et qui était près d’une issue de secours était la raison de ce briefing particulier, faisant de nous, par la même occasion, un usager spécial et potentiel de la porte.

L’affordance d’une porte d’avion modalise donc à trois niveaux l’action à effectuer : la non-ambiguïté fait correspondre la factitivité manipulatrice ou suggestive des poignées de commande (couleurs, pictogrammes, notices d’explication et d’interdiction, danger, etc.) à la factitivité interprétative de l’utilisateur. La non-ostensibilité, en revanche, modalise les compétences de l’utilisateur (savoir-faire et pouvoir-faire) et l’opportunité de l’action (à l’arrêt complet de l’appareil ou en cas d’urgence).

4. Scènes pratiques et multimodalité des portes d’avion

Les interactions possibles entre une porte d’avion et ses potentiels utilisateurs ne sont saisissables qu’à l’intérieur de situations sémiotiques que nous allons à présent étudier. Une situation sémiotique définit, pour une pratique donnée, l’ensemble des éléments nécessaires à la production et à l’interprétation de la signification. Il s’agit donc non seulement de la situation d’expérience en elle-même, c’est-à-dire de la scène pratique et des stratégies qu’elle implique. En effet, le propre d’une scène prédicative pratique, selon J. Fontanille (2008 : 27), est de rassembler, à l’intérieur d’une même scène, « un objet configuré en vue d’un certain usage » et qui joue un rôle actantiel et l’action d’un opérateur à un moment donné (un « segment du monde »), le tout dans un contenu sémantique correspondant au prédicat de la thématique de la pratique en question.

De ce point de vue, nous pouvons dire que l’utilisation d’une porte d’avion se fait à l’intérieur de trois grandes scènes pratiques, ou trois scénarii, selon les configurations ou moments où se produit l’interaction avec la porte. Nous avons la scène d’arrêt, la scène de l’avion en vol et la scène d’urgence. Chacune de ces scènes est autonome et n’entre pas nécessairement en interaction avec les autres, de sorte qu’on ne peut pas dire qu’elles constituent, les unes avec les autres, une scène prédicative pratique unique, circonscrite, pouvant faire l’objet d’une analyse continue, d’un procès unique. Chacune d’elles prescrit des actions bien spécifiques et en proscrit d’autres, que l’utilisateur, inscrit dans une interaction pratique avec la porte, doit prendre en compte afin de déterminer une stratégie d’accommodation. Chaque scène, dès lors, sera considérée comme une pratique à part entière et analysée comme telle.

4.1. La porte comme interface de « passage » à l’arrêt

La première scène pratique est celle de l’avion à l’arrêt, au moment de l’embarquement et du débarquement des passagers. Son ouverture et sa fermeture sont strictement réservées au personnel de bord et cette manœuvre ne peut aucunement être déléguée à une personne étrangère au personnel. La porte, ici, prédique le passage, c’est-à-dire qu’elle assure le rôle actantiel et modal de faire entrer ou au contraire de faire sortir les passagers de l’avion. Sur le plan figuratif et actorial, la porte présente une configuration assez intéressante, dans la mesure où elle fonctionne comme un acteur autonome, ou du moins elle en donne l’impression dans son interaction avec l’utilisateur-passager, qui n’a aucune emprise. Le passager entre dans l’avion et en sort, sans jamais (pouvoir) en actionner l’ouverture ou la fermeture. Mieux, les catégories sémantiques fermée / ouverte qui définissent le rôle de la porte dans cette scène en font un agent et non plus un agi, les actions d’ouvrir et de fermer étant en dehors de la scène prédicative du passage.

Cela est encore plus prégnant si l’on considère la passerelle d’embarquement comme une extension ou, pour utiliser une terminologie propre à la sémiotique des objets, une « prothèse» de la porte d’avion, « c’est-à-dire une extériorisation de ses compétences » (Zinna 2008 : 173). On comprendra alors que le passager de l’avion est limité dans son action. La passerelle non seulement donne accès au passager, mais elle le conduit, l’oriente et le mène littéralement à l’intérieur de l’avion, sans qu’il n’ait la possibilité d’une autre option, d’une stratégie performative propre à lui pour accéder à l’avion, au contraire de ce que J.-M. Floch (1990) a pu faire observer avec les usagers du métro parisien.

Fig. 3. Vue intérieure et extérieure d’une passerelle d’embarquement3

Note de bas de page 3 :

Source : https://www.ahmontour.com/peut-on-encore-prendre-avion-avec-le-covid/ https://www.adelte.com/fr/aeroports/passerelle-embarquement-passagers-aeroport/

Fig. 3. Vue intérieure et extérieure d’une passerelle d’embarquement3

Et s’il fallait envisager, comme chez J.-M. Floch, une certaine typologie des passagers en fonction de leur manière de franchir la passerelle et la porte de l’avion et des stratégies de négociation qu’ils emploient, celle-ci ne saurait être déterminante, car ici, l’étroitesse du tunnel et la solennité voire le « fétichisme » qui entoure le vol en aéronef n’autorise que très peu les écarts et les initiatives personnelles des passagers.

À côté de la passerelle d’embarquement, on peut aussi s’intéresser à la porte-escalier, par exemple. Cette configuration de la porte lui donne une double modalisation factitive, d’abord en tant qu’interface de passage et ensuite comme interface de transport des passagers à l’intérieur de l’appareil. Il s’agit donc d’une attribution nouvelle qui, quoique indispensable à la montée (au transport) des passagers dans l’avion, n’est pas consubstantiel à la fonction de passage, c’est-à-dire donner accès ou non à l’avion. Son affordance s’en trouve nécessairement modifiée, suggérant ainsi un autre mode factitif, la marche, qui s’ajoute aux deux premiers déjà mentionnés que sont l’interface d’ouverture/fermeture et le support d’écriture qui porte le mode d’emploi, les avertissements et interdictions, etc.

Avec la porte-escalier, l’utilisation de la porte évolue, sans qu’on puisse cependant parler véritablement d’une « pratique » esthétique de cet objet. Car, en réalité, même s’il y a bien une forme de dépassement de la fonction essentielle d’une porte en considérant la porte de façon générale, la « pratique » de la marche n’est guère à l’initiative de l’usager, qui détournerait ainsi l’objet. Celle-ci, comme on vient de le dire, est plutôt manifestée par l’affordance de l’objet-même, et se situe donc du côté de son énonciation, de sa « fonction communicative », qui offre au passager une potentialité d’action (les marches), qu’il peut actualiser par une action conforme à ce qui est suggéré et attendu (monter les marches) ou, au contraire, s’en détourner et inscrire la porte-escalier dans une pratique esthétique (par exemple, s’y asseoir pour prendre des photos).

Fig. 4. Porte-escalier d’avion4

Note de bas de page 4 :

Source : https://www.istockphoto.com/fr/photo/jet-priv%C3%A9-escalier-mobile-gm496604624-78634739

Fig. 4. Porte-escalier d’avion4

4.2. La porte : « seuil » et « frontière » de sécurité en vol

La porte est aussi une interface de sécurité du passager, entre l’espace du dedans et l’espace du dehors de l’avion. Ainsi, comme tout le fuselage d’ailleurs, la porte assure le rôle actantiel de seuil et de frontière entre un espace pressurisé, le dedans, artificiellement configuré pour y vivre, et un espace non-pressurisé, le dehors, naturellement hostile à la vie humaine. Ces deux espaces pouvant être axiologisés par la catégorie sémantique vie/mort, on comprend dès lors que la porte assure la fonction de protection, en modalisant l’interdiction d’ouverture. Au niveau figuratif et thématique, cela se perçoit, d’une part, par une configuration spatiale qui isole la porte, certes dans le but de mieux assurer sa fonction de passage, mais encore pour en éviter une « prise » systématique. D’autre part, la fonction de protection est figurativisée par l’ensemble des caractéristiques factitives et formelles relevées supra, c’est-à-dire l’excentricité et la dissimulation des poignées de commande, les inscriptions d’interdiction et d’avertissement en rouge sur le support de la porte, l’étanchéité des portes (voir fig. 2) et le protocole de sécurité, qui établissent un contrat entre les acteurs de la scène pratique du vol. Tous ces éléments de la scène prédicative modalisent l’interdiction entre l’objet et son usager.

Mais il est intéressant de noter que cette interdiction va au-delà de l’idée d’empêcher ou de ne pas recommander une action. En effet, si dans les fictions hollywoodiennes il n’est pas rare de voir des personnages ouvrir les portes d’un avion en plein vol et en altitude de croisière, dans la réalité il en est autrement. L’espace du dedans et celui du dehors sont a fortiori antinomiques, dans le sens où ils s’excluent l’un et l’autre par des forces contraires. De fait, selon les experts aéronautiques, et notamment Patrick Smith, ancien pilote et expert mondialement reconnu auteur de Cockpit confidential (2013), la différence de pression entre l’intérieur et l’extérieur de l’avion en vol rend la porte quasi impossible à ouvrir. Ce qui limite considérablement l’action du sujet dans l’usage qu’il pourrait entreprendre de cet objet. Autrement dit, la porte de l’avion dépasse le simple niveau de « seuil » qui sépare deux mondes, et devient une « frontière » inviolable. Ainsi, la porte ne modalise pas simplement l’interdiction (ne pas faire) mais, à en croire les spécialistes, elle prédique l’incapacité (ne pas pouvoir-faire) des usagers à l’utiliser dans une certaine mesure et dans des conditions bien particulières. Pour ainsi dire, dans la scène pratique du vol, la porte ne « donne pas prise » à l’utilisateur, et le cas échéant, elle lui résiste.

4.3. La porte et l’issue de secours : « accessoire » de survie

Dans la scène pratique de l’urgence, la porte d’avion assure une autre fonction, celle d’issue de secours, permettant l’évacuation des passagers. Pour ce faire, elle exige un autre type d’interaction où interviennent des modalisations spécifiques, encore plus explicites quand on s’intéresse plus particulièrement à l’utilisateur-passager. Alors que dans les deux autres scènes pratiques (l’arrêt et le vol) la factitivité du passager relève du mode de la virtualisation par l’interdiction ou la restriction de son action sur la porte (il ne peut, par exemple, ni l’ouvrir ni la fermer, limitant son action au passage), dans la scène-pratique d’urgence, la factitivité de la porte appelle une actualisation par l’action de toute personne à bord de l’avion. L’actualisation factitive présume les compétences acquises par l’usager ou supposées comme telles à travers la communication des consignes de sécurité censées permettre à tous d’actionner correctement la porte, et principalement l’usager spécial décrit précédemment. La scène pratique d’urgence modalise le « pouvoir faire » et « le devoir faire » que surdétermine le « savoir-faire » au niveau cognitif, par la connaissance du protocole d’ouverture des portes et par le sang-froid et, au niveau pragmatique, en exécutant les manœuvres techniques d’ouverture de la porte pour permettre l’évacuation. Ainsi, pour être efficiente, la pratique de la scène de l’urgence doit faire passer la porte à la fonction d’issue de secours, en modalisant le faire de l’usager par l’autorisation (faire pouvoir faire) et l’obligation (faire devoir faire).

Note de bas de page 5 :

L’Avionnaire, https://www.lavionnaire.fr/ProtectEvacuation.php.

Enfin, du point de vue même de la fonction de la porte dans la scène prédicative d’urgence, on observe une évolution modale et actantielle par rapport aux deux scènes-pratiques précédentes. Cette autre fonction est apportée par des dispositifs technologiques de sauvetage intégrés aux portes. Le cas des toboggans d’évacuation en est un bel exemple. Ce dispositif accroît de façon considérable les fonctions et les capacités de la porte, si on l’admet comme faisant partie intégrante de celle-ci. Il ne s’agit pas non plus de dépassement de la fonction de passage dans le sens où l’entend E. Landowski (2009), car le terme de dépassement fait allusion à une attribution de fonctions nouvelles et surtout étrangères à l’objet par le sujet qui l’utiliserait d’une façon non conventionnelle. Il est plutôt question ici de prolongement ou de déploiement des capacités de la porte, dans où elle révèle tout son potentiel déjà existant et programmé. Le descriptif de la conception même de ce dispositif est d’ailleurs assez instructif à ce sujet. Sur le site web du magazine français, L’Avionnaire5, on peut lire le descriptif suivant :

Note de bas de page 6 :

Nous soulignons.

Un toboggan d’évacuation est un dispositif gonflable utilisé pour évacuer un avion rapidement en cas d’incident. La FAA et l’EASA exigent des toboggans sur toutes les portes de l’avion où la hauteur de la porte est à 6 pieds (1, 83 m) ou plus au-dessus du sol. Les toboggans gonflables sont emballés et rangés dans la structure intérieure de la porte. Avant le démarrage des moteurs, une annonce du chef de cabine donne l’ordre à l’équipage en cabine de passer les toboggans en mode « armé » ou « de vol ». Lorsque l’ouverture d’une porte en position « armée » est amorcée, un dispositif pneumatique ou électrique peut prendre le relais pour aider la personne à ouvrir la porte, le toboggan tombe par gravité une fois la porte totalement ouverte, et, après avoir parcouru une certaine distance, une épingle sera tirée d’une amorce contenant du gaz comprimé et le toboggan se gonflera6.

Ce descriptif permet de déterminer le statut du toboggan par rapport à la porte. Selon les descriptifs, celui-ci se situe sur ou dans la partie inférieure de la porte de l’avion, comme on peut le voir sur la Fig. 5.

Fig. 5. Emplacement et déploiement du toboggan7

Note de bas de page 7 :

Source : https://www.aerocontact.com/salon-aeronautique-virtuel/produit/416-toboggan-devacuation-es-320f#lg=1&slide=0

Fig. 5. Emplacement et déploiement du toboggan7

Le toboggan est une composante de la porte, et à ce titre il est permis de penser que ses propriétés d’évacuation font partie des capacités fonctionnelles de la porte. Ce mécanisme fait partie de la construction de la porte et se situe du côté de son intentionnalité, de sa factitivité. Il s’agit donc d’une compétence non acquise et encore moins détournée, mais intrinsèque à cet objet, que le passager ne fait que révéler ou actualiser par une pratique adaptée dans une situation-scène donnée, en l’occurrence celle de l’urgence. Par ailleurs, en cas d’urgence, ce dispositif nécessite de la part de l’utilisateur une manœuvre de déploiement consécutive à l’ouverture des portes. Autrement dit, le toboggan se déploie de façon automatique une fois que s’enclenche l’ouverture de la porte. Comme l’explique le descriptif, l’action du sujet est prolongée voire convertie par « un dispositif pneumatique ou électrique », combinant ainsi l’acteur-humain et l’acteur-machine dans le programme de déploiement du toboggan. La porte d’avion modalise donc à la fois le passage et l’évacuation. L’efficience de la pratique de la porte dans la scène prédicative de l’urgence doit permettre que la porte d’avion allie l’ouverture à l’évacuation.

Conclusions

L’étude sémiotique de la porte de l’avion révèle qu’il ne s’agit pas d’un objet quelconque. Du point de vue structurel et méréologique, une porte d’avion entretient un rapport de forte dépendance avec les autres composantes de l’avion et avec l’ensemble. Son interaction avec les usagers (passagers et personnels navigants) à l’intérieur des trois scènes pratiques que sont la situation d’arrêt, la situation de vol et la situation d’urgence, donne à saisir cet objet spécifique dans sa fonctionnalité multimodale, soit comme passage (entrée et sortie), soit comme frontière ou seuil de sécurité (interdit d’entrer et de sortir) soit encore comme prothèse et accessoire de survie (permet l’évacuation). Ces différentes scènes révèlent également les structures modales factitives qui régissent les interactions entre la porte et son utilisateur, définissant ainsi ou une interdiction ou une restriction dans chaque scène prédicative. Ainsi, on comprend par cette étude que, étant un objet technologique, une porte d’avion exclut tout rapport esthétique, dans le sens où il n’est pas question d’une manière propre de faire, mais plutôt d’un protocole associé à une acquisition cognitive et pragmatique de compétences. Et parce qu’une porte d’avion n’est pas une porte de train ou de voiture qui s’inscrit dans une pratique courante, elle requiert un « savoir faire avec » – comme l’explique E. Landowski (2009) – qui doit allier le cognitif avec le pragmatique par une pratique récurrente.

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Pour citer ce document

MAMBO A. S.-P., (2024). Sémiotique des portes et issues de secours de l’avion : factitivité, scènes-prédicatives et multimodalité. Actes Sémiotiques, (131). https://doi.org/10.25965/as.8759

Auteur
Alléby Serge-Pacôme MAMBO
Alléby Serge-Pacôme Mambo est enseignant-chercheur à l’Université Alassane Ouattara à Bouaké en Côte d’Ivoire, après avoir préparé et soutenu sa thèse de doctorat à l’Université de Limoges, sous la direction du professeur Jean-François Bordron. Ex-membre de l’Association des Jeunes Chercheurs en Sémiotique du CeReS, il est actuellement membre de l’équipe de recherche de sémiotique de l’Université Alassane Ouattara de Bouaké, ainsi que de l’Association Française de Sémiotique.
Université Alassane Ouattara à Bouaké (Côte d’Ivoire)
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