Apprendre à douter des critères de la vraisemblance ou l’art de l’intrigue chez Marjane Satrapi Learning to doubt the criteria of verisimilitude or the art of the intrigue in Marjane Satrapi

Alessandro Leiduan

Université de Toulon, Babel EA 2649 et IMSIC EA 4262

https://doi.org/10.25965/as.8677

L’article prend le contrepied de la thèse selon laquelle la vraisemblance serait la principale mesure-étalon de la recevabilité d’une fiction. Arguant du fait qu’il y a toujours quelque chose d’invraisemblable dans le sujet d’une fiction – les fictions réussies, à ce sujet, ne sont pas en reste –, l’article avance l’hypothèse qu’une certaine dose d’invraisemblance est consubstantielle à la nature même de la fiction. Cette hypothèse est mise à l’épreuve d’une bande dessinée qui, par son côté imprévisible et transgressif, bat en brèche les paramètres qui sous-tendent l’évaluation de son degré de vraisemblance. Loin d’être l’expression d’un vice de forme poétique, les aspects invraisemblables de cette fiction (Poulet aux prunes de Marjane Satrapi) sont la clé d’une stratégie de mise en cause méthodique et délibérée des paramètres culturels qui façonnent le rapport de la société à l’imaginaire fictionnel. Mimétisme aidant, la portée de cette mise en cause s’étend à toutes les situations de la vie réelle qui ressemblent aux situations représentées dans la fiction. Se renouvelle ainsi la vocation inscrite dans le tournant phylogénétique qui a présidé à la naissance des toutes premières fictions : repenser en termes non-dogmatiques le rapport de l’homme aux croyances, en adoptant à leur égard une attitude mentale plus distancée et critique : le « faire semblant ».

The article takes the opposite view of the thesis according to which plausibility is the main standard measure of the validity/reception of fiction. I argue that there is always something improbable within fiction –even when fiction reaches its primary targets. My interrogation relies on the idea that a certain amount of implausibility is consubstantial with the very nature of fiction. This hypothesis is explored in reference to a comic strip which, through its unpredictable and transgressive side, seems to undermine the assessment of its degree of plausibility. Rather than being the result of a defect in poetic form, the improbable aspects of such a work of fiction (Poulet aux prunes by Marjane Satrapi) are key to a strategy of methodical and deliberate questioning of the cultural parameters which design the tangible relations between society and the fictional imagination. Through mimesis, the scope of this questioning extends to any real-life situation which may reflect a situation in fiction. The aim of the phylogenetic turn which presided over the birth of the very first works of fiction is thus renewed: to rethink the relationship between man and beliefs in non-dogmatic terms, by adopting a more distanced and critical view through “make-belief”.

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Mots-clés : croyance, faire semblant, fiction, mimétisme, vraisemblance

Keywords : belief, fiction, make-belief, mimesis, verisimilitude

Auteurs cités : Sorin ALEXANDRESCU, Georges BATAILLE, Algirdas J. GREIMAS, Marjane SATRAPI, Jean-Marie SCHAEFFER

Plan
Texte intégral

1. Le statut véridictoire de la fiction entre mimétisme et (in)vraisemblance

Note de bas de page 1 :

« Une représentation figurative en deux dimensions ou une photographie ne ressemblent pas directement aux objets qu’elles représentent, mais aux modalités de la perception visuelle à travers laquelle nous avons un accès direct aux objets en question » (Schaeffer 1999 : 113).

Note de bas de page 2 :

« Dire que la condition que doit remplir une modélisation fictionnelle est celle de l’analogie globale revient à dire qu’elle doit être telle que nous soyons à même d’y accéder en nous servant des compétences mentales qui sont celles dont nous disposons pour nous représenter la réalité, et plus précisément celles que nous mettrions en œuvre si l’univers fictionnel était l’univers dans lequel nous vivons » (Ibid : 218).

Le statut véridictoire de la fiction est fonction du degré de vraisemblance de son contenu. Ainsi que l’expliquent Greimas et Courtés, c’est « le vraisemblable [qui] sert de critère véridictoire pour évaluer les discours narratifs de caractère figuratif » (1979 : 423). Nous proposons alors de centrer l’étude des rapports entre la fiction et la véridiction sur le problème de la vraisemblance. Celle-ci découle de l’une des caractéristiques majeures de la fiction : le mimétisme. Si la fiction n’était pas mimétique, il serait oiseux de se demander si elle peut être vraisemblable, puisqu’elle n’existerait tout simplement pas (Walton 1990, Schaeffer 1999). C’est donc par l’étude du mimétisme fictionnel que la question de la vraisemblance doit être préliminairement défrichée. Une fiction est mimétique lorsque son contenu se laisse interpréter à la lumière des mêmes grilles d’interprétation qui conviennent à l’interprétation de toute expérience analogue de la vie réelle (Leiduan 2021). La fiction n’imite pas la réalité, elle imite les modalités cognitives qui président à l’interprétation de la réalité1. L’imitation ne concerne pas le contenu représenté mais les conditions d’intelligibilité de ce même contenu. Les données narratives d’une fiction sont imaginaires mais nous faisons comme si elles étaient réelles en leur appliquant les mêmes catégories cognitives que nous appliquerions à des données réelles du même type. Par exemple, si une fiction nous parle d’un braquage à main armée, nous interprétons cette action imaginaire en lui appliquant les mêmes catégories cognitives que nous appliquerions à une action réelle de ce type. Certes, les données à interpréter ne sont pas les mêmes (les données représentationnelles de l’expérience fictionnelle ne sont pas identiques aux données perceptuelles de l’expérience réelle), mais les grilles interprétatives qui les rendent intelligibles sont les mêmes. Le mimétisme est donc cette qualité constitutive de la fiction qui permet d’aligner les conditions d’intelligibilité des situations imaginaires représentées sur celles de toute situation analogue de la vie réelle2.

Note de bas de page 3 :

Cf. Genette 1969 : 72.

Note de bas de page 4 :

Ibid. : 72-78.

Qu’en est-il maintenant de la vraisemblance ? Se demander si un récit fictionnel est vraisemblable c’est sonder la nature de son mimétisme, son degré qualitatif. Du fait que tous les récits fictionnels sont mimétiques, il ne s’ensuit pas qu’ils soient tous vraisemblables. Certains le sont plus, d’autres un peu moins. Pour être vraisemblable une fiction mimétique doit représenter une action qui se laisse facilement appréhender par les catégories cognitives dont dépend son interprétation. De quelles catégories s’agit-il ? La notion de vraisemblance a pris forme historiquement autour de deux sous-significations du verbe devoir : la probabilité et la bienséance (Genette 1969 : 72). De ce point de vue, la conduite d’un personnage est considérée comme vraisemblable si elle n’est pas contraire à toute prévision raisonnable (la probabilité) et si elle ne contrevient pas aux normes morales en vigueur dans une société (la bienséance). Nous qualifions d’invraisemblable tout comportement fictif qui déroge à ces deux principes. On pourrait croire que ce défaut ne concerne que certains genres de fiction : les contes merveilleux, les fictions vidéo-ludiques, la fantasy, etc. En dehors de ces cas, l’invraisemblance serait mise au ban de l’imaginaire fictionnel « canonique ». Or, un simple survol de la phénoménologie de la fiction nous apprend que toutes les fictions – et parmi celles-ci même les plus réussies – portent toujours en elles quelque chose d’invraisemblable. Quoi de plus contraire à la probabilité et à la bienséance que l’histoire d’un homme qui épouse sa mère et tue son père (Œdipe roi) ? A-t-on jamais vu une femme épouser le meurtrier de son père (Le Cid)3 ? N’y a-t-il pas quelque chose qui sonne faux dans l’aveu de Madame de Clèves à son mari au sujet de son amour pour le duc de Nemour (La Princesse de Clèves)4 ? De ce constat, nous tirons une conséquence qui, à ce stade de notre réflexion, pourrait sembler paradoxale : une certaine dose d’invraisemblance entre dans la composition de toute fiction réussie. Il doit toujours y avoir quelque chose d’« irrecevable » dans le contenu d’une fiction. Sa réussite est justement à la mesure de sa capacité à rendre vraisemblable l’invraisemblable. Il s’ensuit que les fictions ne doivent pas mouler leur contenu sur les critères de la vraisemblance, elles doivent plutôt inciter la société à remodeler les critères de la vraisemblance sur leur contenu. En d’autres termes, la fiction ne tient pas son prix de la crédibilité intrinsèque de son sujet mais de sa capacité à raconter sur un mode vraisemblable une histoire invraisemblable.

Nous mettrons à l’épreuve cette hypothèse en étudiant une fiction qui s’affranchit de la vraisemblance, moins à cause d’un défaut constitutif de sa nature que pour induire la société à douter des critères de probabilité et de bienséance qui président à sa compréhension de l’agir humain.

2. Une fiction vraisemblable ?

Poulet aux prunes est un album illustré de la célèbre dessinatrice iranienne Marjane Satrapi. Le protagoniste est Nasser Ali Khan, un musicien iranien qui n’a qu’une seule passion dans la vie : son instrument de musique, un târ (une sorte de luth) dont il est l’un des plus grands virtuoses. Le destin de ce personnage bascule le jour où son épouse Nahid, au cours d’une banale dispute conjugale, prend le târ de son mari et le brise en deux (40). Dépité d’avoir perdu à jamais son instrument préféré, inconsolable à l’idée de ne plus pouvoir y toucher, Nasser décide de ne plus sortir de son lit et d’y attendre la mort. Il s’éteint au bout d’une semaine, en laissant seule son épouse avec leurs deux enfants (15-16).

Note de bas de page 5 :

« La vérité ne fait les choses que comme celles sont, et la vraisemblance les fait comme elles doivent être » (P. Rapin, La Poétique, cité par Genette 1969 : 73).

Est-ce une histoire vraisemblable ? A priori rien n’est vraiment impossible dans cette histoire. Les êtres humains vouent leur vie aux passions les plus étranges, pourquoi alors ne pas admettre que l’on puisse vouer sa vie à un instrument de musique en décidant de mourir le jour où l’on vous prive de cet instrument ? Mais, justement, la vraisemblance ne se confond pas avec la dimension du possible : elle n’envisage pas les choses telles qu’elles peuvent être, mais telles qu’elles doivent être5. Nasser ne doit pas mourir, puisque, en règle générale, un musicien ne meurt pas si on le prive de son instrument de musique. Étant père de famille, Nasser doit avoir à cœur l’avenir de ses enfants, il n’a donc pas le droit – toujours en règle générale – de succomber à des pulsions suicidaires en les abandonnant à leur sort… Le décès de Nasser bat en brèche les attentes inscrites dans les modélisations que nous appliquerions à la compréhension du comportement d’un musicien réel si celui-ci venait à se trouver dans une situation analogue à celle qui est ici représentée. Contraire à toute prévision raisonnable (la probabilité), le désespoir suicidaire de ce personnage prend également le contrepied de nos attentes morales (la bienséance). Force est alors de reconnaître que cette histoire défie par son côté accidentel et transgressif toute idée de vraisemblance, son développement s’écartant des sous-entendus qui structurent en profondeur le sens du verbe devoir (probabilité et convenance) autour duquel, nous l’avons vu, la notion de vraisemblance a historiquement pris forme.

Cette impression d’invraisemblance concerne-t-elle uniquement le personnage de Nasser ou s’étend-elle aussi aux rapports que celui-ci entretient avec les autres personnages ? Les données narratives de Poulet aux prunes sont reparties de telle manière que le lecteur accède à l’histoire de Nasser en deux étapes : (i) le premier chapitre fait état de la mort par désespoir de ce personnage (en présentant celle-ci comme la conséquence des tentatives infructueuses d’acheter un nouveau târ pour remplacer celui que son épouse avait mis en pièces) ; (ii) les sept chapitres suivants, tels des cercles concentriques, s’imbriquent autour de ce noyau et retracent les sept derniers jours de la vie de Nasser en livrant au lecteur des informations utiles pour comprendre les dessous de sa mort inattendue. On y apprend que Nasser adorait sa propre fille Farzaneh (ch. 2), qu’il était jaloux de son frère Abdi (ch. 3), qu’il n’avait jamais aimé son épouse Nahid (ch. 4), qu’il détestait son fils Mozaffar (ch. 5), qu’il était tenté de croire à l’immortalité de l’âme (ch. 6), qu’il dialoguait avec l’ange de la mort (ch. 7), qu’il avait aidé sa sœur à divorcer (ch. 8). Mais on y apprend surtout que Nasser, pendant sa jeunesse, avait été le fiancé d’une femme nommée Irâne, mais que leurs projets de mariage s’étaient écroulés face à l’opposition du père d’elle, hostile à donner la main de sa fille à un « simple » musicien comme lui, qui n’aurait pas su subvenir aux besoins de sa famille… (43-44). La mort fulgurante de Nasser acquiert alors une tout autre signification : ce n’est pas à cause du târ mais à cause d’Irâne que ce personnage a décidé de se laisser mourir. L’ayant un jour croisée par hasard dans la rue et s’étant heurté à son indifférence lorsqu’il l’avait abordée (1), Nasser succombe au désespoir et réalise que sa vie n’a plus aucun sens. La mort qui s’ensuivra n’est autre que l’exacerbation de ce désespoir amoureux : le târ n’était que le symbole de l’amour intemporel que Nasser vouait à Irâne et dont il n’avait jamais été capable de faire le deuil. « L’amour que tu as pour cette femme – ainsi lui avait dit, un jour, son maître – se traduira dans ta musique. Elle sera dans chaque note que tu joueras. Me comprends-tu ? » (76). Prenant à la lettre ce conseil, Nasser s’était efforcé de traduire en notes la passion qu’il ressentait pour Irâne, sa souffrance sublimant son talent musical jusqu’à conférer à son jeu un timbre inoubliable. À la fin du livre, le lecteur découvre donc que l’histoire qu’il a lue n’est pas celle d’un musicien désespéré qui se laisse mourir parce qu’il ne peut plus jouer de son instrument préféré, mais celle d’un homme qui succombe au désespoir d’avoir infatigablement aimé une femme qui ne se souvient même pas de lui. Est-ce que les soupçons d’invraisemblance qui pesaient sur l’histoire de Nasser se dissipent à la découverte de ces informations complémentaires ?

Pas vraiment. Non que le drame de Nasser ne gagne pas à être lu en croisant les données de sa vie sentimentale avec les données de sa biographie de musicien, non que le rapprochement entre son târ et Irâne soit dépourvu d’intérêt dramatique, mais des traces résiduelles d’invraisemblance continuent de compromettre la recevabilité de cette histoire. Nous regrouperons ces failles de crédibilité en deux catégories, suivant que leur point de rupture par rapport au système de la vraisemblance se situe à l’échelle de la probabilité ou de la bienséance.

(i) Un événement improbable est un événement qui s’écarte des schémas prévisionnels qui modélisent généralement l’attente des données de l’histoire à lire en fonction des données de l’histoire déjà lue. Or, le lecteur de cette histoire apprenant que le târ symbolise aux yeux de Nasser la femme qu’il avait aimée dans sa jeunesse (Irâne), peut-il accepter que ce rapport symbolique entre un instrument de musique et un être humain dégénère en rapport fétichiste ? Un objet-fétiche est beaucoup plus qu’un symbole : la relation entre symbolisant et symbolisé est une relation de renvoi, l’un signifie l’autre sans prétendre le remplacer, là où le fétichisme entretient justement ce type de confusion, l’objet-fétiche prétendant être un prolongement de ce dont il tient lieu (Assoun 1994). Peut-on admettre, dès lors, que le târ soit, pour Nasser, l’incarnation d’Irâne ? Peut-on admettre que la relation de ce personnage à son instrument de musique prenne les allures d’une véritable relation amoureuse ? (14) N’y a-t-il pas quelque chose de forcé dans le fait que la destruction du târ survient presque au même moment où Nasser, se promenant dans la rue, tombe nez à nez sur Irâne et réalise, après l’avoir rapidement abordée, qu’elle ne se souvient même pas de lui ? (1)

(ii) Un événement contraire à la bienséance est un événement qui paraît invraisemblable parce qu’il offense les convictions d’ordre moral qui, surdéterminant notre vision du monde, infléchissent, par la même occasion, nos capacités prévisionnelles. Est-ce plausible, dans cette optique, qu’un père (Nasser) puisse aimer de façon si inégale ses propres enfants (Farzaneh et Mozaffar) en réservant toutes ses attentions à sa fille aînée et en méprisant de toutes ses forces son fils cadet au point de lui administrer d’importantes doses d’opium pour l’endormir ? (12) Est-ce concevable que Nasser soit incapable de ressentir la moindre affection pour sa femme Nahid tout en ayant conçu avec elle deux enfants ? (46) Est-ce crédible, dès lors, qu’il ne puisse pas la pardonner d’avoir mis hors d’usage son târ, malgré les tentatives de réconciliation qu’elle entreprend, quelques jours après, pour ressouder leur couple et sauver leur ménage ? (39)

Tous ces événements, répétons-le, ne sont pas impossibles, rien ne nous interdit d’imaginer qu’ils pourraient avoir lieu dans le monde réel, mais lorsqu’ils surviennent dans un monde fictionnel, c’est la tenue même de ce monde qui est mise en danger, celui-ci reposant sur des conventions qui circonscrivent le périmètre des choses représentables à certains faits seulement, en excluant tous les faits qui s’écartent des critères de représentabilité fictionnelle sélectionnés (la vraisemblance).

Nous voici donc confrontés à une histoire imaginaire qui semble avoir été conçue tout exprès pour prendre le contrepied des critères dont dépend sa vraisemblance. Quelle est la raison d’être d’un choix si transgressif ?

3. Les postures cognitives (immersion et distanciation) associées au statut véridictoire de la fiction

Ce qui caractérise la fiction en tant que phénomène de communication ce n’est pas que son objet, c’est aussi l’attitude des sujets communicants à l’égard de cet objet (Searle 1982). Celui-ci, on le sait, est un objet mimétique, il simule, par le sens imaginaire qu’il mobilise, les données d’une expérience réelle. Mais si ces données nous semblent « réelles » c’est surtout parce que nous leur appliquons les mêmes catégories qui conviendraient à l’interprétation de toute expérience analogue de la vie réelle. C’est donc le traitement mental de ces données par les sujets de la communication qui leur confère une portée « mimétique ». L’attitude cognitive des sujets communicants à l’égard d’un objet fictionnel est double : d’un côté, ils doivent actualiser les potentialités mimétiques inscrites dans l’objet en question en appliquant à son contenu sémantique les mêmes grilles d’interprétation qu’ils utiliseraient pour interpréter toute expérience réelle du même type, de l’autre, ils doivent vérifier si les données interprétées se laissent vraiment encadrer dans les grilles sélectionnées ou si elles s’en écartent sur certains points (et c’est à la faveur de cette vérification que l’on détermine le degré de vraisemblance du mimétisme fictionnel). Les deux opérations cognitives ici rappelées, l’interprétation des données narratives et l’évaluation de leur degré de vraisemblance, sont corrélées à deux postures mentales que les sujets engagés dans une expérience fictionnelle (les sujets de l’énonciation) se doivent d’adopter vis-à-vis de l’objet communiqué (l’énoncé). Les « mécanismes épistémiques montés aux deux bouts de la chaîne de la communication » (Greimas et Courtés 1979 : 417) obligent en effet l’énonciateur et l’énonciataire à actualiser le contenu d’un énoncé fictionnel à partir de deux points de vue différents mais complémentaires :

Note de bas de page 6 :

Dans le sillage de Sorin Alexandrescu (1985 et 1986), nous pensons que la fiction ne surgit pas là où un sujet simule d’être quelqu’un qu’il n’est pas, elle ne surgit que là où les performances mimétiques de ce sujet sont placées sous le regard d’un observateur tacite qui évalue la concordance/discordance du comportement performé avec le modèle imité. Il s’ensuit que la fiction n’est pas le corrélat d’une attitude immersive mais d’une attitude distancée à l’égard d’un contenu imaginaire. Certes, l’immersion enclenche le processus, mais c’est la distanciation qui le parachève. Le faire des personnages se transforme alors en faire semblant, car l’attention de l’interprète se déplace des actions accomplies aux modélisations abstraites qui les rendent interprétables. En conséquence, ce qui compte dans une fiction ce n’est pas tant le fait d’interpréter l’histoire racontée que le fait de questionner les catégories qui la rendent interprétables.

  1. un point de vue « fictif », corrélé à un actant « observateur » (Greimas et Courtés 1979) qui, à l’intérieur même de l’univers fictionnel, regarde ce qui s’y passe selon la perspective anthropomorphique d’un être plus ou moins engagé dans le processus raconté : focalisateur, spectateur, assistant (Fontanille 1986) ;

  2. un point de vue « réel », relié à un actant « méta-observateur » qui, désengagé du processus raconté, assiste à son déroulement de l’extérieur, en comparant les situations représentées aux modélisations abstraites qui les rendent intelligibles afin de déterminer le degré de vraisemblance du mimétisme fictionnel (Alexandrescu 1985 et 1986)6.

Note de bas de page 7 :

« Le plaisir narratif peut généralement être décrit en termes d’immersion dans un monde fictionnel, bien que certaines formes de plaisir viennent de la distanciation » (Ryan & Rebreyend 2013 : 46).

En alignant simultanément sa perspective à la position aspectuelle de l’« observateur » et à celle du « méta-observateur », le récepteur d’une fiction « observe » le processus raconté (à travers l’observateur) et « s’observe dans l’acte même d’observer » ce processus (à travers le méta-observateur). Son attitude cognitive est donc réglée simultanément sur le mode de l’interprétation et de l’évaluation (Leiduan 2021), de l’identification et de la désidentification (Schaeffer 1999 : 325), de l’immersion et de la distanciation (Ryan & Rebreyend 2013)7. D’un côté, il s’agit d’interpréter les données narratives, de l’autre, il s’agit de mesurer leur degré de vraisemblance.

Cela étant, si vraiment il n’y a de fiction qu’à la condition de rendre interprétable (mais surtout vraisemblable) un certain contenu imaginaire, pourquoi alors une fiction comme Poulet aux prunes ne semble avoir d’autre objectif que celui de battre en brèche les attentes qui filtrent, chez le lecteur, la réception (interprétation et vraisemblance) des situations représentées ?

4. Mise à l’épreuve des critères probabilistes de la vraisemblance

Note de bas de page 8 :

Cf. Barthes 1966 : 10.

Lorsqu’il interprète l’histoire de Nasser, le lecteur de Poulet aux prunes ne se limite pas à actualiser le sens inscrit dans chaque planche ou dans chaque vignette sans jamais s’intéresser aux données narratives qui débordent les limites des planches et des vignettes interprétées. Bien au contraire, son attention interprétative déborde d’une planche et d’une vignette à l’autre en essayant de relier le présent (ce qui est raconté) au passé (ce qui a été déjà raconté) et au futur (ce qui n’a pas encore été raconté). Ces mouvements de va-et-vient entre le présent, le passé et le futur traduisent la volonté de dépasser la nature « inchoative » du processus raconté en saisissant son déroulement comme un « tout » avant même que l’histoire racontée ne touche à son terme. À cet effet, chaque événement est mis en relation à son antécédent et à son conséquent, y compris si le récit a méthodiquement occulté les liens de cause à effet entre les événements racontés en soustrayant aux récepteurs les informations qui leur auraient permis de mettre au jour l’armature logique profonde (la conséquentialité) qui sous-tend l’agencement chronologique superficiel du récit (la consécutivité)8. Pour tisser des liens de cause à effet entre les données narratives (incomplètes) à sa disposition, le récepteur d’un récit s’appuie sur les schémas probabilistes qu’il puise dans son environnement culturel et qui lui suggèrent les modélisations (pronostics et diagnostics) à investir dans le processus d’interprétation. Son activité prédictive se déploie sur un mode hypothétique dans le sens où le récit peut confirmer ou démentir ses anticipations. Il en découle un sentiment d’incertitude cognitive qui est l’un des principaux moteurs de l’intérêt pour une narration fictionnelle (Sternberg 1990). Le suspens (ou incertitude sur le futur d’une histoire), la curiosité (ou incertitude sur le passé d’une histoire), mais surtout la surprise présupposent l’« inclassabilité » de l’histoire racontée par rapport aux critères probabilistes à la lumière desquels le récepteur tente d’anticiper le déroulement du processus raconté avant même que celui-ci n’atteigne son point terminal. Quels sont les critères probabilistes mis en échec par la stratégie narrative qui informe le contenu de Poulet aux prunes ?

Note de bas de page 9 :

Selon Fontanille et Zilberberg, l’affect ressenti est à proprement parler une « émotion », c’est-à-dire un affect éphémère, qui porte en lui « l’empreinte de la soudaineté » (2018 : 213).

La stratégie ici à l’œuvre vise l’effet de rupture le plus ambitieux qui soit parmi ceux qui peuvent mettre en crise le processus d’interprétation d’un récit : la surprise. Nous qualifions ainsi le sentiment de désorientation cognitive qui accompagne, chez le récepteur d’un récit, l’actualisation sémantique de l’histoire racontée au moment où celle-ci se dérobe brusquement à la prise des grilles interprétatives qui semblaient convenir à la compréhension du processus narré (Fontanille & Zilberberg 1998)9. En d’autres termes, il y a surprise lorsque l’histoire s’écarte tout à coup des critères probabilistes qui avaient accompagné l’actualisation de son sens in fieri en rendant nécessaire l’emploi de modélisations cognitives différentes de celles qui avaient été jusque-là sélectionnées. Ce revirement interprétatif est notamment dû à la livraison tardive d’une donnée narrative savamment occultée dans les parties précédentes du récit dans le but d’orienter l’interprète sur une fausse piste. Le renouvellement des grilles interprétatives passe ainsi par la reconnaissance d’une erreur : l’interprète réalise qu’il avait mal actualisé le sens de l’histoire à interpréter en lui appliquant des modélisations inadéquates (Baroni 2007). Le choix des modélisations utilisées étant réglé sur des critères probabilistes, la production d’un effet de surprise porte également atteinte aux critères de vraisemblance qui sous-tendent la réception de toute fiction (le contenu de celle-ci n’étant généralement considéré comme recevable que s’il ne déroge pas, dans son déroulement narratif, aux attentes probables des interprètes). En quelle circonstance Poulet aux prunes se dérobe-t-il aux grilles d’interprétation que ses récepteurs lui appliquent ?

L’effet de surprise surgit ici au moment où le lecteur découvre que le désespoir suicidaire de Nasser n’est pas dû au fait de ne plus pouvoir jouer de son târ mais à la découverte qu’Irâne, la femme dont il était resté secrètement amoureux, s’était refait une vie avec un autre homme et ne se souvenait même pas de son ancien fiancé… L’histoire cesse alors d’apparaître au lecteur comme le drame d’un musicien morbidement attaché à son instrument préféré pour se présenter à lui comme le drame d’un homme morbidement attaché au souvenir d’un amour impossible. En quoi le remplacement d’un scénario interprétatif à consonance pathologique (le rapport fétichiste de Nasser envers son târ) par un scénario à consonance mélodramatique (le rapport romantique de Nasser à l’égard d’Irâne) témoignerait-il, en l’occurrence, d’une erreur d’interprétation ?

Tout dépend des modalités choisies par Satrapi pour porter à la connaissance de ses lecteurs la vraie nature du drame de Nasser. La révélation définitive intervient dans les toutes dernières pages du livre : le lecteur y découvre des planches qui sont pratiquement identiques – à quelques points près sur lesquels je reviendrai – à celles qu’il avait découvertes dans les toutes premières pages du livre (voir notamment, ci-dessous, figures 1 et 2). Par le biais de cette mise en perspective du prologue et de l’épilogue de cette histoire, le lecteur est amené à reconnaître, ainsi que nous allons le montrer, que la révélation qu’il a l’impression de recevoir à la fin du livre lui avait été faite, en réalité, dès les toutes premières pages de celui-ci. C’est faute de s’en être aperçu qu’il ne comprend l’histoire qu’à la fin, mais cette illumination tardive l’éclaire aussi sur aveuglement précédent. La vérité qu’il reçoit le renseigne donc autant sur la vulnérabilité de Nasser à tomber dans les pièges d’un amour impossible que sur sa propre vulnérabilité à tomber dans les pièges d’une lecture erronée.

Soit la planche qui clôture le premier chapitre (page 16, fig. 1 ci-dessous). On y voit un groupe de personnages réunis devant la tombe de Nasser. Ce sont principalement les membres de sa famille qui sont venus lui rendre un dernier hommage. On reconnaît aussi, un peu à l’écart sur la droite, une femme éplorée qui étouffe ses sanglots dans un mouchoir. À ce stade, le lecteur a déjà vu cette femme (mais il ne s’en souvient pas). C’est l’« inconnue » que Nasser avait croisée par hasard dans la rue et qu’il avait même abordée en l’appelant de son prénom : « Vous ne vous appelleriez pas Irâne ? » (1). Dès la fin du premier chapitre, le lecteur était donc censé reconnaître que cette femme était Irâne. En la voyant en larmes devant la tombe de Nasser, il aurait ainsi pu en déduire qu’elle avait menti lorsqu’elle avait prétendu ne pas reconnaître l’homme qui l’avait interpellée dans la rue. Et il aurait pu alors supposer que ce mensonge n’avait d’autre raison d’être que celle d’éviter à tous les deux de rouvrir, après tant d’années, les plaies douloureuses d’un amour malheureux qui saignait encore... Mais est-ce vraiment ainsi que le lecteur interprète cette planche ? Tout porte à croire que non. Toutes ces vérités ne s’imposeront à lui que très tardivement et, notamment, lorsqu’il tournera la dernière page du livre.

Figure 1 © Marjane Satrapi & L’Association, 2004

Figure 1 © Marjane Satrapi & L’Association, 2004

Passons maintenant la planche qui clôture le dernier chapitre du livre (page 81, fig. 2 ci-dessous). La scène représentée est exactement la même que celle que nous venons de commenter. À ceci près que la figure de tous les personnages est noircie et qu’il n’y a qu’un seul personnage clairement reconnaissable : Irâne. Son visage n’est plus caché par un mouchoir et les larmes s’écoulent sur ses joues. À ce stade du récit, aucun doute n’est plus possible : cette femme est bien l’inconnue que Nasser avait interpelée dans la rue au début du récit. Elle s’est rendue aux funérailles de Nasser parce qu’elle le connaissait. Son chagrin prouve même qu’elle continuait à ressentir quelque chose pour lui. Dès lors, tout devient clair pour le lecteur qui peut enfin pénétrer le sens caché de cette histoire. Nasser n’est pas mort parce que son épouse avait mis en pièces son târ. Il s’est laissé mourir parce que ce târ symbolisait son amour malheureux pour Irâne. Un amour dont il n’avait jamais fait le deuil et qui résonnait dans les notes sublimes qu’il tirait de son târ. Ce, jusqu’au jour où le hasard avait voulu lui faire rencontrer à nouveau Irâne. La fermeté avec laquelle elle avait affecté de ne pas le reconnaître l’avait persuadé d’avoir secrètement aimé toute sa vie un être qui ne gardait aucun souvenir de leur relation passée et qui semblait même se satisfaire de sa nouvelle vie. Il était alors sombré dans un désespoir noir qui lui coûtera la vie…

Figure 2 © Marjane Satrapi & L’Association, 2004

Figure 2 © Marjane Satrapi & L’Association, 2004

Lorsqu’il réalise le sens caché de cette histoire, le lecteur réalise aussi qu’il disposait, dès les premières pages du livre, de presque toutes les informations qui auraient pu lui permettre de découvrir tout de suite la face cachée du drame de Nasser. Certes, il n’aurait jamais pu se douter, à ce stade-là, que la nature du chagrin de ce personnage était d’ordre sentimental, il n’avait aucun moyen de deviner ce que le târ pouvait symboliser pour lui... Mais il pouvait reconnaître l’identité de l’« inconnue » rencontrée par Nasser dans la scène inaugurale du récit, et alors, toutes les pièces du puzzle se seraient mises en place bien avant d’arriver à la fin du récit. La découverte de la vérité s’accompagne donc, chez lui, de la reconnaissance des erreurs qui ont marqué les différentes étapes de sa lecture. L’épilogue surprenant de Poulet aux prunes amène alors le lecteur à douter du caractère trompeur des critères de probabilité qui sous-tendent sa compréhension de l’agir narratif et, partant, de l’agir humain en général.

5. Mise à l’épreuve des critères axiologiques de la vraisemblance

Les grilles d’interprétation que les lecteurs de Poulet aux prunes appliquent aux données narratives de ce récit ne sont jamais « neutres », elles ne se limitent pas à identifier la nature des actions accomplies par les personnages de cette histoire, elles enveloppent les actions en question de connotations axiologiques, suivant qu’il s’agisse d’actions conformes ou non conformes au code moral dominant. Les comportements qui s’éloignent trop des attentes axiologiques inscrites dans la vision du monde des lecteurs tendent, dès lors, à être considérés comme « invraisemblables ». Non parce qu’il s’agit de comportements objectivement « impossibles » mais parce qu’il s’agit de comportements qui offensent la morale dominante (toute société alignant inconsciemment son idéal de vraisemblance sur les aprioris d’ordre moral, politique ou religieux qui sous-tendent sa vision du monde). Est-ce qu’il existe des comportements de ce type dans Poulet aux prunes ? Y a-t-il, en d’autres termes, des personnages dont l’agir nous semble, par moments, invraisemblable, non à cause de son impossibilité objective, mais en raison de son irréductibilité au code moral dominant ?

Nous avons déjà fait état de quelques épisodes de ce type dans les paragraphes précédents de notre article. Le comportement de Nasser, en particulier, verse dans l’invraisemblance lorsqu’il administre à son fils une dose excessive d’opium dans le but de le faire dormir. Ou lorsqu’il se montre incapable de la moindre affection à l’égard de son épouse. Est-ce parce qu’il est peu probable qu’un père/mari puisse agir ainsi à l’égard de son fils/épouse que nous trouvons invraisemblable son comportement ? Ou parce qu’il s’agit d’un comportement fondamentalement immoral ? Sans sous-estimer la pertinence de la première hypothèse, nous penchons, dans ces cas, pour la deuxième. La vraisemblance, on l’a dit, n’est pas qu’une affaire de probabilité, c’est un filtre qui épure l’imaginaire fictionnel de tout ce qui est contraire à l’opinion dominante et ce « filtre » est constitué d’une stratification de critères sélectifs d’ordre statistique (la probabilité) mais aussi d’ordre axiologique (la bienséance). De ce point de vue, les comportements qui dérogent à la vraisemblance ne sont pas seulement transgressifs à l’égard de toute prévision raisonnable mais aussi à l’égard du code éthique dominant. Qu’est-ce qui légitime, chez Marjane Satrapi, ces atteintes à la vraisemblance ? Quel est, plus en général, le bien-fondé implicite d’une fiction qui se déploie sous le signe de la transgression en narguant méthodiquement le « contrat de véridiction » dont dépend sa recevabilité sociale ?

Note de bas de page 10 :

« La littérature est l’essentiel, ou n’est rien. Le Mal dont elle est l’expression, a pour nous, la valeur souveraine. Mais cette conception ne commande pas l’absence de morale, elle exige une hyper-morale » (Bataille 1957a : 9)

Note de bas de page 11 :

« La transgression lève l’interdit sans le supprimer » (Bataille 1957b : 41).

Note de bas de page 12 :

« Nous éprouvons, au moment de la transgression, l’angoisse sans laquelle l’interdit ne serait pas : c’est l’expérience du péché » (Ibid. : 43).

La fiction, disait Bataille, n’est possible que dans l’espace inauguré par la « transgression »10. Marjane Satrapi s’engouffre dans cet espace en faisant de Poulet aux prunes une vitrine de comportements qui défient, par leur côté déviant, les règles de la vraisemblance. Mais qui dit « transgression » ne dit pas nécessairement « abolition » de la vraisemblance11. En l’occurrence, les comportements « invraisemblables » de Nasser n’abolissent pas les règles de la vraisemblance, ils se limitent à les défier en mettant en discussion leur légitimité. Il n’est donc possible de les reconnaître comme « transgressifs » que si on les envisage comme des critiques adressées à la vraisemblance ainsi qu’aux principes axiologiques sur lesquels repose sa légitimité. Un comportement transgressif, explique Bataille, s’affranchit du code moral sans l’abolir. De ce fait, la transgression ne met pas à l’abri le sujet transgresseur d’un sentiment de culpabilité12. Mais cette culpabilité s’accompagne chez lui d’un sentiment de révolte à l’encontre des normes sociales qui ont été transgressées. C’est parce qu’elles étaient foncièrement injustes qu’elles ont été transgressées. L’injustice de la transgression présuppose donc, à titre de condition préalable, l’injustice de la loi. En transgressant les normes sociales, le transgresseur sombre dans l’injustice mais sa transgression dévoile, par la même occasion, l’injustice des normes transgressés. Dans cette optique, on peut dire que ce qui caractérise les profils axiologiques des personnages de Poulet aux prunes, c’est que leurs comportements transgressifs appellent une implicite redéfinition des critères en fonction desquels un individu peut, dans le cadre d’une société donnée, être considéré comme « coupable » ou comme « victime ». Nasser est-il coupable de ne pas aimer son fils ? Est-il coupable de n’éprouver la moindre affection pour son épouse Nahid ? Est-il coupable enfin de se laisser mourir sans se préoccuper des conséquences de son choix suicidaire pour la famille qu’il avait fondée avec sa femme ? Doit-on reprocher à celle-ci d’avoir détruit le târ de son mari ? Ou à Irâne d’avoir fait croire à Nasser qu’elle l’avait complètement oublié ?

Note de bas de page 13 :

C’est le père d’Irâne et la mère de Nasser qui sont responsables du malheur de leurs enfants : le premier en empêchant le mariage entre Nasser et Irâne (44), la deuxième en persuadant Nasser d’épouser Nahid (78).

Impossible de répondre à ces questions de manière catégorique. Nasser, Nahid, Irâne, tous les personnages de cette histoire ont leur part de responsabilité dans les souffrances qu’ils provoquent, mais tous sont, en même temps, des « victimes », asservies à une société gérontocratique, qui condamne les nouvelles générations à sacrifier leurs aspirations sur l’autel d’une observance aveugle, non négociable et dogmatique de la tradition13. D’où le désespoir suicidaire de Nasser, incapable de faire le deuil de son amour de jeunesse. D’où le mariage malheureux de Nahid, qui a mis au monde deux enfants avec Nasser sans jamais recevoir de lui un peu d’amour. D’où enfin, les remords d’Irâne ayant simulé de ne pas avoir reconnu son fiancé de jadis, le jour où celui-ci l’avait croisée par hasard dans la rue… Le drame de ces personnages exemplifie la frustration d’une société (la société iranienne), anachroniquement attachée à un mode de vie qui, honni par les nouvelles générations, ne cesse pour autant de leur être imposé comme seul horizon d’existence possible, au mépris des souffrances qui en découlent. Nous pensons que le choix d’attribuer à la femme aimée par Nasser (Irâne) le même nom que le pays où se déroule cette histoire légitime cette lecture « politique » de Poulet aux prunes, en révélant la réalité socio-culturelle que Satrapi ciblait à l’arrière-plan. Par le biais de cette histoire, l’autrice a donc voulu principalement critiquer la société de son pays natal en obligeant les Iraniens à se regarder au miroir des souffrances que leur culture inflige à ceux qui, à l’instar de Nasser, Nahid et Irâne, se soumettent docilement à son autorité. Mais la portée de cette dénonciation va bien au-delà des frontières de l’Iran et s’étend partout où le poids de la tradition anéantit toute étincelle de liberté.

6. Le statut véridictoire de la fiction au prisme de la phylogenèse des compétences fictionnelles

Nous estimons que les atteintes à la vraisemblance dont nous venons de faire état ne sont pas, chez Marjane Satrapi, fortuites, elles témoignent de la volonté de seconder la vocation inscrite dans la nature même de la fiction ainsi que dans le processus historique dont est issue cette forme de communication. Les recherches sur la genèse historique de la fiction nous apprennent que celle-ci n’est pas née au moment où l’humanité se rassemblait dogmatiquement autour d’un noyau de croyances sacrées mais, bien au contraire, au moment où elle commençait à s’en affranchir en adoptant à leur égard une attitude mentale plus rationnelle et moins enchantée (Schaeffer 1999 : 51). Cette hypothèse est notamment celle de Nietzsche qui, dans la Naissance de la tragédie, explique l’émergence historique de la fiction comme la conséquence de l’affaiblissement progressif de la croyance sérieuse en l’interprétation magico-religieuse du monde. Quelques années plus tard, Vladimir Propp lui emboîtait le pas en caractérisant le conte merveilleux comme l’effet de la transformation de la religion : « une culture meurt, une religion meurt, et leur contenu se transforme en conte » (1970 [1928] : 131). Dans le sillage de cette même interprétation, Walter Benjamin reconnaissait dans le conte de fées l’une des « premières dispositions prises par l’homme pour dissiper le cauchemar mythique » (1987 [1939] : 169). Et Marc Augé, plus près de nous, affirmait dans le même registre : « Nous voyons comment les récits de fiction se mettent à distance des mythes où se situe pourtant leur origine et comment, en quelque sorte, ils se déprennent de la religion en la reproduisant » (2001 : 65). Toutes ces différentes analyses, on le voit, convergent vers un même constat : la fiction a émergé lorsque l’humanité a commencé à se déprendre des croyances religieuses. La fiction est donc, d’une certaine façon, l’Aufhebung, le prolongement-dépassement de la religion, dont elle a commencé à se détacher en transformant ses propres manifestations dans le lieu de dissolution par excellence de tout ce à quoi l’humanité croyait mais ne pouvait plus croire. En s’affranchissant de la religion, la fiction a pu ouvrir la voie à un rapport moins dogmatique de l’humanité aux formes de sa propre vie imaginaire. Si la religion demandait à l’homme d’adhérer inconditionnellement à certaines représentations imaginaires (les mythes), la fiction, pour la première fois, lui a demandé de les mettre à distance, de les « [mettre] en scène selon le mode du “comme-si” » (Schaeffer 1999 : 325), de manière à court-circuiter les réflexes qui inclinerait notre espèce à apporter une créance spontanée à tout ce que l’on peut imaginer. Le présupposé de la fiction n’est donc pas la capacité de croire mais la capacité de prendre ses distances par rapport à des représentations qui étaient, jusque-là, des croyances. Il s’ensuit que sa condition préalable sur le plan cognitif n’est pas la croyance mais cette forme sui generis d’incroyance qu’est le « faire semblant », à savoir la capacité de se figurer mentalement certaines représentations sans y adhérer, sans les transformer en croyances (Alonso Aldama 2018 : § 2). Puissant facteur de « désenchantement », la fiction opère sur un double registre : elle révoque dans le doute tant les représentations corrélées aux données narratives interprétées que les modélisations abstraites qui les rendent interprétables. En tant que dispositif antidogmatique, la fiction ne peut pas agir seulement à l’échelle des représentations imaginaires qui s’incarnent dans une « histoire », elle doit agir aussi à l’échelle des représentations modélisantes qui, s’enchâssant dans une histoire, rendent interprétable son contenu. L’histoire humaine nous apprend, en effet, que les représentations érigées en croyances dogmatiques ne sont pas seulement les « mythes » mais aussi les idéologies religieuses, politiques et morales qui, « s’emparant » du contenu de certaines histoires, les ont transformées en « Mythes » avant de les livrer à l’adoration fanatique de tous. Pour rendre justice à la fonction historique de la fiction, pour ne pas mésestimer l’importance que revêt, sur le plan de la phylogenèse, son institutionnalisation culturelle, il convient alors de montrer qu’elle a pu opérer historiquement comme un agent de remise en question des croyances rattachées à certaines représentations narratives mais aussi aux grilles interprétatives qui présidaient à la détermination de leur valeur. Ce n’est pas en moulant plastiquement son sens sur l’horizon d’attente de la société que la fiction s’est acquittée pleinement de sa mission historique, mais en défiant les critères de vraisemblance qui modelaient l’imaginaire « canonique ». De l’analyse que nous avons consacrée à Poulet aux prunes, il résulte que cet album illustré s’inscrit dans la continuité de ce processus, moins parce qu’il nargue les modélisations culturelles dont dépend la recevabilité de l’histoire racontée que parce qu’il le fait dans le but de favoriser leur révision critique.