Comment (inter)définir les concepts de produits, marques, gammes et lignes ?
Exploration sémiotique des stratégies de marque de Aaker et Kapferer How to Define and Differentiate Products, Brands, Ranges, and Lines?
A Semiotic Approach to Aaker and Kapferer’s Brand Strategies
Alain Perusset
University of Warwick
La question n’est pas nouvelle, mais reste cruciale : qu’est-ce qui différencie une marque d’un produit, un produit d’une gamme, une gamme d’une ligne ? Les réponses peuvent être nombreuses, mais manquent d’une approche holistique pour considérer ces concepts dans un système qui s’interdéfinirait. L’objectif de ce travail est de caractériser et spécifier ces quatre notions sémiotiquement, dans le but d’avoir des concepts encore plus opérationnels, pouvant être utilisés avec une meilleure compréhension dans la planification stratégique de portefeuilles de marques. À cette fin, nous nous appuierons sur les propositions théoriques des deux spécialistes de la marque David A. Aaker et Jean-Noël Kapferer. À travers leurs réflexions sur les stratégies de marque, ces auteurs en sont venus à convoquer et croiser les termes susmentionnés, mais aussi, comme nous le verrons, à formuler des observations et à tirer des conclusions parfois incomplètes ou contradictoires. Pour appuyer nos arguments, nous procéderons à une analyse sémiotique s’appuyant sur la théorie des plans de langage, ainsi que sur les principes de la sémantique structurale (Greimas, Hjelmslev, Rastier). Cette démarche nous conduira à clarifier l’ensemble des stratégies de type « branded house », et surtout à conclure que les marques, les produits, les gammes et les lignes se distinguent entre eux sur la base de la qualité qu’ils incarnent : le fait d’être spécifiques, spéciaux, spécialisés, spectaculaires ou d’avoir une vision propre. Il s’agit là d’un changement de paradigme qui souligne l’importance des contributions théoriques sémiotiques dans le domaine du marketing.
The question is not new, but remains crucial: what differentiates a brand from a product, a product from a range, and a range from a line? There can be many answers, but they often lack a holistic approach to consider them within a coherent system. The objective of this article is to characterize and specify these four notions semiotically, so as to make these concepts more efficient for brand portfolio strategies. To this end, we will rely on the theoretical proposals of two brand specialists, David A. Aaker and Jean-Noël Kapferer. Through their reflections on brand strategies, these authors have come to summon and intersect the aforementioned terms, but also, as we shall see, to make observations and draw conclusions that are sometimes incomplete or contradictory. To support our arguments, we will conduct a semiotic analysis based on the theory of language planes, as well as on the principles of structural semantics (Greimas, Hjelmslev, Rastier). This approach will lead us to clarify the entire category of “branded house” strategies, and above all, to conclude that brands, products, ranges, and lines distinguish themselves based on the quality they embody: being specific, special, specialized, spectacular, or having a very own vision. This represents a paradigm shift that highlights the importance of semiotics in the field of marketing.
Index
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Mots-clés : Aaker, Kapferer, marketing, marque, stratégie
Keywords : Aaker, Brand, Kapferer, Marketing, Strategy
Auteurs cités : David AAKER, Pierre FRATH, Algirdas J. GREIMAS, Louis HJELMSLEV, Jean-Noël KAPFERER, François RASTIER
Cet article a été écrit dans le cadre du projet MSCA 896509, financé par le programme recherche et innovation Horizon 2020 de l’Union Européenne.
Introduction
La question n’est pas nouvelle, elle se pose régulièrement : qu’est-ce qui différencie une marque d’un produit, un produit d’une gamme, une gamme d’une ligne ? Par exemple, l’iPhone est-il un produit, une marque, une gamme ou une ligne ? On saisit qu’un flou entoure ces notions, lesquelles paraissent plus ou moins interchangeables. Or, si dans la vie courante ces ambiguïtés ne sont pas problématiques, elles s’avèrent l’être davantage dans le domaine du brand management, car comment espérer conduire des stratégies de marques performantes et déployer des extensions de produits réussies, si on n’a pas clarifié les distinctions à opérer entre marques, produits, gammes et lignes, ou, pour le dire autrement, si on ne saisit pas comment ces notions s’interdéfinissent ? Là se situe l’enjeu sémiotique de cette étude : saisir le sens de ces termes qui non seulement sont proches, mais qui, en outre, présentent la caractéristique d’être des « désignations lexicalisées » (Frath 2007 : 9), c’est-à-dire des termes « sans référence précise », ayant donc un niveau d’abstraction tel qu’ils peuvent valoir pour désigner un grand nombre de réalités hétérogènes.
Dans cet article, nous chercherons à caractériser et spécifier les concepts de produit, marque, gamme et ligne, ceci pour mieux saisir ce que ces termes catégorisent, et surtout, dans la pratique, pour avoir des concepts plus opérationnels qui puissent être employés avec une compréhension accrue dans la planification stratégique de portefeuilles de marques.
Pour développer notre argumentaire, nous nous appuierons sur les propositions des deux spécialistes de la marque David A. Aaker (2004) et Jean-Noël Kapferer (2007). En effet, au travers de leurs réflexions sur les architectures et stratégies de marques, ces auteurs en sont venus à convoquer et croiser ces termes, mais aussi, comme nous le verrons, à formuler des observations et tirer des conclusions parfois incomplètes ou contradictoires. Pour appuyer nos arguments, nous procéderons à une analyse sémiotique s’appuyant sur la théorie des plans de langage (Hjelmslev 1971 [1943]), ainsi que sur les principes de la sémantique structurale et interprétative (Greimas 2002 [1966] ; Rastier 2009).
Dans la partie suivante, nous reprendrons les conclusions de récents travaux d’analyses sémiotiques conduites sur les stratégies de marques pour présenter une définition sémiotique renouvelée des concepts de marque et de service. Puis, dans les parties 3 et 4, nous problématiserons les stratégies branded house et subbrands du Brand Relationship Spectrum de Aaker et les stratégies marque produit, marque ombrelle et marque source de l’architecture de marques de Kapferer, car ce sont ces stratégies qui éclaireront notre compréhension des notions qui nous intéressent. Enfin, dans la partie 5, nous synthétiserons nos observations pour offrir une perspective nouvelle et originale sur ces concepts de produit, gamme et ligne ; le tout accompagné de recommandations pratiques.
1. Les concepts de marque et de service
1.1. La marque, un service avec une vision propre
Cela fait quelque temps que nous nous intéressons aux marques et plus particulièrement à la définition qu’on pourrait en donner, étant entendu qu’attribuer un nom et une identité à un service ou un produit n’est pas nécessairement en faire une marque (cf. Conejo et Wooliscroft 2015 ; cf. section 5.3). C’est dans ce souci de clarté et de brièveté que nous avons proposé de considérer la marque comme « un service ayant une vision propre » (Perusset 2024a). Dans la même veine que Vargo et Lusch (2004), et en allant même plus loin, nous envisageons donc le service comme le terme générique de toute la logique marketing : ce terme désignant à la fois tous les types de solutions (produits, gammes, prestations…) et tous les types d’organisations (entreprises, filiales, associations…), lesquelles peuvent ou non être des marques :
Figure 1. Les types de services
Quant au postulat que la marque est un service ayant une vision propre, il renvoie au constat que certains services sont conçus, puis nommés, pour assurer une prospérité sociale en déployant une compétence propre et, ce faisant, en manifestant un certain style – et par suite, une éthique, une esthétique, et donc une forme de vie.
1.2. La relation d’appartenance
À partir de cette définition stabilisée, nous avions ensuite considéré nécessaire d’expliciter que la valeur d’un service et d’une marque dépend de plusieurs conditions et paramètres (Perusset 2024b). Premièrement, que le statut de marque dépend exclusivement des choix stratégiques de l’organisation, c’est-à-dire que ce statut ne naît pas des marchés ou des publics. En somme, nous revendiquons une perspective résolument stratégique (pôle de l’émetteur entreprise) et non d’image (pôle du public récepteur). De fait, si nous réalisions un sondage, sans doute ressortirait-il que l’iPhone est perçu comme une marque par la plupart des gens – et sans doute aussi par la majorité des managers en branding – alors que nous défendrons en cours d’analyse que ce n’en est pas une, pour des raisons structurales. Ainsi, nous assumons une définition de la marque non pas descriptive, mais normative.
Deuxièmement, nous reconnaissons qu’un service ou une marque acquiert toujours sa valeur dans le cadre d’une relation avec un autre service appartenant à l’organisation (ou avec l’organisation même). Cette relation, dite « d’appartenance », est (i) toujours hiérarchisée, avec un service en amont, dit « souverain », et un service en aval, dit « adjoint », de même que (ii) contextuelle avec un service qui peut changer de statut en fonction du service avec lequel il est mis en relation. Par exemple, Nivea est un service-marque adjoint vis-à-vis de Beiersdorf, mais un service-marque souverain vis-à-vis de Nivea Men.
Figure 2. La relation d’appartenance
Enfin, à l’intérieur de cette relation d’appartenance, un service est toujours plus dominant – plus mis en avant – que l’autre. Cette seconde dimension, dite de « dominance », se rapporte à la valeur donnée au service. Cette dominance par la valeur peut être marquée soit faiblement soit fortement. Lorsqu’elle est fortement marquée, nous proposons de parler de service « alpha+ » pour le service dominant et de service « oméga » pour le service dominé ; lorsqu’elle est faiblement marquée, de service « alpha » et de service « beta ».
La combinaison de ces valeurs sémantiques conduit à reconnaître, au total, quatre relations entre huit types de services, certains d’entre eux pouvant être des marques, d’autres non (dans la figure 3, la valeur sémantique de chaque service est mise entre barre oblique ; dans les cases foncées, se trouvent les services dominants de chaque relation).
Figure 3. La sémantique des stratégies de marques
2. Le modèle de Aaker
2.1. Les sous-stratégies branded house et subbrands
Avec son Brand Relationship Spectrum, Aaker nous invite à considérer quatre stratégies de marques, partitionnées en neuf sous-catégories (cf. figure 4). Cette proposition reste le modèle de référence en termes d’architecture de marques au côté de celui établi par Kapferer que nous présenterons dans la partie 4.
Figure 4. Le Brand Relationship Spectrum (Aaker 2004 : 48)
Comme annoncé en introduction, nous ne nous intéresserons qu’aux deux premières stratégies du modèle d’Aaker, car ces stratégies branded house et subbrands suffisent à saisir les enjeux sémiotiques entourant les notions de gamme, ligne, produit et marque. Ainsi, en entrant dans le détail de ces stratégies, on rencontre d’abord deux types de branded house : la branded house qui reposerait, pour reprendre la terminologie de la section précédente, sur une identité du service adjoint soit similaire (stratégie same identity) soit différente (stratégie different identity) de celle du service souverain. Aaker n’est pas très loquace quant à la différence existant entre ces sous-stratégies (2004 : 60-63). Ce sont les exemples qu’il utilise qui sont davantage parlants (cf. figure 3).
Dans le premier cas (same identity), on comprend que le service adjoint n’est pas nommé et que par conséquent seule l’identité du service souverain se manifeste pour caractériser l’offre : on achète des soutiens-gorges (service adjoint) Victoria’s Secret (service souverain), et ces soutiens-gorges n’auraient pas de nom particulier ni une quelconque identité de marque propre. Dans le second cas (different identity), avec l’exemple de Mitsubishi Motors et Mitsubishi Electric, on saisit qu’il y aurait un semblant d’identité qui marquerait le service adjoint par l’attribution d’un nom qui lui serait propre. Plus précisément, le service adjoint de cette seconde sous-stratégie aurait un nom de type syntagme descriptif, composé d’abord du nom du service souverain (« Mitsubishi »), puis d’un « descripteur » propre qui signalerait, de façon littérale, la spécificité du service adjoint (« Motors » ou « Electric ») ; ce serait ce descripteur qui conférerait cette identité différente.
Le passage des stratégies branded house aux stratégies subbrands dépendrait ensuite de l’influence du service adjoint qui, sous ces dernières, « modifies the master brand [le service souverain] by adding to or changing its associations (such as an attribute, a benefit, or a personality) » (2004 : 57). Ainsi, c’est parce que le service adjoint altérerait l’identité du service souverain qu’on en viendrait à lui reconnaître une identité plus marquée, bien que toujours subordonnée à celle du service souverain (sous-stratégie master brand as driver) ou, dans le meilleur des cas, d’égales valeurs (sous-stratégie co-drivers).
En effet, Aaker reconnaît aussi deux variantes aux stratégies subbrands. La première variante, dite master brand as driver, figure le cas où le service adjoint caractériserait la proposition marchande de façon moins prégnante que le service souverain, ainsi que cela s’avérerait dans le cas de la « Toyota Camry » où Toyota, comme master brand, capitaliserait davantage que Camry. La seconde variante, dite co-drivers, décrit la situation où cette valeur de l’offre serait infusée à parts égales par les services souverain et adjoint, comme dans le cas du « Sony Walkman » où, si on suit le raisonnement de Aaker, Sony (comme master brand souveraine) et Walkman (comme subbrand adjointe) contribueraient de façon paritaire à donner sa valeur au baladeur mythique de la marque nippone.
2.2. Les deux plans sémiotiques
Aaker adopte une position toute sémiotique lorsqu’il présente et distingue ces quatre sous-stratégies. Il convoque en effet, naturellement, les deux plans sémiotiques de l’expression et du contenu en décrivant la façon dont un nom (plan de l’expression) manifeste une stratégie (plan du contenu).
Figure 5. Les plans d’expression des stratégies de marque
Avec ces quatre premières sous-stratégies, Aaker problématise ainsi cette dialectique entre plan de contenu (C) et plan d’expression (E). De façon formelle, voici les sémioses (c’est-à-dire les mises en relation entre plan de l’expression et plan du contenu) que l’auteur reconnaît. D’abord pour les stratégies branded house :
-
Principe de la variante house of brands same identity :
Si l’intention de l’entreprise est que le service adjoint se fonde complètement dans l’identité du service souverain (C), alors il ne faut pas lui donner de nom (E). -
Principe de la variante house of brands different identity :
Si l’intention est que le service adjoint ait une identité différente de celle du service souverain (C), alors il faut le nommer en ajoutant un descripteur au nom du service souverain (E).
Puis, si on se place au niveau macro des stratégies branded house et subbrands, pour saisir en quoi ces deux sous-stratégies se distinguent des deux suivantes, on reconnaît les principes suivants :
-
Principe des stratégies house of brands :
Si l’intention est de ne pas modifier l’identité du service souverain pour caractériser l’offre (C), alors il ne faut pas nommer le service adjoint, ou seulement le nommer avec un descripteur accompagnant le nom du service souverain (E). -
Principe des stratégies subbrands :
Si l’intention est de modifier l’identité du service souverain pour caractériser l’offre (C), alors il faut dénommer le service adjoint de façon plus ou moins originale ou autonome (E).
Enfin, entre les deux sous-stratégies subbrands, Aaker n’explicite aucun élément différenciant au plan de l’expression, ce qui est problématique, comme nous le verrons à la section suivante :
-
Principe de la variante master brand as driver :
Si l’intention est que le service souverain caractérise davantage l’offre que le service adjoint (C), alors il faut nommer le service adjoint en ajoutant un terme original, plus ou moins autonome (E). -
Principe de la variante co-drivers :
Si l’intention est que les services souverain et adjoint caractérisent à parts égales l’offre (C), alors il faut nommer le service adjoint en ajoutant un terme original, plus ou moins autonome (E).
2.3. Des noms clairs pour ne pas laisser place au doute
Ne pas identifier de plans d’expression propres aux deux sous-stratégies subbrands est un problème, car cela suppose que ce n’est dès lors pas l’entreprise qui décide de la fortune de ses stratégies, mais le public. En effet, si Aaker avait voulu montrer que les entreprises sont maîtresses du destin de leurs services, il aurait dû indiquer de quelle façon les plans d’expression des stratégies master brand as driver et co-drivers se distinguent entre eux.
De fait, si on s’en tient aux exemples sélectionnés par Aaker, on comprend que c’est parce que la Toyota Camry serait perçue par les publics comme une proposition marchande davantage propre à Toyota qu’à Camry, que Aaker la reconnaît ressortir d’une stratégie master brand as driver ; et de façon distincte, c’est parce que le Sony Walkman serait perçu comme une proposition marchande à la fois propre à Sony et au Walkman lui-même, que Aaker reconnaît ce baladeur être fonction d’une stratégie co-driver. D’un point de vue stratégique, cette position hypothétique est donc bien intenable ; ces variantes s’avérant finalement ne pas être des stratégies, mais des résultats possibles de stratégies mal calibrées.
Heureusement, il se trouve que Aaker entretient ailleurs une autre ambiguïté qui peut résoudre cette aporie. Cette ambiguïté naît du fait que l’auteur réfère aux services adjoints des stratégies co-drivers tantôt de façon extensive, comme dans la figure 3 (« IBM ThinkPad », « Sony Walkman », « Ford Taurus ») tantôt de façon concise (« ThinkPad », « Walkman », « Taurus » ; 2004 : 32, 44, 291). Par ces variations nominales, Aaker semble donc fonder les différences de ses stratégies, au plan de l’expression, sur des indices exclusivement linguistiques (en tout cas pour les quatre variantes qui nous intéressent). Aussi, référer de façon variable à ces trois subbrands (ThinkPad, Walkman, Taurus) ne peut qu’interpeler. Notre parti est de postuler que si Aaker concentre son attention au plan de l’expression uniquement sur des éléments linguistiques alors la véritable bascule linguistique entre les variantes master brand as driver et co-drivers reposerait sur le fait que, dans le second cas, le nom propre du service adjoint fonctionnerait de façon autonome, voire même, devrait fonctionner de façon autonome. Cette hypothèse, sur laquelle nous reviendrons, a le mérite de fonder une syntaxe stratégique qui pour l’instant se tient :
Figure 6. Les plans sémiotiques des stratégies branded house et subbrands selon Aaker
2.4. Un nom ne peut pas faire de miracles
Comme révélé dans le schéma ci-dessus, les dimensions stratégiques et linguistiques s’interpénètrent et s’influencent du fait que chacune d’elles appartient à un plan sémiotique : les stratégies relèvent du plan du contenu, les noms, du plan de l’expression. Or, les choses ne sont pas aussi simples pour distinguer les stratégies entre elles. En effet, une identité de marque ne se résume pas à un seul élément linguistique, même si le linguistique est déterminant pour forger une identité (cf. section 4.5). De plus, aucun mot de la langue n’est en soi un « descripteur » (terme inventé par Aaker), ce qui signifie que si on ne se base que sur le linguistique, il est impossible de savoir si une offre telle que « Nivea Beauté » repose sur une stratégie branded house ou subbrands. Et même si Aaker laisse entendre qu’un descripteur serait un terme descriptif (contrairement au nom propre des services adjoints subbrands qui serait plutôt métaphorique), on voit que le problème persiste, puisqu’aucun mot de la langue n’est non plus intrinsèquement métaphorique (le terme « Beauté » est-il métaphorique ou descriptif ?). Bref, on se retrouve à nouveau dans une situation non pas stratégique, mais conjecturelle où c’est au public de sentir et décider si tel nom est descriptif ou métaphorique, et par suite, de deviner à quelle stratégie il a affaire. Le problème linguistique et expressif des stratégies n’est donc pas encore réglé.
2.5. En-deçà des stratégies, des effets de sens
À la section 3.2, lorsque nous avons passé en revue les différences entre chaque sous-stratégie, nous n’avons pas mentionné qu’au plan du contenu il existe aussi des problèmes. En effet, Aaker ne se fonde jamais sur le même critère pour discriminer les stratégies, au plan du contenu. Cela est problématique, car d’un point de vue structural on ne peut comparer ce qui n’est pas comparable (Greimas 2002 [1966] ; Rastier 2009). En l’occurrence, Aaker retient d’abord le critère relatif à l’identité du service adjoint vis-à-vis de celle du service souverain (same identity vs. different identity) ; ensuite, celui relatif à la capacité du service souverain à caractériser l’offre seul ou de façon conjointe avec le service adjoint (master brand as driver vs. co-drivers) ; enfin, à un niveau plus général, le critère relatif à l’altération ou non de l’identité du service souverain (branded house vs. subbrands).
Or, pour reprendre cette dernière distinction, estimer que la différence entre les stratégies branded house et subbrands tient, au plan du contenu, à une intention d’altérer ou non l’identité du service souverain, est peu instructif, puisque dès l’application de la stratégie different identity le service adjoint altère l’identité du service souverain. La véritable question serait plutôt de savoir quel élément altère, au plan du contenu, l’identité du service souverain.
Dans un article récent (Perusset 2024b), nous nous étions intéressé au sens des quatre principales stratégies du Brand Relationship Spectrum (cf. figure 4) et avions reconnu que les deux premières stratégies du modèle ont en commun de valoriser les compétences du service souverain au moyen du service adjoint (branded house et subbrands) alors que les deux dernières visent davantage à créer du storytelling (endorsed brands et house of brands). Nous avions alors conclu que les services adjoints des deux premières stratégies ne peuvent prétendre être des marques (parce qu’ils incorporent la vision de leur service souverain), à l’inverse de ceux des deux dernières qui ont toujours valeur de marques (parce qu’ils portent une vision propre qui leur permet de déployer un storytelling). Enfin, entre les deux stratégies qui nous intéressent, nous avions vu que sous le régime branded house, le service adjoint accomplit la mission du service souverain (le Fanta Agrumes comme le Fanta classique désaltère) alors que sous le régime subbrands, le service adjoint conduit une mission propre et singulière (Apple s’occupe de management, l’iPhone propose la vision d’Apple dans le secteur des smartphones).
Figure 7. Les principes directeurs des stratégies de marques (Perusset 2024b)
3. Le modèle de Kapferer
3.1. La stratégie marque produit et ses variantes
Jean-Noël Kapferer élabore un modèle d’architecture de marques similaire à celui de Aaker. Il emprunte aussi à ce dernier quelques concepts pour les y intégrer. Cela dit, le modèle de Kapferer reste distinct de celui de Aaker, ne serait-ce que parce qu’il se divise en six stratégies.
Figure 8. Les architectures de marque (Kapferer 2007 : 435)
Le premier critère sur lequel Kapferer s’appuie est celui des « niveaux de marque » : il estime qu’une proposition marchande promeut soit une seule marque (celle du service souverain ou adjoint) soit simultanément deux marques (pour autant que l’on considère le service adjoint comme une marque). Le second critère se rapporte à la liberté octroyée au service adjoint qui peut être grande ou limitée. Si cette liberté est grande, les stratégies se rapprochent d’une logique house of brands, si elle est limitée, d’une logique branded house ; c’est-à-dire que plus la liberté du service adjoint est grande, moins la cohérence avec le service souverain l’est, et, inversement, plus la liberté du service adjoint est limitée, plus la cohérence avec le service souverain est grande. Enfin, Kapferer emprunte à Aaker les termes house of brands et branded house pour en faire des termes génériques surplombant les stratégies de son modèle :
Figure 9. La catégorisation des stratégies de marque selon Kapferer (2007 : 453)
Ce tableau est intéressant à double titre : d’une part, il intègre deux variantes de la stratégie marque produit : la variante marque ligne et la variante marque gamme ; de l’autre, il indique que Kapferer range la stratégie marque produit du côté house of brands alors même qu’il la présente ailleurs comme une stratégie branded house.
En effet, Kapferer envisage d’abord la « marque produit » comme un service adjoint, dans le cadre d’une relation house of brands. Il prend l’exemple de Procter & Gamble et explique que cette entreprise a toujours eu l’habitude de développer des « marques produits » telles que, sur le marché des détergents, « Ariel, Vizir, Dash, Bonux, Gama, Axion » ou sur le marché des savons « Camay, Zest et Monsavon ». Soit : « La stratégie de la marque produit consiste à affecter de façon exclusive un nom à un produit et un seul » (2007 : 438), donc effectivement à donner à ce service adjoint une grande liberté d’action.
Mais ensuite, Kapferer décrit cette stratégie en envisageant la « marque produit » comme un service souverain disposant d’un ou de plusieurs services adjoints. Il explique en prenant cette fois-ci l’exemple de la « marque produit » Dash que, souvent, « pour signifier l’amélioration importante du produit, l’entreprise adjoint au nom de marque un numéro (Dash, Dash 2, Dash 3) » ; ou alors que « pour coller à l’évolution des pratiques des consommateurs, le nom de marque s’applique à des variations de forme (par exemple de packaging : en paquet, en baril, en poudre ou liquide) » (2007 : 439). Cette double perspective peut être ainsi figurée :
Figure 10. Représentation de la stratégie marque produit telle que conçue par Kapferer
Kapferer évoque ensuite les deux variantes de cette stratégie. La discussion s’engage d’abord autour de la variante marque ligne. Il explique que « la ligne répond au souci de fournir une offre produit cohérente, sous un même nom, en proposant plusieurs produits complémentaires » (2007 : 443). Ainsi présentée, cette stratégie soulève une première interrogation, car l’auteur emploie le terme de « produit » tantôt comme hyperonyme (un produit peut se décliner en plusieurs lignes) tantôt comme hyponyme (une ligne se décline en plusieurs produits). C’est à vrai dire une ambiguïté commune et récurrente : on parle de « produit » pour désigner un service pouvant valoir comme marque (Fanta est un produit de Coca-Cola) de même qu’un type spécifique de cette marque, par effet métonymique (le Fanta Agrume est un produit de Fanta). Néanmoins, en poursuivant la lecture, on découvre que c’est l’acception hyperonymique du produit (comme marque-service pouvant avoir plusieurs lignes) que Kapferer retient lorsqu’il explique que la fonction de la ligne est aussi d’organiser une offre produit.
Findus couvrait tous les produits surgelés salés (135 plats). […]. Pour nourrir la marque, exprimer sa spécificité, d’une part, et, d’autre part, aider le consommateur à se repérer dans la masse des 135 produits et isoler ceux dotés des vertus qu’il recherche, il fallut insérer un étage de sens entre la marque et les noms de produit. C’est le rôle des noms de lignes, comme : « Cuisine légère », qui regroupa dix-huit plats, reconnaissables par leur packaging blanc ; « Traditions », qui compta neuf plats, sous un emballage couleur bordeaux ; « Nature Marine », qui comporta neuf types de poissons et assortiments (auparavant dénommés tout simplement tranches de colin, filets de merlan…), sous emballage bleu. (2007 : 445)
Figure 11. Représentation de la stratégie marque ligne telle que conçue par Kapferer
Enfin, Kapferer considère la variante marque gamme, qu’il présente comme suit :
Les marques gammes désignent sous un même nom de marque et promeuvent sous une même promesse un ensemble de produits, appartenant au même territoire de compétence. Dans l’architecture de la marque gamme, les produits gardent leur nom courant (poisson à la provençale, pizza aux champignons, crêpes au jambon-fromage chez Findus). (2007 : 444)
Ainsi décrite, cette relation apparaît être l’inverse de la précédente, avec une marque gamme qui surplomberait les produits. Ce n’est toutefois pas le cas, car dans cet extrait, Kapferer envisage les produits dans leur sens hyponymique (comme des exemplaires ou des types de produits, non comme des marques), ainsi que figuré ci-dessous :
Figure 12. Représentation de la stratégie marque gamme telle que conçue par Kapferer
Comme on le constate avec les figures 10 et 11, Findus assume tantôt le rôle de « marque produit » tantôt celui de « marque gamme ». Kapferer reconnaît d’ailleurs que « la marque produit peut aussi naturellement évoluer en marque gamme » (2007 : 444). Néanmoins, pour prendre le contre-pied à cette assertion, on peut aussi se poser la question de la pertinence d’avoir deux concepts pour cette position souveraine alors qu’un seul terme suffirait (cf. figure 13, infra).
3.2. Des variantes peu pertinentes
Reprenons quelques observations. Premièrement, Kapferer estime qu’une « marque produit » stricto senso est un produit au sens hyperonymique du terme, qui ne se déclinerait en aucune ligne et qui n’aurait en soi pas d’autres possibilités d’extension que de formats ou de versions. C’est déjà un problème, car pourquoi vouloir faire d’un produit une marque si on n’envisage aucune déclinaison ou extension autre que de format ou de version ? Ceci va à l’encontre de toute logique de branding, et il nous semble que dans ce cas, Kapferer aurait mieux fait de parler de « produit » plutôt que de « marque produit ».
Deuxièmement, même en ne considérant pas la « marque produit » comme une marque, on peut se demander quelle est la pertinence d’avoir un terme spécifique pour qualifier un tel service. Si on pense à la marque Fanta, il faudrait comprendre qu’on n’aurait déjà plus affaire à une « marque produit », mais à une « marque gamme », car Fanta ne se décline pas seulement dans des formats différents, mais aussi dans des saveurs différentes ; et par suite, il y aurait aussi à accepter que chaque goût de Fanta est une « marque produit », puisque ces variantes ne se déclinent, elles, qu’en des formats (Fanta Agrumes en cannettes, en bouteilles de 500 ml ou de 2 litres). En somme, ainsi conçue, cette « marque produit » n’a pas de sens.
Troisièmement, Kapferer estime qu’une « marque produit » devient une « marque gamme » lorsqu’elle décline une même promesse sur un « ensemble de produits, appartenant au même territoire de compétence » (supra). En ce sens, cette variante marque gamme apparaît beaucoup plus pertinente que la stratégie marque produit de référence, puisque tendanciellement les « marques produits » (hyperonymes) ont toujours la possibilité de se décliner en plusieurs « types de produits » (hyponymes). C’est même la raison pour laquelle on fait de ces produits des marques (comme Findus ou Fanta).
Enfin, concernant la « marque ligne », un doute subsiste : est-ce que Kapferer emploie le terme « marque ligne » pour désigner les lignes elles-mêmes ou la « marque produit » à laquelle celles-ci appartiennent ? Dans le premier cas, les désignations « Cuisine légère », « Tradition » et « Nature marine » seraient des marques lignes (cf. figure 7, supra) ; dans le second cas, il faudrait comprendre que Findus serait passé du statut de « marque produit » à celui de « marque ligne », dès lors que cette marque aurait commencé à déployer « plusieurs lignes ». Dans les deux cas, des problèmes persistent. Premièrement, considérer des lignes comme des « marques lignes » est peu sensé, car on devrait alors se poser la question de savoir ce que serait une ligne qui ne serait pas une marque. Et à notre sens, cette question n’a pas lieu d’être, puisqu’une ligne ne peut être une marque sans changer de statut et devenir une « marque cautionnée » (« endorsed brand »). Deuxièmement, le problème tient au fait qu’une « marque produit » qui aurait des lignes (donc une « marque ligne ») serait inévitablement aussi une « marque gamme », puisque ces lignes comprendraient ensuite nécessairement des (types de) produits (cf. figure 13, infra). En somme, pourquoi à nouveau vouloir introduire un terme, celui de « marque ligne », si ce n’est pour faire doublon avec celui de « marque gamme », qui déjà fait doublon avec celui de « marque produit » ?
Fort de ces observations, nous estimons que ces variantes sont non pertinentes, et qu’à hauteur des stratégies marque produit, marque gamme et marque ligne, un seul niveau de marque doit être considéré. Telle que conduite par Kapferer, l’argumentation nous inviterait à retenir la pertinence de la « marque gamme », car c’est cette variante qui se situe au plus haut niveau de la hiérarchie. Néanmoins, on pourra toujours se demander qu’elle est la plus-value de parler de « marque gamme », et pas simplement de « marque produit », de « gamme » ou tout simplement de « produit ». Nous y reviendrons.
Figure 13. Structure de la stratégie marque gamme (ex-stratégie marque produit)
3.3. La stratégie marque ombrelle
Kapferer envisage la stratégie marque ombrelle aussi comme une évolution de la stratégie marque produit, dès lors que celle-ci « recouvre des extensions radicales », autrement dit, lorsque « la même marque soutient plusieurs produits dans des marchés très différents ». (2007 : 446). Avec cette nouvelle stratégie, la problématique du marché fait ainsi son apparition, étant entendu que jusqu’à présent Kapferer suggérait des stratégies mettant en relation des services souverain et adjoint évoluant dans un même marché. Désormais, avec la stratégie marque ombrelle, cette relation d’appartenance prendrait donc place sur deux marchés soi-disant « très différents » (supra).
Sans chercher à savoir sur quelle base on peut considérer des marchés comme similaires ou différents, relevons surtout que Kapferer précise sa pensée en disant « qu’à la différence de la marque produit, où une marque ne renvoie qu’à un seul produit et réciproquement […] la marque ombrelle recouvre au sens propre et figuré plusieurs catégories de produits » (2007 : 448). Sous ce régime stratégique, le service adjoint serait donc une « catégorie de produits ». Or, comme toute offre est théoriquement toujours une catégorie de produits (la ligne et la gamme sont aussi des catégories de produits), il semble qu’il faille saisir la spécificité de cette « catégorie de produits » dans le fait qu’elle contiendrait justement des produits destinés à des marchés différents de celui où opère le service souverain, soit :
Figure 14. Représentation de la stratégie marque ombrelle telle que conçue par Kapferer
Parler de marchés différents ne nous semble toutefois pas heureux, car cette formulation laisse entendre que les produits d’une « marque ombrelle » peuvent ne rien avoir en commun entre eux ou avec elle. Plutôt, il s’agirait de dire que ces marchés et catégories sont spécialisés et complémentaires entre eux, ceci d’autant que Kapferer insiste sur le fait que, sous ce régime stratégique, « la marque mère [le service souverain] est maître : plus qu’un nom, elle fournit un cadre de référence derrière lequel tout devra s’aligner afin d’en devenir l’incarnation, le porte-parole vivant. Ici, la marque est le cadre qui recadre » (2007 : 451).
Enfin, en changeant de plan, pour passer du contenu à l’expression, Kapferer ajoute que comme cette stratégie « n’accepte toujours qu’une seule marque pour l’ensemble [on retrouve alors] l’usage de noms descriptifs pour les produits et services ou les divisions et branches. Ici, point de marques prénoms ou de marques filles » (2007 : 451). Il retient la marque Nivea comme parangon de cette stratégie :
Le prototype de l’ombrelle encadrante est Nivea. On reconnaît à vue d’œil un produit ou une communication Nivea. Il agit dans un grand nombre de catégories : crèmes hydratantes, produits solaires, déodorants, shampooings, produits de beauté, de maquillage. […]. Tout est codifié de façon centralisée. La masterbrand est forte, parce qu’elle réunit une offre large sous des valeurs très différenciatrices communes. Chez Nivea, les catégories sont vendues chacune sous une déclinaison du nom : Nivea et un descripteur de la fonction ou de la cible. (2007 : 451)
Parmi ces catégories dénommées, Kapferer cite des services aujourd’hui disparus comme Nivea Visage, Nivea Beauté et Nivea Vital, et d’autres toujours commercialisés comme Nivea Men, Nivea Sun et Nivea Baby (Kapferer 2007 : 595). Mais surtout, avec ces exemples, on a confirmation que les marchés de ces « catégories de produit » ne sont en rien différents de celui de la marque souveraine ; qu’ils la spécialisent plutôt effectivement dans son propre territoire de compétence. En effet, ces services adjoints s’ancrent tous dans le territoire de prédilection de Nivea, le soin pour la peau ; pour la peau des femmes (Nivea Beauté), des hommes (Nivea Men), des seniors (Nivea Vital), des bébés (Nivea Baby), du visage (Nivea visage), et de ceux qui veulent se protéger du soleil (Nivea Sun).
Figure 15. Autre représentation de la stratégie marque ombrelle telle que conçue par Kapferer
3.4. La stratégie marque source
Kapferer clôt la présentation des stratégies de type branded house en abordant celle qu’il nomme marque source. Il présente cette stratégie comme « similaire en volonté de cohérence à la stratégie de marque ombrelle dite encadrante, [sauf] sur un point clé, qui est d’avoir “deux niveaux de marque” » (2007 : 452). Kapferer entend dire que les services souverain et adjoint sont désormais tous deux des marques, ce qui signifie que pour lui, tous les services adjoints précédemment décrits (comme Nivea Men) ne sont pas des marques. Il explique même pourquoi les services adjoints des autres stratégies ne sont pas des marques ; c’est parce qu’ils n’ont pas de noms propres : « [avec les marques sources,] ses lignes et produits peuvent être prénommés (recevoir un « marque fille »). Ils ne portent plus un nom générique, mais un nom propre » (2007 : 452).
Voici donc ce qui marquerait, au plan de l’expression, la distinction entre stratégies marque ombrelle et marque source. Mais, au plan du contenu, qu’en est-il ? car il y a un problème. En effet, d’un côté Kapferer soutient que les services adjoints des stratégies marque ombrelle ne seraient pas des marques, alors que ceux des stratégies marque source le seraient. De l’autre, il continue à reconnaître que, sous la stratégie marque source, « la marque mère impose sa vision, un très fort esprit de famille et recadre l’ensemble sous son système de valeurs » (2007 : 453). Ainsi, le problème est que Kapferer sous-entend qu’un service qui n’aurait pas de vision propre peut être une marque : « il existe un vrai esprit Apple, une vision, une mission et des marques filles : Macintosh, iMac, iPod, iTunes » (2007 : 453).
Figure 16. Représentation de la stratégie marque source telle que conçue par Kapferer
Notre désaccord avec Kapferer est ainsi important, car, comme nous l’avons déjà vu à propos des stratégies de Aaker, on ne peut concevoir des stratégies différentes si on n’a pas des différences entre elles au plan du contenu. Aussi, comme Kapferer fait uniquement reposer la distinction entre stratégies marque ombrelle et marque source sur des éléments d’expression (le fait d’avoir ou non un service adjoint prénommé) et qu’il ne propose pas d’autres arguments, nous nous voyons forcé de maintenir notre position théorique (cf. section 2.1), soit : (i) les services adjoints des stratégies marque ombrelle ne doivent toujours pas être conçus comme des marques, car ils n’ont pas de vision propre ; (ii) donner un (pré)nom au service adjoint, ce n’est pas nécessairement en faire une marque (raison pour laquelle nous regrettons aussi que Kapferer parle de « marques filles » pour référer aux services adjoints de cette stratégie, et que, de même, nous restons dubitatif sur le besoin d’avoir deux termes pour qualifier le service souverain : « marque source » et « marque mère »).
3.5. Des noms pour déterminer des stratégies
Kapferer ne présente finalement pas trois, mais cinq stratégies branded house. Ces stratégies ont en commun de décliner des services adjoints reprenant la vision du service souverain, ce qui confirme que la catégorie des stratégies de type branded house est fondée sur cette caractéristique au plan du contenu. Puis, il se dessine que c’est la question du marché qui distinguerait ces stratégies entre elles, avec certaines qui déclineraient des services adjoints tantôt dans le même marché générique que celui du service souverain (stratégies marque produit, gamme et ligne), tantôt dans des marchés spécialisés au sein du territoire de compétence du service souverain (stratégies marque ombrelle et source).
Enfin, comme indiqué dans la section précédente, Kapferer n’introduit pas de distinction au plan du contenu entre les stratégies marque ombrelle et marque source, alors qu’il le fait entre les autres : la stratégie marque produit déclinerait des services adjoints qui sont des variantes de formats, de formes ou de versions ; la stratégie marque ligne regrouperait des services adjoints qui sont des catégories « de produits complémentaires » ; enfin, la stratégie marque gamme déclinerait des services adjoints qui seulement sont des (types de) produits.
Kapferer ne fait en revanche guère de commentaires sur le plan d’expression de ces trois stratégies. On devine cependant ce qui les distinguerait : pour la stratégie marque produit, les services adjoints présenteraient la même identité – et auraient donc le même nom – que le service souverain (le fait qu’ils sont des formats distincts n’altérerait pas l’identité de la « marque produit » souveraine) ; pour la stratégie marque gamme, les services adjoints présenteraient également la même identité que le service souverain, à ceci près qu’ils auraient un nom en propre, en principe une dénomination, c’est-à-dire un nom commun avec une existence sociale (comme la « pizza aux champignons » de Findus) ; enfin, pour la stratégie marque ligne, les services adjoints présenteraient toujours la même identité que le service souverain, mais se démarqueraient par une désignation, c’est-à-dire une expression linguistique créée par l’entreprise qui, pour autant, n’a pas vocation à devenir une dénomination (comme « Cuisine légère » de Findus). Ci-dessous, un résumé de ces modes de références linguistiques :
La dénomination est une entité lexicalisée collective donnée par la langue ; elle nous indique ce qui existe pour nous, et non juste pour moi. Elle a le pouvoir de nous présenter le monde comme un ensemble d’objets séparés, dont l’existence séparée est alors effective dans la communauté linguistique. La désignation est une référence discursive individuelle à des éléments de notre expérience représentés par des dénominations qui n’a pas vocation à être lexicalisée. La nomination, quant à elle, est une tentative pour donner un nom à un nouvel objet de notre expérience collective. Elle se caractérise d’emblée par une visée dénominative qui se réalisera ou non selon les circonstances et la forme linguistique qui la constitue. (Frath 2015 : 43-44)
Enfin, pour les deux dernières stratégies, nous avons vu qu’il y aurait les spécificités suivantes à considérer : pour la stratégie marque ombrelle, les services adjoints présenteraient une identité toujours commune à celle du service souverain, bien qu’ils jouiraient d’une nomination partielle, composée du nom du service souverain et d’un descripteur propre (comme « Nivea Men ») ; finalement, pour la stratégie marque source, les services adjoints présenteraient une identité toujours commune à celle du service souverain, mais bénéficierait d’un nom réellement propre et autonome (comme l’« iPhone »).
En somme, Kapferer, comme Aaker, finit par réduire le plan d’expression des stratégies à une composante uniquement linguistique. Cela n’est pas surprenant ; c’est même normal et naturel, car c’est en nommant les choses du monde qu’on les fait exister (la « puissance démiurgique de la dénomination », cf. Frath 2007). Néanmoins, comme nous le verrons à la section 5.3, réduire le plan d’expression à une seule composante linguistique n’est pas suffisant.
Figure 17. Les plans sémiotiques des services adjoints de type branded house selon Kapferer
4. Discussion et solutions
4.1. Correspondances entre Aaker et Kapferer
Les figures 6 et 17 sont supposées rendre compte d’une même réalité : de la catégorie des stratégies de type branded house. Or, si les auteurs en viennent à identifier un nombre variable de stratégies, c’est parce qu’ils divisent cette catégorie de façon différente à partir de critères propres, plus ou moins pertinents et homogènes. En reprenant les observations consignées sur chacun des modèles, on arriverait à figurer les correspondances suivantes :
Figure 18. Correspondances entre les stratégies de marques de Aaker et Kapferer
Dans ce schéma, les stratégies marque produit et marque gamme ont été regroupées, car comme signifié à la section 4.2, Kapferer n’offre pas de raisons suffisantes pour maintenir une distinction entre elles, ce qui conduit à assumer que seules quatre (sous-)stratégies méritent d’être considérées. Au plan d’expression, ces quatre stratégies – que nous numéroterons désormais de 1 à 4, par souci de clarté – sont présentées de façon similaire par Aaker et Kapferer, sauf dans le cas de la stratégie 2 que Aaker estime reposer sur des nominations composées (« Mitsubishi Motors »), et Kapferer, sur des désignations (« Cuisine légère »).
Figure 19. La sémantique du plan de l’expression des stratégies de Aaker et Kapferer
Quant au plan du contenu, les recoupements suivants peuvent être faits, lesquels aident à mieux comprendre les propositions initiales de Aaker sans pour autant résoudre le problème d’indifférenciation persistant entre les stratégies 3 et 4, que nous allons à présent aborder.
Figure 20. La sémantique du plan du contenu des stratégies de Aaker et Kapferer
4.2. La qualité pour distinguer les stratégies
Pour y voir plus clair sur le plan du contenu des deux dernières stratégies, interrogeons Kapferer, car un des problèmes réside, selon nous, dans les termes utilisés pour nommer et qualifier les services de ces stratégies. Ce problème apparaît notamment avec la notion de « gamme ». En effet, Kapferer n’emploie pas seulement ce terme pour décrire sa stratégie marque gamme ou discuter des stratégies marque produit ou marque ligne (la gamme étant toujours dans ces cas-là le service souverain), mais également pour parler du service adjoint de la stratégie marque source, lequel serait une gamme « prénommée » :
La marque mère apporte sa signification, son identité, infléchie, modifiée ou enrichie par le nom d’une marque fille pour intéresser et impliquer un segment particulier d’acheteurs. Les gammes « prénommées » permettent à une marque, dont le capital doit être préservé, de conquérir des catégories de personnes nouvelles, de s’approprier des territoires nouveaux. (2007 : 454)
Le tableau suivant inventorie la terminologie adoptée par Kapferer :
Figure 21. Les noms attribués par Kapferer aux services des stratégies de type branded house
Cette quantité de termes est plutôt désarmante ; elle complique surtout l’opérationnalité des stratégies, car elle n’aide pas à savoir ce qu’on manipule lorsqu’on met en place des stratégies. Aussi, pour résoudre cette complexité, rappelons qu’une gamme est d’abord définie par Kapferer comme une catégorie de types de produits. Puis, ajoutons, comme spécifié à la section 4.3, que cette catégorie regrouperait des types de produits qui spécialiseraient le service souverain dans son territoire de compétence. Toutefois, ces informations ne sont pas suffisantes, car cela n’indique toujours pas sur quel aspect une gamme prénommée (stratégie marque source) se distingue d’une gamme non prénommée (stratégie marque ombrelle).
La réponse existe pourtant, et Kapferer l’évoque sans s’y attarder : « Dans la marque source, l’esprit de famille domine, même si les enfants manifestent leur personnalité par leurs prénoms » (2007 : 454). Ainsi, ce serait une personnalité qu’auraient en propre, au plan du contenu, les services adjoints des stratégies marque source. Cette notion mériterait toutefois d’être approfondie. Pour notre part, nous nous en tiendrons à la rapprocher de l’idée de caractère ou d’univers, ceci pour indiquer (i) qu’il y a des gammes qui ont du caractère et d’autres qui n’en ont pas, et (ii) que ce caractère reposerait sur une capacité du service adjoint à développer un univers propre sans pour autant se départir de la vision du service souverain. La Nintendo Switch entrerait dans cette catégorie dans la mesure où ce service représente indéniablement la vision de Nintendo, mais en déployant tout un univers qui challenge, nourrit et vivifie la marque souveraine (raison pour laquelle Aaker estime que dans cette stratégie 4, les services adjoint et souverain sont co-drivers).
Néanmoins, en retenant cet exemple, un problème se pose : ce service adjoint n’est pas prénommé (sur le site officiel et sur le logo, on parle de la « Nintendo Switch » et non de la « Switch »). Mais c’est à vrai dire un faux problème, car il est erroné de penser qu’un type de nomenclature détermine seul une stratégie. C’est-à-dire qu’en tant que sémioticien nous reconnaissons que ce n’est pas un élément matériel particulier (comme un nom – dimension figurative), mais une constellation d’éléments (s’inscrivant dans une communication globale et créant une impression générale – dimension figurale) qui conduit à sentir, puis à comprendre, qu’on a affaire, dans telle situation, à telle stratégie (cf. Perusset 2024a).
Grâce à ce critère, on saisit désormais mieux comment le plan du contenu des quatre stratégies s’articulerait. Dans un premier temps, la stratégie (1) peut viser à ne rien offrir en propre au service adjoint qui demeure une simple spécificité du service souverain ; dans un deuxième temps, la stratégie (2) peut viser à signifier que le service adjoint mérite une attention particulière, qu’il a une valeur, qu’il est spécial ; dans un troisième temps, la stratégie (3) peut viser à mettre en valeur un champ d’expertise du service adjoint, une spécialisation ; enfin, la stratégie (4) peut viser à offrir un caractère au service adjoint, qui le rendrait spectaculaire.
Figure 22. Les critères déterminants le plan du contenu des stratégies de type branded house
4.3. Les noms au second plan
Il faut retenir de la présente discussion que c’est le plan du contenu qui détermine la valeur des stratégies. C’est sur ce plan que les spécialistes en branding doivent en premier lieu se pencher. Ensuite, eux et leurs équipes créatives peuvent réfléchir aux éléments d’expression à développer et déployer pour, au mieux, traduire la stratégie adoptée. Bien sûr, les noms font partie de ces éléments d’expression. Pour autant, cette composante linguistique ne suffit pas seule à communiquer une stratégie ou un positionnement. On le constate de façon exemplaire dans la figure 22, avec quatre stratégies de marque différentes qui reposent toutes sur une même stratégie de naming. En effet, comme on l’a dit, une stratégie de naming ne peut pas déterminer, mais seulement indiquer une stratégie de marque, raison pour laquelle un nom a besoin d’être accompagné par plusieurs dispositifs linguistiques et graphiques là où il apparaît – sur les publicités et les packagings, dans les discours institutionnels (sites Internet, brochures). C’est pour cette raison que nous assumons de dire que Aaker et Kapferer ont tort de donner autant d’importance aux noms des services adjoints, même s’il est vrai que des tendances se dessinent lorsqu’on opte pour telle ou telle stratégie de naming : par exemple, il est évident que plus un service adjoint se rapprochera du statut de marque (stratégies 3 ou 4), plus il y aura lieu d’affirmer son identité au moyen d’un nom propre. Et inversement, il semble difficile de vouloir donner un nom à un service adjoint sans l’exclure de la stratégie 1.
Il existe cependant toujours des exceptions. Par exemple, de quelle stratégie relève la glace Ben & Jerry’s, dénommée Caramel Brownie Party ? De prime abord, on pourrait dire qu’un tel naming ne peut que participer à rendre spéciale cette glace (stratégie 2). Mais en même temps, c’est une spécificité de Ben & Jerry’s que de brander chacune de ses offres. C’est-à-dire qu’au regard de la stratégie générale de la marque, Caramel Brown Party n’a rien de spécial ; ce service adjoint est seulement spécial lorsqu’il est comparé aux noms et au packaging des glaces au caramel d’autres marques. Ainsi, parce que nous soutenons que la pertinence stratégique doit être interne à l’organisation et non pas dépendante du marché (cf. section 2.2), et que, de même, le statut d’un service n’est pas fonction de la perception des publics, mais de l’intention de l’organisation, nous conclurions que Caramel Brown Party, malgré son nom propre unique, n’est qu’un service adjoint spécifique (stratégie 1) – ce qui confirme qu’en matière de naming il n’y a pas de règles, seulement des tendances et des alternatives plus ou moins heureuses, qu’on pourrait schématiser au moyen du carré sémiotique suivant :
Figure 23. Les stratégies de naming
4.4. Les maillons manquants : la déclinaison et le produit
En cette fin de travail, il reste à lever quelques zones d’ombre. Par exemple, si on sait que dorénavant on peut nommer « lignes » et « gammes » les services adjoints des stratégies 2 et 3, qu’en est-il des services adjoints des stratégies 1 et 4 ? Concernant le service adjoint de la stratégie 1, rappelons qu’on a à disposition plusieurs termes : « variantes » ou « variations », « produits » ou « types de produits ». On a aussi vu que le terme « produit » est complexe, car il peut s’entendre tantôt dans son acception hyperonymique (un produit qui serait une marque) tantôt hyponymique (un produit comme type de produit). C’est en fait le sémantisme même du terme « produit » qui explique cette ambiguïté : un produit étant un service qui originellement provient d’un autre service, donc un service adjoint qui peut avoir une pertinence dans le cadre de différentes stratégies. Pour cette raison, nous écartons pour le moment le concept de « produit », ce qui nous permet de saisir un univers sémantique homogène autour des notions de « type », « variété » et « variation » ; c’est-à-dire que le service adjoint des stratégies 1 s’avère être une facette, un aspect, du service souverain. Le terme commun, mais aussi marketing, de « déclinaison » conviendrait dès lors parfaitement pour désigner toutes ces formes que peut prendre le service souverain. La glace Caramel Brown Party serait, tout simplement, une déclinaison de la marque Ben & Jerry’s.
Enfin, il resterait à nommer le service adjoint de la stratégie 4, celui que nous avons reconnu être non seulement spécial et spécialisé, mais également spectaculaire avec un caractère et un univers marqués. Aaker et Kapferer proposent des solutions qui vont dans le même sens : respectivement, « subbrand » ou « marque fille ». Néanmoins, comme ce service n’est toujours pas une marque (même s’il a presque tout d’une marque, sauf le plus important, une vision propre), nous estimons que c’est tout de même induire en erreur que d’intégrer le terme de « marque » ou « brand » dans la nomenclature, car cela laisse entendre qu’il serait quand même une marque (tout affiliée ou subordonnée qu’elle soit). Dès lors, comme nous avons toujours à notre disposition le terme de « produit », il nous semblerait intéressant de le retenir, en étant néanmoins conscient que ce terme peut garder une polysémie. Surtout, nous le choisissons pour signifier qu’on a, avec le produit, un service adjoint complet et autonome, même si manquant encore d’une vision propre. L’iPhone et la Nintendo Switch seraient des produits à proprement parler. Pour éviter toute ambiguïté, ils pourraient aussi être qualifiés de « produits flagship », voire simplement de « flagships », c’est-à-dire des produits phares, emblématiques d’une marque (dans ce cas-là, d’Apple et de Nintendo).
Ce point terminologique clarifié, quelques autres précisions importantes restent à apporter. Premièrement, un service n’est jamais intrinsèquement une déclinaison, une ligne, une gamme, un (produit) flagship ou une marque. Son statut dépend de deux choses ; d’une part, de ses caractéristiques intrinsèques (selon ses attributs, il peut tendre vers tel ou tel statut), de l’autre, des décisions de l’organisation, qui peut choisir de le brander plus ou moins fortement, comme dans le cas du Coca-Cola Zero qui, sans avoir eu ses attributs altérés, est passé du statut de marque, à son lancement en 2006, à celui de déclinaison du Coca-Cola classique, au début des années 2020. En somme, le statut des services dépend d’un savant mélange entre attributs inhérents et objectifs stratégiques.
Deuxièmement, les stratégies de marque révèlent toutes se distinguer sur un critère lié à la qualité, et non pas, comme le suggèrent Aaker et Kapferer, sur des questions de catégorie, de cohérence ou de marché. Expliquons-nous : les stratégies discutées visent en fait toutes à créer des services qui sont ou peuvent devenir des catégories, lesquelles, par principe, sont supposées avoir une cohérence, et de même, correspondre à des marchés (existants ou nouveaux). Ces éléments ne sont donc pas différenciants. En revanche, avec la qualité, c’est un nouveau paradigme que nous proposons, en suggérant la gradation suivante : d’abord, le service adjoint n’est qu’une facette du service souverain (stratégie 1 ; déclinaison) ; ensuite, il avère avoir un rôle qui mérite d’être mis en valeur (stratégie 2 ; ligne), enfin, il révèle une spécialisation (stratégie 3 ; gamme), voire aussi un caractère (stratégie 4 ; produit flagship). À cet égard, rappelons une nouvelle fois que ce sont des qualités qui sont construites par l’entreprise. C’est-à-dire qu’une organisation pourra vouloir adopter une stratégie 4 pour son nouveau service, mais faillir, et terminer par avoir un service qui se présentera davantage comme une gamme que comme un produit flagship (résultat qu’on découvrirait lors de focus group ou d’enquêtes d’opinion). C’est en ce sens que, s’il y a lieu de proposer des définitions pour les services adjoints étudiés dans ce travail, il faudrait le faire comme suit :
-
La déclinaison : solution présentée comme étant un aspect, une facette, sans valeur particulière, du service souverain.
-
La ligne : solution présentée comme étant une originalité, une particularité, qui mérite d’être signalée, du service souverain.
-
La gamme : solution présentée comme spécialiste dans le territoire de compétence du service souverain.
-
Le produit flagship : solution présentée comme spectaculaire, unique, à la fois spécialisée et révolutionnaire, dans le territoire de compétence du service souverain.
Dans cette liste, nous avons à dessein substitué le terme de « service » par celui de « solution », car, comme exposé dans la figure 1, la division première des services se rapporte à leur nature, qui est d’être soit des « organisations » (Beiersdorf, Mondelez International, Alphabet) soit des « solutions » (Nivea, Toblerone, YouTube), et ce, indépendamment du fait qu’une organisation peut aussi décider de créer des solutions à son nom, ce qui se passe dans la majorité des cas lorsqu’elle n’est pas une holding ou une multinationale. Même, nous aurions aussi pu parler d’« offre » au sens où l’offre réfère à la solution en position adjointe.
Ainsi, ce que nous avons présenté dans ce travail, ce sont des logiques propres à des solutions (ou des offres). La question resterait de savoir si ces observations demeurent valides dans le cas de relations d’appartenance avec des services adjoints qui seraient des organisations (en principe presque toujours des filiales). D’un point de vue structural, nous dirions que rien ne devrait en principe changer, si ce n’est évidemment la nomenclature des services adjoints étant entendu qu’une organisation ne peut être ni une déclinaison, ni une ligne, ni une gamme, ni un produit. Et si rien ne doit changer, hormis la terminologie, il y aurait donc aussi lieu de dire que le nom qu’on donne à une organisation adjointe (à une filiale) ne peut déterminer une stratégie précise. En ce sens, l’exemple pris par Aaker de Mitsubishi Electric et Mitsubishi Motors nous paraît infondé (cf. figure 4). Certes, ce sont deux filiales de Mitsubishi Group, ayant des logos et des noms très proches, mais cultivant malgré cela des visions propres, ainsi que le reconnaît Kapferer :
Cette stratégie d’ombrelle flexible est typique des marques japonaises, coréennes et chinoises : Mitsubishi vend sous son nom des voitures, des produits électriques, des ascenseurs, des centrales nucléaires, mais aussi des produits alimentaires sous la marque Trois Diamants (le symbole de Mitsubishi est composé de trois diamants). […]. La marque ombrelle est un nom, pas une vision s’incarnant dans des services et des produits. Ce nom est le plus souvent le nom corporate, celui du groupe industriel. C’est pourquoi les filiales bénéficient de grands degrés de liberté. (2007 : 451)
Ces deux filiales ne peuvent donc être des organisations adjointes résultant d’une stratégie branded house different identity comme le soutient Aaker (ce qui serait même très réducteur) ; elles sont résolument des marques, c’est-à-dire des services adjoints s’inscrivant dans une stratégie house of brands de type strong endorsement (si on se réfère au modèle du Brand Relationship Spectrum, figure 4).
Conclusion
Avant de présenter l’architecture finale des stratégies de type branded house, voici comment nous suggérerions de procéder pour choisir une stratégie de marque de façon générative. D’abord, la question cruciale serait de savoir si on souhaite ou non créer une marque, à savoir, en termes sémiotiques, si on souhaite ou non attribuer une vision propre à la solution (le choix devra être fonction des attributs de la solution et de la stratégie de l’entreprise). Si on veut que la solution soit une marque, alors on optera pour des stratégies de type house of brands, si non, pour des stratégies de type branded house, celles que nous avons analysées dans ce travail. En retenant la voie branded house, il faudra ensuite choisir entre attribuer une mission propre (une spécialisation) au service adjoint (stratégies 3 et 4) ou faire participer le service adjoint à la mission du service souverain (stratégies 1 et 2). À nouveau, ces choix devront se fonder sur les caractéristiques inhérentes de la solution et les objectifs stratégiques de l’organisation. Si la première voie est retenue (stratégies 3 et 4), il faudra choisir entre donner ou non du caractère au service adjoint, respectivement choisir entre la stratégie 4 (co-drivers / marque source) ou la stratégie 3 (master brand as driver / marque ombrelle encadrante). Si c’est la seconde voie qui est privilégiée, il faudra choisir entre mettre ou non en valeur le rôle que joue le service adjoint dans la mission du service souverain, respectivement choisir entre la stratégie 2 (different identity / marque ligne) ou la stratégie 1 (same identity / marque gamme). Comme précédemment, ces choix devront être fonction des attributs inhérents au service adjoint et des objectifs visés par l’organisation.
Sur ce point, il y aurait aussi lieu de formuler l’hypothèse qu’une ligne, une gamme et un produit flagship peuvent n’avoir que très peu de profondeur d’assortiment, voire, au moment de leur lancement, aucune profondeur. Par exemple, aujourd’hui, il n’y a guère d’inconvénient à considérer KitKat Chunky comme une ligne (ce service remplit la mission de KitKat de façon originale, de façon plus gourmande). Néanmoins, lorsqu’il a été lancé en 1999, cette ligne n’avait pas encore toutes les déclinaisons qu’on lui connaît aujourd’hui (KitKat Chunky Peanut, KitKat Chunky Popcorn, etc.). C’était une ligne sans déclinaisons. Et inversement, on peut très bien créer des lignes a posteriori, comme l’a fait Findus, en décidant de regrouper plusieurs de ses types de produits sous diverses lignes (cf. section 4.1).
Quant au nom des stratégies étudiées, plutôt que de les numéroter ou de reprendre les terminologies discutées de Aaker et Kapferer, nous préférons les nommer conformément au nom du service adjoint qu’elles créent : stratégie de la déclinaison, stratégie de la ligne, de la gamme et du (produit) flagship (peut-être de meilleures formules existent, mais en l’état, celles-ci nous paraissent convenir). Enfin, pour ce qui est du nom des services souverains de chaque stratégie, nous pensons aussi qu’il pourrait exister des termes plus appropriés que masterbrand, marque produit ou gamme, marque ombrelle et marque source, pour la raison simple que le service occupant cette place souveraine peut ne pas être une marque, comme dans le cas de la relation entre la gamme Nivea Men (service souverain) et sa ligne Nivea Men Active Energy (service adjoint). Pour cette raison, nous proposerions de continuer de parler de « service souverain ».
Figure 24. Nouvelles terminologie et sémantique des stratégies de type branded house