Nouveaux Actes Sémiotiques, n° 101-103, « Les interactions risquées », 2005, (réédition)
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Franciscu Sedda

Università degli Studi di Cagliari

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Texte intégral

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Les livres à succès risquent toujours d’occulter eux-mêmes leur complexité interne, leurs nuances, leurs contradictions productives. C’est pourquoi, après quelques années, il vaut la peine de les republier, afin qu’ils puissent être relus avec ce sens d’aventure et de découverte susceptible de réactiver une confrontation corps à corps porteuse de plaisirs renouvelés et de surprises inattendues.

Les interactions risquées (LIR) – publié en 2005 comme n° 101-103 des Nouveaux Actes Sémiotiques – est, pour la sémiotique, l’un de ces livres. Et sa republication dans les Actes après près de vingt ans sert (aussi) à cela. Non seulement à le faire circuler davantage, mais aussi à le relire.

Pour témoigner de son succès, il y a les différentes traductions du volume : en espagnol, Interacciones arriesgadas, Lima, Fondo Editorial de la Universidad de Lima, 2009 ; en italien, Rischiare nelle interazioni, Milan, Franco Angeli, 2010 ; en portugais, Interações arriscadas, São Paulo, Estação das Letras e Cores, 2014 ; en lituanien, Prasmė anapus teksto. Sociosemiotiniai esė, Vilnius, Baltos lankos, 2015.

Mais encore plus, il y a l’usage extensif, par une communauté internationale de chercheurs, du modèle qui se trouve au cœur de l’ouvrage : « l’infini de Landowski » (mais aussi « les montagnes russes de Landowski » !), comme l’appellent les étudiants et étudiantes en l’associant plus ou moins volontairement à d’autres grands diagrammes totémiques – comme « le triangle de Peirce », « le carré de Greimas », « la sphère de Lotman » – qui servent d’introduction aux (et de réduction des) dynamiques de la sémiose.

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Note de bas de page 1 :

Quand on n’en arrive pas à des formes de perversion : à cet égard, voir Lotman (1994 : 76) qui, en développant cette idée, l’illustre à travers le malentendu de la philosophie de Nietzsche par le nazisme.

Cet appel apparemment ludique aux appréhensions estudiantines des modèles a son aspect sérieux : à s’approprier de manière extensive une idée nouvelle, on met en œuvre un mécanisme de traduction qui en banalise le contenu, favorisant ainsi sa diffusion pratique mais augmentant du même coup le risque de son appauvrissement théorique1. Ce que l’on gagne en extension risque de se perdre en intensité.

Note de bas de page 2 :

Définition dans laquelle l’idée de régime, en tant que mécanisme dynamique et productif, ne doit pas passer au second plan par rapport aux idées de sens et d’interaction.

L’effet d’extension du « modèle syntaxique des régimes de sens et d’interaction »2, comme Landowski l’a récemment redéfini, est rendu évident par deux aspects : sa mise à l’épreuve transnationale, en Europe et en Amérique du Sud en premier lieu, qui l’a inévitablement exposé à des appropriations et « pertinentisations » locales, liées aux débats intellectuels et aux sensibilités culturelles qui animaient les différentes sémiosphères qu’il a rencontrées et imprégnées ; sa mise à l’épreuve, par des chercheurs expérimentés ou par des jeunes chercheurs, bien au-delà des objets que Landowski aborde principalement dans le volume (comme les relations face-à-face, la conversation, la danse, la guerre) jusqu’à rencontrer des phénomènes nouveaux ou apparemment distants comme les expériences métropolitaines, la viralité en ligne, le Covid, les formes de tourisme, le populisme politique, pour n’en mentionner que quelques-uns.

Notre diagnostic, disons-le tout de suite, est que cet usage extensif n’a pas épuisé tous les contenus du volume. Au contraire, il a à chaque fois testé, révélé et approfondi différentes zones d’intensité de la réflexion landowskienne. Les contenus du volume se sont ainsi trouvés exposés à une critique positive, productrice de renforcements, d’intégrations, de révisions et de développements.

Note de bas de page 3 :

Voir « Pour l’habitude », Landowski 2004 : 149-158.

Certes, l’usage peut provoquer un certain degré d’usure. Et une application mécanique – programmée ! – du modèle peut donner des résultats maniéristes, qui disent peu de la réalité qu’ils explorent et offrent encore moins à la validation et à l’implémentation du modèle en soi. Cependant, dans ce travail extensif, il peut aussi se développer une variation dans la répétition, un ajustement continu du modèle et avec le modèle : une application réitérée et néanmoins sensible et expérimentale, capable de générer une satisfaction intellectuelle et des avancées théoriques non négligeables. La répétabilité de l’épreuve ayant une telle valeur scientifique, la réutilisation de l’outil sémiotique peut renforcer sa puissance d’observation. D’ailleurs, Landowski lui-même nous a enseigné quel plaisir et quelle valeur cognitive peuvent découler de l’habitude3, de la familiarité avec une pratique (y compris une pratique analytique) à laquelle on tient et que l’on finit par incorporer.

3

Le lecteur attentif aura deviné que, posées ces prémisses, celui qui écrit cette préface se trouve dans une situation délicate : introduire le texte pour le néophyte en confirmant l’impulsion à simplifier ses contenus ? Ou bien essayer de rendre toute sa complexité, risquant ainsi de devenir un Pierre Ménard à la manière de Borges, réécrivant mot pour mot le Don Quichotte ?

Une troisième possibilité serait d’indiquer les développements ouverts par LIR et la façon dont ceux-ci ont rétroagi sur le modèle lui-même : un travail difficile mais plausible, si ce n’est qu’il a déjà été fait, avec beaucoup plus d’autorité et de compétence, par Eric Landowski lui-même !

Note de bas de page 4 :

Landowski 2021, 2024.

Dans plusieurs essais de grande valeur4, Eric a en effet incarné cette méthode de travail qui, peut-être en la mythifiant un peu, me semble avoir été au cœur du séminaire parisien dirigé par Algirdas J. Greimas : proposer un modèle à ses pairs, mettre cette hypothèse sur le fonctionnement et l’analyse du sens à l’épreuve d’une communauté et d’une série de cas aussi large que possible, revenir sur son hypothèse en lisant et en « prenant au sérieux » ce que d’autres ont fait avec son modèle.

Une leçon de « méthode » que nous jugeons important de souligner, car dans une époque de productivisme intellectuel compulsif et souvent erratique, la disposition d’Eric Landowski à prendre pleinement en charge ce que d’autres faisaient avec son modèle témoigne d’une approche peut-être démodée mais féconde dans la recherche. Une attitude de construction d’outils sémiotiques efficaces de manière dialogique et partagée, capables de répondre à la question du sens émanant des phénomènes à explorer, nous semble être l’essence même à préserver et à actualiser du faire (communauté) sémiotique, quelle que soit la foi (à une école sémiotique) professée.

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Revenir sur LIR implique donc, pour nous, réfléchir sur le texte tout en réfléchissant à la réflexion que Landowski mène à la suite des multiples analyses qui ont été proposées à partir de son travail. En même temps, cela implique de s’aventurer dans ses plis, peut-être dans ces parties de LIR oubliées ou sous-estimées, dont la valeur relative émerge précisément en voyant ce qui a été, ou n’a pas été, utilisé du modèle au fil des années. En d’autres termes, nous sommes poussés vers une discussion à la fois de plus en plus méta- et intra-, un dialogue qui d’un côté tient compte des autres rediscussions du modèle – y compris celles menées par son propre auteur – et de l’autre pénètre dans le tissu de LIR, dans ses concepts et sa structure.

Note de bas de page 5 :

Il nous semble utile de jeter un pont entre cette idée de sensibilité et la distinction entre « comprendre » l’autre, comme acte appropriatif qui va de soi à soi en passant par l’autre, et « traduire » l’autre, comme acte d’hospitalité qui va de l’altérité à l’altérité, transformant et ouvrant radicalement le soi à la relationnalité ; distinction que nous avons avancée à partir de Sedda 2006 (p. 34).

Un point de départ utile pour ce travail complexe et délicat, que nous aborderons ici de manière incomplète et partielle, en lien avec notre relation spécifique avec l’œuvre, est la possibilité de saisir la philosophie ou, si l’on préfère, l’idéologie sous-jacente à LIR. Dans l’introduction du volume, Eric Landowski souligne clairement que chaque modèle véhicule des valeurs, un sens des choses spécifique, qui se reproduit à travers l’analyse même. Landowski le montre efficacement à travers une analyse rapide du « schéma narratif » de Greimas, imprégné d’un sens spécifique de la vie, fondé sur l’idée d’un « ordre » à maintenir ou à rétablir. LIR, comme tout texte, ne peut échapper à cette dynamique : encore moins le peut-il précisément parce qu’il propose un modèle efficace. LIR est une machine séductrice, qui nous pousse à adopter un point de vue, une orientation sur le sens, tant à travers ses contenus que par son style argumentatif et son écriture. À présent, il est clair que cette position conduit à une pertinentisation et une valorisation, voire à une exaltation, de la sensibilité, entendue comme la faculté générale qui permet d’entrer réellement et profondément en dialogue avec l’altérité, avec d’autres sensibilités : la sensibilité serait donc cette capacité d’accueillir l’altérité, de la traduire et de se traduire à travers elle5.

Note de bas de page 6 :

Le fait que la sensibilité ait souvent été réduite (même par moi !) à une seule de ses occurrences, comme celle relative au corps-à-corps (la danse comme dialogue), révèle à notre avis combien est puissante (et à certains égards inévitable) la dynamique « idéologique » de simplification de la complexité, dans ce cas favorisée par le climat néo-phénoménologique dans lequel le travail se situait mais aussi par la nécessité de dépasser une idée manipulatrice de la communication fortement axée sur le cognitif et donc perçue, à tort ou à raison, comme désincarnée.

Dans ses prises de vue du modèle, Landowski (2024) a fortement souligné que la sensibilité ne doit pas nécessairement être réduite à la dimension corporelle, au pur et simple corps-à-corps, car elle vise à dépasser la distinction corps/esprit : d’où son appel à l’idée de « sensibilité intellectuelle », c’est-à-dire cette sensibilité qui est nécessaire pour mener un dialogue productif (un dialogue qui devient danse, cf. Landowski 2004 : 173 et sq), par exemple entre deux étrangers qui cherchent à se connaître vraiment, ou entre un anthropologue et la communauté qu’il est en train d’« étudier », mais aussi entre sémioticiens de « tribus » différentes !6

Donc l’ajustement, le devenir autre ensemble, se présente comme une forme euphorique de production de sens, capable non seulement d’échapper à l’insignifiance de l’action programmée et à l’absurdité de l’événement hasardeux, mais aussi de se détourner du paradigme dominant de la manipulation, c’est-à-dire d’un mode de communication centré sur l’intentionnalité, voire sur la rationalité stratégique, où il y a toujours un gagnant et un perdant. L’utopie de l’ajustement réside dans la possibilité de gagner ensemble, nécessairement ensemble, et dans la capacité de communiquer bien au-delà d’une intentionnalité préétablie, transparente pour le sujet, imposée d’en haut sur le réel.

Note de bas de page 7 :

LIR, p. 73.

Note de bas de page 8 :

LIR, p. 72.

Bien que Landowski souligne que, du point de vue de l’analyste, le modèle des régimes d’interaction est simplement un « parcours de lecture » plutôt qu’un « parcours initiatique pour un hypothétique sujet en quête de sens »7, cette tension utopique reste inscrite dans la téléologie même du modèle, visible dans la numérotation de ses phases8 : la phase numéro I est celle, chaotique, liée à l’accident, de laquelle le sujet s’extrait en passant à la phase II de la manipulation, où le monde est en quelque sorte placé sous le contrôle de l’intentionnalité, pour atteindre un état stable mais tendanciellement insignifiant comme dans la phase III de la programmation, et pour arriver finalement à la phase IV, celle de l’ajustement, où le conflit entre nécessité et liberté se résout mythiquement à travers une exposition du sujet sensible à un risque acceptable et même plaisant.

Cela n’empêche pas que de l’ajustement on puisse retomber dans l’aléa et ainsi relancer tout le processus, comme dans un mouvement perpétuel du sens. Landowski illustre tout cela avec une approche littéraire : il imagine le parcours d’un sujet qui, se retirant d’un monde dépourvu de sens et proche de l’absurde, se confie d’abord à un Dieu, puis se réfugie dans une ritualité plate, et finalement, pris par l’ennui, entre dans un régime qui lui permet de redécouvrir un plaisir régulé de l’inattendu qui, poussé à l’extrême, le ramènerait encore vers une imprévisibilité radicale, le conduisant ainsi à recommencer le tour sur les montagnes russes – ou l’infini.

Note de bas de page 9 :

LIR, p. 78 et p. 81.

En dépit de la schématisation que Landowski lui-même reconnaît dans cet exemple, il reste le fait que le diagramme landowskien semble poussé dans cette évolution par des relations d’implication9 qui, bien que projetées vers l’avant, rappellent la logique par implication (mais à rebours) du schéma narratif canonique greimassien.

Note de bas de page 10 :

Cf. Greimas & Courtés 1979, « Idéologie », ad vocem.

Note de bas de page 11 :

Au-delà du ton démystificateur de l’affirmation d’Eco, il reste vrai, dans l’esprit lotmanien, que même sans le vouloir et ne serait-ce que pour des raisons d’organisation conceptuelle et d’efficacité expositive, nous sommes constamment engagés à produire des textes et des modèles qui finissent par jouer le rôle de « grammaires », mettant fatalement en arrière-plan la complexité dont ils émergent et à laquelle ils voudraient pourtant donner accès. Notre objectif, comme nous le montrerons dans le reste du texte, est donc d’inviter à regarder au-delà de l’identification d’une processualité « canonique », afin de rendre visibles d’autres processualités qui non seulement sont possibles mais, surtout, sont actives dans les phénomènes que nous étudions. Toutes ces processualités, prises dans leur ensemble, tendent à configurer un espace contradictoire à sa manière, fait de processualités qui « se déplacent » dans des directions différentes et parfois opposées ; des processualités qui, prises individuellement, configureraient et véhiculeraient chacune une « idéologie » spécifique.

Or, nous pensons qu’il est légitime de se demander pourquoi cette juste ouverture sur la processualité, sur le traitement de ce qui était les positions du carré sémiotique sous forme de parcours, doit nécessairement se résoudre en ce parcours. On peut certainement l’imaginer comme un parcours privilégié ou même canonique, mais réduire le champ de la processualité à ce seul développement est précisément un fait idéologique, dans le sens où ce n’est qu’une des réalisations possibles de l’axiologie10 : une réalisation qui a sa propre cohérence intime (et même belle), mais qui se détache sur un champ de processualité bien plus varié, hétérogène, contradictoire. Nous détournons ici, pour les besoins de notre discours, l’idée d’Eco (1975 : 359-371) selon laquelle l’espace culturel est intimement contradictoire et chaque énoncé, à moins qu’il ne rende évidentes ces contradictions, sélectionne « idéologiquement » de cet espace des propriétés tout en en ignorant ou en en cachant d’autres11.

Que l’ajustement mène à l’accident, pour prendre un exemple évoqué par Landowski, est une possibilité mais non une nécessité. Une sensibilité réactive peut en effet être vue non seulement comme une ouverture vers une sensibilité perceptive prête à basculer dans le régime de l’aléa, mais aussi, à l’inverse, comme le prélude à une action pleinement programmée. Imaginons la formation d’une habitude de comportement ou un effet de type pavlovien : celui-ci se réalise à partir d’une interaction sensible qui commence par être perceptive, puis devient réactive avec le temps et finit par se figer pour devenir une relation algorithmique de cause à effet, qu’elle soit régie par une stricte régularité causale ou par une régularité symbolique plus flexible.

Note de bas de page 12 :

LIR, p. 80.

Note de bas de page 13 :

Sedda 2013.

En d’autres termes, si nous développions cet exemple, nous pourrions voir le processus se déplacer dans le sens inverse. Et si nous reprenions le concept de rection, ou de récursivité de caractère oblique, que Landowski avance quelques pages plus loin12, nous verrions comment il est possible d’envisager des mouvements qui vont de l’ajustement à la manipulation ou du hasard à la programmation, sautant en quelque sorte des étapes du parcours canonique, ou préfigurant d’autres schémas processuels, par exemple de type circulaire. Nous avons montré comment, lors de la rencontre avec une œuvre d’art telle que The Weather Project d’Olafur Eliasson13, réalisée à la Tate Modern de Londres en 2003, à l’accident qui déstabilise les sens suit un ajustement perceptif, une tentative de syntoniser sa propre sensibilité avec celle qui émane de l’œuvre-environnement, pour ensuite reconnaître dans les figures du monde qui apparaissent sur la scène des actants capables d’instaurer un projet manipulateur, jusqu’à découvrir que l’on est piégé dans un parcours programmé qui, en se réalisant, rouvre sur un nouvel étonnement tant sensible que cognitif...

Note de bas de page 14 :

LIR, p. 76.

Ces formes autres de processualité d’ailleurs déjà préfigurées dans LIR, comme nous l’avons anticipé en parlant de rection : pensons aux formes de récursivité verticale (l’aléa qui produit l’aléa, la manipulation qui produit la manipulation, etc.) ou à cette fractalité esquissée par l’un des diagrammes du volume, où, à l’intérieur de chacun des régimes, on entrevoit en abyme la présence de tout le modèle et donc la sous-articulation d’un régime donné selon des « mini-parcours de transformation eux-mêmes complexes »14.

Le discours pourrait être encore développé en en saisissant les implications critiques et les différences de valeur et de niveau. Par exemple, le concept de rection tend à prendre un caractère instrumental, dans lequel un régime est utilisé pour en activer d’autres. Il s’agit d’un thème important pour tracer les pratiques concrètes de génération du sens sur lesquelles Landowski revient avec de nombreux approfondissements et exemples, même dans sa relecture la plus recente du modèle. On pourrait donc se demander s’il existe des processualités de type instrumental et d’autres de type existentiel (et pourquoi pas aussi critiques et ludiques ?), ou si chaque processualité peut assumer les deux valorisations.

Note de bas de page 15 :

Landowski (2024), dans sa relecture du modèle, insiste beaucoup sur cet aspect.

Ou encore, il faudrait considérer que les différents régimes non seulement se concatènent de manière syntagmatique ou se présentent de manière paradigmatique comme des alternatives, mais agissent simultanément, coexistent, sont « toujours là », comme Landowski l’a récemment écrit en parlant de l’aléa. Dans cette coprésence, les différents régimes peuvent donc se renforcer ou s’annuler mutuellement ; il peut se produire des dominances qui plient les régimes contextuellement subordonnés à la logique et à l’identité de celui qui prévaut. Ou bien, à l’inverse, nous pourrions voir émerger des régimes intermédiaires15, confus. Peut-être même des régimes sans nom.

Note de bas de page 16 :

LIR, p. 92.

Notre propos est donc d’inviter le lecteur de LIR à saisir, dans le modèle, deux aspects. D’une part, les implications d’une phase historique de la recherche et donc les motifs d’une idéologie qui s’y insinue, bien que l’auteur lui-même rappelle que son travail ne vise pas à identifier les lois du devenir, ni à limiter la gamme des possibles ou à réduire une « analytique de la signification » à une morale ou à une philosophie16. D’autre part, nous souhaitons contribuer précisément à relancer, avec la réédition de LIR, cette sensibilité à l’exploration des potentialités théoriques et analytiques du modèle, encore à recenser et à mettre à l’épreuve dans l’avenir.

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Note de bas de page 17 :

Pensons, entre autres, à Landowski 1997, Fabbri 1998, Pezzini 2002 (éd.), Fontanille 2004, Marrone 2001, 2005. Nous nous permettons de faire également référence à Sedda 2003.

Note de bas de page 18 :

Voir De Oliveira & Landowski 1995 (éds.) ; Assis Silva 1996 (éd.) ; Landowski & Fiorin 1997 (éds.), Landowski, Dorra & De Oliveira 1999 (éds.). Pour une célébration et une relance de ces dialogues sud-américains et transnationaux avec la figure et l’œuvre de Landowski au centre, voir De Oliveira 2013 (éd.) et 2014 (éd.). Pour les développements récents dans cet axe de recherche, voir principalement les publications dans Acta Semiotica et la bibliographie dans Landowski 2024.

Comme nous l’avons anticipé, le choix de Landowski d’identifier une processualité spécifique comme plus porteuse que d’autres n’est pas, et n’a pas été, dépourvu de motivations et de significativité. En plus de sa logique et de son élégance théorique, l’émergence de cette philosophie sémiotique a été favorisée par des développements internes et externes au champ sémiotique. De toute évidence, la rédaction en 1987 de De l’imperfection par Greimas, avec son puissant retour sur l’esthétique et l’esthésique, a contribué de manière significative, à lancer un défi (y compris à la belle écriture) aux sémioticiens. Par ailleurs, une atmosphère néo-phénoménologique plus générale, imprégnant le passage entre les deux millénaires, exerçait également une pression sur l’étude du sens, laissant des traces dans une série d’œuvres contemporaines17. Cependant, il serait erroné de sous-estimer aussi l’apport de la sensibilité propre à la sémiotique sud-américaine, en particulier brésilienne, avec laquelle Landowski dialoguait de manière féconde et a continué à dialoguer au fil du temps18.

En ce sens, LIR – qui synthétisait en fait ce que Landowski développait depuis longtemps dans des essais comme ceux qui composeront Passions sans nom – peut également être lu comme un capteur des transformations sociales et académiques plus vastes.

Note de bas de page 19 :

LIR, p. 13.

Note de bas de page 20 :

LIR, p. 96.

Note de bas de page 21 :

Sur ce sujet, voir également Demuru 2019.

En premier lieu, comme en témoigne le volume lui-même, Landowski, avec LIR, répondait à une recherche de sécurité « qu’on vise, qu’on exige, qu’on impose dans tous le domaines »19, selon ses propres mots en 2005. La réévaluation de l’ajustement et de l’aléa constitue donc une réponse politique à cette anxiété sécuritaire qui, comme dans la meilleure tradition, crée ce qu’elle craint précisément parce qu’elle ne parvient pas à le comprendre. La sémiotique en tant que discipline académique aurait reproduit en miniature cet esprit du temps, en concentrant son attention théorique sur la déixis de la prudence, « vertu chère aux manipulateurs comme aux programmateurs »20, alors que Landowski revendique les mêmes droits et le même statut pour la déixis de l’aventure, qu’elle soit pratiquée (socialement et, pourquoi pas, analytiquement) sous forme d’ajustement ou d’accident. LIR tisse du début à la fin une isotopie sémiopolitique et, ce faisant, nous rappelle que derrière nos théories se cache toujours un positionnement – une position de subjectivité – par rapport au temps et aux événements que nous vivons. Et que ce positionnement n’est pas nécessairement en contradiction avec la qualité de nos propositions théoriques mais qu’il peut, sous certaines conditions, contribuer à les rendre plus profondes et efficaces. Ainsi que plus honnêtes intellectuellement. En même temps, cela nous pousse à percevoir le modèle comme un outil pour lire les dominantes historiques et leurs transformations21, afin de nous interroger sur le sens des choses dans lesquelles nous sommes immergés. Il n’est pas difficile, en suivant cette piste, de se demander si aujourd’hui, près de vingt ans plus tard, nous ne sommes pas passés d’une dominante sécuritaire à une dominante aléatoire, qui se matérialise dans les crises écologiques, humanitaires, diplomatiques et économiques concomitantes qui marquent notre quotidien. Et, en poursuivant cette interrogation, nous pourrions nous demander si nous en sommes arrivés là à cause d’un excès de programmation ou d’un défaut de capacité d’ajustement, ou à cause de manipulations de mauvaise qualité (voire de mauvaise foi), ou parce que l’aléa était là et réclamait sa place. De plus, on pourrait avancer l’hypothèse que notre époque est déstabilisante précisément parce qu’elle est complexe, parce qu’elle est traversée par des tensions extrêmes entre la programmation – automatisation, algorithmes, intelligences artificielles, autoritarismes – et l’aléatoire – instabilité climatique, migrations, multiplication des voix et des vérités, leaderships et individualismes, petits et grands conflits. Ce n’est pas ici le lieu d’apporter des réponses, mais seulement de proposer de voir le modèle de Landowski comme une grille pour lire, et avant tout pour saisir, ce champ problématique. Non sans avoir remarqué auparavant que la coexistence extrême et paradoxale des tensions entre la programmation et l’aléatoire met en évidence que, dans leur première formulation, les « montagnes russes » de Landowski ne passaient pas par les termes complexes du carré greimassien. Ne serait-il pas opportun d’expérimenter également dans cette direction ?

Note de bas de page 22 :

Landowski 2024.

Note de bas de page 23 :

Cf. Landowski & Marrone 2001.

Note de bas de page 24 :

Landowski 2024.

En second lieu, en partant d’une critique de l’idée de manipulation et en la ramenant au statut d’ « un régime de sens et d’interaction parmi d’autres »22, LIR anticipait des problématiques théoriques et sociales de plus en plus pertinentes. Par exemple, en déplaçant l’accent de la centralité de la manipulation vers celle de l’ajustement, Landowski anticipait un changement généralisé dans le champ sociosémiotique, auquel il offrait de nouveaux outils d’analyse et de réflexion. Pensons à la dimension du politique, à sa crise en tant que lieu d’une action technocratique-stratégique qui ouvrait une époque dominée par un consensus phatique-contagieux, basé sur un corps-à-corps qui trouvera dans les nouvelles formes « désintermédiées » de communication en ligne un facteur puissant de renouvellement et de renforcement. Le modèle landowskien s’offrait donc, immédiatement, comme un outil pour analyser ce changement, ou si l’on préfère, cette dérive. De plus, la révision de la physionomie interne de la manipulation ouvrait la voie à l’insertion, dans l’analyse et dans le jeu communicationnel, d’instances non humaines, possédant des objectifs sans nécessairement être dotées de volonté. En détachant la manipulation d’une philosophie du Sujet volontariste, Landowski ouvrait une nouvelle lecture de l’intentionnalité, réintégrant dans le jeu interactantiel la trame complexe du vivant et de l’objectalité23. Pour le dire avec Landowski, « les plantes ont beau ne rien “vouloir”, elles n’en sont pas moins, comme tous les êtres vivants, tendues vers l’équivalent d’un but : continuer à vivre et se reproduire »24. Le défi est donc de réintégrer dans le jeu de la sémiose l’hétérogénéité des actants qui y participent et que les différents régimes nous permettent de reconnaître dans leur apport et leur spécificité.

Note de bas de page 25 :

Landowski 2004 : 3.

Note de bas de page 26 :

Cf. Silverstein 2022.

Enfin, en s’inscrivant dans un débat plus large sur la relation entre textes et pratiques, Landowski contribuait à sa manière à un rapprochement entre sémiotique et regard ethnographique, aujourd’hui réévalué par une partie de ceux qui se consacrent à l’étude sémiotique des cultures. Un rapprochement évident dès la préface de Passions sans nom, où Landowski critique ce processus de « nettoyage méthodique » – pourtant nécessaire du point de vue d’une discipline en cours de construction – qui favorisait la construction d’un « objet-texte aussi détaché que possible des circonstances particulières de son engendrement »25, c’est-à-dire de cette dimension nécessairement indexicale qui est aujourd’hui si centrale dans l’anthropologie du langage26. Face au risque de substantialiser la différence entre les deux domaines, celui des textes et celui des pratiques, LIR offrait alors et offre toujours un modèle puissant pour tracer les interactions en cours, pour saisir les dynamiques du sens dans leur contextualisation. Certes, plutôt que de s’orienter vers la description dense et la processualité en tant qu’événement singulier et à chaque fois unique, la proposition landowskienne réaffirmait l’attitude sémiotique qui consiste à appréhender des structures, ou si l’on préfère, des matrices plus abstraites et générales. Cette identification des structures de la processualité et de l’interaction, tout en établissant un pont avec une approche ethnographique et ethnométhodologique, soulève certes d’autres questions et suscite d’autres différences. Cependant, elle a eu le mérite de contourner le potentiel affrontement entre « textualistes » et « pragmatistes » pour offrir à la communauté sémiotique un outil puissant permettant d’analyser, par exemple, aussi bien les expériences vécues que les formes de communication médiatique. Et surtout, la relation entre ces deux dimensions.

6

Comme ces considérations le suggèrent, l’œuvre de Landowski se prête plus que jamais à un dialogue, un corps-à-corps, porteur de nouvelles idées, développements et analyses.

Son propre auteur, en revenant sur les différents régimes, a par exemple proposé de les complexifier. Ainsi, tandis que d’un côté, à notre avis, il reste à réévaluer analytiquement la double nature propre à chaque régime (accident : probabilité mythique / probabilité mathématique ; manipulation : motivation consensuelle / motivation décisionnelle ; programmation : régularité causale / régularité symbolique ; ajustement : sensibilité perceptive / sensibilité réactive), de l’autre côté, souligne aujourd’hui Landowski, chaque régime peut être doublé en saisissant à la fois son aspect objectivant et son aspect subjectivant.

Cette dualité est facilement déductible à partir du traitement de la manipulation au sein de la théorie standard, où l’aspect objectivant de la menace et de la promesse trouve son aspect subjectivant dans la provocation et la séduction. Ce dédoublement n’est pas anodin si l’on considère, selon notre lecture, que cette transition transforme la manipulation d’un simple calcul rationnel en une question d’ordre identitaire, comme le reconnaît Landowski lui-même, réintroduisant ainsi une dimension passionnelle qui met en crise une logique uniquement utilitariste et prudentielle, qui devrait pourtant théoriquement dominer dans la manipulation.

À quel point ces dédoublements peuvent être porteurs d’innovations pour le modèle est attesté par la manière dont Landowski propose de dédoubler le régime de l’aléa : à une dimension objectivante qui se manifeste dans l’idée d’accident répondrait une dimension subjectivante mieux saisie par l’idée d’assentiment. Cependant, l’assentiment à son tour semble se diviser : d’un côté, il mène à une sorte d’acceptation fataliste du destin, tandis que de l’autre, il devient la condition d’une révolte contre l’absurde, cet absurde qui se manifeste par exemple sous les formes d’un pouvoir arbitraire.

Comme on peut le deviner à partir de ces deux exemples, à mesure que le modèle se complexifie, il tend à exploser, pour le meilleur et pour le pire. En favorisant la création de théories et de méthodologies de plus en plus complexes, il risque en même temps de perdre en simplicité et en élégance ; en accentuant (et acceptant) le risque de complexification, il engendre de nouvelles articulations et possibilités analytiques plus fines. En changeant la syntagmatique du « bien » et du « mal », évidemment, la nuance dysphorique-euphorique de ce que nous pouvons faire avec les modèles à notre disposition (et qui nous tiennent à cœur) – ou de ce que nous devons en faire- change également.

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En concluant LIR, Eric Landowski réaffirmait que les principes énoncés par son modèle n’avaient pas pour but de construire une nouvelle sémiotique ou de déclarer dépassés les modèles « standard » développés par Greimas et l’École de Paris, auxquels il a lui-même contribué de manière significative.

Avec du recul, on peut légitimement se demander dans quelle mesure et comment le modèle standard, tel que le parcours génératif par exemple, est mis en cause par les apports de LIR.

Note de bas de page 27 :

Voir dans Demuru, Landowski & Sedda 2022, 2023.

L’approche doit se faire ici non pas avec une furie iconoclaste, mais dans un esprit ouvert au renouvellement continu et au renforcement d’un projet disciplinaire et collectif qu’Eric Landowski a récemment réaffirmé27.

Pour s’en rendre compte rapidement, il suffit de penser que le modèle de Landowski découle d’une relecture du carré sémiotique, donc de la partie la plus abstraite et, si l’on permet la plaisanterie, la plus « immanente » du parcours ; pourtant, l’objectif semble viser directement une réévaluation de la concrétude des vécus, des interactions en cours, allant presque jusqu’à déboucher, pour tenter une seconde provocation, dans une pleine « manifestation ». Cette exacerbation sous forme de court-circuit nous sert à souligner la profondeur potentielle du modèle des régimes d’interaction et de sens, et donc à examiner attentivement l’impact qu’il peut avoir sur l’ensemble de l’appareil conceptuel standard.

Nous soulignons un seul aspect, qui semble émerger avec plus de force entre les lignes dans la réflexion menée par Eric Landowski à partir des applications et des reconceptualisations issues de dix-neuf ans d’utilisation de son modèle. Il s’agit du rôle et du statut de l’objet de valeur.

Note de bas de page 28 :

Landowski 2024.

À première vue, nous savons tous ce qu’est l’objet de valeur et quelle est sa place dans la théorie standard. Landowski le résume ainsi, en se référant au régime de la manipulation : « Sous ce régime, ce qui fait agir, et interagir, est effectivement une “intention”, un vouloir ou un désir, un dessein, un projet, une attente ou un espoir tendu vers l’obtention de certains “objets de valeur” »28. Toutefois, il nous semble que c’est la réflexion même de Landowski, celle contenue dans LIR et celle qui peut être avancée à la lumière de sa relecture de LIR, qui fait exploser l’ambivalence de ce concept clé de la théorie. Parce que nous savons aussi autre chose mais nous l’oublions presque toujours : la définition de l’« objet de valeur » possède en elle-même une double âme, celle de l’objet et celle de la valeur. Et nous savons aussi que lorsqu’il s’agit de communication en tant que manipulation, où un Destinateur agit stratégiquement au niveau (principalement) cognitif pour convaincre un Destinataire de poursuivre une valeur, la dimension objectale passe au second plan, devient instrumentale, et la valeur devient (principalement) une qualité sémantique abstraite. Et le Sujet établi par la manipulation réussie, par le contrat de confiance, s’il cherche des objets, il le fait uniquement parce qu’ils sont les dépositaires des valeurs auxquelles il cherche à se connecter.

Si nous relisons LIR et ses développements sous cet éclairage, il est facile de remarquer qu’à l’inverse, au niveau de la programmation, la valeur a tendance à disparaître et ce qui reste est (principalement) l’objet. Dans la programmation, en l’absence de véritables Sujets, tout se réifie. Y compris les êtres vivants. En parlant de la manipulation au service de la programmation, Landowski donne l’exemple d’un « poisson-objet » qui doit être physiquement capturé.

Note de bas de page 29 :

Landowski 2024.

La programmation est un régime d’objets, voire un régime objectal et objectivant. En elle, la valeur disparaît ou, si l’on préfère, se « chosifie » : elle se réduit aux objets (avec leurs éléments constitutifs, objectivement identifiables) et à leurs régularités de fonctionnement. À tel point que la logique propre de ce régime n’est plus vue comme une jonction (conjonction/disjonction par rapport à une valeur) mais comme un agencement, un assemblage/concaténation d’objets, qui activent ou répondent à des algorithmes (comportementaux et/ou matériels). Landowski le souligne : la programmation a sa propre logique, celle de l’opération : « C’est en effet une logique centrée non pas sur la circulation et l’appropriation des objets mais sur leur production, ou, bien entendu, leur destruction : c’est la logique de l’opération. »29 Le passage est intéressant car il parle dans les deux cas d’« objets » mais, tandis que dans le deuxième cas nous parlons précisément de choses, dans toute leur matérialité, dans le premier cas ces objets ne sont tels que parce qu’ils portent et détiennent des valeurs abstraites.

Dès lors, si tout cela est vrai, il est légitime de se demander ce qu’il reste de l’objet de valeur dans le régime d’ajustement, dominé par la sensibilité, et dans celui de l’accident, dominé par le hasard.

La question est trop vaste, mais il semble que, dans le cas de l’ajustement, la place de l’objet de valeur est attribuée par la valence, comprise à la fois comme une tension (sensible et en devenir) vers l’autre et comme une exploration et une construction de la confiance – une valeur de valeurs – qui s’exprime avant tout sous une forme inter-esthésique, contagieuse. En ce sens, l’ajustement renvoie à une sémiotique de la subjectivité passionnée, d’une subjectivité qui s’institue et se définit à travers des dimensions et des modulations thymico-esthésiques ; une sémiotique qui se configure donc comme un parcours transformateur « logiquement » autonome par rapport à celui narratif, modal et actantiel, puisqu’il peut aller à l’encontre du programme narratif, avec ses relations et ses transformations centrées sur la sémantique de l’action et sur des actions au cœur desquelles se trouvent des valeurs sémantiques.

Note de bas de page 30 :

Landowski 2024.

La situation devient encore plus complexe dans le cas de l’accident, qui apparaît comme un régime où l’absurde, quelle que soit sa manifestation, se présente comme une pure présence (« la rencontre positive, vécue, pathétique, avec une présence pleine, tangible, bien que négative : celle du non-sens, de l’insensé »30), à laquelle il ne nous reste plus qu’à nous soumettre ou contre laquelle nous devons nous rebeller, selon la relecture landowskienne évoquée précédemment. Cette tension si exacerbée entre accepter les événements ou se rebeller contre eux semble préfigurer un espace de lutte, conçu toutefois non pas comme la construction-destruction d’objets, ni dans le sens d’un conflit stratégico-cognitif, ni comme une exploration risquée des possibilités entre des sensibilités en quête d’un terrain commun : il s’agit plutôt, phénoménologiquement, d’une mêlée, d’un lieu de rencontre/confrontation entre des forces-énergies qui, en entrant en relation, peuvent donner naissance à des configurations de sens inédites. Si cela est vrai, ici nous n’avons plus d’objets, ni de valeurs, ni de valences, mais des présences-événements. Pensons à la fureur incontrôlée ou à la résignation muette qui se déclenche face à une humiliation soudaine ; ou à l’émergence de révoltes ou mobilisations inattendues (qu’elles soient xénophobes ou progressistes, peu importe) sur la base d’une « voix » ou d’une vidéo qui circule à grande vitesse dans les rues et sur Internet. Dans tous ces cas, ce qui émerge est un espace humoral-esthésique où la rencontre/confrontation entre des présences-événements engendre d’autres présences-événements, dans une multiplication de l’aléa qui, tout en pouvant potentiellement se poursuivre à l’infini, se stabilise souvent en étant capturé et mis au service d’autres régimes de sens.

De tout cela découleune question : qu’en est-il du parcours génératif lorsque la dimension sur laquelle est fondée sa construction, celle de la manipulation et de la conjonction/disjonction des valeurs, devient de plus en plus clairement seulement une dimension parmi d’autres au sein d’un modèle plus global de régimes de production de sens ? Sommes-nous sûrs que la théorie standard n’a pas besoin de révisions, de reformulations, de reconsidérations au moment où l’on souhaite pleinement l’intégrer à un modèle des régimes d’interaction qui semblent la mettre sous tension ou peut-être même la couper transversalement ?

Nous ne donnerons pas de réponse. Mais nous proposons deux considérations finales.

La première est que ces différents « objets conceptuels » – objets, valeurs, valences, présences-événements – que nous avons esquissés en partant d’une reconsidération du rôle de la valeur dans le modèle landowskien (ou du moins dans notre relecture de celui-ci) n’existent pas de manière pure : ils sont eux-mêmes, au minimum, « en interaction », comme s’ils étaient les strates et les composantes, aux poids et aux modulations variables, de cette « totalité » qu’est le sens en tant qu’expérience vécue. Peut-être sont-ils la même chose saisie dans des perspectives différentes ou dans des phases spécifiques de processus différents.

La seconde considération suppose que ces réflexions ont elles-mêmes, en fait, mobilisé quelque peu tous les régimes de sens et d’interaction, à travers de multiples raisonnements, certaines propositions stratégiques et des incursions dans la limite risquée où confusion et créativité imprévue deviennent également possibles : l’espoir est cependant que, dans l’ensemble, nos arguments apparaissent pour le lecteur comme une danse, un ajustement sensible, avec LIR et avec la pensée d’Eric. Mais ce n’est pas à nous qu’il appartient de le dire.

Ce qui est certain, c’est que l’on souhaiterait, en plus de contribuer à la diffusion et à la relecture approfondie de LIR, témoigner d’un lien profond avec ses contenus, ses arguments, sa sensibilité. Une façon de montrer en direct ce qu’il peut apporter. Et, espérons-le, de lui rendre quelque chose, ne serait-ce que sous forme accidentelle, en échange de tout ce qu’il nous a apporté.

Franciscu Sedda
Cagliari, Sardaigne
Juin 2024