Actes Sémiotiques, n° 42, « Sémiotique et didactique », 1987 (réédition)
Introduction

Enrico Barbetti

Ph.D., Unimercatorum

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
Plan
Texte intégral

1. Entre l’analyse du discours didactique et la sémiotique didactique

Sémiotique et sciences de l’éducation. Le volume que nous présentons, et qui est réédité après trente-sept ans, représente une étape importante dans le contact entre ces deux univers disciplinaires. Le numéro (42) de juin 1987 des Actes Sémiotiques est un moment en quelque sorte culminant de la tentative faite au sein de la sémiotique générative française de réfléchir à ses rapports possibles avec la didactique. Un dialogue qui s’est noué d’emblée autour de deux voies distinctes et parallèles : celle de l’analyse didactique du discours et, pour reprendre les termes d’Algirdas Julien Greimas, celle de la sémiotique didactique. D’une part, nous avons la voie principale, celle de l’étude des formes qui organisent le discours éducatif, avec l’analyse respective de ses contenus explicites et implicites et des formes d’expression à travers lesquelles il se manifeste. D’autre part, nous avons peut-être un chemin moins fréquenté, celui qui voit les outils sémiotiques utilisés non pas pour la description, mais plutôt pour la conception d’activités éducatives. Un changement de position qui place la voie générative du sens comme un outil à utiliser a priori plutôt qu’a posteriori.

Ces deux voies ont été ouvertes précisément par Greimas en 1979 dans le septième numéro du Bulletin du Groupe de recherches sémio-linguistiques de l’époque. Dans son article introductif, intitulé « Pour une sémiotique didactique », Greimas identifie l’analyse du discours didactique comme la première tâche que la sémiotique doit se fixer dans son rapport à l’éducation. C’est-à-dire qu’elle doit effectuer un travail systémique des discours didactiques pour « chercher à dégager leurs propriétés formelles afin de constituer un inventaire aussi large que possible de leurs formes narratives et discursives » (Greimas 1979 : 3). Cet objectif analytique précède toute intervention dans des contextes empiriques.

Les questions sur la manière d’améliorer les pratiques d’enseignement sont mises en attente, mais ne sont pas exclues. En fait, les résultats d’une telle analyse discursive, selon Greimas, ont la possibilité de se présenter comme des instruments utiles pour la révision et la conception des activités d’enseignement. Une sorte de « grammaire normative » (Greimas 1979 : 3), composée de modèles généraux et spécifiques, a la possibilité d’améliorer les stratégies éducatives des enseignants dans divers contextes d’enseignement. La sémiotique, selon Greimas, a le potentiel d’intervenir directement dans l’amélioration du contexte social en identifiant d’abord les éléments formels du discours didactique et en les mettant ensuite à la disposition de l’éducation. La sémiotique conserve ce rôle en tant que méthodologie transdisciplinaire, cherchant à construire des « modèles de prévisibilité » (Greimas 1984 : 122) ainsi que des analyses.

Dans la dernière partie de l’article de 1979, Greimas observe que la sémiotique générative ne doit pas se présenter comme un objet de connaissance à transmettre aux apprenants par la diffusion et l’enseignement des principes théoriques de la discipline. Au contraire, elle doit se présenter comme un ensemble d’outils à employer par les enseignants afin de mettre en place une stratégie éducative plus efficace. Les structures du sens, dans ses différents niveaux narratifs et discursifs, ont le potentiel d’agir comme des lignes directrices à suivre pour transmettre les valeurs éducatives et s’assurer que les étudiants les utilisent de manière efficace. La sémiotique, appelée didactique, ne sera pas un ensemble de notions disciplinaires à transmettre mais, dit Greimas, « sera essentiellement une maïeutique » (Greimas 1979 : 8).

L’analyse du discours didactique, d’une part, et la sémiotique didactique, de l’autre, s’imposent dès ce premier article de Greimas comme point de référence pour toutes les autres études du Groupe de recherches sémio-linguistique (GRSL) sur le sujet. Malheureusement, ce travail reste assez circonscrit. En effet, outre le Bulletin où figure l’article fondateur de Greimas, il a donné lieu à un numéro thématique de Langue Française (n° 61, 1984) et à celui des Actes Sémiotiques en cours de réédition.

Le numéro de Langue Française était entièrement consacré à la relation entre la sémiotique et l’enseignement du français. La distinction entre l’analyse didactique du discours et la sémiotique didactique y est évidente. La réflexion de Greimas sur cette distinction apparaît surtout dans un entretien avec Jacques Fontanille. Ici aussi, il discute de la façon dont les modèles sémiotiques peuvent avoir une fonction prédictive entre les mains d’autres disciplines telles que les sciences de l’éducation. L’exemple donné par Greimas est celui du carré sémiotique en tant qu’outil exploratoire à l’usage des étudiants en littérature et en sciences pour améliorer leurs différentes compétences :

On tient là, justement, un bon exemple [le carré sémiotique] de ces modèles de prévisibilité dont je parlais tout a l’heure, et qui peuvent augmenter la compétence des lecteurs ; en effet, dès qu’on a fixé un ou deux termes du carré sous-jacent a un texte donné, les règles de construction du carré sémiotique obligent à chercher si les autres, dont la forme logico-sémantique est déductible des premiers, et, donc, prédéfinie, si les autres termes, donc, qui sont moins évidents et souvent imperceptibles a une lecture intuitive, sont représentés ou pas dans le texte. C’est une démarche structurante, mais aussi une démarche de découverte ; c’est en cela que les modèles sémiotiques sont heuristiques (Greimas 1984 : 124).

De même, Greimas reprend le thème des particularités du discours didactique. Dans son dialogue avec Fontanille, il réfléchit aux éléments caractéristiques de cette typologie discursive et aux différences qui la distinguent d’autres formes tout aussi persuasives. Si, par exemple, les discours politiques ou publicitaires cherchent également à convaincre un sujet de la véracité d’un fait, à l’inciter à faire quelque chose ou à gagner sa confiance ou son approbation, seul le discours didactique vise explicitement à accroître la compétence de ce même sujet. La « compétentialisation », c’est-à-dire l’« opération d’augmentation voulue et programmée de la compétence » (Greimas 1984 : 124) semble être, pour Greimas, l’élément distinctif du discours didactique. Dans cet échange dialogique, Fontanille tente également de mettre l’accent sur la question de la sanction en tant qu’élément important de cette typologie discursive, en pensant probablement au rôle clé de la vérification de l’acquisition des connaissances dans les contextes d’éducation formelle. « Je trouve pourtant que l’épreuve narrative de “sanction” par sa prolifération et ses multiples fonctions dans le détail des procédures pédagogiques, est elle aussi spécifique du discours didactique » (Fontanille, in Greimas 1984 : 125).

La sanction est un chaînon qui peut être important pour que le processus narratif didactique atteigne l’objectif de la compétentialisation ; cependant, elle est pour Greimas un de ces traits « saillants, mais non prégnants » (ibid.). À tout le moins, il convient de ne pas tirer de conclusions trop hâtives en prenant les dernières étapes du processus narratif comme des traits distinctifs du discours didactique. « Il y aurait là une tentation, celle qui consiste à postuler une spécificité avant d’avoir examiné et construit les procédures et les stratégies discursives effectivement observées » (Greimas 1984 : 125). Avant d’arriver prématurément à la délimitation de principes généralisables du discours didactique, il est nécessaire de passer par la description constante et extensive des textes éducatifs.

2. La contribution du numéro des Actes Sémiotiques

Ce numéro des Actes Sémiotiques constitue, à la suite d’un atelier du GRSL, le troisième geste manifestant l’intérêt de la sémiotique générative pour l’éducation. Sa structure fait écho, avec une parfaite symétrie, à cette division entre analyse du discours et sémiotique didactique. En effet, le volume comprend quatre articles. Les deux premiers, de Jacques Fontanille et Jean-Jacques Vincensini, présentent des réflexions sur les particularités du discours didactique, tandis que les troisième et quatrième, respectivement de Georgette Bensimon-Choukroun et d’une collaboration entre Georges Maurand et Michel Naude, s’intéressent à des interventions d’inspiration sémiotique dans le contexte éducatif. Dans les deux cas, les travaux portent principalement sur des contextes scolaires, restant fermement dans les limites de l’éducation formelle.

L’article de Fontanille esquisse une réflexion sur le discours didactique à partir d’un processus de réforme de l’école française engagé depuis 1981. Dans ce processus de réforme, qui touche particulièrement les collèges, l’aspect central de la rénovation est identifié par Fontanille dans une volonté de rationalisation des pratiques pédagogiques. Cette rationalisation, selon l’auteur, est entrée dans le vocabulaire scolaire en modifiant ce qui relève du discours pédagogique, notamment dans les programmes scolaires ou dans la « théorie telle que la verbalisent les praticiens » (Fontanille 1987 : 5). Fontanille s’intéresse à la façon dont ce nouveau discours théorique des programmes éducatifs révèle « une architecture narrative explicite » (ibid.), et à comment il se manifeste surtout dans la structure énonciative des objectifs pédagogiques. Dans l’organisation formelle présentée par l’auteur, l’objectif pédagogique est illustré de manière syntagmatique. Dans sa succession, nous pouvons facilement trouver les différentes phases du parcours narratif canonique, telles que la formulation d’une compétence dans l’atteinte d’un objet de valeur et les circonstances de la performativité. Dans cette réflexion sur les objectifs pédagogiques, nous pouvons trouver un élément qui a également émergé de l’entretien cité. En effet, Fontanille met l’accent sur le passage final de la sanction, c’est-à-dire ce moment de jugement conclusif qu’il définit comme une « évaluation sommative » (Fontanille 1987 : 6).

Dans ce contexte rationnel et rigoureux, la question de la définition et de la mise en œuvre d’évaluations des comportements socio-affectifs acquiert pour Fontanille une importance particulière, en relation avec ses travaux sur la sémiotique des passions. Les observations faites dans l’article montrent comment la structure narrative du texte éducatif évolue dans deux directions distinctes en fonction des objectifs fixés. Pour les compétences cognitives – celles rationalisables de la réforme –, le cheminement est rétrospectif, partant des possibilités de mesure et remontant à la définition des objectifs. Inversement, pour les compétences comportementales, on part des attentes pédagogiques pour arriver aux résultats obtenus. Ainsi, dans un cas, c’est le mode d’évaluation qui guide la définition des objectifs, alors que dans l’autre, ce sont les objectifs eux-mêmes qui façonnent les évaluations. Fontanille affirme d’ailleurs que la syntaxe passionnelle échappe à la rationalisation rétroactive. Ce décalage dans les processus de sanction a cependant pour conséquence que les aspects didactiques liés à la dimension passionnelle restent à l’arrière-plan dans ce type de réforme éducative.

D’une certaine manière, Fontanille soulève des questions intéressantes sur l’utilisation superficielle qui peut être faite des outils sémiotiques en dehors des contextes canoniques. Ici, par exemple, il souligne comment une structure narrative rigide, utilisée pour la formulation d’objectifs éducatifs, risque d’éclipser tous les aspects de l’éducation qui sont moins évaluables en termes quantitatifs. Un risque qu’il observe également dans l’entretien avec Greimas : « Pour ce qui concerne le modèle à six actants, si on l’interprète comme un “classement de personnages”, on ne peut guère l’utiliser par exemple pour faire écrire des textes ; cela deviendrait une mécanique à engendrer des stéréotypes ». Et encore : « Alors, peut-on mettre la sémiotique entre toutes les mains ? » (Fontanille, in Greimas 1984 : 124, 127). Le défi mis en évidence par Fontanille suppose qu’un simple dialogue transdisciplinaire ne suffit pas. Comme dans le cas analysé dans ce premier article, les politiques éducatives peuvent utiliser les outils sémiotiques de manière approximative. Il serait plutôt utile de penser en termes de dialogue interdisciplinaire et trans-sectoriel, où les compétences des différents acteurs experts – sémioticiens, éducateurs et pédagogues – sont renforcées et amenées à collaborer.

L’article de Vincensini traite également de l’étude du discours didactique. Pour prolonger la réflexion à ce propos, il s’appuie sur une série de travaux anthropologiques portant sur les mécanismes narratifs du don dans les pratiques sociales. Selon Vincensini, les structures narratives polémiques de Propp et, plus tard, de Greimas, peuvent ne pas suffire à rendre compte de phénomènes tels que l’éducation. L’auteur estime que l’approche sémiotique peut aider à délimiter la nature formelle du discours éducatif ; cependant, à partir de ces considérations, l’objectif est d’ouvrir une réflexion critique sur certains fondements de la sémiotique narrative. Vincensini aborde le discours didactique en tenant compte de l’apport de l’anthropologie. Les résultats de cette analyse sont ensuite utilisés pour enrichir la recherche sémiotique sur les modèles généraux de la discipline, plutôt que pour se concentrer spécifiquement sur l’éducation. Ces propos partent d’un travail sur divers textes programmatiques et publics de l’éducation. Comme chez Fontanille, les limites de pertinence de l’étude restent celles des documents formels et législatifs de l’éducation scolaire, sous la forme spécifique des programmes d’enseignement. Vincensini se concentre sur la relation intersubjective entre l’enseignant et l’élève, qu’il considère comme un reflet des modèles archétypaux des relations sociales. En particulier, il identifie les formes symboliques de création, de distribution et d’acceptation des valeurs dans le cadre de cette relation intersubjective.

En réfléchissant aux programmes narratifs du discours éducatif, l’article met en évidence trois étapes – « trois conditions semblent en particulariser la nature » (Vincensini 1987 : 11) –, à savoir : la transmission du savoir, l’adhésion à certaines valeurs et les responsabilités sociales qui déterminent l’activité éducative. Pour Vincensini, cette situation s’inscrit dans certains passages narratifs clés du discours sur l’éducation : celui du don, de l’acquisition et de la restitution. Au niveau énonciatif, il semble que les différentes façons dont ces passages sont aspectualisés déterminent diverses formes discursives d’enseignement, depuis les formes les plus traditionnelles, qui mettent l’accent sur les connaissances transmises – l’accent sur le don –, jusqu’à d’autres plus réflexives quant à l’efficacité des stratégies d’enseignement – l’accent sur l’acquisition –, et enfin celles qui mettent l’accent sur les perspectives sociales à long terme – l’accent sur la restitution. Il s’agit là de manières d’aspectualiser les différents programmes narratifs structurant le discours pédagogique, plutôt que de formes spécifiques d’enseignement. Les passages du don et de l’acquisition semblent d’ailleurs renvoyer au contenu de l’article de Paolo Fabbri dans le Bulletin (1979), dans lequel il parlait de deux programmes narratifs parallèles, celui de la transmission du savoir et celui de la stratégie pour le faire assimiler. Avec la question de la restitution, Vincensini ajoute à ces deux PN un troisième, qui est présenté d’un point de vue plus large. Le discours didactique se propose, à un niveau sous-discursif, comme PN d’usage d’un PN principal avec un sujet collectif en conjonction, ou en disjonction, avec un Ov qui possède d’une grande importance sociale. Dans les processus narratifs éducatifs, ce qui sera sanctionné – évalué par la vérification ou le questionnement –, c’est la transformation du sujet-discours par rapport à l’Ov d’usage. Au contraire, la réalisation de l’Ov principal ne sera que souhaitée. « La contre-prestation “appropriation” est une obligation ; en revanche, celle qui voit le terme du crédit n’est que probable souhaitable » (Vincensini 1987 : 13).

Comme nous l’avons mentionné, dans la deuxième partie l’article passe de la dimension éducative à une perspective sémiotique générale, avec un examen critique des fondements de la théorie de Greimas. Vincensini explore des alternatives dans les configurations narratives du passage performatif, en cherchant une voie différente par rapport à l’archétype narratif du test-épreuve, considéré de manière critique par l’auteur comme le seul pris en compte par Greimas et caractérisé exclusivement par sa nature polémique. L’auteur pose la question de savoir pourquoi le concept de don ne peut pas représenter un contexte privilégié pour la narration en tant qu’acte transformateur.

Note de bas de page 1 :

Le dialogue est donc compris comme un dispositif narratif au sein d’un roman, ne se référant pas à ces situations sociales, intéressantes au niveau éducatif, où le dialogue entre les sujets de l’éducation – entre les apprenants ou entre eux et l’enseignant – est considéré comme un échange formateur.

Restant toutefois sur la question spécifique de l’éducation, les deux autres articles reviennent plus précisément sur ce que Greimas a appelé la sémiotique didactique. Les travaux de Bensimon-Choukroun apportent une réflexion sur les activités didactiques d’analyse d’un texte littéraire, et en particulier sur les passages où les élèves doivent examiner une situation de dialogue1. La question de recherche de Bensimon-Choukroun émerge de certaines difficultés rencontrées dans l’enseignement secondaire, dans des circonstances où les élèves avaient du mal à analyser des passages littéraires d’Iphigénie de Racine et des Misérables de Hugo. En particulier, ces problèmes se posent dans l’identification des instances énonciatives, tant dans les dialogues explicites qu’implicites du texte. L’accent est mis sur la formulation de questions concernant la gestion didactique de l’interprétation, abordant non seulement la multiplicité des significations dans le dialogue, mais aussi l’univocité du discours collectif.

Dans les contextes d’analyse du dialogue, Bensimon-Choukroun observe que les étudiants ont tendance à distinguer l’acte pragmatique de la parole, du contexte psychosocial du locuteur. La stratégie d’enseignement proposée pour surmonter cet écueil consiste à considérer le dialogue comme un monologue. Cela permet d’éviter le risque narratif de la mimesis, c’est-à-dire de traiter les acteurs du texte littéraire comme des acteurs empiriques. Les modèles de la sémiotique narrative peuvent être appliqués à l’étude des écrits dialogiques en exploitant les ressources offertes par le concept sémiotique d’énonciation. On soutient qu’une réflexion plus approfondie sur les dynamiques énonciatives permet d’analyser un champ de significations plus large dans le contexte didactique. La stratégie suggérée pour mettre en lumière ces éléments de signification moins évidents repose sur une inversion, en appréhendant le dialogue comme s’il n’était pas un dialogue et le dialogue à l’intérieur du texte comme s’il s’agissait d’une conversation dans le sens le plus traditionnel. L’éclatement des différents effets de véridiction créés dans le passage littéraire peut être une bonne stratégie pédagogique pour faire ressortir les formes d’énonciation. En d’autres termes, si l’enseignant s’assure qu’un dialogue littéraire n’est pas interprété comme la relation entre deux sujets, cela permettra à l’étudiant de reconstruire plus efficacement un auteur modèle. Ainsi, pour le premier cas, une étude systématique du discours discontinu est suggérée, tandis que pour le second, l’étude de l’organisation dialogique de la narration est recommandée.

L’article de Maurand et Naude aborde également un problème qui s’est posé dans le contexte éducatif lors des activités d’enseignement de l’analyse de textes littéraires. Dans ce cas, il s’agit de défis posés par les analyses faites, cette fois dans le contexte universitaire, d’un conte de La Fontaine. Dans le cadre du baccalauréat de l’Académie de Toulouse, différentes réflexions portant sur « Le vieux chat et la jeune souris » sont développées de manière superficielle, les étudiants n’effectuant qu’une répétition paraphrastique. Les auteurs se demandent si une approche analytique sémiotique pourrait permettre aux étudiants universitaires de développer des compétences analytiques plus fortes. Le corps de l’article tentera essentiellement de présenter une analyse sémiotique du conte de fées, à travers différentes étapes de description lexicologique, métrique et sémantique. L’analyse prise comme exemple a pour but de montrer comment reconnaître et construire le sens des différents aspects de la structure du texte. En conclusion, les auteurs se demandent comment l’analyse sémiotique peut être introduite dans une pratique d’enseignement, en espérant qu’elle soit adoptée dans l’enseignement universitaire. Un défi qui reste cependant encore à relever.

3. Perspectives souhaitées pour le dialogue entre la sémiotique et l’éducation

Après 1987, l’intérêt de la sémiotique générative pour l’éducation a diminué jusqu’à disparaître presque complètement. C’est Jacques Fontanille lui-même, en partie protagoniste de ce cheminement, qui constate cette perte d’intérêt. Dans un entretien réalisé en 2021 et éditée par Luiza Helena Oliveira da Silva et Naiane Vieira dos Reis, il reconnaît ce manque d’attention et tente d’identifier les raisons qui ont conduit à l’enlisement du travail :

Je ne connais pas actuellement de sémioticiens qui se consacrent à la sémiotique didactique. Quand on consulte par exemple l’index notionnel de la revue Actes Sémiotiques, qui couvre plus d’une douzaine d’années, « didactique » ne figure pas, ce qui signifie qu’il n’a été retenu comme mot-clé par aucun des auteurs des articles publiés ! (Fontanille 2021 : 181).

Selon Fontanille, cela est dû au fait qu’au fil du temps, il n’a pas été possible de constituer un corpus d’études suffisamment important et riche sur lequel fonder la suite de la réflexion. Sans un ensemble d’œuvres travaillant à la description des formes expressives et de contenu des textes éducatifs individuels, il est difficile de pouvoir faire des généralisations acceptables pour esquisser l’analyse du discours éducatif et, par conséquent, d’en tirer des outils adéquats pour une approche sémiotique didactique :

Or, quand les sémioticiens restent prudemment entre eux, même et surtout en faisant semblant de s’intéresser au vaste monde extérieur, ils s’autorisent parfois des facilités, que plus personne ne remarque, parce que, justement, en tant que facilités, elles ne heurtent personne et passent inaperçues. Parmi ces facilités, il en est une qui serait très pénalisante pour une renaissance de la sémiotique didactique [...] : il s’agit de la facilité qui consiste à travailler sans corpus, hors de tout terrain d’enquête, et sans aucune méthode de recueil et de construction des données d’analyse. Dans le pire des cas, cela produit une sémiotique purement spéculative. Dans bien d’autres cas, on a le sentiment que le sémioticien n’a pas d’autre corpus que ses souvenirs, ses expériences personnelles, ses opinions, ses propres stéréotypes, voire ses obsessions intimes : entièrement concentré sur son introspection, le sémioticien ne modélise alors que ses propres représentations (Fontanille 2021 : 188).

Sans un réservoir d’études analysant les textes pédagogiques, où le discours éducatif se manifeste sous diverses formes, le risque est que le sémioticien, n’abordant que les expériences de sa formation, ne saisisse pas la complexité et la pluralité des défis posés par l’éducation.

Note de bas de page 2 :

Pour les définitions législatives de l’éducation formelle, non formelle et informelle, voir le Journal officiel de l’Union européenne, Recommandation du Conseil du 20 décembre 2012 relative à la validation de l’apprentissage non formel et informel, 2012/C 398/01.

Il semble donc nécessaire, si l’on veut reprendre cette réflexion aujourd’hui, de commencer à travailler à l’élargissement du corpus d’études sur l’éducation. Un corpus qui, premièrement, comme le souligne Fontanille, ne se réfère pas seulement aux expériences éducatives du sémioticien, à l’université ou dans sa formation générale. Deuxièmement, nous ajouterons que ce corpus doit élargir le point de vue à tout l’univers de l’éducation, sans s’arrêter exclusivement au contexte de l’éducation formelle et de la scolarisation. En effet, on estime qu’il est réducteur de fonder toute réflexion autour du discours didactique uniquement sur les programmes ministériels ou sur des projets pédagogiques spécifiques. En dehors des milieux formels d’enseignement – école maternelle, école primaire, école secondaire, université –, il conviendrait de considérer comment le discours didactique se développe dans des contextes non formels – médiation muséale, formation professionnelle, activités extrascolaires, camps paroissiaux – voire informels – famille, vie de quartier, sport2.

Un travail aussi approfondi sur l’éducation permettrait tout d’abord de mieux apercevoir le rôle clé, souvent souligné par Fontanille, du moment de la sanction. La Sanction et la figure de l’enseignant comme Destinateur Sanctionnant sont sans doute des composantes essentielles de l’école. Ce n’est pas un hasard si les enjeux de l’évaluation – finale, initiale ou continue – suscitent beaucoup d’intérêt tant dans la communauté scientifique que dans les contextes quotidiens. Il pourrait donc être très intéressant d’en approfondir les implications sémiotiques. Cependant, ce rôle actantiel dans autres contextes éducatifs serait moins lié à des figures discursives précises. Considérons, par exemple, comment l’évaluation de la transmission des connaissances dans un musée ou dans un cours de formation professionnelle pourrait être configurée. Si une telle évaluation n’existe pas d’un point de vue pédagogique, l’absence d’un passage narratif de la Sanction n’est pas non plus à exclure a priori.

Une réflexion sur le discours didactique dans les différents contextes formels, informels et non formels, nécessiterait également une discussion sur l’aspectualisation, comme le souligne Vincensini. Une réflexion sur la transmission des connaissances, la stratégie didactique et les objectifs sociaux pourrait aider à atteindre une compréhension plus complète du discours didactique. Surtout, une telle analyse énonciative permettrait de rendre compte non seulement des contextes d’apprentissage dans lesquels l’éducation est traitée comme un transfert passif d’informations, mais aussi de ceux dans lesquels l’implication active de l’apprenant est encouragée.

Une voie déjà engagée qui permettrait de mieux articuler la dynamique du sens dans les contextes éducatifs non formels pourrait être celle de la sociosémiotique d’Eric Landowski. Mentionnée par Fontanille dans l’entretien cité plus haut, la sociosémiotique de Landowski pourrait éclairer la dynamique du sens dans l’interaction entre les individus dans les contextes éducatifs. Les différents régimes d’interaction décrits par l’auteur, et en particulier celui de l’ajustement (Landowski 2005), pourraient permettre de mieux décrire les pratiques éducatives moins formalisées ou innovantes. Un exemple pourrait être l’analyse des contextes d’apprentissage en groupe, à la fois à l’école et dans d’autres environnements, où se produisent des interactions moins cognitives et plus sensibles, de contact ou de contagion (une faire-sentir) entre les actants en jeu (ibid.). Une application de celles-ci au discours éducatif a été effectuée dans le cadre d’un colloque à l’Université de Limoges en 2015, qui avait pour thème les contributions potentielles de la sémiotique aux grands défis sociaux de la contemporanéité. Dans son article – « Régimes de sens et formes d’éducation » (2015) –, Landowski soutient que la tâche de la sémiotique n’est pas tant de fournir des conseils ou des justifications à ceux qui font des choix collectifs, mais d’interroger le sens dans les pratiques sociales, en particulier dans leurs évolutions et transformations. Dans le domaine de l’éducation, c’est précisément cette dimension dynamique et interactive qui, pour Landowski, constitue le cœur le principal intérêt d’une étude sémiotique. A cette occasion, le sémioticien reprend des modèles qu’il a déjà développés dans des études antérieures et les réajuste au champ éducatif. En particulier, dans ce colloque, Landowski articule une structure relationnelle fondée sur la valeur de respectabilité. En effet, l’enseignant dans le discours éducatif est présenté comme une figure thématique de respect, incarnant à la fois un savoir certain et une autorité légitime. Pour Landowski, ce régime relationnel est donc extrêmement significatif, car c’est par rapport à lui que se définissent les différentes attitudes, réactions et stratégies entre les actants. L’étude présentée par Landowski est certes limitée à l’articulation du respect dans les situations pédagogiques. Cependant, ces considérations peuvent être très utiles pour décrire les programmes narratifs des textes éducatifs, en particulier ceux auxquels Fabbri (1979) se réfère pour qualifier les apprenants en vue de la réception d’objets cognitifs. En outre, elles peuvent constituer une bonne référence pour articuler ou rechercher d’autres régimes relationnels et de signification qui susceptibles d’apparaître dans les multiples contextes éducatifs.

Un autre élément à souligner est que dans le paysage éducatif contemporain, le rôle central des formes d’expression verbale est mis en cause. Dans les environnements éducatifs formels et non formels, on observe une forte tendance aux pratiques éducatives multimodales, à l’utilisation de dispositifs éducatifs ou à la conception et à la préparation des espaces. Les formes d’expression non verbales jouent donc un rôle clé dans l’éducation contemporaine, non seulement en tant qu’objet d’enseignement, mais aussi en tant que forme expressive d’un discours didactique. Par conséquent, et cela a été amplement soutenu par les études de sémiotique générative menées au cours des quarante dernières années, il est fondamental d’élargir le point de vue pour inclure tout système communicatif dans les contextes éducatifs. Cela implique la construction d’un corpus d’études qui aille au-delà des programmes ministériels ou des projets éducatifs prédéfinis, en réalisant des analyses qui incluent entre autres : des jeux comme ceux de Montessori, la proxémie dans l’enseignement, les formes dialogiques entre les sujets, la disposition des corps dans l’environnement, les espaces d’apprentissage et le rôle des images statiques ou animées.

Une telle approche permettrait à la sémiotique de contribuer davantage à la pédagogie en abordant les processus de communication et de signification dans les contextes éducatifs. Une réflexion sur le discours didactique avec cette ouverture de champ permettrait aussi de considérer les phénomènes où l’enseignement est désengagé de l’action humaine. En d’autres termes, lorsque le rôle actantiel traditionnellement assigné à l’enseignant est confié à des acteurs tels que les espaces ou les objets.

Note de bas de page 3 :

Une question similaire a également été débattue pendant plusieurs années dans la sémiotique italienne, avec un intérêt parallèle pour l’éducation. Dans ce contexte, des mesures de formation pour les enseignants ont été prises à travers la publication de divers essais populaires qui cherchaient à considérer la sémiotique comme un support pour l’éducation dans les anciens et les nouveaux médias. On peut se référer, par exemple, à : Omar Calabrese et Patrizia Violi, “I giornali: guida alla lettura e all’uso didattico”, L’Espresso, vol. 9, 1980 ; Maurizio Della Casa, La ricerca in semiologia. Educare ai linguaggi oltre la parola, 2 vol, Brèche, La Scuola, 1980 ; Mario Gennari, Didattica dell’educazione visiva, Brèche, La Scuola, 1985 ; Franca Mariani (éd.), Guida a una semiotica per la scuola: per insegnanti della media e superiore, Roma, Riuniti, 1985.

Une ouverture à différents environnements d’apprentissage, attentive aux formes de signification multimodales, peut également conduire à des considérations intéressantes du côté de la sémiotique didactique. La sémiotique générative pourrait ainsi poser le défi de fournir des outils pour l’enseignement de formes communicatives autres que l’enseignement du français et de la littérature3. Par exemple, en écho au travail de Bensimon-Choukroun, on pourrait constater que le besoin de faire ressortir les instances énonciatives d’un texte dans une activité didactique peut être aussi urgent dans d’autres contextes. On pourrait aussi observer comment, par exemple, un problème similaire peut apparaître dans les études visuelles, comme dans l’enseignement de l’histoire de l’art. Le cas emblématique pourrait être l’art pictural de la post-Renaissance, où les effets de mimésis produits par les constructions en perspective peuvent occulter des champs entiers de signification, comme ceux dont s’occupe la sémiotique plastique. Là aussi, la sémiotique pourrait contribuer à faire émerger des stratégies d’apprentissage pour enrichir les activités didactiques d’interprétation.

Pour conclure, il est nécessaire de reprendre ce que Greimas soulignait en 79, en essayant de comprendre comment le rendre pertinent. C’est-à-dire qu’une sémiotique didactique devrait assumer une stratégie maïeutique. En d’autres termes, il s’agit d’aider à faire émerger et à renforcer des compétences grâce aux outils de la sémiotique générale et aux outils spécifiques issus de l’analyse du discours didactique. Grâce à Fontanille, il a été possible de souligner qu’une telle stratégie devrait fournir non pas une transdisciplinarité – c’est-à-dire envisager une discipline dans la perspective d’une autre – mais une interdisciplinarité – c’est-à-dire l’intégration des connaissances et des méthodes de différentes disciplines, en utilisant une véritable synthèse des approches (Stember 1991) – qui dépasse également les frontières sectorielles – telles que celles entre l’université et l’école. Cela pourrait signifier, dans le renouveau de ces études, un dépassement, au moins d’un point de vue empirique, de la division entre l’analyse du discours didactique et la sémiotique didactique. Si la distinction, comme nous l’avons vu, est utile d’un point de vue épistémologique, elle risque de nous faire perdre les « anneaux » que Paolo Fabbri (2001) préconisait de préserver, et qui pourraient maintenir ensemble ces deux domaines. Il est essentiel de travailler à la création d’une circularité plus intégrée entre ces deux modes de médiation entre la sémiotique et l’éducation. L’analyse du discours éducatif peut fournir un matériel précieux pour le développement de la sémiotique éducative. En même temps, les interventions de cette dernière contribueront activement à la construction d’un corpus d’études diversifié sur lequel fonder des recherches ultérieures sur le discours didactique.

Note de bas de page 4 :

Recherche-Formation est un type de recherche empirique, inspiré de la Recherche-Action, qui utilise une variété de méthodologies et dont l’objectif principal est de promouvoir le professionnalisme des enseignants ou du personnel éducatif au sens large.

Note de bas de page 5 :

La Pinacothèque de Brera est une galerie nationale d’art ancien et moderne située à Milan. Elle est l’un des principaux musées d’Italie et abrite une collection d’art sacré provenant notamment de Vénétie et de Lombardie. Elle abrite des chefs-d’œuvre tels que Le mariage de la Vierge de Raphaël, Le Christ mort d’Andrea Mantegna ou La pala di Montefeltro de Piero Della Francesca.

Un projet de recherche récemment mené en Italie par l’auteur du présent texte a tenté de réunir ces anneaux manquants. Un projet de Ricerca-Formazione4 a été mené entre l’Université de Modena et de Reggio Emilia, la Pinacoteca di Brera5 et une école secondaire de sciences humaines de la ville de Milan. Il s’agissait d’un projet de formation permanente pour les éducateurs et les enseignants des musées, dont l’objectif était d’essayer de repenser collectivement les méthodes didactiques d’interprétation des arts visuels. Ce cours de formation avec un cadre constructiviste, était adressé aux différents professionnels de l’éducation visuelle pour créer un changement concret dans les contextes sociaux. Le rôle de la sémiotique dans ce contexte n’a donc pas été celui d’un réservoir de concepts à transmettre dans le cours de formation, mais au contraire d’intervenir dans la conception et l’analyse des étapes pédagogiques. Mais surtout, les descriptions sémiotiques ont joué un rôle novateur à travers un dispositif formatif clé dans de telles approches éducatives : la documentation. La Ricerca-Formazione, tout comme les philosophies éducatives telles que Reggio Emilia Approach, envisagent une confrontation continue et systématique entre les professionnels impliqués dans la documentation des résultats et dans les processus mis en œuvre dans les contextes éducatifs (Vannini 2018). Dans cette expérience spécifique, la lecture analytique de la sémiotique du matériel documenté a permis aux enseignants et aux éducateurs de musée de voir le sens de leurs pratiques d’un point de vue nouveau et différent. La documentation pédagogique, reluve avec le soutien de l’expertise sémiotique, a permis de rendre visibles les structures de sens des processus d’apprentissage, dans le but d’entreprendre des actions pour éventuellement les améliorer.

Note de bas de page 6 :

Traduction par l’auteur : “[La documentazione] consente, nel tempo, di rileggere, rivisitare e valutare l’esperienza fatta; azioni, queste, che diventano parte integrante e irrinunciabile del processo conoscitivo; può modificare l’apprendimento da un punto di vista epistemologico (consentendo tra l’altro valutazione, autovalutazione epistemologica che diviene cioè parte integrante del processo, poiché lo guida e lo orienta). Appare essenziale per i processi metacognitivi e per la comprensione dei bambini e degli adulti.”

[La documentation] permet, au fil du temps, de relire, de revisiter et d’évaluer l’expérience réalisée, ces actions devenant une partie constitutive et indispensable du processus cognitif ; elle peut modifier l’apprentissage d’un point de vue épistémologique (en permettant, entre autres, l’évaluation, l’auto-évaluation épistémologique, qui devient à son tour une partie constitutive du processus, puisqu’elle le guide et l’oriente). Elle apparaît essentielle pour les processus métacognitifs et pour la compréhension des enfants et des adultes (Rinaldi, 2009 : 93)6.

Dans de tels cas de recherche-action, l’intervention de la sémiotique en tant que point de vue supplémentaire sur la lecture de la documentation éducative peut soutenir les processus circulaires d’apprentissage tout au long de la vie. Les compétences sémiotiques peuvent ainsi contribuer à un changement actif et positif dans la société par le biais de la formation continue des professionnels de l’éducation. Intégrée dans une telle action de recherche, la sémiotique aurait le potentiel à la fois d’aider à construire activement un vaste corpus d’études sur lequel fonder une étude du discours éducatif, et d’adopter une approche intersectorielle de la sémiotique éducative. Un tel échange avec les contextes pratiques de l’enseignement permettrait une diffusion efficace des réflexions sémiotiques sur le discours didactique, en développant, comme Greimas l’a suggéré, une approche essentiellement maïeutique.