Le rôle du ministère public au procès V13 The Role of the Public Prosecutor in the V13 Trial

Nicolas Braconnay 

https://doi.org/10.25965/confdhmp.102

Interrogation sur le rôle du Ministère public lors du procès de terrorisme V13, par son représentant qui est le seul des acteurs de la procédure qui peut connaitre de la totalité du dossier dans sa continuité, depuis la scène de crime jusqu’à l’audience, et même au-delà avec l’exécution de la peine.

Questioning about the role of the Public Prosecutor's Office during the V13 terrorism trial, by its representative who is the only one of the actors in the procedure who can know the entire case in its continuity, from the crime scene to the hearing, and even beyond with the execution of the sentence.

Texte intégral

Je voudrais à titre liminaire insister sur la question du rapport à la vérité qui me semble décisive, à la fois pour le procès pénal en général et pour l’appréhension du rôle du ministère public en particulier. Je crois que ce qui fait le sens de toute audience — et plus encore d’une pareille audience —, ce qui fait que pendant neuf mois on ne joue pas simplement une sorte de vain spectacle procédural, c’est le souci qui anime tous les acteurs du procès de parvenir à une certaine vérité. Ce dont je peux attester, du point de vue du ministère public, c’est notre exigence constante de précision, d’exhaustivité, d’impartialité dans ce rapport à la vérité. Il est certes évident que le ministère public occupe une position d’accusation et qu’il ne peut prétendre à toutes les places ; de même, chacun le sait, la vérité judiciaire à laquelle on arrive à l’issue du procès est toujours partielle, fragile et relative ; mais avant d’arriver à cette conclusion « relativiste », il me semble qu’il faut avoir le souci, pendant le procès, de parvenir à la vérité. La force de notre modèle procédural réside en grande partie dans ce crédit fait à l’idée de vérité, comme un but sans doute jamais totalement atteint, mais vers lequel tend tout le procès, et qui guide la place et le rôle du ministère public. À ce titre et de notre point de vue, accuser au nom de la société, c’est avoir toujours à l’esprit cette exigence de chercher la vérité et de la dire.

Je voudrais tâcher d’essayer de vous indiquer ce qui, au-delà du rôle traditionnel du parquet dans toute audience, me semble particulier dans un procès de cette ampleur. Il y a d’abord un constat assez simple : le ministère public est le seul des acteurs de la procédure qui a à connaître de la totalité du dossier dans sa continuité, depuis la scène de crime jusqu’à l’audience — et même au-delà avec l’exécution de la peine. Par définition, en effet, la cour dispose d’un dossier déjà formaté, sur lequel elle n’a pas eu à intervenir ; elle peut avoir connaissance des faits à travers les pièces de la procédure, mais elle n’a eu aucun rôle dans leur établissement tout au long de l’information. Les avocats n’interviennent pour leur part pas dans la phase d’enquête initiale, ils ne suivent pas toujours le dossier dans sa continuité, et surtout ils ont une vision du dossier (et c’est naturel) qui est partiale et partielle, en ce qu’elle ne concerne que leur client. Quant au juge d’instruction, il est en règle générale absent de l’audience de jugement. À l’inverse, il est saisissant de constater, s’agissant du parquet, que chacun des trois magistrats du parquet présents à l’audience V13 avait eu à connaître cette procédure dès le moment des attentats, et plus singulièrement encore l’un d’entre nous, mon collègue Nicolas Le Bris, était de permanence le soir du 13 novembre 2015. En conséquence, depuis le 13 novembre 2015 jusqu’au jour du verdict le 29 juin 2022, il n’a jamais cessé de travailler sur ce dossier, et je crois pouvoir dire qu’il n’y a pas une journée d’audience où cette continuité-là n’a pas été une richesse dans l’exercice de notre mission d’avocat général : pour reconstituer la généalogie de telle décision, l’expliquer le cas échéant à la cour et aux parties, mais encore éclairer notre vision du déroulement de l’audience.

J’ouvre ici une parenthèse, pour vous permettre de comprendre comment nous nous sommes organisés. Ce dossier a d’abord été suivi au parquet pendant la phase de flagrance, avant l’ouverture d’information. À ce moment-là, il y avait énormément de travail et une équipe composée de plusieurs dizaines de magistrats s’occupait à divers titres du dossier sous l’autorité du procureur de la République de Paris, avec un fonctionnement en cellule de crise. À partir de l’ouverture d’information, le dossier a été confié à une collégialité de juges d’instruction, et suivi au parquet principalement par un collègue, en l’occurrence Nicolas Le Bris qui était de permanence le soir des attentats. À mesure que l’information judiciaire a avancé, nous avons très vite senti la nécessité d’être plusieurs à l’audience, raison pour laquelle Camille Hennetier puis moi-même avons rejoint le suivi du dossier vers la fin de l’information judiciaire, afin notamment de pouvoir mener une réflexion collégiale dès ce temps fort procédural pour le ministère public qu’est la rédaction du réquisitoire définitif. Ainsi, la plupart des options de stratégie procédurale prise au cours de l’information judiciaire (et plus singulièrement encore en fin d’information) ont été prises en commun, ce qui a évidemment été profitable quand il s’est agi de les défendre à l’audience. Je pense notamment à la définition du périmètre des poursuites, qu’il s’agisse de la disjonction des poursuites dans le volet Jawad BENDAOUD (le fameux logeur de Saint-Denis), ou la délimitation de la frontière entre notre dossier et les autres procédures belges (la quasi-totalité des attentats du 13 novembre 2015 ayant été préparés en Belgique) concernant la cellule terroriste qui avait aussi préparé les attentats commis à Bruxelles le 22 mars 2016, ainsi qu’un cercle plus éloigné d’individus qui avaient concouru moins directement à des actes préparatoires liés aux attentats. Certains de ces choix procéduraux ont été vivement critiqués par les parties, je peux assurer qu’ils ont été guidés par l’idée qu’il fallait, pour que notre procès ait un sens, que nous jugions les coauteurs, les complices directs, et ceux qui, dans le cadre de la préparation au titre de l’association de malfaiteurs terroriste, avaient été en contact avec les auteurs directs des faits. Par ailleurs, il fallait séparer, cette fois d’un point de vue chronologique, ce qui relevait des attentats du 13 novembre et ce qui relevait des attentats du 22 mars 2016. Je ne prétends pas que le résultat était parfait, et il y a naturellement une part d’opportunité dans ce qui a été décidé, ne serait-ce que parce que la réalité est toujours plus complexe que les catégories procédurales dans lesquelles on veut la faire rentrer, mais notre ambition était de parvenir à des critères clairs et facilement explicables dans ce qui était soumis à la justice française. De même, l’analyse juridique collégiale que nous avons faite des qualifications pénales avait l’ambition de tracer, au sein d’une réalité factuelle touffue et parfois complexe, une ligne claire entre ce qui relevait de la co-action, ce qui relevait de la complicité, ce qui relevait de l’association de malfaiteurs terroriste.

Une autre des spécificités du ministère public par rapport aux autres acteurs de la procédure, c’est le rapport particulier que nous entretenons, y compris à l’audience, avec le dossier. On fait souvent le reproche aux parquetiers d’être trop collés au dossier, de ne pas être assez sensibles à ce qui se passe à l’audience où en tout cas de l’être moins que les avocats. Sans doute est-ce parce que nous nous sentons, pour les raisons que je viens d’évoquer, un peu comptables du dossier, quand bien même nous n’avons pas dirigé l’enquête au même titre que le juge d’instruction. C’est en outre le parquet qui cite à l’audience les enquêteurs qui viennent présenter le dossier. Par ailleurs, il y peut-être une forme de mythe consistant à présenter l’audience comme une page blanche, mythe dont on voit bien l’utilisation stratégique que la défense peut en faire quand il existe de lourdes charges dans le dossier. Bien sûr, une audience d’assises c’est une procédure orale, mais c’est surtout d’abord le moment où on vient présenter dans un cadre oral, public et contradictoire des charges établies par écrit au cours de l’information. Sans doute est-ce la raison pour laquelle, singulièrement dans ce procès-là, nous n’attendions pas forcément des accusés des révélations particulières — avec cependant une exception pour Salah Abdeslam qui n’avait pas parlé au cours de l’information judiciaire, et s’il a parlé en effet au cours du procès, je ne suis pas sûr que ce qu’il a dit ait changé la face du dossier. Pour notre part, notre position face au box pendant 9 mois nous a permis d’observer quotidiennement les réactions des accusés et les rapports existants entre eux au fil des débats, et cela a incontestablement pesé sur l’appréciation que nous avons finalement faite non pas des charges elles-mêmes (elles étaient dans le dossier écrit), mais du rapport que chacun entretenait avec les autres en fonction de ce qui était abordé. De ce point de vue, certaines de nos visions initiales ont pu évoluer au fil de l’audience, ce qui, concrètement, pour certains d’entre eux, a modifié partiellement le quantum des réquisitions finalement prononcées par rapport à ce que nous avions envisagé initialement.

Je souhaiterais évoquer également le rôle du ministère public dans la préparation de l’audience, au-delà de l’aspect purement pratique et organisationnel déjà abordé et dont nous avons été largement déchargés pour cette audience. Le parti pris d’une concertation très large et très en amont du procès a été un facteur incontestable de réussite. Je pense par exemple au fait que le président nous a associé à l’élaboration du planning d’audience, notamment pour tous les aspects liés aux dizaines de dépositions des enquêteurs, dont la plupart étaient étrangers. Dans un procès de cette nature, on se doute bien qu’un seul enquêteur ne va pas venir présenter toute l’enquête en une seule fois : plusieurs volets thématiques ont été déterminés par le président en fonction de son planning, ce qui nous a permis d’établir la liste des témoins-enquêteurs en répercutant l’information aux services de police et en prenant aussi en considération leurs contraintes. Je sais qu’on a beaucoup critiqué ce planning et ses phases séparées. C’était sans doute parfois frustrant ou insatisfaisant, mais y avait-il une autre solution sur un procès de neuf mois que de séparer les choses ? Je constate en tout cas que la concertation entre le siège et le parquet a permis une organisation optimale de ces dépositions, quoi qu’on pense par ailleurs de leur contenu individuel.

La question des contraintes d’une telle audience a été évoquée précédemment, mais je souhaiterais dire un mot de la façon dont nous les avons vécues au parquet. Nous avions une crainte avant de commencer l’audience, qui était liée à l’inadaptation de la procédure devant la cour d’assises sur certains de points : face au nombre des acteurs, à la quarantaine d’avocats de la défense, aux 330 avocats de partie civile, ne risquait-on pas d’arriver rapidement à une situation de blocage au moindre incident ? Cela ne s’est pourtant pas passé. Sans doute parce que tout avait été, on vous l’a dit, très bien pensé très bien organisé, y compris sur des choses assez concrètes, et par exemple les conditions de comparution des détenus (horaires, repas, fouille, etc.). Ces questions pratiques rejaillissent sur les débats quand elles ne sont pas réglées, on l’a vu lors du procès en Belgique des attentats du 22 mars 2016 qui a d’abord été paralysé par la question de la disposition du box de comparution des accusés. Mais il faut aussi reconnaître que de tous les côtés — était-ce parce que chacun était un peu intimidé par l’enjeu d’un tel procès ? — chacun a eu à cœur d’exercer ses droits procéduraux de manière raisonnable, et en tenant compte des contraintes inévitablement liées à un tel procès. En théorie, chacun des 350 avocats de l’audience pouvait monopoliser la parole, poser des questions à tous les témoins, intervenir pour faire des observations à tout moment… En pratique, très rapidement, chacun a constaté l’effort déployé de toutes parts (y compris d’ailleurs chez les accusés) pour parvenir à ce que, dans le respect des prérogatives de chacun, ce procès puisse avancer et aller à son terme.

Une autre contrainte, qui concerne plus directement l’accusation, consiste dans le séquençage de l’audience. Il nous a semblé à certains moments que ce séquençage, était très défavorable à l’accusation parce qu’il conduisait à isoler certains éléments à charge et donc à leur faire perdre de leur force probante : chacun était examiné isolément, dans un temps séparé de l’examen des autres charges, sans mise en perspective particulière et donc sans comprendre nécessairement ce qui reliait ensemble ces charges et pouvait finalement établir une culpabilité. C’est la raison pour laquelle le réquisitoire oral final est de notre point de vue, pour certains accusés, le seul moment déterminant où nous pouvons reprendre, recontextualiser, rassembler, relier, redonner du sens à une somme d’éléments parfois disparates, qui avaient été examinés isolément et que la défense avait réussi, ce qui était son rôle et son talent, à fragiliser à la faveur d’un planning séquencé. Je ne suis pas le mieux placé pour apprécier si nous y sommes parvenus, mais notre ambition était en tout cas, à l’occasion de ces réquisitions orales, de redonner un sens global au morcellement des charges liées à l’ampleur de ce dossier.

Je conclus en évoquant l’impérieuse nécessité d’assurer, dans un procès de cette ampleur, un juste équilibre entre les différentes parties : il va sans dire que nous craignions, en débutant l’audience, de peiner à trouver notre place face aux 300 avocats de partie civile, et ce d’autant plus que c’est ce qui avait été parfois reproché à l’accusation lors du procès des attentats de janvier 2015. C’est la raison pour laquelle nous avons très tôt, lors des premières réunions préparatoires à l’audience, suggéré que le tour de parole, au moment des questions, soit inversé entre le parquet et les parties civiles. La règle coutumière — mais ce n’est pas une exigence légale — organise la prise de parole en trois temps : la partie civile, le parquet puis la défense. Or, les parties civiles étaient représentées par 300 avocats, dont certains ont une tendance croissante (tous les pénalistes le remarquent) à concevoir leur rôle comme celui d’un procureur privé. Il nous a donc semblé, pour pouvoir occuper pleinement la place qui est la nôtre, qu’il fallait que nous ayons la parole pour les questions avant les avocats de partie civile, ce qui présente l’avantage de nous permettre d’exercer complètement le rôle qui nous est confié par la loi, sans préjudicier en rien aux parties civiles qui, si elles estiment que nous n’avons pas été complets, peuvent poser leurs questions après les nôtres. L’équilibre procédural a ainsi été mieux garanti, compensant le déséquilibre numérique entre le parquet et les parties civiles. Au terme du procès, chacun a pu constater de la totale réussite de cette expérimentation, qui a du reste été retenue depuis pour la quasi-totalité des grands procès. Elle permet des débats de meilleure qualité, protège la place de chacun et ne préjudicie à personne.

Il est impossible de tirer en un mot les leçons de l’expérience d’un tel procès du point de vue du rôle du ministère public, sinon pour constater que la continuité de l’exercice de l’action publique et le fonctionnement collégial du parquet ont été une incontestable richesse au service de l’accusation, lors d’une audience dont l’organisation et le déroulement nous paraissent avoir garanti, en dépit d’une ampleur inédite, un juste équilibre entre les prérogatives des différentes parties.