Afro-Amériques : la nécessité d’une démarche réflexive, expériences sensibles croisées autour du Mexique noir (Costa Chica) Afro-Americas, the necessity of a reflexive approach, sensitives experiences crossed around black Mexico (Costa Chica)
Cette contribution tente d’interroger les conditions préalables à toute recherche parmi les populations afro-américaines. Les réflexions ici présentées abordent la nécessité d’une approche réflexive afin de mieux saisir l’enjeu de ce champ d’étude spécifique. Elles partent d’une lecture croisée de deux expériences de terrain parmi les populations afro-mexicaines, effectuées à différents moments par deux doctorants. La réflexivité postulée porte sur l’importance du corps dans des sociétés marquées durant la période coloniale par une forte racialisation des rapports intersubjectifs ; axiologie encore agissante de nos jours. Dans l’introduction nous présenterons brièvement le contexte socio-culturel de la Costa Chica mexicaine, puis nous nous attacherons à présenter nos différentes pratiques de terrain, pour ensuite les faire dialoguer afin d’en dégager une brève auto-analyse. Enfin, nous soulignerons quelques postulats quant à la possibilité d’une recherche sur les Afro-Amériques.
This contribution tries to consider the preconditions for any research among Afro-American populations. Furthermore, reflections presented here consider the need for a reflexive approach to a better understanding of the stake in this specific field of study ; this was based on two field experiences among Afro-Mexican, made at different times by two phD students. Reflexivity postulated focuses on the importance of the body in societies marked during the colonial period by a strong racialization of intersubjective relations ; axiology still active today. In the introduction we will briefly describe the socio-cultural context of the Costa Chica Mexican, then we will focus on presenting our various practices of field, then create a dialogue in order to identify a brief self-analysis. Finally, we will highlight some assumptions about the possibility of research on Afro-Americas.
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« Le Noir est brave, le Blanc se croit le meilleur, l’Indigène est plus noble »… Echos de terrain, Santiago Llano Grande Tapextla, Oaxaca.
El Negro es bravo,
el Blanco se siente más chingón,
el Indígena es más noble1…
I. Introduction
Le Mexique compte avec des populations afro-descendantes minoritaires vivant de manière très territorialisées et marquées au sein de deux grandes régions : dans l’Etat de Veracruz (côte Atlantique) et dans la région de la Costa Chica (côte Pacifique) et regroupant les Etats de Guerrero et d’Oaxaca. Cette région de la Costa Chica (qui va approximativement du port d’Acapulco jusqu’au port d’Escondido) est également habitée par des populations dites métisses (mestizas, interprétées comme blanches et des populations indigènes (amuzgos, mixtecos, nahuas…). Ces populations afro-descendantes sont issues de l’histoire coloniale et de la pratique de l’esclavage. En effet, cette région de la Costa Chica fut le lieu d’implantation d’une économie rurale espagnole à l’époque coloniale (bétail, coton, café, pêche, sel). En plus, les ports d’Acapulco et de Huatulco ouvraient une porte au commerce trans-colonial (Les Philippines et Amérique du Sud) et furent très demandeurs des produits de l’économie rurale. En outre, du fait du faible contrôle espagnol sur la zone, de la proximité d’enjeux économiques, de la difficile accessibilité de la région, s’organisèrent des activités de marronnage dans toute la Costa Chica.
Par ailleurs, la trajectoire socio-historique spécifique de ces populations, a construit une certaine considération axiologique des corps (sémantique des corps, imaginaires, rôles assignés). Cette contribution vise à interroger la pratique ethnographique de terrain au sein des Afro-Amériques, notamment le Mexique. En d’autres termes, comment pourrait-on mener une ethnographie (ou recherche anthropologique) sans prendre en compte et interroger les corps (corps autre-corps ethnographe). Et comment mesurer les incidences que cela pourrait avoir dans la construction du savoir anthropologique ? A partir de quel corps, d’où, de quand écrit-on ? Ces interrogations sous-tendent d’assumer une positionnalité réflexive, particulièrement dans ce contexte des Afro-Amériques.
Dans un premier temps, nous ferons la présentation de nos différentes pratiques de terrain (présentation de soi, entrée sur le terrain, expérience de terrain, méthode) afin d’expliciter concrètement le croisement de nos démarches et ainsi montrer la pertinence de la question principale. Il convient de préciser que la brève présentation de soi n’est en rien un regard narcissique mais au contraire conditionne notre propos sur l’axiologie corporelle des Afro-Amériques. Les expériences de terrain en témoigneront. Dans un deuxième temps, nous tenterons de dégager quelques pistes de questionnement à partir d’un regard croisé de nos expériences. Puis dans un troisième temps, nous tenterons de présenter une auto-analyse de ces dernières. Enfin, dans un dernier temps, nous nous risquerons à proposer un ensemble de postulats qui nous paraissent nécessaires à toute démarche ethnographique au sein des Afro-Amériques.
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Etant donné que cette contribution est un regard croisé entre deux chercheurs, il a été privilégié une construction discursive à deux voix. L’emploi du « Je » signifie que c’est l’un des deux chercheurs qui prend la parole. Pour plus de lisibilité nous avons tenu à séparer les deux expériences. Le « Nous » signifie que c’est les deux anthropologues qui parlent.
II. Pratiques de terrain2
A. Présentation de soi et entrée sur le terrain
Paul est issu d’un contexte familial métis, de père gabonais, de tradition culturelle Fang, de mère mexicaine, sociabilisé au sein de la société gabonaise. Il a aussi reçu une sensibilité culturelle mexicaine (langue, nourriture…), et par ailleurs, une formation doctorale en anthropologie sur les identités afromexicaines. Il relève, par conséquent, d’un mode complexe d’identification multisitué qui interrogera sa pratique de terrain et sa construction discursive anthropologique.
Sébastien est ce que l’on pourrait nommer un Français blanc . Issu d’une composante rurale paysanne de par son père, et d’une sensibilité foraine du côté maternel, ayant reçu une formation intellectuelle plurielle, initiée par des études hispaniques puis enrichie par des recherches anthropologiques de terrain. De la même façon que Paul, ce mode complexe influencera sa pratique et sa construction discursives anthropologiques.
Ces deux corps anthropologues sont phénotypiquement différenciés comme on peut s’en douter…! Paul est perçu avec une certaine ambiguïté selon les différentes subjectivités raciales. En France : Noir, Maghrébin, voire Antillais ou encore Métis. Des signes corporels l’y renvoient : couleur de peau, cheveux crépus… Au Gabon, il relève d’une élite métisse. Au Mexique : comme Negro (México DF), comme Negro, Moreno (Costa Chica). Sébastien est perçu comme Blanc sur la côte on l’appelle d’ailleurs le Blanc (El Güero).
Pour sa pratique de terrain, Paul a mobilisé lors de sa première année de Master (2007), une lointaine parenté (une tante qui a sa belle famille sur la côte, dans un petit village rural, Llano Grande la Banda, dans l’état d’Oaxaca). Ce fut une entrée négociée en quelque sorte. Les interprétations subjectives ont été très vite mobilisées. En effet, il a été catégorisé comme cubain et/ou haïtien mais aussi comme un membre potentiel de la communauté afromexicaine de la Costa Chica. Par exemple, on a pu faire le rapprochement entre lui et un cousin lointain qui était aux U.S.A ou alors une « tante » qui lui faisait remarquer après avoir touché ses cheveux leur aspect très crépus similaires aux siens (cuculuste).
Sébastien devait se rendre (1999) chez le prêtre du village de El Ciruelo qui était en charge de l’association México Negro. Malheureusement, il était absent le jour de son arrivée. Par conséquent, il a dû trouver refuge chez des habitants. Son entrée a donc été conditionnée dans un premier temps par le capital symbolique du prêtre. Il a dû par la suite établir ses propres relations. Dès les premiers jours, il a pu se rendre compte qu’on ne l’appelait pas par son prénom mais par la couleur de sa peau différenciée : il était le Blanc (El Güero). De jeunes enfants s’amusaient à lui toucher les cheveux, la peau et se mettaient à rire.
B. Méthode
Dans cette section, il sera question d’évoquer nos différents corps dans l’expérience ethnographique du Mexique noir . Le croisement de nos vécus nous permettra d’interroger l’enjeu socio-racial que recouvre les corps différenciés.
1. Paul
Dès mes premiers voyages sur la Costa Chica il m’a été possible de m’insérer dans le quotidien d’une famille à Santiago Llano Grande la Banda dans l’Etat d’Oaxaca. Cette dernière m’a accueilli généreusement chez elle. Il a été question de partager certaines expériences du sensible qui vont passer par les échanges de regard (voir les corps des personnes, les attitudes et postures, voir les environnements, voir la luminosité du soleil sur la côte) ; par les odeurs (tortillas faites à la main, des morceaux de viandes grillés, excréments de vache, haleine d’eau de vie), par le goût (du fromage produit localement, des soupes de viandes brûlantes et pimentées, de la viande durcie, de la viande du poulet) ; par le toucher (attraper la main des enfants et les accompagner à l’école, se faire toucher les cheveux, les invites fermes à danser, les serrements de main et accolades).
Mais j’ai été très sensible à l’écoute et au partage de la parole, des paroles. Les multiples conversations, entretiens réalisés lors de mon séjour sur la Costa Chica ont été mené avec le souci de la parole de l’Autre, mais aussi le retour de ma propre parole : l’échange de dires comme médiation de l’expérience ethnographique. J’ai ainsi instrumentalisé mes expériences personnelles, évoqué mes pronostics sur le climat, sur le football, les préoccupations du travail, permettant dans certaines situations -pas toutes- d’éviter le piège du discours spécialisé de l’apprenti ethnologue que je suis. Ainsi, le grand-père de ma famille d’accueil aimait me prendre à part, et discuter la nuit tombée : « Vente Paul, vamos a platicar » (« Viens Paul, allons parler »), me permettant d’évoquer avec lui ses souvenirs et ses expériences musicales.
La sociabilisation avec d’autres familles de villages s’est faite progressivement : promenades, interactions avec les personnes, jeu avec les enfants, discussions avec les jeunes au hasard d’une pratique de boire, pratiques de danser. J’ai été inscrit dans une sociabilité jeune dans la Costa Chica. Cette dernière se manifeste dans les relations de genre, les sociabilités amoureuses, les codes et techniques de séduction, les pratiques des festivités (mariages et fêtes du village).
En outre, la circulation au sein de certaines communautés noires de la Costa Chica m’a permis de diversifier mes interlocuteurs. Ma pratique de terrain s’est faite à partir d’une démarche de partage du sensible, de la vie sociale ; une interrogation critique sur mes modes de pensée mis en attente sur le terrain et une volonté de complexification des récits autour des présences noires sur la Costa Chica. Pendant mon second voyage, j’ai donc voulu prendre en compte ces « petits liens » concrets de l’expérience empirique. Ainsi, par exemple, j’ai pris en compte cette modalité phonétique [humm] qui est très employée chez les Afromexicains pour exprimer la colère et le doute. Elle peut paraître triviale, mais qui relève de ces inflexions discursives de la Costa et qu’une attention particulière à l’écoute décèle. Un autre exemple, alors que je quittais la Costa Chica pour rejoindre Puebla, une femme afro-mexicaine âgée, pieds nus, monta dans le bus. Elle n’avait pas acheté au préalable de billets. Elle venait de Santo Domingo (une des communautés afromexicaines). Le chauffeur arriva, et elle se mit à lui déclamer un vers improvisé lui demandant d’ouvrir son cœur pour qu’il soit indulgent avec elle. Dans le même registre, je quittais Llano Grande (village de la Côte), et une « tante » se mit à me chanter la tristesse de me voir partir. J’étais inscrit aussi dans une sociabilité jeune au sein de laquelle les codes linguistiques de séduction, et l’humour « picoso » (« piquant ») auto-dérisoire étaient mobilisés.
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PAULME, Denise, La Mère dévorante, Essai sur la morphologie des contes africains, Paris, Gallimard, 1976
Les récits participent de ces expériences du sensible. Aussi, ils sont partie prenante des inflexions sociales pouvant exprimer un certain imaginaire et être interroger à partir d’autres pratiques sociales3. Ces récits sont récits du corps afromexicain, sont récits du sensible de la Costa Chica. Ils sont mon champ d’intérêt. Certains étaient inscrits dans des sociabilités masculines (pratiques du boire, combat de coqs, entretiens autour de la culture des terres), d’autres, dans des sociabilités féminines (rumeurs sur les mariages, les nouveaux-nés, la nourriture, l’argent). Ils sont sensibles car ils engagent le corps, corps souvent discriminés, corps politisés (le récit très douloureux de cette femme enseignante noire de Llano Grande sur son action politique). Le corps noir discriminé a été souvent raconté. Par exemple, à Santiago Tapextla, un « oncle » ayant fait l’Armée de Terre m’évoqua son vécu de discriminations et sa nécessité de quitter l’Armée. Une intimité se crée – de manière plus ou moins fictive – et engage un positionnement.
2. Sébastien
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Formation effectuée de 1995 à 2002.
Il est nécessaire de retracer l’objet et l’arrivée sur le terrain lors du premier séjour pour expliciter la méthode mise en œuvre. Tout d’abord, rappelons que ma formation d’origine, est une formation d’hispaniste et d’hispano-américaniste. À l’université de Perpignan4, cette formation regroupe plusieurs disciplines. On est formé à la littérature, à la traduction, à la grammaire, à la civilisation, à la linguistique, à la sociolinguistique, au français et à la sémiotique. Ensuite, durant ce parcours, au travers de la littérature mais aussi des langues, à la fois en Espagne et en Amérique Latine, je fus intéressé par la problématique de la diversité culturelle. Plus que de diversité culturelle, il s’agissait pour moi, de réfléchir au rapport à l’Autre que les différents États avaient mis en place (pluriculturalité au Mexique, reconnaissance des populations afro-colombiennes etc.). Je choisissais de partir, pour le Master 1, au Mexique. L’objectif était alors d’étudier les rapports interculturels. Sur l’idée d’une professeure du département d’espagnol, qui était anthropologue, je devais me rendre dans trois localités « racialement différenciées ». L’une étant connue comme plus indigène, l’autre comme plus métisse et la dernière comme plus noire.
Lors de mon premier séjour, je n’avais pas reçu de formation en anthropologie. Au départ, seules quelques orientations méthodologiques données par cette ancienne professeure me guidèrent dans ma recherche de terrain. Selon elle, deux solutions s’offraient à moi : lire, me documenter sur le sujet et la région avant de partir ou partir sans n’avoir rien lu. Sur place les questions surgiraient selon elle. Je choisis la seconde solution, par facilité peut-être, plus par intuition, je dirai après coup. Toutefois, elle insista sur quelques consignes qui lui semblaient essentielles : tenir un journal au quotidien où je devais consigner le contenu et le déroulement de mes journées, partager le plus possible la vie des gens sur place, faire des entrevues, si nécessaire.
Je suis donc parti avec ces quelques consignes et l’idée de ma recherche. L’entrée sur le terrain a été quelque peu délicate. La suite l’était encore plus car je ne connaissais pas les trois localités en question. La seule personne qui pouvait les connaître était le prêtre qui devait m’accueillir, étant donné qu’il y avait accompagné ma professeure lors d’un précédent voyage. Or, comme il a été signalé dans l’introduction, le prêtre en question ne se trouvait pas là. Les premiers questionnements méthodologiques sont donc intervenus à ce moment-là. J’étais sur le terrain parmi les populations, en l’occurrence dans un village afro-mexicain (El Ciruelo, état d’Oaxaca), mais que faire ? Cette question fut évacuée toutefois pendant quelques jours car même si je me trouvais sur le terrain, je pensais que ce n’était pas le vrai terrain qui avait commencé, du fait que je n’étais pas dans les trois localités en question. Cependant, une fois sur le « vrai » terrain, cette question a refait surface immédiatement : que faire ? Comment mener l’enquête anthropologique ?
Je me suis rattaché, dans un premier temps, aux prescriptions méthodologiques de ma professeure. Néanmoins, je me suis heurté à plusieurs écueils. Effectuer des entrevues mais pour quoi faire ? Tenir un journal mais pour y consigner quoi ? Vivre avec les gens mais comment ? Ces premiers déboires m’ont fait chuter, dans un premier temps, dans une sorte de néant méthodologique. Par la suite, il m’a semblé que le meilleur moyen d’étudier les relations interculturelles était de me familiariser avec le quotidien de la Costa. Par la suite, au fur et à mesure de mes voyages, une méthode se mit en place. On peut avancer que cette méthode est le fruit des différents questionnements qui ont surgi tout au long de mes itinéraires et pratiques de terrain. Vivre avec les gens ne s’impose pas. Cela se négocie en quelque sorte. J’allais négocier ma présence par une volonté personnelle de participation aux activités de tous les jours. La première fois, j’ai été chercher du bois, planter du maïs, nettoyer la cour etc. Ma méthode est donc passée par la participation ou ce qu’il est coutume de nommer en anthropologie : l’observation participante.
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“Un observateur participant en situation d’empathie, décrivant la vie des hobos sur la route, dans les campements (“jungle”), les meublés, en Hobohème, au travail et à “l’université Hobo” (Hobo College) de Chicago. Il a partagé la vie des Hobos pendant une période prolongée et en a retiré une connaissance approfondie de leur vie intime qu’il lui aurait été pratiquement impossible de pénétrer, s’il n’avait pas été capable de supprimer les distances mentales et sociales au moyen de cette méthode de participation empathique.” Nels Anderson, Le Hobo, sociologie du sans-abri, Nathan, Essai et Recherches, Paris, 1993, p 29.
Toutefois, ce concept ne reflète pas tout à fait la méthode qui fut construite inconsciemment puis consciemment. En effet, la méthode fut d’abord participation plus qu’observation. En cela, on pourrait la rapprocher d’une méthode empathique5. Or, pour caractériser réellement ma méthodologie j’ai dû recourir à un concept pris de Daniel Manrique, un artiste mexicain : le sentipensar (sentir-penser) :
“Al atrevimiento de decir que se deben tener los tompiates suficiente para desafanarse de las teorías y metodologías ya establecidas, ya dadas como normas formalizadas inquebrantables. Que se debe tener la valentía para decir lo que cada cual sienta y piense por sí mismo. Es decir: desarrollar la capacidad de poder ver, sentir y pensar, la realidad neta y verdadera sin metodología ortopédicas académicas, para que las ñanaras que se perciban, se perciban como lo que son: la pura neta de la realidad y no nada más una realidad virtual de la neta realidad.”
En effet, le sentipensar, autrement dit, signifie percevoir et penser la culture étudiée, pour ce faire il est nécessaire de se défaire des “carcans académiques” imposés par la discipline, par l’université, se défaire aussi des lectures accomplies avant l’arrivée sur le « terrain », objectiver sa colonialité, mettre son corps en tant qu’organe de sens à disposition pour pouvoir percevoir dans son entièreté la culture étudiée, ce qui suppose d'abandonner totalement, d’effacer son ego A (sa culture) pour acquérir un nouvel ego B (la culture de l’Autre), bref, lâcher les outils méthodologiques traditionnels (absence d’informateurs officiels, aucune rédaction de journal, pas de caméra ni d’enregistrement etc.). Les seuls outils que requiert le sentipensar sont le corps (avec tous ses sens) et la conscience.
Tous ces postulats peuvent être sous-entendu dans la participation observante, or, le nom ne me satisfait pas, il ne transcrit pas réellement ce que j’ai essayé de mettre en place. Le sentipensar, parle de lui-même, pour ainsi dire, on sent et on pense la culture, comme on sent et on pense le fleuve dans lequel on nage. Pour moi, le sentipensar, c’est percevoir par le corps (les sens) et penser la culture étudiée (conscience). J’ai tenu à placer le sentir au premier plan (le corps étant le degré zéro de toute perception) car il est premier dans l’expérience, même s’il peut arriver de sentir-penser en même temps. Le penser intervient pendant l’expérience, certes, mais surtout, il intervient, lors de la sortie du terrain. En effet, ce sera le choc du retour, c’est-à-dire les retrouvailles avec l’ego A, en sachant que l’ego B est encore là. Une lutte alors s’initiera entre ces deux ego, qui provoquera une crise intérieure :
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Sophie Caratini, Les non-dits de l’anthropologie, PUF, Paris, 2004, pp104-105.
“La capacité de l’anthropologue à témoigner de l’autre pensée provient du degré de fissuration intérieure et de transformation auquel il a, de ce fait, atteint au cours de ses voyages, un degré dont il n’a pas conscience et qui agit à son insu pour agrandir ou diminuer la qualité de ses associations et la profondeur de sa réflexion. Selon qu’il aura plus ou moins réussi à se défaire de ses références culturelles au moment de l’expérience, qu’il aura incorporé/intégré celles de ses hôtes, ou leur “vision du monde”, la logique mise en œuvre dans l’interprétation sera celle de l’une ou l’autre culture.”6
III. Dialogue entre les deux expériences de terrain : les corps, un enjeu socio-racial
Mais concrètement comment nos deux corps ethnographes vont-ils être porteurs de sens dans notre partage du quotidien dans des villages afromexicains ?
1. Sébastien :
a. La première famille qui m’a accueilli sur la Costa Chica était d’une classe socio-raciale élevée. Leur nom de famille était associé à une descendance directe espagnole, de grands propriétaires terriens et bovins. Le mari était blanc , la femme métisse (« plus blanche que noire »). Les enfants avaient laissé derrière eux, en quelque sorte, une part de leur stigmate racial noir. Quelle image je renvoyais à cette famille. Je me souviens que l’épouse avant d’accepter de me recevoir avait demandé à son fils. Aurait-il accepté de m’héberger si j’avais été noir ? Sans nul doute que mon capital racial dans leur échelle de valeur était élevé. Par ailleurs, j’ai pu me rendre compte lors de mes sorties dans le village que les gens me rattachaient à la blancheur de la famille. À quelques reprises, on m’a fait remarquer que je n’étais pas dans n’importe quelle famille, c’est-à-dire que j’étais dans une famille de Blancs .
b. Je fus invité à manger chez une institutrice du village. Lors du service du repas, on me donna une fourchette alors que la très grande majorité des gens mange sans fourchette en général. Je voulais tout faire comme les gens, je refusais donc la fourchette pour manger avec les mains, en prétextant que j’avais déjà pris l’habitude de manger comme cela. Je n’y pus rien, je dus manger avec la fourchette. Etait-ce parce que je n’étais pas de la côte, était-ce parce que j’étais Blanc ? Dans tous les cas de figure, je leur renvoyais une image différenciée.
c. Passé un temps sur la côte, je connaissais déjà nombre de villages et par conséquent nombre de personnes. Certaines personnes, d’un village à l’autre, même si elles ne me connaissaient pas directement avaient entendu parler de moi. Un Blanc (un Güero) étranger serait là. Un jour alors que je me trouvais être dans un village proche du village précédent où j’avais séjourné, une dame me fit part qu’elle avait entendu parler d’un Blanc un peu fou qui traînait dans telle localité, buvant avec des prostituées dans les veillées mortuaires. Ce Blanc là, marchait sans chemise et pieds nus. Je lui confessais qu’il s’agissait de moi mais elle ne voulut jamais me croire. Pourquoi n’a-t-elle jamais voulu me croire ?
d. Lors de mon premier voyage, j’attendais sur la place centrale, l’arrivée du prêtre. Des jeunes enfants afromexicains s’approchaient de moi, puis formèrent un petit groupe autour, jusqu’à être sur moi. Une fois le contact instauré, presque chacun leur tour, ils me touchèrent les cheveux, la peau et se mettaient à rire. Sur le moment, je n’avais pas compris les raisons de ce petit jeu.
e. Après une longue présence sur le terrain, je m’étais familiarisé considérablement avec la culture des Afromexicains. Lorsque je changeais de village, en arrivant, on me demandait comment je m’appelais, d’où je venais etc. Je m’amusais quelques fois à dire que je m’appelais tel et que je venais de tel village de la côte. Les gens me regardaient perplexes. Puis, lorsque je riais, alors ils riaient aussi. Tout simplement parce que je savais et qu’ils savaient que le nom de famille employé et le village mentionné étaient (à très grande majorité) connus et reconnus comme noirs.
De la même façon, un jour, je me rendis à la pharmacie, endroit tenu en général par des personnes blanches ou à peau claire. La dame qui me servit, étonné de me voir parler comme les gens de la côte, me demandait d’où j’étais. Je lui répondis que j’étais de la côte. Tout d’abord elle ne me crut pas puis lui citant un nom de famille blanc et le nom d’un soi-disant cousin, elle acquiesça. Je correspondais : tel nom de famille et blanc.
2. Paul
a. Lors de mon arrivée à Llano Grande, j’ai rencontré le directeur d’un collège et ce dernier me présenta à un épicier en spécifiant que j’étais étranger, et ce dernier me répondit qu’il pensait que j’étais « bandeño » (habitant de Llano Grande), que j’étais d’ici : « Te pareces mucho a los de aquí » (Tu ressembles beaucoup à ceux d’ici).
b. Une fin d’après-midi à Llano Grande, je discutais avec une Tante « noire » (catégorie d’âge locale) et l’on évoquait les pratiques d’entretien corporel. Cette Tante me toucha les cheveux (qui avaient bien poussés) et me dit en souriant : « Tu les a bien collés, bien durs… Tu les a comme nous ». Et elle me conseilla de l’huile de coco pour bien les peigner, surtout au réveil.
c. Alors que je dînais avec des amies à Llano Grande, la gérante d’un petit stand de tacos à domicile m’interrogea sur la vie en Haïti et à Cuba, elle pensait comme d’autres personnes que j’étais originaire de ces pays. D’ailleurs lors de mes premiers déplacements sur la Costa Chica, ces origines diasporiques m’étaient directement attribuées à cause de mon corps.
- Note de bas de page 7 :
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Pionnier des études afro-mexicanistes. Ces premiers travaux datent de 1946 (Cf. Bibliographie)
d. Je participais à un travail dans une école de Tapextla autour de l’œuvre de Gonzalo Aguirre Beltrán7. J’évoquais le registre des interprétations subjectives liées à la couleur, et des termes employés pour désigner le Noir. Il y eut un incident, une petite fille noire se mit à pleurer lorsqu’elle fut évoquée comme noire : elle nous dit qu’elle n’aimait pas. Durant ce même exercice, je fus aidé par des collègues de l’INAH et nous fûmes bien différenciés phénotypiquement. J’étais vu comme « moreno », « moreno claro » (foncé, foncé clair) ; tandis que les collègues comme « blancos » (blancs).
e. Lors de mes déplacements sur la Costa Chica ou dans les localités, non loin de Llano Grande, dans les « pasajeras » (transports en commun reliant les localités de la Costa Chica), il était fréquent que l’on me confonde avec un cousin éloigné, ou lors de mes visites, il semblait évident pour les passagers que j’avais de la famille sur place, car on m’interrogeait souvent sur la famille à laquelle j’appartenais. Et lorsque j’évoquais le nom de ma famille de Llano Grande, alors, les interlocuteurs me situaient comme un membre de la famille.
- Note de bas de page 8 :
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Chez les Afro-mexicains, il existe un mythe concernant leur arrivée sur la Costa Chica. Ils seraient des naufragés d’un bateau négrier venu d’Afrique.
f. Alors que je montrais une photo de ma famille, Tante C. m’interpella et me dit que mon père ressemblait beaucoup au sien, les cheveux très petits et noirs. Elle me dit aussi que son père lui avait toujours dit que leur nom de famille venait d’Afrique lors du naufrage du navire8.
g. Alors que je revenais d’une promenade en voiture vers Chacagua (ville située dans les lagunes de Chacagua), avec Sergio Peñalosa, président de l’association « México Negro », nous arrivâmes à un point de contrôle militaire et voyant que toutes les autres voitures nous précédant passaient, sans être arrêtées, nous pensions ne pas avoir de soucis. Malheureusement, nous fûmes arrêtés, nous fûmes sortis de la voiture et fouillés, en même temps que s’effectuaient nos contrôles d’identités. Une fois repartis, nous observâmes que les autres voitures ne furent pas contrôlées.
IV. Auto-analyse de nos pratiques de terrain
Comment à partir de nos sensibilités croisées, pourrions-nous tenter d’objectiver ces expériences ? Faudrait-il juste évoquer nos expériences pour faire notre part de réflexivité ? Comment écrire ces retours réflexifs dans notre interrogation sur les sociétés des Afro-Amériques ?
1. Paul
- Note de bas de page 9 :
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HALL, Stuart, Identités et Cultures, Politiques des Cultural Studies. Editions Amsterdam, Paris, 2007.
- Note de bas de page 10 :
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Très marginal encore dans la littérature française comme le souligne Abdoulaye Gueye, « De la diaspora noire : enseignements du contexte français », Revue européenne des migrations internationales, Numéro vol. 22 - n°1 (2006) : Dossier "Figures et expériences diasporiques", URL : http://remi.revues.org/index2710.html
La réflexion autour des populations afro-descendantes du Mexique relève d’une sensibilité afro-métisse multi-située. J’ai été sociabilisé en Afrique Centrale dans la société gabonaise, mais en même temps, une certaine sensibilité mexicaine a été construite (usage de la langue, imaginaires, nourritures). En plus, la formation doctorale anthropologique en France complexifie ma sensibilité. Cette dernière s’exprime par le corps, par les expériences personnelles de contradictions, et par la tentative d’objectivation intellectualiste complexe liée à mon parcours (intérêt historique et culturel aux trajectoires des populations afro). Aussi, dans la pratique de terrain, je ne pouvais nier ma ressemblance physique avec certains de mes interlocuteurs, n’en déplaise à la certaine politique d’invisibilité du chercheur présente dans les travaux autour de l’afromexicanité. Je pense néanmoins à souligner les quelques instances d’objectivation de liens avec le vécu dans le Mexique Noir . Il s’agit, premièrement, de la primauté donnée à la description des expériences ethnographiques mobilisées dans différents contextes (prises de notes, enregistrements). Cette ethnographie est la connaissance du social. Deuxièmement, l’usage d’un dialogue avec les interlocuteurs privilégiés sur la Costa Chica, ou plutôt d’un échange interprétatif de certaines de mes considérations ou points de vue. Troisièmement, une comparaison littéraire des autres contextes des sociétés afro-latines, pour voir les différences et continuité (la comparaison faisant partie intégrante de la démarche anthropologique). Ainsi, par exemple, pour l’un des répertoires musicaux afromexicains de la Costa Chica (la Chilena), le style est un peu similaire dans le Pérou Noir . Par ailleurs, au niveau des instruments de musique, il est à noter le même usage d’idiophone par l’intermédiaire d’une mâchoire de vache qui est raclée. Une comparaison est également faite du point de vue de l’élaboration théorique : l’échange avec d’autres auteurs interrogeant les Afro-Amériques. Quatrièmement, l’écriture en elle-même, est l’espace de négociation puisqu’elle survient en décalage avec le ressenti de l’expérience et les trajectoires personnelles, mais elle permet une réflexion sur le temps de l’écriture comme le pose Stuart Hall9. Mon écriture relève d’un contexte post-colonial car étudiant migrant métis et participant à une réflexion des Amériques Noires, je reconnais une sensibilité afrométisse en lien avec la montée en force du programme diasporique afro dans les sciences sociales10.
2. Sébastien
Prendre en compte les différentes subjectivités raciales, notre corps, le corps des Autres est comme nous l’avons souligné plus haut un enjeu dans une relation ethnographique sur la Costa Chica. Cet aspect est encore plus fondamental au regard de la méthode postulée et mise en œuvre. En effet, la méthode que j’ai nommée le sentipensar, engage le corps de l’ethnographe dans une relation, de fait inter-corporelle, donc, intersubjective. Ces corps sont selon la formule de Merleau Ponty, des « voyants visibles ». Je vois depuis mon corps et l’on me voit aussi. Même si la méthode postulée, visait le plus possible à effacer ma propre culture pour adopter la culture des Afromexicains, mon corps était là, habillé par une certaine sémantique corporelle, héritée de l’axiologie coloniale dont nous avons parlé antérieurement. Mon corps, dès l’origine, de ma pratique de terrain, fut rangé dans une case qui correspondait à un corps blanc, un corps blanc étranger, certes, mais un corps de blanc tout de même. J’ai voulu effacer tous les « milieux » dont j’étais détenteur, formation discursive, pratique culturelle, mais il était un milieu dont je ne pus me défaire : mon corps.
Les exemples sélectionnés pour rendre compte de cette réflexion sur le corps reflètent considérablement cet aspect des choses. En outre, on peut se rendre compte, d’emblée, avec l’ensemble des exemples, mais surtout avec l’exemple des enfants que mon corps était perçu, autre, différent phénotypiquement. Mon corps était chargé d’une sémantique particulière, reflétant un certain capital racial dans les relations aux autres. Par ailleurs, mon corps blanc aurait dû jouer certains rôles et non pas des rôles (re)connus comme étant plus des rôles de Noirs parmi la population afromexicaine. Un blanc , en principe, n’agit pas de telle ou telle façon mais de telle autre. Puis les exemples sur les noms de famille montrent que certains sont plus associés à une descendance blanche et d’autres à une descendance noire.
Pour terminer, il est nécessaire d’établir quelles ont été les implications concrètes de toutes ces réflexions dans l’élaboration du travail. Il est apparu indispensable de retranscrire et d’analyser tout ce dont nous avons parlé jusqu’à présent car il s’agit d’une donnée concrète, fondamentale, que l’on peut rencontrer dans la pratique de terrain sur la Costa Chica. Comment alors l’éluder ou ne pas la mentionner si elle est au fondement ?
Ce questionnement permet notamment de prendre en considération les philtres qui peuvent empêcher une analyse objective. Pour prendre un exemple concret. J’ai souvent vu et entendu des anthropologues avancer que sur la Costa Chica il n’y avait pas d’identité noire car lorsqu’ils demandaient aux gens, c’est-à-dire aux Noirs , de se définir, ils ne répondaient pas qu’ils étaient Noirs mais « Morenos », foncés par conséquent. Ces anthropologues, à mon sens, n’ont pas mesuré les conséquences encore contemporaines que peut exercer cet héritage colonial. Comment quelqu'un de sensé, connaissant la société dans laquelle il vit, une société où le Blanc est encore vu comme un modèle à atteindre, va se définir, qui plus est face à des anthropologues blancs , ou métis blancs , comme Noir ? Les gens jouent et se jouent de tout cela. Et ce jeu est présent dans les relations que l’on peut établir avec les Afro-mexicains sur la Costa Chica. Donc, prendre en compte ce questionnement c’est l’intégrer au champ du possible des analyses.
Ensuite, l’approche concernant les différentes subjectivités raciales est rentrée directement dans les résultats d’analyse. Mes expériences ont montré que même s’il n’y a pas de revendication (de moins en moins aujourd’hui) d’une identité noire clairement énoncée, définie, elle l’est de fait par les corps. Le fait que mon attitude évoquait, chez certains, des soupçons de folie, du fait qu’un Blanc n’avait pas à se comporter ainsi, démontre qu’il existe une certaine façon d’être Noir , Afro-mexicain , « Moreno »… Par conséquent, si je n’avais pas eu ce questionnement, je serais sans doute reparti avec les mêmes conclusions que les anthropologues cités.
Finalement, ce questionnement, m’a aussi permis de mesurer le degré de mon acquisition d’une pratique culturelle autre que mienne. Le fait qu’on observe une anomalie dans mon comportement montre que j’avais acquis certaines pratiques socio-culturelles afromexicaines. D’ailleurs, à la fin de mon troisième séjour, mes amis me disaient : « tu manges comme nous, tu parles comme nous, tu danses comme nous etc., la seule différence c’est ta couleur ». Cette dernière remarque ne vise pas à flatter mon ego mais à souligner l’importance que peut avoir là aussi une réflexion sur les corps.
V. Postures et propositions
Nous terminons notre contribution en évoquant des possibilités quant à une pratique ethnographique au sein des sociétés des Afro-Amériques. Les permanences axiologiques des corps procédant d’une histoire coloniale dans les sociétés des Afro-Amériques ne nous semblent pas à être réduites à un simple malaise d’un ethnographe ou d’un anthropologue sur le terrain. Il est certes gênant que sur le terrain, des considérations raciales et empiriques que l’anthropologue croit avoir détruites soient toujours présentes ; mais il est difficilement possible d’assurer une position de non-prise en compte de ces considérations. Ces dernières sont même portées sur le corps-anthropologue. Il est question du corps-anthropologue, corps de l’Autre qui prennent une dimension très marquée dans les sociétés traversées par des hiérarchisations sociales basées sur le phénotype. En outre, dans ce champ d’interrogation que constituent les réflexions autour des Afro-Amériques, il convient de noter les différences de sensibilité et des héritages de champ au sens de Bourdieu qui facilite le jugement de valeur de certaines recherches, mais dédouane certains de ces mêmes critères de jugement de valeur.
Nous pensons souligner deux propositions basiques qui devraient constituer selon nous, des préalables pour mener une ethnographie dans les sociétés des Afro-Amériques. Premièrement, il s’agit de mener une description du détail, de l’infiniment anodin, du quotidien. Ces « tous petits liens » sont du social pur. Cette quotidienneté passe par l’observation des maisons, des couleurs, des personnes avec qui l’on vit, des paroles échangées. Il s’agit d’un sensible partagé. La particularité des sociétés des Afro-Amériques est le vécu intime des dominations coloniales. Beaucoup de pratiques culturelles sont codifiées et relèvent du détail, du subtil. L’ethnographie n’est pas que la simple observation, elle relève plus de cette participation corporelle.
Deuxièmement, il est important de prendre en compte son corps dans ces dynamiques axiologiques prégnantes dans les sociétés. L’ethnographe est aussi soumis à l’Autre. Dans les sociétés des Afro-Amériques, dans des contextes ruraux marginaux, cette intériorisation des valeurs corporelles ne peut pas être tue au risque de finalement biaiser le contexte d’interrogation de la recherche. Ce n’est pas la même chose, pour un ethnographe sur le terrain, d’être perçu comme agent d’une classe sociale particulière dominante, qu’être au contraire vu comme potentialité d’appartenance au même groupe, à partir de l’interprétation corporelle axiologique. Ces différences ont une influence sur la construction du savoir et sur les critères et moyens de problématiser le social des contextes afro-américains. Les expériences d’ethnographes sont incommensurables, et cela rend notre travail plus intéressant, mais la tendance à éviter de poser son propre corps comme lieu premier de la rencontre ethnographique est problématique.
- Note de bas de page 11 :
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AGUIRRE BELTRÁN.G, Cuijla: esbozo etnográfico de un pueblo negro, Fondo de Cultura Económica, Mexico, 1958. La población negra de México. Estudio etnohistórico, FCE, México, 1972. El negro esclavo en Nueva España, la formación colonial, la medicina popular y otros ensayos, FCE, México, 1994.
- Note de bas de page 12 :
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HOFFMANN.O. « Renaissance des études afromexicaines et production de nouvelles identités ethniques », Journal des Américanistes, tome 92, num, 2 , 123-152, 2002. HOFFMANN.O. (marzo/abril de 2001). “De las tres razas al mestizaje, diversidad de las representaciones colectivas acerca de lo negro en México (Veracruz/Costa Chica)”, Suplemento del Boletin Diario de Campo, Texte disponible sur le site de l’auteure : http://www.odilehoffmann.com.
- Note de bas de page 13 :
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VAUGHN.B. et VINSON III.B. Afroméxico. El pulso de la población negra en México : une historia recordada, olvidada y vuelta a recordar, FCE, CIDE, México, 2004.
Comment en effet ne pas interroger cette donnée fondamentale dans la construction du savoir anthropologique ? Malheureusement force est de constater que cette position n’est pas présente dans les travaux sur les Afro-Amériques. Si nous prenons l’exemple du champ d’étude afro-mexicaniste, depuis les travaux pionnier de Gonzalo Aguirre Beltrán11 dans les années cinquante en passant par les travaux qui les ont suivi (1980-1990) et jusqu’aux travaux les plus récents comme ceux d’Odile Hoffmann12 dans les années 2000, à aucun moment les différents chercheurs ne posent la question des répercussions éventuelles dans la construction du savoir anthropologique, de ce voyant-visible qu’est le corps dans une société marquée par la racialisation des rapports. Seul un chercheur afro-américain, Bobby Vaughn13, pose timidement la question de son « corps afro » dans le cadre de sa recherche.
- Note de bas de page 14 :
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CAPONE.S. « Re-penser les Amériques Noires. Nouvelles perspectives de la recherche afro-américaniste », Journal de la Société des Américanistes, N°92-1 et 2, Paris, 2005.
- Note de bas de page 15 :
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BONNIOL.J-L. (1992). La couleur comme maléfice. Une illustration créole de la généalogie des Blancs et des Noirs, Albin Michel, Paris.
- Note de bas de page 16 :
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CUNIN.E. « De l’esclavage au multiculturalisme. L’ethnologue entre identité refusée et identité instrumentalisée », in LESERVOISIER.O. et Vidal.L. (Sous la direction de),. L'anthropologie face à ses objets, nouveaux contextes ethnographiques, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2007.
On peut souligner la même absence dans le reste des études afro-américanistes, du moins dans les tendances qui se veulent nouvelles14. Plus même, certains chercheurs15 ayant mené des recherches sur la couleur de peau ont fait l’impasse sur leur propre couleur… Certes, on peut constater en anthropologie un début d’analyse réflexive, mais dans le cas encore des Afro-Amériques la réflexion reste en deçà des véritables enjeux. On peut être amené à s’interroger de sa condition de femme blanche européenne, mais on ne s’interroge pas sur l’impact de ce statut dans la construction du savoir anthropologique16.
- Note de bas de page 17 :
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Devereux.G. De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris, Flammarion, 1980.
- Note de bas de page 18 :
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Mohia.N. L'expérience de terrain, pour une approche relationnelle dans les sciences sociales, Paris, La découverte, 2008.
Comment alors interpréter ce qui constitue pour nous une certaine lacune dans les recherches sur les Afro-Amériques ? Ne faudrait-il pas y voir une certaine vision positiviste encore prégnante de la position du chercheur ? Le chercheur serait un agent objectif qui analyserait les réalités sociales en toute objectivité. Mais les processus sociaux ne sont pas des éprouvettes et même derrière toute éprouvette il y a un chercheur qui va analyser, c’est-à-dire interpréter certaines données17. Or, dans la majorité des textes, le chercheur apparaît comme extrait de l’analyse même comme s’il était au-dessus de la réalité observée. Ne gagnerions-nous pas en qualité et pertinence à se réinsérer dans le cœur de l’analyse ?18 C’est en tout cas ce qu’aura voulu montrer cette contribution.