Art, mémoire et conflit. Le cas d’un haut-lieu mémoriel : Oradour-sur-Glane Art, memory and conflict. The case of a major memorial site: Oradour-sur-Glane

Pascal Plas 

https://doi.org/10.25965/confdhmp.121

Réflexion sur l’absence d’œuvres d’art à caractère mémoriel dans un haut-lieu de mémoire traumatique, les ruines du village martyr d’Oradour-sur-Glane, devenu monument historique. Analyse des conflits de nature politique et religieuse qui peuvent surgir sur la symbolique mémorielle à l’issue de violences de masse.

Reflection on the absence of works of art of a memorial nature in a high place of traumatic memory, the ruins of the martyr village of Oradour-sur-Glane, which has become a historic monument. Analysis of conflicts of a political and religious nature that can arise on the symbolism of memory following mass violence.

Sommaire
Texte intégral
Note de bas de page 1 :

Voir, sur la division Das Reich, Leleu Jean-Luc, La Waffen SS. Soldats politiques en guerre, Paris, Perrin, 2010, 1248 p., sur son itinéraire sanglant dans le sud-ouest, Penaud Guy, La Das Reich, 2e SS Panzer Division. Des Pyrénées au front de Normandie, par la Dordogne, Tulle, Oradour, Argenton… et tous les autres lieux martyrs, Périgueux, La Lauze, 2005, 558 p., sur le déroulement du massacre d’Oradour proprement dit, Comprendre Oradour, Catalogue du parcours de mémoire, Centre de la mémoire d’Oradour, 2000, 147 p. à compléter par Malinvaud Bernadette, Plas Pascal, Découvrir le Centre de la mémoire, Paris, CNDP, 2000, 176 p. et Fouché Jean-Jacques, Oradour, Paris, Liana Levi, 2001, 243 p. ; sur les conséquences du drame, voir Farmer Sarah, Oradour : arrêt sur mémoire, Paris, Calmann-Lévy, 1994, 283 p. ainsi que, plus récemment, Plas Pascal, Oradour, de la mémoire à l’histoire in La répression en France, 1940-1945, [Dir. Bernard Garnier, Jean-Luc Leleu, Jean Quellien], Caen, Mémorial de Caen. Centre de recherche d’histoire quantitative-CNRS. Université de Caen, 2007, 383 p., pp. 331-345 et, du même, Oradour, genèse et évolution d’un haut lieu de mémoire, in Patrimoine, identité et développement territorial, sous la dir. d’Edwige Garnier et Frédéric Serre, Sarrant, Édition La Librairie des territoires, 2015, 178 p., pp. 82-92.

Le massacre d’Oradour-sur-Glane et ses effets sont aujourd’hui bien connus et bien documentés aussi ne reviendra-t-on, en préambule que sur le déroulé des faits et leurs conséquences immédiates1. Au lendemain du débarquement, le 8 juin 1944, une partie de la division Waffen SS Das Reich cantonnée dans la vallée de la Garonne autour de Montauban se dirige vers le nord pour se positionner dans la région de Limoges. La marche de cette troupe est ponctuée d’exactions et de massacres (Tulle, 9 juin 1944, 99 hommes pendus aux balcons de la ville, 20 gardes-voies fusillés, 260 arrestations et 149 déportations) à la suite d’escarmouches avec les maquis qui harcèlent ce convoi. Le 1er Bataillon de la division Waffen SS Das Reich s’installe en Haute-Vienne, dans la petite ville de Saint-Junien ; c’est de là que part le 10 juin 1944, la Troisième compagnie du bataillon 1 du régiment IV Der Führer pour se rendre à quelques dizaines de kilomètres, à Oradour-sur-Glane, pour une opération militaire d’une violence extrême consistant en un massacre de civils de grande ampleur — comme cette division en a déjà pratiqué de nombreux sur le front de l’Est — visant à créer une onde de terreur pour discriminer la résistance. En début d’après-midi, les soldats encerclent le bourg d’Oradour-sur-Glane après l’avoir traversé, réunissent sans ménagement les habitants sur la place centrale, séparent les hommes des femmes et des enfants et les enferment par groupe dans des lieux clos, les femmes et les enfants dans l’église, les hommes dans des granges et des remises. Ils procèdent alors à un massacre systématique faisant un total de 643 victimes, dont 244 femmes et 193 enfants. Les maisons et l’église sont pillées puis incendiées, des corps sont enterrés sommairement dans des fosses communes creusées à la hâte, les bourreaux tentant ainsi de dissimuler les traces de leurs exactions. Ne restent à l’issue de ces terribles opérations d’anéantissement que des ruines calcinées, une maison debout et quelques survivants.

Note de bas de page 2 :

Sur le processus de conservation et les difficultés qu’il pose voir Conflits, dévastations et ruines. Réparer, reconstruire, conserver, [sous la direction de Pascal Plas], Limoges, Ed. Lavauzelle, 2018, 161 p., en particulier la communication de Pascal Plas, Les ruines d’Oradour, Genèse et évolutions d’un monument historique, pp. 121-149.

Note de bas de page 3 :

Cf. Plas Pascal, Les mémoriaux post-conflictuels. Entre réconciliation, transmission et instrumentalisation, in Vivre avec la mémoire des conflits. D’un continent l’autre, [sous la direction de Marie Estripeau-Bourjac, Patricia Paillot et Nicole Pelletier], Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2021, 349 p., pp. 283-303.

Ce site traumatique devient très tôt, de par la volonté nationale, un haut lieu de mémoire soit un des plus grands ensembles de ruines de guerre conservées d’Europe, et ce depuis près de 80 ans2. Il ne « contient » aucune œuvre d’art à la différence de ce que l’on peut observer dans d’autres lieux de mémoire en Europe comme ceux qui se sont développés sur les sites des camps de concentration en Allemagne par exemple ou en Amérique latine pour ne pas rester dans le seul cadre européen3.

À Oradour-sur-Glane aujourd’hui, en dehors de la nouvelle église paroissiale qui mériterait une étude à part entière, il n’y a dans l’espace public qu’une œuvre d’art et encore celle-ci n’a été mise en place que récemment et en dehors des ruines proprement dites. De nombreux artistes sont venus à Oradour dans les années cinquante et parmi les plus grands comme nous le verrons ; ils y ont conçu et laissé des œuvres graphiques, mais qui ne sont pas visibles du grand public. Cette absence de l’art dans l’espace ainsi que l’existence d’un art non accessible interrogent et cela mérite que l’on tente de reconstituer un processus de non-appel à l’art mémoriel qui fut conflictuel. On peut ainsi reconstituer l’installation singulière de l’œuvre unique visible aujourd’hui après des années de tensions et le destin d’œuvres graphiques réalisées dans un contexte d’instrumentalisation politique qui se trouvent dans les dépôts des Archives départementales de la Haute-Vienne après être restés longtemps à l’intérieur de la mairie. En somme, on a là une aventure artistique, fruit de deux conflits d’ordre religieux et politique sur un même lieu de mémoire.

1- Un impératif mémoriel

Note de bas de page 4 :

Le préfet de la Région administrative de Limoges se rendit sur les lieux le 13 juin 1944, après en avoir été empêché par les forces allemandes et considéra que la situation n’avait aucun précédent en France, ce qui était une façon de marquer son existence incompréhensible, inouïe, extraordinaire et d’en souligner le caractère intolérable même pour le gouvernement de Vichy qui n’ignorait pas les exactions commises par la division Das Reich depuis son départ de Montauban le 8 juin, mais l’ampleur du drame avait quelque chose d’irréel et la froide méthode utilisée glaçait les esprits, même d’un gouvernement de collaboration ; cf. Fouché Jean-Jacques, Oradour, Paris, Liana Levi, 2001, 243 p.. Vichy et ses représentants avaient couvert jusque-là « l’exportation de la terreur » hors de France, comme le dit fort justement Ahlrich Meyer — Ahlrich Meyer, L’occupation allemande en France, Toulouse, Privat, 2002, 238 p. — avaient accepté des exactions violentes et meurtrières, mais ponctuelles commises par des troupes allemandes en opération, en particulier dans le Massif central fin 1943, début 1944 — Martes Eugène, Les troupes allemandes à travers le Massif central, 1939-1945, Clermont-Ferrand, Ed. De Borée, 1993, 691p. — mais ils ne pouvaient concevoir que la guerre conduise à une extermination massive des populations civiles qu’ils affirmaient avoir sous leur protection.

Note de bas de page 5 :

Il faut relire le reportage de Pierre Poitevin, Dans l’enfer d’Oradour, (Limoges, Ed. Du chardon, 1944), document extraordinaire, pour comprendre ce qu’étaient les ruines en cet été 1944 et l’horreur qui s’en dégageait. Voir aussi Baron Alain, Les Secouristes et les martyrs d’Oradour sur Glane in Histoire et Mémoires, Tome 2 [sous la direction de Pascal Plas], Limoges Lucien Souny, pp. 183 et suiv..

Note de bas de page 6 :

L’évêque avait, le premier, le 16 juin 1944, exprimé sa réprobation. Il s’était rendu le 13 juin à Oradour avec le préfet, et atterré, il avait adressé le lendemain au général Gleiniger, commandant local de la Wehrmacht un courrier dans lequel il exprimait sa « douloureuse indignation ». ADHV, 986 W 481.

Note de bas de page 7 :

Archives nationales, Section des archives contemporaines, Fontainebleau, 820 474 175.

Le choc causé par le massacre et l’émotion qu’il suscita furent si intenses qu’au lendemain du drame, le caractère monstrueux de l’acte commis et les terribles traces qui en demeuraient — maisons brûlées et effondrées, mais aussi corps et cendres humaines présentes dans les lieux clos dans lesquels avaient été abattus les habitants — furent intolérables même pour les autorités locales de Vichy qui eurent à prendre en main ce dossier jusqu’à la libération de la Haute-Vienne, effective le 21 août 19444. Le préfet de Vichy, après que les équipes de secours qui s’affairaient sur les lieux du drame — celui-ci était avant tout une nécropole, la plupart des corps ou parties de corps étaient encore sous les décombres5 présida un « Adieu aux victimes » le 21 juin 1944 formulant la nécessité d’un « pèlerinage d’indicible douleur » à Oradour et il prit, probablement à l’incitation de l’évêque — et ce point n’est pas négligeable pour la suite de notre propos — des dispositions pour une première préservation des ruines, appuyée en cela par plusieurs personnalités6. Un architecte des Bâtiments de France, aussi inspecteur général des Monuments historiques, fut désigné pour prendre la direction des opérations « tant au titre de la reconstruction que des monuments historiques 7 » ; un principe de conservation des ruines était posé, impossible à mettre en œuvre en cet été 1944 pour un État de collaboration aux abois. La conservation allait donc être l’œuvre des pouvoirs locaux et nationaux mis en place à la libération.

Note de bas de page 8 :

Voir, sur ce point, Sarah Farmer, Oradour : arrêt sur mémoire, Paris, Calmann-Lévy, 1994, 283 p., en particulier le chapitre II « Créer le monument », p. 69.

Ceux-ci, après la Libération, firent d’Oradour, concrètement, un haut lieu de mémoire. Le principe de la conservation des ruines fit l’unanimité, transcendant les différents politiques et la « création » d’un monument historique se fit dans l’unanimité générale8 et de manière continue.

Note de bas de page 9 :

Ibid.

Note de bas de page 10 :

Cf. Farmer Sarah, op. cit., p. 84.

Le 4 septembre 1944 un Comité provisoire de conservation des ruines et de création d’un sanctuaire à Oradour-sur-Glane, qui comprenait les principales personnalités politiques, religieuses, administratives et militaires du moment proposa un projet de conservation des ruines au motif que « les sauvages tueries d’Oradour-sur-Glane constituent sans aucun doute le crime le plus monstrueux de notre histoire. Les ruines de ce qui était encore hier une riante cité symbolisent éloquemment l’atroce barbarie allemande et nous nous devons d’assurer leur conservation afin qu’elles puissent servir d’enseignement aux générations de l’avenir9 ». Il est intéressant d’observer que ce Comité fixait un impératif mémoriel de conservation « en l’état » des ruines, c’est ce qui ressort bien des rapports adressés au directeur général des Beaux-Arts « dans l’esprit du Comité provisoire de conservation des ruines, la conservation du village dans l’état où il a été trouvé après le départ des Allemands est le thème qui doit primer dans toutes les réalisations d’ordre monumental ou architectural10». L’église surtout dans laquelle avaient été tués puis brûlés les femmes et les enfants était l’objet de toute l’attention du Comité ; constituant le paroxysme de la barbarie, elle devait être l’objet de toutes les attentions. Le préfet de la libération, Jean Chaintron acta administrativement le 21 septembre 1944 la nécessité de la conservation des ruines et des objets qui s’y trouvaient. Le principe de la conservation des ruines étant désormais officiel et le 10 octobre 1944, le préfet instruisit une demande de classement des vestiges au titre des Monuments historiques.

Le Gouvernement provisoire de la République française établit, par une décision prise au cours de la séance du Conseil des ministres du 28 novembre 1944, un programme de conservation des vestiges et de construction d’un nouveau bourg selon les préconisations antérieurement formulées. Le général de Gaulle, président du Gouvernement provisoire de la République française, entendit cette demande et accéléra le processus.

Note de bas de page 11 :

Extrait d’un enregistrement radiophonique, Archives INA-Radio France.

Note de bas de page 12 :

Projet de loi relatif à la conservation des ruines et à la reconstruction d’Oradour-sur-Glane présenté au nom de M. Felix Gouin, Président du Gouvernement provisoire de la République par M. François Billoux, ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme, M. Marcel Naegelen, ministre de l’Éducation nationale, M. Pierre Henri Teitgen, Garde des Sceaux, ministre de la Justice et par M. André Philip, ministre des Finances, N° 855, ANC

Il vint à Oradour le 5 mars 1945, accompagné du ministre de l’Intérieur et du ministre de la Production. Il consacra le site comme lieu de mémoire « symbole des souffrances du peuple français au cours des quatre années d’occupation qu’il a subies » et le fit passer du local à l’universel : « il faut qu’un lieu comme Oradour sur Glane, qui est bien l’un de ceux dont parlait Barrès quand il disait qu’il y en a ou souffle l’esprit, qu’un lieu comme celui-là reste une chose commune à tous, une chose ou tout le monde reconnaît le malheur commun, la volonté commune et l’espérance commune »11. Il accéléra le processus de classement et de reconstruction d’un nouveau village à proximité en choisissant la voie législative. Début 1946, un projet de loi relatif à la conservation des ruines et à la reconstruction d’Oradour-sur-Glane fut présenté à l’Assemblée nationale constituante par plusieurs ministres12. Il était précisé dans ce texte qu’il s’agissait de protéger les ruines « du bourg martyr » — le terme village-martyr se généralise alors et le concept de pèlerinage devient la norme, le recueillement devra primer dans la visite de ce haut lieu. Ce texte fut voté sans débat le 3 avril 1946 et promulgué le 10 mai de la même année.

Note de bas de page 13 :

Voir Plas Pascal, Conflits, dévastations et ruines,…, op. cit.

On avait donc abouti au concept de « préservation parfaite » qui incluait l’idée d’interventions nécessaires pour une conservation au plus près de l’état initial (terrible challenge13). Le classement interdisait toute destruction, mais aussi tout rajout de quelque nature que ce soit, ce qui induisait de devoir figé ce paysage traumatique sans que l’on n’y place rien de plus y compris… des œuvres d’art.

Il y avait eu pourtant une proposition initiale…

2- Une œuvre d’art monumentale précoce

Note de bas de page 14 :

Voir en particulier Kahnweiler/Leiris/Le Limousin/Les combats, Catalogue d’exposition, Espace Paul Rebeyrolle, Eymoutiers, 1998, 76 p ; Raoul Haussmann est aussi en Limousin au même moment.

Note de bas de page 15 :

Il existe de nombreux travaux sur Apel.les Fenosa à partir desquels nous avons reconstitué les différentes étapes de la vie et de la production de cet artiste. Parmi les principaux, on citer, pour ce qui est de la biographie détaillée de l’homme, le texte de Nicole Fenosa très complet dans le Catalogue raisonné de l’œuvre sculptée. Barcelone, Ediciones Polígrafa, 2002, Jean Leymarie, Fenosa, Genève, Skira, 1993 ; pour le Monument d’Oradour voir Wapler Claire, à propos du Monument d’Oradour, Cahiers Fenosa, 1, 1994-1995, pp. 18-19 et surtout Tillier Bertrand, Le monument aux martyrs d’Oradour sur glane par Fenosa in Vingtième Siècle, revue d’histoire, n° 55, juillet6septembre 1997, pp. 43-57..

Plusieurs artistes et écrivains se sont installés pour un temps ou durablement pendant la Seconde guerre mondiale en Limousin qui fut pour beaucoup une terre de refuge14. Parmi eux se trouve Apel.les Fenosa15.

Note de bas de page 16 :

Voir sur ce dernier Catalogue Enric Casanovas, Barcelone, Palau de la Virreira, 1984

Note de bas de page 17 :

Il réalise, entre autres, une République et un buste de Marx, œuvres aujourd’hui totalement perdues, cf. Tillier Bertrand, op. cit.

Fenosa est un artiste catalan né à Barcelone en 1899, ville dans laquelle il se forme — assistant du sculpteur Enric Casanovas, il rallie le groupe espagnol des Evolutionnistes16— avant de la quitter en 1920 après qu’il ait refusé de faire son service militaire. Réfugié à Paris, c’est là qu’il devient véritablement un maître de la sculpture. Il se lie d’amitié avec Picasso et Jules Supervielle ainsi qu’avec Max Jacob qui lui organise sa première exposition en 1924. Il rentre en Espagne dans ces années bouillonnantes qui conduisent à la proclamation de la République à Barcelone le 14 avril 1931. Fervent partisan de cette jeune République — il est au Parti Socialiste Unifié de Catalogne — il participe à l’effervescence intellectuelle du début des années trente au sein des avant-gardes17. Lorsque la guerre civile éclate, il contribue à sa manière à la défense de son idéal en organisant la dissimulation et, à terme, le sauvetage de plusieurs œuvres d’art. Mais en 1939 il est à nouveau contraint à l’exil et repasse en France où Jean Cocteau et Picasso lui obtiennent des papiers en règle ; il bénéficie aussi de l’accueil chaleureux d’Eluard.

Note de bas de page 18 :

Fenosa Nicole, op. cit.

Note de bas de page 19 :

Tillier Bertrand, op. cit. Cette statue est aujourd’hui au Stedelijk Muséum d’Amsterdam.

Les œuvres de cette période espagnole (1929-1939) sont très imprégnées de la guerre civile et comme Picasso, il laisse une œuvre phare qui si elle n’atteint pas la notoriété du Guernica de Picasso n’en est pas moins un symbole des massacres commis par les fascistes dans la guerre d’Espagne : la Lleida, œuvre en plâtre présentée à l’Exposicion Trimestral de Artes Plasticas de Barcelone en août 193818 ; il s’agit d’une jeune mère éplorée tenant sur ses genoux son enfant. Fenosa est assez représentatif de cet ensemble d’artistes qui dénoncent alors les exactions des franquistes comme Picasso l’a fait à l’Exposition universelle de 1937 ou Julio Gonzales en Espagne avec Montserrat criant, une paysanne portant sur son épaule un enfant mort comme une accusation des violences extrêmes commises en Catalogne19.

Note de bas de page 20 :

La reddition des troupes allemandes à Limoges a été négociée par Georges Guingouin, chef des FFI qui fait le choix de ne pas prendre la ville par la force pour éviter un bain de sang ; l’intercession de Jean d’Albis a été capitale et les pourparlers se sont déroulés dans sa maison. Voir sur cette grande figure protestante de Limoges, Plas Pascal, Limoges, 1944. Jean d’Albis, Albert Chaudier, deux figures de l’intercession et de la médiation à Limoges in Présence protestant dans l’histoire de Limoges, [sous la direction de Jean Marc Lachaud], Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2010, 255 p., pp. 207-227.

Pendant la guerre il fait des allers-retours Paris-Limoges où il est accueilli par des membres d’une famille de porcelainiers, les d’Albis, liés à l’entreprise de porcelaine Haviland qui occupe encore une place importante en matière industrielle et commerciale ; la ville, malgré la crise de 1929 reste encore la « capitale de la porcelaine ». Fenosa réalise des pièces en porcelaine et en biscuit tout en continuant à développer son œuvre. En août 1944, par exemple c’est en Limousin qu’il réalise La guerre se prosternant devant la Paix, un bas-relief qui doit trouver place sur la façade de la grande maison bourgeoise des d’Albis, là même où fut signé la reddition des troupes allemandes le 21 août 194420.

Note de bas de page 21 :

Fenosa, dans une interview à la revue catalane Serra d’or en 1967 répond à la question suivante : « Dans quelles circonstances vous a-t-on commandé votre monument à Oradour-sur-Glane ? » de la manière suivante : « J’ai passé les quatre derniers mois de l’occupation à Limoges qui est très près d’Oradour. Je me trouvais dans une famille si engagée dans la Résistance que les Allemands sont venus signer la capitulation chez eux et c’est alors que le Comité de Libération m’a commandé le monument ». Mais on ne trouve pas trace de cette commande dans les archives du CDL ; en réalité, en cet immédiat après-guerre les mêmes hommes sont souvent dans les différents organismes qui se créent et lorsqu’il y a des échanges avec eux il est difficile de savoir au nom de qui ils parlent exactement ; il y a beaucoup d’informel encore dans les relations interpersonnelles d’administration et de gestion sans compter des concurrences politiques et de structures.

Note de bas de page 22 :

Fenosa dans son atelier, cf. le Catalogue de l’exposition Autour de Fenosa, sculpteur (1899-1988), CMO, 1999, np.

Note de bas de page 23 :

Manifestement il y a eu un autre tirage puisque la Généralité de Catalogne conserve dans son fond d’œuvres d’art un autre exemplaire plus petit toutefois : H58XL35XP30. Cf. Tillier Bertrand, op. cit.

Note de bas de page 24 :

Jacques Lassaigne, Hommage aux Surindépendants, La Bataille, 1er novembre 1945.

Note de bas de page 25 :

Voir Catalogue d’exposition Jean Cassou, un musée imaginé, Paris, BNF, 1995 et pour Regards, la livraison spéciale Anniversaire de la République espagnole, 36, 12 avril 1946, pp. 8-9.

Quatre mois après le drame, début octobre, il se rend à Oradour-sur-Glane. Il semble qu’avant cette visite il ait répondu à une commande, celle du Front national ou/et du Conseil national de la Résistance (ou/et du Comité départemental de Libération), le premier dont on sait qu’il lance une souscription nationale pour un monument commémoratif des martyrs à Oradour-sur-Glane, le second qu’il est en lien avec Fenosa puisque sa commission militaire édite un ouvrage Les FFI, vers l’armée nouvelle à Paris le 15 mars 1945 dans lequel est reproduit une maquette du monument accompagné d’un poème à Oradour signé Jean Tardieu. Faute de bon de commande, cette question des initiateurs reste obscure encore aujourd’hui,21 mais ce qui est sûr c’est que Fenosa travaille à une statuaire dans son atelier au cours de l’hiver 44/45 comme en atteste une photo22. Une fois fondue, son œuvre est exposée au salon des Surindépendants du 20 octobre au 13 novembre 1945. C’est un bronze de 347X110X75 sorti des fonderies Rudier23. La revue Arts du 6 avril 1945 la décrit ainsi « monument inspiré par les martyrs d’Oradour [qui] représente une femme promise à la maternité, proie des flammes, mais aussi phénix renaissant. L’œuvre a peut-être plus de poésie que de vigueur (…) sa beauté n’en est pas moins certaine ». La critique est plutôt favorable tant à l’artiste qu’à l’œuvre, beaucoup estiment comme Jacques Lassaigne « qu’il n’est pas mauvais qu’aux Surindépendants on ose traiter un thème aussi profondément d’actualité, d’une façon si honorable, presque recherchée et en même temps accessible aux masses24 ». Comme cela avait été le cas avec Guernica pour laquelle Eluard avait rédigé un poème, la statue devait être présentée avec un poème gravé sur le socle de 7 mètres sur lequel elle serait placée : « Ici des hommes firent à leurs mères et à toutes les femmes les plus graves injures, ils n’épargnèrent pas les enfants ». Jean Cassou pensait que l’œuvre avait de nombreux points communs avec les travaux de Picasso : les grandes mains levées, la tête rejetée en arrière, la femme-flammes ou torche, il reproduira d’ailleurs dans la revue Regards une planche qui met côte à côte le haut du Monument d’Oradour et un extrait de Guernica. D’autres y voient une référence à Sainte-Thérèse par Le Bernin25.

Note de bas de page 26 :

Texte paru dans La Semaine religieuse de Limoges, nov. 1945.

Toutefois cette sculpture n’arriva jamais à Limoges et moins encore à Oradour-sur-Glane où elle aurait dû prendre place. L’évêque de Limoges n’adhère pas à cet acte artistique et en empêche la livraison dans la cité martyre après une violente diatribe intitulée « Va-t-on laisser salir la mémoire d’Oradour ? » : « À Paris, au Palais des Expositions, a été exposé un Monument d’Oradour qui, disent les journaux de la capitale, “sera élevé sur une place publique de Limoges”. Il s’agit d’une femme nue contorsionnée au-dessus de flammes, évocatrice sûrement d’esthétique charnelle, mais non des douleurs et de l’agonie des femmes d’Oradour. Les rescapés et les parents des martyrs d’Oradour ne pourraient reconnaître là l’image, même stylisée des souffrances et du trépas de leurs épouses, de leurs filles, de leurs petits-enfants, dans une église. Ils auraient le droit d’y voir une insulte à leurs martyrs et un outrage à leur propre douleur. Un Parisien, justement indigné, m’écrit : “Pourrait-on se recueillir devant cette danseuse ? Les martyres d’Oradour se reconnaîtraient-elles en cette provocante image ? Comment imaginer que l’on puisse représenter l’horreur d’Oradour par ce corps de déesse évoluant dans les flammes ?” Et ce monsieur demande autre chose, un monument digne de passer à la postérité. Ce monument, je le réclame aussi sur une place de Limoges. Je reste ici à peu près le seul témoin de la première visite officielle au champ de carnage : je revois les corps grillés et tordus des victimes, les ossements décharnés des petits enfants et aussi l’effondrement de ceux qui pleuraient trois, cinq, dix, vingt victimes. Tous ont mérité mieux pour rappeler leur sacrifice. Je fus le premier à protester publiquement, à Limoges, contre les atrocités d’Oradour ; je veux être des premiers à protester, à Limoges, contre le projet d’un monument qui outragerait les morts d’Oradour, indignerait leurs familles et humilierait les Limousins et les Français, capables de vouloir et de faire mieux à la gloire de leurs martyrs !26 »

Note de bas de page 27 :

Tillier Bertrand, op. cit.

La statue de Fénosa va être, un temps, exposée dans les jardins dits de l’Évêché qui ne sont plus à l’évêque, mais qui entourent ce qui est de palais épiscopal devenu le Musée municipal de Limoges. Après un temps d’exposition relativement bref, elle regagne les réserves du dit musée… En fait elle n’y reste guère non plus puisque qu’on sait que, par un arrêté du 24 août 1948 elle est accueillie au Musée national d’art moderne après que Apel.les Fenosa lui en ait fait don. Cette grande sculpture qui porte le nom de : Un monument commémoratif (Oradour) est vue d’un large public puisque Jean Cassou qui dirige l’établissement l’a fait installer dans le hall quoiqu’avec un intitulé restreint « Aux martyrs ». Elle y reste jusqu’à la retraite de ce dernier en 1965, date à laquelle elle est à nouveau reléguée dans les réserves27.

Nouvelle péripétie en 1980 ; alors qu’un arrêté du ministre de la Culture autorise son placement en dépôt à Oradour sur Glane, pour d’obscures raisons elle ne rejoint pas le village martyr, mais est installée à nouveau à Limoges à un carrefour, celui du périphérique qui entoure la ville et de la route de Saint-Junien qui mène aussi à Oradour sur Glane. Mais la statue est au sol et non sur son support comme prévu par l’artiste et il n’y a pas la phrase injonctive de Fenosa. Un paysagement de ce terre-plein est réalisé avec quelques plantes basses. Elle restera là une dizaine d’années, puis elle rejoint les réserves du Centre Pompidou.

Il faudra attendre 1995 pour que le travail de Fenosa retrouve le chemin d’Oradour. Cela se fait dans le cadre de la préfiguration de la mise en œuvre du Centre de la mémoire, établissement d’interprétation qui doit être construit à l’entrée des ruines pour offrir aux visiteurs un parcours explicatif du drame avant que celui-ci ne se rende dans les ruines. La maquette de la sculpture fait partie des embryons d’exposition qui se mettent alors en place. L’Association nationale des familles de martyrs et Nicole Fenosa s’entendent pour redonner toute sa place à ce travail. Ce sera fait quelques années plus tard, en 1999. La sculpture est installée sur un socle de 7 m de haut comme l’avait souhaité Apel.les Fenosa (fig.) ; composé de pierres, il représente la base d’une bougie dont la flamme est composée d’une femme embrasée. Mais elle ne se trouve pas dans le village martyr ; elle est en fait installée dans cet espace d’entre deux entre le village martyr et le nouveau village, espace qui vient d’être réorganisé par l’implantation du Centre de la mémoire dont le parvis fait désormais avec un réseau routier revu et des espaces verts la jonction entre les deux entités bâties. Détail pittoresque, elle se trouve tout prêt de l’église…

Figure 1. Oradour-sur-Glane. Détail de la statue de Fenosa, © IiRCO

Figure 1. Oradour-sur-Glane. Détail de la statue de Fenosa, © IiRCO

Note de bas de page 28 :

Voir Plas Pascal, Les associations de victimes et d’ayants droit de victimes. Le cas d’Oradour-sur-Glane. En ligne sur le site de l’IiRCO http://www.unilim.fr/iirco/2016/05/11

Note de bas de page 29 :

Voir Barcellini Serge et Wieviorka Annette, Passant souviens toi, Paris, Plon, 1995, 522 p.. , et, pour la position de l’Église, une analyse assez fine de Farmer Sarah, op. cit.

Note de bas de page 30 :

Celle-ci a sur sa façade, à l’arrière d’une croix l’inscription suivante : « Église d’Oradour-sur-Glane. Silence. Ici des centaines de femmes et d’enfants furent massacrés par les nazis. Vous qui passez, soyez recueillis. Vous qui croyez faites une prière pour les victimes et leurs familles. Sur le bourg en ruines seuls restent debout dehors le Christ en croix, dedans Notre-Dame-de-Lourdes et Bernadette. Venez à moi vous qui souffrez, dit le Christ. Faites ce qu’il vous dira, dit la Vierge. Requiescat in pace. Qu’ils reposent en paix, car ils sont vivants dans l’éternité ».

Note de bas de page 31 :

Cf. le Catalogue de l’exposition Autour de Fenosa, sculpteur (1899-1988), CMO, 1999, np.

Que nous dit cette histoire ? En premier lieu qu’en raison du carcan de conservation dans lequel s’étaient enfermés les politiques puis les conservateurs des ruines devenues Monument historique, rien ne pouvait être rajouté dans le village martyr ou que ce soit. Il en fut de même pour toute la signalétique qui dans ces ruines fut minimaliste. Certaines façades reçurent de petits panneaux sur lesquelles était indiqué « Ici lieu de supplice. Un groupe d’hommes fut massacré et brûlé par les nazis. Recueillez-vous », signalétique minimale très discrète et vieillissant avec les restes de murs délavés par la pluie et usés par les intempéries. En second lieu qu’il y eut juste à la fin de la guerre de fortes oppositions à l’installation de cette œuvre : opposition de l’église catholique, mais aussi de gens d’Oradour, regroupés pour la plupart au sein de l’Association nationale des familles des martyrs28. C’est la forme de l’œuvre qui ne convenait pas, une femme enceinte, dénudée, sortant des flammes, etc., qui étaient assimilées au paganisme en un temps où les formes de marqueurs commémoratifs empruntaient beaucoup encore au cadre religieux et à des formes typées (la plaque, la stèle, le monument bloc29) ; à Oradour la mémoire va se construire sur la trace brute du drame avec une approche doloriste et fidéiste qui conduit à faire non pas des visites, mais un pèlerinage et à se recueillir devant chacun des lieux de martyrs et en particulier devant l’église30. De plus n’émanait-elle pas d’un artiste espagnol réfugié donc, par assimilation rapide, d’un communiste ? Et n’était-ce pas des organismes résistants dominés par les communistes qui l’avaient commandée ? Une statue donc extrêmement « politisées ». Elle avait pourtant du sens pour certains témoins du drame ; « Je garde vivant », écrit l’un d’eux, Bernard Wargaftig, « le souvenir du scandale et de l’agitation que la sculpture d’Apel.les Fenosa a soulevé… je retrouvais tout à coup le sens de ce que je venais de connaître peu de temps auparavant ? J’avais perdu ma mère, et j’ai comme le veut la tradition juive, gardé allumé pendant un an une veilleuse, une bougie qui figurait la présence de celle qui m’a mis au monde “Je suis là disait la petite lumière, je suis là”. Le monument d’Oradour affirme je suis là. Ses détracteurs ne s’y sont pas trompés. On voudrait tant que la mort ait un sens transcendant. Qu’elle rachète. Qu’elle soit rédemptrice. Quelle soit une offrande comme dans l’antiquité, ce qu’on appelait Holocauste. Qu’on ne soit pas mort pour rien. Les habitants d’Oradour sont morts pour rien, ils ont été assassinés. Et la petite flamme dit nous sommes là. Mais la beauté de la femme enceinte — et c’est bien cette beauté qui a été reprochée à l’œuvre d’Apel.les Fenosa — la beauté de la femme enceinte qui en brûlant devient lumière et présence témoigne du miracle que toute vie est 31».

Dès lors aucune autre œuvre, quelle qu’elle soit, ne fut dédiée au site d’Oradour ; les seules pièces d’art graphique et quelles pièces (Picasso, Duffy, etc.) ne furent pas destinées à rester in situ et à être vues. C’est là une autre et la dernière particularité de l’art et Oradour.

3- Le livre d’or d’Oradour

Note de bas de page 32 :

Voir pour tout ce qui concerne ce Pèlerinage pour la paix l’étude exhaustive que nous en avons faite pour l’ouvrage La France en guerre froide. Nouvelles questions [sous la direction de Sylvie Le Clech et Michel Hastings], Dijon, Presses Universitaires de Dijon, 2015, 247 p. sous le titre Revisiter l’histoire à l’aune de la guerre froide, 1949, Oradour, pp. 137-145. Les mots et expressions en italique viennent de cet ouvrage.

Les ruines du village d’Oradour-sur-Glane en Haute-Vienne furent, en 1949, le théâtre d’une manifestation extraordinaire des membres de l’élite intellectuelle communiste ou liée au PC ou en acceptant l’alliance ; le 12 juin se déroula au cœur même du village martyr, sous la présidence de Frédéric Joliot-Curie une « cérémonie nationale d’hommage aux victimes et d’espoir pour les vivants, d’appel à la paix mondiale et de dénonciation de l’hégémonisme américain ». Cette cérémonie dans un lieu traumatique aussi symbolique qu’Oradour réunit les plus grands noms de l’art et de la littérature du moment, venus de Paris avec Frédéric Joliot-Curie par un train spécial. L’ensemble de ce déplacement prit le nom de Pèlerinage pour la paix32.

Note de bas de page 33 :

Voir Jeannine Verdes-Leroux, Au service du Parti-Le parti communiste, les intellectuels et la culture, Paris, Fayard-Minuit, 1983 ; cf. aussi Ariane Chebel d’Apollonia, Histoire politique des intellectuels en France, Paris, Complexe, 1991. Le mouvement de la paix et le Congrès d’avril 1949 est bien documenté, voir pour plus de détail, les bibliographies de ces deux ouvrages ainsi que celle, très complète de la biographie de Joliot-Curie par Michel Pinault, Frédéric Joliot-Curie, Paris, Odile Jacob, 2000, 712 p..

Au début de l’année 1949, alors que le bloc atlantique était pratiquement constitué, le thème de la paix était devenu un leitmotiv du Parti communiste. Maurice Thorez, le 6 février 1949, avait précisé à la Conférence fédérale de la Seine la position du Parti communiste sur « le problème de la paix » et lancé un appel « à la défense de la paix » qui devint par la suite le référent des actions à venir en particulier l’organisation à Paris d’un Congrès mondial des partisans de la paix dans le but « d’unir toutes les forces actives des peuples de tous les pays pour la défense de ma paix33».

Ce congrès se tint à Paris à partir du 20 avril 1949. Il réunit 1784 délégués représentant 67 nations selon L’Humanité qui assurait la promotion de l’évènement. Il aboutit au Mouvement de la Paix, organisation souple qui rassemblait tous ceux qui étaient réticents à l’égard de la politique internationale des USA relayée par les gouvernements d’Europe de l’Ouest.

Note de bas de page 34 :

La Haute-Vienne, département dans lequel se trouve Oradour, est fortement tenue par le Parti communiste, ce qui explique aussi probablement le choix du lieu. Les communistes locaux déploient dans le même temps une forte campagne locale pour la paix. Dès le 7 janvier, Le Travailleur Limousin, l’hebdomadaire régional du parti communiste, déclare « la guerre à la guerre » à la suite de la visite de Maurice Thorez à Limoges le 19 décembre 1948. Le parti mobilise ses organes satellites : l’Union des Femmes Françaises, dont les sections communales envoient des « Lettres ouvertes aux députés et conseillers de la République, l’Union de la jeunesse républicaine de France, etc. Les socialistes, ici en guerre ouverte contre les communistes, apprécient peu cette initiative ; Jean Le Bail, député socialiste tire à boulets rouges sur le Mouvement de la paix « dont les comités sont des germes de pourriture constitués par Staline qui y a introduit quelques communistes et qui a fait du remplissage avec des sots au sein desquels vient en tête en Haute-Vienne le docteur de Léobardy ». Cf. l’article de Jean Le Bail dans Le Populaire du 21 décembre 1948 sous le titre « Les combattants de la servitude »

Note de bas de page 35 :

« Réunis à l’appel des combattants de la liberté et de la paix à une heure particulièrement grave ou une politique insensée nous jette dans un nouveau conflit, la population d’Oradour-sur-Glane - flétrit l’infamie de ces hommes qui, oubliant les sacrifices pour la cause de la liberté, des héros de Stalingrad, proposent la guerre contre l’Union soviétique (…) Nous, survivants d’Oradour-sur-Glane, fidèles à la mémoire de nos martyrs, lançons un Appel solennel aux gens de cœur, à tous les patriotes pour qu’ils s’unissent et agissent pour imposer une politique d’amitié avec tous les pays démocratiques pour que triomphent la justice, la liberté et la paix ». Cf. Plas Pascal, Revisiter…, op. cit.

C’est alors que le village martyr d’Oradour-sur-Glane, par sa puissance symbolique, fut choisi comme lieu à partir duquel pouvait être exprimé fortement ce désir de construire une paix nouvelle par une grande cérémonie qui serait placée à la charnière de la mémoire et de l’espoir, cérémonie organisée par l’Union nationale des intellectuels34. Le 25 février se tint à Oradour-sur-Glane une grande réunion destinée à faire connaître le compte-rendu des Assises nationales pour la Paix et la Liberté en présence de Georges Guingouin, ancien chef régional des FFI, figure de la Résistance. Les différents orateurs évoquèrent « les dangers qui menaçaient la paix » et dénoncèrent en même temps les « graves atteintes portées à la justice et à la liberté ». La réunion se termina par un « Appel solennel d’Oradour-sur-Glane pour la sauvegarde de la paix 35». Les présents à Oradour procédèrent ensuite à l’élection d’un Conseil communal pour la liberté et la paix, regroupement « de bons citoyens élus par une assemblée délibérant démocratiquement », destinées à faire pression sur les élus et les pouvoirs publics et à alerter l’opinion publique chaque fois que nécessaire, en l’occurrence « chaque fois que la paix était menacée.

Au mois de mars, le recours à Oradour comme lieu essentiel d’appel pour la paix se poursuivit à l’occasion de la Journée internationale des femmes relayée par l’Union des Femmes Françaises qui donna lieu aux Cahiers de la paix des femmes limousines, vaste ensemble d’écrits souvent émouvants sur les chagrins encore vifs des multiples pertes causées par les deux guerres, mais aussi expression d’un « immense désir de paix ».

À partir du mois de mars 1949, la campagne pour la paix fut déclinée dans la perspective de la préparation du Congrès de la paix d’avril à Paris ; il y eut un Appel aux intellectuels pour les États généraux de la pensée française, prélude au Congrès mondial pour la défense de la culture et de la paix. Au début d’avril les PC locaux avaient installé des Comités de préparation au Congrès mondial des partisans de la paix et tout devint prétexte à lancer des appels à la paix y compris à Oradour ; ainsi lorsque le 10 avril se tint à Limoges le Congrès des cuirs et peaux, un représentant des travailleurs américains, Feenglass, fut invité pour lancer un « Appel à la paix » et, après son intervention, pour clore le congrès, les participants se rendirent à Oradour où, au cœur même des ruines, ils firent le serment solennel d’œuvrer pour la paix. Des « caravanes de la Paix » furent mises en place ; celle du grand sud-ouest irait à Paris par Limoges et Oradour pour participer à une cérémonie. À Oradour, une flamme du souvenir fut allumée et il fut décidé qu’elle brûlerait en permanence pour l’accueil des caravanes, etc. Cette « effervescence » pour la paix sur fond de guerre froide était indissociable dans le département avec des protestations répétées contre les verdicts de différents tribunaux ayant eu à traiter des affaires de massacre de populations civiles et contre la lenteur de l’instruction du procès des bourreaux d’Oradour qui devait se tenir à Bordeaux.

Note de bas de page 36 :

Le 5 janvier, alors qu’il était haut-commissaire à l’Énergie atomique, il avait fait une importante déclaration devant la presse anglo-américaine qui l’éreintait régulièrement traduisant l’inquiétude des USA et de la Grande-Bretagne devant la perspective de recherches françaises plus poussées « dans un domaine où des positions importantes sont tenues par des communistes ». Les USA redoutaient que l’URSS qui menait ses propres recherches ne profite des découvertes françaises ; prônant en France une utilisation pacifique de l’atome, Joliot-Curie contestait ces vues « calomnieuses » et appelait à une publication internationale de ses découvertes. Cf. biographie de Joliot-Curie, op. cit..

C’est dans ce climat particulier qu’en marge du Congrès mondial des partisans de la paix se tint à Paris la Conférence nationale des intellectuels pour la paix, laquelle décida d’organiser la manifestation des intellectuels à Oradour soit un pèlerinage avec un train spécial parti de Paris sous la direction de Frédéric Joliot-Curie et Aragon. Frédéric Joliot-Curie était alors très impliqué alors dans les polémiques de la Guerre froide et avait joué un rôle clef au Congrès de Paris36.

Note de bas de page 37 :

17 ADHV, 986 W 482, Note des RG (1521) datée du 23 mai 1949

Note de bas de page 38 :

Ibid.

Le 30 mai 1949, le maire d’Oradour impliqua sa ville directement dans la « bataille de la paix » pour mettre en place cette journée du 12 juin 1949 qui apparaissait comme une contre commémoration. À la préfecture de Limoges, toutes ces initiatives commençaient à inquiéter les autorités ; cette cérémonie du 12 juin n’allait-elle pas l’emporter sur celle, officielle, du 10 d’autant que l’on attendait des représentants du gouvernement pour remettre à la ville la Légion d’honneur37 ? Dès lors il y eut une fracturation de l’unanimité habituelle des commémorations. D’un côté, la mairie, le PC et ses organisations satellites, de l’autre, la Fédération des élus municipaux et cantonaux socialistes et d’union républicaine de la Haute-Vienne et l’Association des familles qui estimait que cette affaire allait perturber la remise de la LH « destinée aux morts d’Oradour [qui] leur est due comme leur était due l’an dernier la Croix de guerre ». La question de la remise de la LH devint une affaire dans l’affaire, la commune faisant savoir qu’elle la refuserait… parce que « la municipalité, appuyée par toute la population » en avait assez « des promesses du Gouvernement » et exigeait le « châtiment des criminels » en même temps que la fin rapide de la construction du nouveau village, revendications qui avaient déjà été formulées auparavant, mais qui n’avaient jamais été assorties d’une menace de rupture. L’Inspection académique laissait entendre qu’elle pourrait organiser une commémoration particulière dans la cour de l’école, face au monument élevé à la mémoire des enfants tués par les Allemands38.

On s’acheminait donc vers une triple voir quadruple commémoration (celle de la ville, de l’État, de l’Éducation nationale, du pèlerinage de la paix) ! Dans cette ambiance où tout était politisé à outrance, les intellectuels et artistes qui furent présents le 12 juin 1949 lors du pèlerinage de la paix ne pouvaient laisser que des œuvres qui seraient aussitôt taxées d’acte politique et non d’œuvres d’art consensuelles. Dès lors il était hors de question qu’elles soient installées ou que ce soit ! Nombreuses furent pourtant ces œuvres et souvent remarquables.

Le « pèlerinage » du 12 juin réunit dans la petite cité une foule considérable et quelques-uns des plus grands noms des intellectuels et artistes du moment. Toutes les « organisations démocratiques » furent invitées à prendre part au pèlerinage, Combattants de la liberté, UFF, UJRF, FTP, CGT, etc. Les délégués des diverses communes furent sommés de tout mettre en œuvre pour assurer le succès de cette manifestation, la presse du Parti aussi en particulier par le tirage de tracts et d’affiches. Les sollicitations furent telles que partout des caravanes de paix — terme repris du Congrès de la paix — s’organisèrent : des cars et des camions furent mis à disposition des participants d’abord dans les départements voisins, en Creuse, Charente Indre Dordogne Vienne. La manifestation fut incontestablement un succès réunissant près de 10 000 personnes. Un cortège s’était constitué à l’entrée du bourg en tête duquel se tenaient les personnalités nationales et locales dont, dans les premières, Joliot-Curie, haut-commissaire à l’Énergie atomique, Mathilde Péri, le général Petit, le professeur Aubel, Pierre Daix, rédacteur en chef des Lettres Françaises, Echard, collaborateur de Joliot-Curie, Pierre Semard, Marcel Villard, Louis Aragon, Elsa Triolet, etc..

Note de bas de page 39 :

Cette cérémonie a été suivie par Willy Ronis qui a réalisé pour l’occasion de magnifiques photographies. Voir en particulier le film documentaire Willy Ronis, une journée à Oradour, film documentaire de Georges Chatain, Pascal Plas et Patrick Séraudie, réalisation Patrick Séraudie, production Pyramide production, Télim TV et Gamma-Rapho, 2012, 52 min.

Le cortège, reçu par le maire et le conseiller général communiste du canton de Saint-Junien, après avoir traversé les ruines du bourg, se dirigea vers le cimetière où, devant les fosses communes, furent déposées de nombreuses gerbes puis il se rendit à la chapelle provisoire de la localité. La foule se rassembla ensuite vers le champ de foire où une tribune avait été dressée. Joliot Curie prit la parole ; il rappela à l’assistance que tous les ans, au début de juin, il venait se recueillir dans ces lieux de douleur, indiqua que le sentiment dominant chacun de ces anniversaires était une vision d’apocalypse et que, dans ce cadre, la manifestation de la barbarie nazie qui dépasse l’imagination apparaissait clairement. Il exigea un châtiment des criminels sur les lieux de leurs crimes, « châtiment qui intéresse l’humanité entière », dénonça la clémence en faveur des « traitres » et les condamnations envers les résistants ajoutant : « tout cela fait partie d’un plan de préparation psychologique à la guerre contre l’Union soviétique »39.

Louis Aragon prit brièvement la parole pour indiquer « qu’il déplaît peut-être à certains de voir Joliot-Curie ministre de la paix à la place où il y a deux jours osait parler un ministre qui a préparé la guerre » puis il lut un poème qu’il avait composé à l’intention d’Oradour — Chanson de la Caravane d’Oradour, beau texte qui renvoie à Picasso et à la colombe de la paix.

Note de bas de page 40 :

Voir Livre d’or d’Oradour. L’engagement des intellectuels, un épisode en 1949, Catalogue de l’exposition, 30 juin -10 septembre 1995, Ed. CMO/CGHV, 1995, 120 p..

À 17 heures, tout le monde se dispersa. Mais avant le retour des intellectuels à Paris, Aragon avait remis à la municipalité un « Livre d’Or » contenant des dessins de Pablo Picasso (un portrait, dessin gouaché), de Fernand Léger (main devant un visage, dessin), Marcel Gromaire (une femme assise dans les ruines, dessin crayonné), André Fougeron (des ruines, plusieurs dessins rehaussés à l’aquarelle), Boris Taslitzki (un corps de femme en mouvement, dessin au crayon), Marcel Gimond (un portrait au fusain), Jean Amblard (une femme portant un enfant), Jean Wiener (une portée musicale sur laquelle est inscrite la phrase N’oubliez jamais, suivi d’un poème), Paul Colin (un corps d’enfant dans un mur de pierre, dessin), Jean-Francis Laglenne (une femme endormie ou morte), Robert Caby (un long poème illustré), Robert Couturier (des mains protégeant un enfant, dessin), etc., tous consacrés à la douleur.40 Le Livre d’Or fut signé par Elsa Triolet.

Ce livre d’or constitue un des plus beaux ensembles d’œuvres de ces grands artistes, mais en raison de l’hyper politisation du moment il disparut dans les réserves de la mairie ; de la cérémonie on ne retint que les conflits politiques qui s’exacerbèrent encore au lendemain de celle-ci. Oradour était devenu un lieu symbolique majeur de l’affrontement entre les partisans des deux blocs qui se formaient. Paul Eluard regretta de n’avoir pu être là le 12, étant alors en Grèce où, deux jours plus tôt, le 10 juin, il était monté sur le mont Boukotsi d’où il s’était adressé, relayé par une batterie de 200 porte-voix, à l’armée monarchiste, lui demandant de baisser les armes.

Au final il n’y a pas de présence d’un art mémoriel ou commémoratif dans le monument historique d’Oradour parce que les injonctions de conservation en l’état des ruines ne le permettaient pas. À cela s’ajouta le fait que la première œuvre d’art ne fit pas l’unanimité et fut dès lors rejetée pendant plusieurs dizaines d’années. Il en fut de même pour les dizaines de dessins des plus grands noms de la peinture qui par leur format, leurs supports ne pouvaient pas trouver place dans le haut lieu et qui en plus en raison du caractère très politique de leur réalisation ne pouvaient entraîner l’approbation générale. Cependant si l’on prend la totalité du site, soit le village martyr proprement dit, mais aussi le cimetière communal dans lequel se trouve le tombeau des martyrs, le nouveau village et aujourd’hui un centre d’interprétation, l’art sous différentes formes n’est pas absent de cet ensemble. Outre le fait que le Centre de la mémoire a une architecture spécifique, architecture de mémoire — bâtiment enterré dont n’émergent du sol que des lames d’acier rouillées symbolisant le drame, façade miroirs qui renvoie, en raison de la préservation du paysage, au « temps d’avant le massacre » — la nouvelle église contient de nombreuses œuvres d’art ; il en est de même pour la mairie qui abrite en son sein plusieurs œuvres qui ont été donnée lors des commémorations et échanges avec différents partenaires internationaux. L’Association nationale des familles en possède aussi et il y a autour du tombeau des martyrs dans les très nombreux ex-voto qui lui font comme une couronne de petites sculptures et agencements provenant de tous les pays. Ces œuvres, quelles qu’elles soient, sont nombreuses et pourraient l’objet d’un travail spécifique, mais il n’en reste pas moins que cela ne change rien à la situation telle que nous l’avons définie dans le titre de cette commémoration, il y a un grand silence de l’art à Oradour, ce silence est aussi, d’une certaine façon, un hommage aux morts.