Le stéréotype comme préconstruit : construction discursive de la notion de francophonie chez des enseignants non francophones The stereotype as preconstructed: the discursive construction of the term francophony for non-French-speaking teachers
Le champ d’étude sur la francophonie est encore en construction grâce à de nouvelles dynamiques économiques, politiques, sociales et culturelles qui configurent un espace vif pour la langue française. Dans cet article, nous présentons les résultats d’une étude sur les représentations de la francophonie qui s’intéresse à la didactique du Français Langue Etrangère (FLE) en lien avec l’analyse de discours de tradition française. L’intérêt principal est d’examiner la façon dont vingt-six enseignants colombiens de FLE construisent et se positionnent face à la francophonie dans un espace non francophone. Pour ce faire, nous avons adopté un protocole de questionnaire avec des questions semi-ouvertes et ouvertes. À partir des résultats obtenus, nous avons pu établir que la francophonie est encore une notion abstraite édifiée à partir des préconstructions stéréotypiques (ou préconstruits) dans les discours des enseignants révélant un positionnement externe de leur part et marqué par la répétition et la perpétuation de certains éléments sur la réalité francophone.
Research about francophony is still under construction due to different economic, political, social and cultural dynamics that position French as an important language nowadays. This article presents the results of a study about the representations of such notion along with French as a Foreign Language (FFL) didactics and French discourse analysis. The main purpose was to examine how twenty-six Colombian teachers of FLE build and position themselves towards that concept of francophony in a non-French-speaking country. To do so, a questionnaire with semi-open and open questions was administered to the teachers. The results showed that the concept of francophony is still an abstract notion built upon stereotypical and preconstructed forms (préconstruits) present in their discourse. Likewise, these forms reveal an external position from the participants characterized by the repetition and perpetuation of minimal knowledge about this “francophony” reality.
Introduction
Dans le cadre de l’enseignement de Français Langue Etrangère (dorénavant FLE) en Colombie, la notion de francophonie est souvent associée à un concept de rassemblement des locuteurs actifs de la langue française ; le terme est aussi apparenté à la diversité notamment culturelle dans les pays où l’on parle cette langue comme le Mali, le Canada ou la Belgique. En tout état de cause, la francophonie constitue un des objets d’enseignement et d’apprentissage qui fait partie des programmes d’études des institutions et centres d’enseignement de langues mais qui représente un contenu plutôt essentiel à aborder pour rendre compte des possibilités culturelles portées par le français.
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Dans un contexte exolingue, c’est-à-dire hors de l’environnement naturel de la langue cible, les possibilités d’usage du français en dehors de la salle de classe sont réduites.
Dans cet article, nous présentons une étude qui porte sur la francophonie comme la cible de multiples représentations et stéréotypes installés et mis en place par le discours spécifiquement de vingt-six enseignants colombiens de FLE. Dans l’hypothèse où toute conception de la francophonie exerce une influence sur les pratiques des enseignants et des apprenants de langue française, notre objectif est d’identifier et d’examiner la façon dont les enseignants colombiens de FLE conçoivent la notion de francophonie dans un contexte exolingue1 à partir de l’analyse des préconstructions stéréotypiques dans leur discours. Nous visons à rendre compte du positionnement discursif concernant une telle notion pour ainsi mettre en évidence d’une part, le rôle de l’enseignant comme porteur et diffuseur de la réalité linguistique et culturelle de la langue et d’autre part, la nécessité de mettre à distance des idées stéréotypées concernant la langue française normalement retransmises dans l’interaction enseignant-apprenant. En effet, on pourrait affirmer que les discours stéréotypés portés par l’enseignant ont un effet « boule de neige », c’est-à-dire qu’ils peuvent être transmis aux apprenants et fonder leurs propres représentations et leurs visions du monde. A cet égard, si en tant qu’enseignant l’on présente l’idée, par exemple que la francophonie est une nouvelle forme de colonisation de la France, cette représentation pourrait éventuellement être reproduite et perpétuée par les discours en construction de nouveaux formateurs.
Pour traiter cette question, nous avons structuré cet article en quatre parties. La première partie présente les principes théoriques qui orientent notre étude : la francophonie et le stéréotype du point de vue du préconstruit. Par la suite, nous décrirons le processus de construction de corpus et le protocole méthodologique pour la réalisation des questionnaires. La troisième partie s’intéresse à l’analyse discursive du corpus recueilli. Pour terminer, nous élargirons nos perspectives de recherche sur la francophonie en tant que concept à construire et à aborder au-delà des stéréotypes.
I. La francophonie
Les limites de notre étude excluent de proposer un panorama du cadre très complexe de la francophonie. Naturellement, la spécificité de cette notion est son rapport avec la langue française, mais elle peut être abordée plus largement depuis différents angles : un ensemble administratif, un projet académique, une idéologie, une action politique, et même un sentiment. C’est pour cela qu’il nous semble nécessaire de revenir à ses origines et de mettre en exergue quelques traits fondamentaux de la francophonie.
A. Les origines du terme
L’origine du discours sur la francophonie n’est pas récente. Selon différentes sources, la première personne à utiliser ce terme a été le géographe français Onésime Reclus à la fin du XIXe siècle pour se référer au nombre de Français dans le monde ainsi que pour envisager la possibilité d’expansion de la langue française. Dans son projet, deux idées sont à creuser : d’abord, le but de Reclus est de « classer les habitants de la planète en fonction de la langue qu’ils parlaient dans les familles et leurs relations sociales » (Deniau, 2001, p. 10-11). D’autre part, le deuxième but stimulé par son esprit nationaliste et son désir est de répandre les idéaux de liberté et fraternité de la République française en Afrique : de fonder un projet de relations humaines, dans lequel la francophonie serait « un symbole de solidarité humaine du partage de la culture et de l’échange ».
À première vue, ces deux buts s’érigent comme un engagement pour l’avenir de la langue française dans un amalgame de nations culturellement distantes comme la Nouvelle France (l’Acadie, le Canada, l’Isle Royale, Louisiane et Terre-Neuve à nos jours), le Madagascar (la colonie de Madagascar auparavant) ou le Bénin (à l'époque Dahomey). Par ailleurs, le regroupement linguistique des peuples lié à la disposition géographique des territoires était une conception innovatrice à l’époque et dépassait le classement traditionnel des peuples par leur ethnie ou leur position socioéconomique. Toutefois l’objectif qui sous-tend le projet de Reclus n’est guère la diversité mais l’accroissement des territoires français en Afrique, c’est-à-dire qu’il répond à une démarche de caractère nationaliste et universaliste à l’époque de la colonisation. Il s’agit donc de la mise en scène de la France comme puissance mondiale et nation civilisatrice à la hauteur des autres grandes puissances économiques et linguistiques grâce à l’augmentation délibérée de locuteurs de la langue française.
Un autre pionnier de la notion de la francophonie, moins reconnu par l’histoire postérieure mais encore présent dans le domaine de la littérature, a été le suisse Virgile Rossel. Ce juriste, intéressé aussi par l’histoire littéraire, met en place l’idée de francophonie comme cette catégorie qui englobe les différentes littératures et cultures hors de l’Hexagone et les place à la hauteur des productions littéraires françaises. En effet, à partir de ses analyses, Rossel conceptualise autour de l’idée de périphérie pour parler de toutes les littératures non françaises mais qui partagent la charge symbolique d’une langue si prestigieuse.
Ainsi, la périphérie émerge comme un concept central dans le débat sur la francophonie avec des retombées sur le champ de la langue. Pourtant, ce concept de périphérie peut être lu de deux manières différentes : une recherche pour la reconnaissance et la revendication des voix de tous ceux qui sont regroupés sous le nom de « francophonie » mais aussi, une façon d’homogénéiser des particularités propres de chaque communauté. On comprend que des mouvements contre le centralisme cherchent à faire valoir la diversité des peuples car le fait de parler une langue est lié aux différentes réalités identitaires, sociales, politiques, économiques des communautés qui la pratiquent. Dans le second cas, -celui de l’homogénéisation- la périphérie sert comme une étiquette d’un grand ensemble de peuples dont chaque particularité n’est pas clairement définissable : on peut dire que l’Algérie ou la Côte d’Ivoire appartiennent justement à cette périphérie francophone, cependant leurs traits particuliers comme des nations indépendantes ne sont pas si précis. Le français doit donc être entendu comme un outil qui permet aux différents peuples périphériques de faire connaître et de répandre leurs propres expériences, même s’il s’agit d’une langue, en principe, empruntée.
B. La francophonie du point de vue de l’institution
La difficulté de définir la francophonie et la langue française ne réapparaîtra que dans les années soixante avec la parution du numéro 311 de la revue Esprit consacrée entièrement à la langue française. Dans cette publication, des personnalités reconnues dans les champs politique et culturel ont défendu la langue française et ont abordé les « possibilités d’action communes pour assurer le maintien et la croissance de la visibilité et du prestige internationaux du français » (Provenzano, 2006a, p. 8). Ces actions communes qui pourraient garantir l’avenir du français sont fondées à la base sur la représentativité de peuples culturellement divers qui regroupe cette langue et par conséquence, de son potentiel en tant que langue de culture et d’intégration.
Une première définition institutionnelle est énoncée sous la plume du poète et président de la République du Sénégal Léopold Sédar Senghor en 1962 qui, de façon éloquente, fait l’éloge de la langue française ainsi que de la conception d’humanisme français : « […] c’est cet Humanisme intégral qui se tisse autour de la terre, cette symbiose des énergies dormantes de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire » (Senghor, 1962, p. 844).
En d’autres termes, l’idée centrale de cette définition se concentre sur la langue française comme un tout universel, un trésor commun qui rassemble la diversité des situations culturelles, économiques, géographiques, politiques et linguistiques de la communauté francophone, au-delà des frontières de la France : « le français : Soleil qui brille hors de l’Hexagone » (ibid., p. 844). Il est à souligner aussi que l’héritage symbolique porteur du prestige inhérent de la langue française fait que sa reconnaissance est universelle et que ses possibilités pragmatiques pour les peuples est une évidence.
L’idée de l’universalité de la langue française est supportée par la logique de Baggionni (1996) qui remarque que celle-ci est « une nécessité historique bien entendue, indépendamment des enjeux socio-économiques des différents peuples » (ibid., p. 800). On se demande ici si la nature du projet de la francophonie est vraiment un plaidoyer pour la diversité des peuples ou une stratégie entièrement politique et économique réunissant premièrement les ex-colonies françaises. Ce qui était évident à l’époque est que l’universalité de la langue française n’appartenait qu’à la France et son rayonnement : « elle vient du fait que, de par le monde, le français est devenu le bien propre de millions d'hommes et de femmes, qui l'ont reçu en partage, qui l'ont librement choisi ou à qui il s'est douloureusement imposé. » (Klinkengard, 2001, p. 813). A cet égard, malgré les possibles suspicions d’une nouvelle forme de colonisation plus discrète dont l’arme principale est la langue française, il est impossible de nier la réalité du français comme « ce trésor commun enrichi par la diversité des cultures. » (Senghor, 1962, p. 844), c’est-à-dire un bien commun qui pourrait représenter la pluralité linguistique et culturelle de différentes communautés. Autrement, comment pourrait-on expliquer l’existence des différents accents et des ressources linguistiques de l’espace francophone du Congo, du Cameroun ou d’Haïti ? D’autant plus, le français peut se voir aussi comme un outil pour connaître et exprimer les traits caractéristiques des communautés francophones si différenciées : leurs religions, coutumes et traditions du quotidien.
Ainsi, le projet de francophonie de l’époque fondé sur les bases de la pluralité des peuples n’accepte guère l’utilisation du mot universalisme vu qu’un tel terme représente en soi une utopie. C’est pourquoi la conception initiale a été changée par celle de dialogue des cultures (Senghor, 1977, p. 844), qui marque l’avenir de la deuxième période du mouvement de la francophonie dans les années 70 et 80 comme le signale Baggioni (1996, p. 801). A cet égard, il semble que la notion de francophonie évoluait à l’époque : elle n’est plus perçue comme une extension de la colonisation française au travers de sa langue ; au contraire, l’objectif de cette francophonie était de devenir un ensemble représentatif de la mosaïque culturelle et des particularités des divers territoires où la langue française est parlée. On pourrait, avec Provenzano, considérer qu’il s’agit d’un « exotisme francophone » (Provenzano, 2006a, p. 9) auquel chaque peuple apportait ses particularités afin de constituer un ensemble riche de culture et de diversité. Pourtant, comme Beniamino (1999) l’a signalé, cette réunion des différentes « aires culturelles » (ibid., p. 66) pose un problème, celui de l’homogénéisation des traits spécifiques propres des peuples. En effet, le fait d’assembler les particularités des Maliens, des Québécois et des Haïtiens sous le même « exotisme » porte un regard plutôt réductionniste de la culture et la diversité.
Ce qu’il faut donc reconnaître c’est l’existence d’une même langue qui porte à des réalités et à des contextes bien différents : il ne s’agit pas de réduire les particularités des peuples en les regroupant sous l’étiquette de francophonie ou de « dialogue des cultures », mais de mettre en évidence que la langue française est justement une langue majoritaire, minoritaire, choisie, imposée au service des traits spécifiques de chaque groupe humain. A cet égard, Klinkegard (2001) se pose lui-même la question : « Que peuvent les Francophones faire ensemble ? Une seule chose. Une seule, mais immense : combattre l'uniformisation du monde » (p. 817).
C. La francophonie : perspective linguistique et construction discursive
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Organisation Internationale de la Francophonie. Récupéré le 8 février de 2017 du site de l’OIF : <http://www.francophonie.org/-Qu-est-ce-que-la-Francophonie-.html
Un autre aspect à aborder dans la discussion sur la francophonie est celui rattaché à la langue française, aux locuteurs, aux usagers et aux différentes façons de se dire francophone. La définition la plus répandue et la plus proche de la francophonie fait appel à une convention orthographique pour distinguer deux acceptions du terme et deux réalités différentes. La francophonie avec un « f » minuscule (ou petit f) fait référence à l’ensemble des usagers du français qui appartient (ou non) à diverses réalités sociolinguistiques dans lesquelles la langue française a un rôle important et aussi, à tous ceux qui tout simplement parlent cette langue. La deuxième terminologie qui fait allusion au système gouvernemental et intergouvernemental chargé de promouvoir la langue française et les valeurs universelles ainsi que d’organiser les relations entre les pays ayant « le français en partage » est nommé Francophonie avec un « F » majuscule (ou grand f)2. Cette distinction est d’emblée pratique et simplifie la complexité du terme, cependant elle ne constitue qu’une convention qui ne fait pas forcément l’unanimité et ne suffit pas à rendre compte de la réalité de l’usage du français.
Le phénomène francophone s’avère encore plus compliqué si l’on considère qu’il dépend des « incertitudes mêmes de la situation géopolitique » (Chaudenson, 1991, p. 12) et de l’importance accordée à langue française. Une manière de résoudre cet inconvénient est le comptage du nombre de locuteurs. Ainsi, Chaudenson (1991) affirme que les études linguistiques de la francophonie devraient supposer « l’évaluation objective du nombre et du niveau des compétences des locuteurs de la langue » (ibid., p. 13), toutefois le même auteur signale qu’une telle démarche est quasiment impossible sachant que ce type de données n’a pas une valeur définitive. En outre, il est à ajouter un autre enjeu de cette approche du comptage et c’est celui de la réalité virtuelle, le progrès de la technologie, notamment du Web 2.0 et les médias. Il est bien connu que ces outils permettent à un grand nombre d’usagers d’apprendre une langue et de la pratiquer sans restriction à travers des chats, des forums, des plateformes virtuelles offrant des possibilités d’interaction entre natifs et non-natifs, parmi d’autres. A la lumière de ces circonstances, l’approche linguistique en termes de comptage des francophones usagers de la langue semble être une tâche insurmontable.
Une autre approche de nature linguistique associé aux locuteurs du français et qui est importante à retenir est le classement proposé par Tetu (1997, p. 87). Pour cette approche, la compétence et l’usage de la langue ont le rôle principal. Nous avons ainsi les locuteurs habituels ou réels qui sont ceux dont la langue maternelle et/ou la langue d’usage quotidien est le français. La deuxième catégorie réunit les locuteurs occasionnels dont l’utilisation de la langue française est restreinte, même si elle est leur langue maternelle. Dans ce cas, la maîtrise de la langue est imparfaite. Enfin, on trouve les locuteurs potentiels ceux qui, bien qu’ayant un contact avec la langue, ne l’utilisent pas dans leur quotidien.
Ce classement peut être élargi notamment dans les deux dernières catégories. Ainsi, les enseignants et les futurs enseignants de FLE se trouvent dans la catégorie des locuteurs occasionnels dans la mesure où le français est leur outil de travail, d’étude et de communication ; d’un autre côté, on pourrait inclure les étudiants de FLE comme des locuteurs potentiels de la langue qui sont dans le processus de l’apprendre afin de mener à bien leurs projets académiques et professionnels. Cette vision permet d’ouvrir les portes de la francophonie au-delà des frontières géographiques et politiques et ainsi, d’approfondir dans la réalité de la langue française actuellement, la diversité et les besoins de ses usagers de même que leurs contextes et leurs raisons pour l’apprendre.
De nouvelles recherches et réflexions font que le sujet de la francophonie est un champ conceptuel en construction constante. C’est dans le cadre de la rhétorique et de l’analyse discursive que Provenzano mène ses travaux socio-discursifs sur la francophonie et souligne que celle-ci peut être envisagée comme un « effet de discours, socio-historiquement conditionné et rhétoriquement structuré. » (Provenzano, 2008, p. 13). A propos de Senghor, on a vu certainement qu’il y avait une réalité et c’est celle d’un nombre important de peuples dont la langue est partagée. A partir de ce fait, différents discours se sont affrontés pour répondre à cette réalité socio-historique mentionnée par Provenzano et aussi, afin que chaque groupe se disant francophone puisse se reconnaître et trouve les intérêts spécifiques pour s’identifier sous cette appellation.
Pour compléter cette diversité de réflexions sur la notion et la réalité francophone, Provenzano (2006) propose une définition de caractère socio-discursif qui intègre de nouveaux éléments propres de la francophonie actuelle :
« La francophonie serait précisément l’ensemble des rhétoriques, des idéologies, des concepts, des représentations mis en place pour rendre compte de la communauté des usagers et des usages de la langue française ; cette définition recouvre également les usages sociaux de ces rhétoriques, idéologies, concepts ou représentations. » (ibid., p. 16)
Une telle définition peut être un peu paradoxale. En effet, elle suppose l’existence de différents discours mis en œuvre par toute une variété d’énonciateurs appartenant à différentes communautés, porteurs de différentes idéologies et marqués culturellement par leur entourage, fait qui façonne leurs propres visions du monde, c’est-à-dire leurs représentations concernant la communauté d’usagers d’une langue : le français. Pourtant, il convient de regarder de plus près la définition attribuée à la langue française et à la culture. A première vue, il semble que la francophonie soit constituée par une communauté homogène : les locuteurs parlant la langue française et un ensemble de communautés socioculturelles. De ce point de vue, possiblement la langue et la culture (comme source de variations) sont aperçues séparément, idée qui n’est pas tenable dans le sens où ces deux sont a priori indissociables. Ici, la langue française serait regardée comme une abstraction au service des rhétoriques, des idéologies, etc. d’une communauté. Il faut donc bien souligner que les discours et la réalité autour de la francophonie ne dissocient pas la langue comme système de la culture de ceux qui la pratiquent. Comme le signale Auroux (1997) :
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Ardoux (1997) définit l’hyperlangue comme l’espace/temps structuré par les éléments suivants : a) différents individus entretenant des relations de communication effectuées sur la base de compétences linguistiques ; b) les compétences individuelles ne sont pas les mêmes ; c) les individus ont accès à des outils linguistiques comme les dictionnaires ou les grammaires ; d) les individus ont des activités sociales ; e) les relations de communication ont lieu dans un certain environnement (ibid. , p. 111).
« La langue en soi n’existe pas […] pour que des individus puissent communiquer, il n'est certainement pas nécessaire qu'ils partagent la même « grammaire » […] il faut qu'ils appartiennent à un même réseau de communication, à une même hyperlangue3. » (ibid., p. 112)
C’est-à-dire que l’activité linguistique est intrinsèquement liée à l'entourage culturel et à la réalité non-linguistique des sujets.
II. Le préconstruit: constructions stéréotypiques
Ainsi, une notion telle que la francophonie ouvre les portes à plusieurs explications, discours, idées et définitions. Elle est aussi la cible de la construction de stéréotypes et de représentations ayant comme but la possibilité de saisir ses spécificités. Quant aux stéréotypes, ils sont communément associés à des formes figées ou à des images préexistantes conduisant à la généralisation et à la catégorisation du monde (Amossy, 1997). Simultanément, le stéréotype peut être considéré comme un outil social qui rend compte des conventions, des principes et des formes d’économie conceptuelle ayant de l’influence sur la catégorisation sémantique à l’intérieur d’une communauté. De ce point de vue, le stéréotype suppose l’existence d’un positionnement idéologique et culturel propre de chaque groupe humain rapporté à la langue et manifesté à travers la mise en œuvre des mécanismes langagiers comme les définitions, les phrases négatives, l’emploi récurrent de certains adverbes, etc. Autrement dit, dans un premier moment, les sujets catégorisent le monde en employant des expressions stéréotypées qui relèvent des préconstruits.
Le préconstruit est défini comme « ce qui renvoie à une construction antérieure, extérieure, en tout cas indépendante par opposition à ce qui est construit par l’énoncé » (Pêcheux, 1975). Autrement dit, il y a des discours préalables (ou ambiants) externes au sujet qui façonnent les énoncés produits, à savoir les manifestations intradiscursives de préconstruits. Ainsi, l’emploi de la mise en relief ou des marqueurs linguistiques pour exprimer une cause ou une conséquence peut répondre à un discours antérieur installé dans nos propres productions discursives. Selon Amossy (1997), nous pouvons associer le stéréotype au préconstruit dans deux sens. Dans un premier sens, le stéréotype relève du préconstruit dans la mesure où il fait référence à une construction syntaxique qui met en œuvre un discours ambiant « déjà dit ». C’est une évidence langagière des éléments extra-linguistiques dans un discours donné, de manière que des phrases construites comme des définitions aient un effet encyclopédique de véracité et d’incontestabilité. Plus précisément, les préconstruits répondent à des formes « d’enchâssement de la syntaxe » ou encore à des « constructions épithétiques » (Amossy, 1997, p. 106) qui présentent l’objet comme si l’élément était déjà là. Fradin et Marandin (1979) signalent que cet effet « d'immédiate vérité (des phrases) résulte de l'effacement du savoir dans lequel elles ont été produites » (ibid., p. 82).
Dans un sens plus large, le préconstruit est compris comme l’écho des discours préalables dans les énoncés individuels dont l’origine est effacée et qui appartiennent à la doxa (ou l’opinion commune). Ces discours ont été en quelque sorte naturalisés de manière qu’ils s’installent dans les énoncés individuels sans que le locuteur s’en aperçoive. Ainsi, le fait de dire n’est pas inédit ; il s’ancre à des dires plus anciens qui façonnent les productions discursives du sujet et qui appartiennent à la doxa circulant. En ce qui concerne le discours sur la francophonie, il est évident l’existence de différentes associations possibles, par exemple la diversité de peuples ou une nouvelle forme de colonisation. Ces associations sont répétées de manière inconsciente et enracinés dans le dire d’une personne ou d’un collectif particulier au moment de la définir.
Pour compléter cette idée, il nous semble pertinent de faire appel à la position de Georges-Elia Sarfati concernant ce que nous appelons doxa (opinion commune). La doxa suppose deux notions. La première fait référence au « savoir partagé » qui renvoie « à une rationalité commune, d’abord faculté organisatrice des données de la perception » (Sarfati, 2000, p. 40). C’est la base pour la construction de la connaissance populaire dont l’origine est la perception, l’observation et les expériences particulières qui sont normalement transmises, pourtant non encyclopédiques. Ainsi, la rationalité commune peut nous indiquer comment agir pour soigner un mal de tête ou comment se comporter lors d’un entretien d’embauche. La deuxième notion, « doxale », correspond à l’opinion commune qui rend compte « de l’efficacité des croyances communes dans la construction (ou la dissolution) du lien social » (ibid., p. 40). Cette dimension comprend les représentations collectives comme sources de stéréotypes, lieux communs, préjugés face à tout ce qui entoure l’individu. Evidemment, ici l’objectivité est laissée de côté pour mettre en valeur le sujet, ses liens sociaux, son entourage culturel et naturel ainsi que son appartenance à un groupe. Cette seconde catégorie est celle liée à notre étude qui rend compte de la naturalisation de tous ces discours appartenant à cette opinion commune pour définir la francophonie chez les enseignants colombiens de FLE.
III. Construction du corpus et protocole méthodologique
Cette recherche sur les représentations de la francophonie a été faite au cours de notre deuxième année de Master 2 FLE à l’Université de Nantes, étude qui est la base de notre thèse sur la construction discursive de la francophonie en Colombie. Pour la construction du corpus, un questionnaire de vingt-trois questions semi-ouvertes et ouvertes a été passé auprès de vingt-six enseignants colombiens de FLE en exercice (février-avril 2014). Les principales variables de l’étude ont été l’origine et la formation. Tous les enseignants étaient d’origine colombienne et ont suivi une formation en FLE.
Pour l’analyse des constructions stéréotypiques dans les discours des enseignants, nous avons choisi deux questions ouvertes parmi les vingt-trois pour rendre compte du positionnement de ces enseignants face à la francophonie. Ces questions sont les suivantes :
Pour vous, en tant qu’enseignant de FLE, quelle est l’importance de la francophonie ? Justifiez votre réponse.
Pour vous, qu'est-ce qu’est la francophonie ? Justifiez à partir de votre point de vue en tant qu'enseignant(e) de FLE.
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Il n’a pas été demandé aux enquêtés d’écrire un nombre spécifique de mots dans les réponses.
Les enseignants de FLE de notre recherche ont répondu à ces questions en 4 et 8 lignes4 et les réponses obtenues ont été examinées à partir de l’application du protocole de l’analyse linguistique du discours. On verra plus loin que, dans la tradition française de l’analyse du discours, un corpus construit à partir de données recueillies par un outil comme les enquêtes ou les questionnaires n’est pas assez reconnu. En effet, l’analyse du discours est habituellement associée à l’analyse des discours préexistants comme les discours politiques. Pour autant, Garric (2011) accorde la possibilité d’élargir le champ d’action de l’analyse du discours en employant de nouvelles techniques de recueil de données capables de construire un corpus expérimental qui permette d’avoir accès à la réalité́ sociale des discours produits, grâce à des réponses libres des informants ; il s’agit d’envisager l’enquête comme une pratique discursive à part entière, ce qui est aussi suggéré par Brugidou (2005) :
« Ces avancées sur le front des méthodes permettent ainsi d’envisager des dispositifs d’enquête hybrides donnant une plus large place aux questions ouvertes, voire à des séquences mêlant questions fermées et ouvertes [Brugidou 2003 ; Brugidou et al. 2004]. Ils rendent ainsi possible la constitution de véritables corpus « d’énoncés d’opinion publique. » (ibid., p. 2)
IV. La francophonie, une notion externe et dépersonnalisé. Analyse de corpus
Après avoir analysé et dépouillé notre corpus, nous avons relevé des indices linguistiques qui rendent compte d’une représentation de la francophonie chez les enseignants colombiens de FLE à partir de préconstructions stéréotypiques présentes dans leurs énoncés. Il est pertinent de signaler que le choix de l’analyse du discours comme protocole méthodologique est considéré fondamental étant donné que pour nous, les traces linguistiques (énonciatives, modales, lexicales, argumentatives) peuvent nous renseigner sur la façon dont les enseignants informateurs comprennent ce qu’est la francophonie et comment ils se positionnent par rapport à cette notion à laquelle contribue simultanément leur discours. Rappelons ici que le discours est conçu comme un mode de saisie de la réalité et fonctionne aussi comme un médiateur pour accéder aux représentations sociales et culturelles d’une communauté.
Ainsi, deux hypothèses interprétatives sur la francophonie ont découlé des réponses analysées :
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La francophonie semble être une notion construite par les enseignants colombiens de FLE depuis un point de vue extérieur et dépersonnalisé.
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La francophonie se présente comme une notion floue à laquelle on serait tenu de se référer sans pouvoir pour autant se l’approprier de sorte qu’elle est la cible d’un positionnement des enseignants colombiens de FLE.
Dans cette phase, nous allons présenter les catégories des préconstructions stéréotypiques qui correspondent particulièrement à la première hypothèse, vu que les préconstruits opèrent en fonction de ce postulat. La formulation de cette hypothèse est fondée sur l’emploi d’indices linguistiques qui relèvent des préconstruits, en l’occurrence des discours préexistants sur lesquels les enseignants s’appuient sans le dire et présentent cependant comme des discours originaux. Elle est fondée sur un grand nombre de préconstructions stéréotypiques.
A. Les présentatifs : « C’est/Ce sont/il s’agit »
Nous observons dans certains énoncés l’utilisation des présentatifs c’est, ce sont, et il s’agit pour définir la francophonie. Voici quelques exemples relevés :
(1) « C'est un ensemble culturel qui réunit toutes les manifestations des pays où la langue française est utilisée pour communiquer » (Andrea)
« Ce sont des connaissances culturelles » (Dayana)
(3) « Il s'agit d'une institution qui cherche à diffuser la langue et la culture françaises dans le monde. » (Edwin)
Ces exemples sont présentés comme des définitions de la francophonie introduites par les présentatifs c’est, ce sont et il s’agit. Selon Charaudeau (1992), l’emploi de la définition produit un effet de connaissance chez le locuteur. Elle a des buts stratégiques puisqu’elle vise à « produire cet effet d’évidence et de savoir pour le sujet qui argumente » (ibid., p. 821). Dans les exemples, ces phrases sont présentées comme des assertions valides et incontestables qui rendent compte d’un discours importé, un discours déjà stéréotypé. En effet, les enseignants informateurs cherchent à restituer un savoir savant de l’ordre même de la citation dont on a perdu la source. Dans l’exemple (3) le locuteur utilise la construction verbale il s’agit pour définir l’objet d’étude. Cette tournure impersonnelle met en évidence la prise de recul vis-à-vis de la notion et par conséquent, le manque d’appropriation des enquêtés qui sont totalement effacés des extraits cités.
B. L’emploi des unités nominales
Un autre mode employé pour définir la francophonie chez nos locuteurs est l’utilisation préférentielle d’unités nominales abstraites et très générales, voire totalisantes, ou encore la nominalisation. Cette dernière est définie par Dubois et al. (2012) comme « la transformation qui convertit une phrase en un syntagme nominal et qui l’enchâsse dans une autre phrase » (ibid., p. 327). Les occurrences sont les suivantes :
(4) « C'est une notion qui aborde la sphère politique, sociale, culturelle et linguistique des communautés concernées » (Miguel)
(5) « Elle est (la francophonie), donc, l'ensemble de cultures, d'habitudes, d'histoire et de changements linguistiques qui se produisent à travers le temps dans les pays qui la constituent. » (Angélica)
Dans ces extraits, nous repérons la mise en place d’une variété de syntagmes nominaux, c’est-à-dire de « l’ensemble d’unités en relation étroite et organisées autour d’une tête qui définit sa nature » (Garric et Calas, 2007, p. 192) et qui sont convoqués avec un déterminant dit article défini (la, le, l’) ce qui porte sur une lecture générique évidentielle pour désigner la francophonie.
En outre, dans les extraits cités, les formes article défini + syntagme nominal et sème + pluriel ou nombreux rendent compte des visions très générales et globalisantes (voir les marqueurs la sphère, l’ensemble) qui suggèrent la mise en scène d’un savoir, d’une abstraction ou d’une théorisation indépendante de tout sujet. Il est important de noter que ces formes génériques ont aussi un effet de vérité et d’incontestabilité dans les discours des enquêtés, faisant ainsi appel à la notion d’évidentialité. Paveau (2006) définit cette notion comme toutes ces manifestations langagières qui désignent « les différentes sources de savoirs formulés dans les productions verbales » (p. 180). A cet égard, nous pouvons observer que les enseignants utilisent ces constructions nominales pour présenter un concept qui est extérieur à eux mais qui a un effet d’évidence naturelle dans la construction de leurs propres représentations, même si l’origine de ces discours antérieurs est tout à fait inconnue.
Les définitions de la francophonie portent sur un ensemble de différents éléments déjà connus (la sphère politique, sociale, culturelle et linguistique ; l’ensemble de cultures, d’habitudes, d’histoire, etc.), ce qui manifeste un éloignement des locuteurs face à l’objet représenté. Il est possible d’entrevoir qu’il n’y a aucune référence à la dimension individuelle, à la notion de locuteur de la langue française, ou tout simplement à des modes de vies ; les définitions relèvent du savoir, de la connaissance mais pas de pratiques. Ce phénomène francophone est effectivement une transmission de caractère intellectuel alors que par exemple, la culture se traduit aussi par des relations, des règles sociales, des gestes, etc.
C. L’utilisation du pronom « on »
Dans notre corpus, on peut noter l’utilisation du pronom on comme un des indices qui renvoie à une voix importée dans les discours des enseignants enquêtés et renforce le caractère dépersonnalisé de leur positionnement. Garric et Calas (2007) signalent la difficulté de définir ce pronom à cause de son caractère « polyphonique » où « il est parfois difficile de savoir s’il inclut, ou non, le locuteur et/ou le destinataire » (ibid., p. 115). En effet, « on » peut aussi faire référence à une doxa, à « une opinion publique » mais dont personne n’assume la responsabilité (Berrendonner, 1981). Les extraits qui relèvent de l’utilisation de ce pronom sont les suivants :
(6) « Avec l’apprentissage de la langue française, on peut mettre en approche des cultures avec la diversité de chacune » (Oscar)
(7) « Quand on élargit le concept de francophonie, en parlant des autres pays, on élargie aussi la culture des étudiants, qui peuvent arriver à mieux comprendre les interactions historiques, économiques et culturelles existants entre les pays qui en font partie. » (Angélica)
On remarque ici que le pronom on employé par les locuteurs fait allusion à un tiers collectif dépourvu d’identité (Charaudeau, 1992) mais qui détermine certaines caractéristiques génériques de la francophonie. La possibilité d’approcher différentes cultures par l’apprentissage du français et d’élargir la notion de la francophonie pour mieux la comprendre est montrée comme une façon d’agir indiscutable, une vérité générale découlant d’un savoir déshumanisé mis en place par l’emploi de on.
D. La conjonction « car »
Cette catégorie fait référence à la présence de la conjonction car comme marqueur de causalité dans quelques séquences. Observons-les :
(8) « Finalement, elle est importante aussi car elle représente une manière de promouvoir la diversité et l’égalité donc elle appartient aux cinq continents » (Edward)
(9) « Sans doute la Francophonie joue un rôle très important dans l'enseignement de FLE, car l'on se rend compte de la diversité de pays qui parlent le français et forcement de la richesse culturelle que cela entraîne. » (Yenny)
Dans ces occurrences, l’opérateur linguistique car met en évidence les causes (ou les raisons) pour lesquelles on accorde de l’importance à la francophonie ; il établit une relation causale dans la même ligne de parce que et de puisque. Ainsi, exprimer la cause avec car a un effet énonciatif de discours rapporté, c’est-à-dire que les locuteurs font appel à une opinion stéréotypée pour étayer les discours dits personnels. Très explicitement, car est un outil de décrochage énonciatif qui permet d’introduire une nouvelle voix, ici celle d’un discours savant en héritage qui leur a dit d’accorder de l’importance à la notion en question indépendamment de son propre point de vue.
E. Modalité dépersonnalisée
Dans les réponses des enseignants colombiens de FLE, nous pouvons noter la construction des tournures impersonnelles comme c’est + adjectif, il est + adjectif, il faut. Les séquences contenant ces tournures sont les suivantes :
(10) « En tant que diffuseur de cette culture il est nécessaire que l’on s’identifie avec celle-ci et de cette manière guider nos étudiants vers cette identité » (Edwin)
(11) « Elle [la francophonie] est liée à la langue et la modifie tous les jours alors il faut la connaître » (Esperanza)
Charaudeau (1992) classe ces formes impersonnelles dans ce qu’il appelle modalité délocutive où « le locuteur et l’interlocuteur sont absents de l’acte d’énonciation, [...] comme s’ils étaient déliés de la locution » (ibid., p. 607) ; de façon qu’ils ne se montrent pas comme les responsables de ce qui est dit. Le « dit » peut se montrer comme une imposition provenant de l’extérieur, ce que Charaudeau appelle l’obligation externe, ici comme la perpétuation du signifiant sans charge significative réelle.
Les constructions illustrent qu’il y a certainement de l’obligation et/ou de la nécessité de connaître, de faire connaître la francophonie et de s’identifier avec elle, obligation imposée aux professeurs par un discours ambiant et stéréotypé découlant de leur rôle d’enseignant de FLE et de diffuseur de la culture portée par la langue.
D’un autre côté, la modalité délocutive est aussi présente sous la forme d’une contrainte, laquelle peut être vue comme une imposition de la représentation culturelle, voire idéologique de la notion de la francophonie. Voici quelques exemples :
(12) « Il est important d'étudier la francophonie dans les cours de FLE, afin de changer cette image "naïve" associée à la langue française » (Angélica)
(13) « C’est important de connaître les pays où l’on parle la langue française vu que c’est là où les incidences linguistiques et culturelles sont nées. » (Amanda)
Dans les exemples (12) et (13), la contrainte est mise en œuvre par les tournures impersonnelles il est important de et c’est important de suivies de verbes du savoir : étudier et connaître, constructions qui font référence aux raisons de l’importance de la francophonie en termes de diversité notamment linguistique et culturelle accompagnées par des verbes qui révèlent une forme de valorisation. Il est intéressant de voir que, même si ces raisons tentent d’être argumentées avec des marqueurs de but (afin de) et de cause (vu que), elles sont toutes justifiées en fonction des apprenants et des cours de FLE mais déliées de ce que les informateurs sont censés faire en tant qu’enseignants de FLE. Ainsi, la tentative de donner des arguments afin d’asseoir cette contrainte n’est pas suffisante. En revanche, les formules citées traduisent une dépersonnalisation face à l’objet d’étude et le fait de dire « c’est important », « il est important » ne révèle pas une vraie prise en charge : il s’agit seulement de la répétition d’un dire imposé de façon très forte par le discours global de l’enseignement de FLE, alors qu’au fond, la notion reste externe à eux. A ce stade, nous pourrions affirmer que le stéréotype est peut-être ailleurs dans la reconnaissance de la francophonie, mais elle est une coquille vide que l’on tente de remplir par la perpétuation (récitation) d’éléments de connaissance minimaux.
V. Conclusions et perspectives d’étude
En guise de conclusion, nous pouvons affirmer que les enseignants colombiens de FLE interrogés ont effectivement une représentation de la francophonie, même s’ils se trouvent dans un milieu d’apprentissage non francophone. Certaines connaissances concernant la francophonie sont mises en œuvre dans leur dire, notamment la référence à une image de celle-ci en tant qu’ensemble de la diversité culturelle rassemblée par la langue française. Celle-ci peut être définie comme une représentation minimale extérieure véhiculée par la redondance du sème de « pluralité » dans leur discours.
Néanmoins, la construction discursive de la francophonie chez ces enseignants relève de préconstructions stéréotypées qui font appel à l’héritage scientifique du domaine ou à un cadre théorique propre de la didactique pour justifier l’importance de cette notion dans leur métier. Cela révèle aussi le stéréotype du discours francophone du côté de l’injonction socio-éducative, de ce qu’il faut dire pour en être : des aspects identitaires, de reconnaissance (identification au groupe, à la communauté de savoir et de croyances). La question qui pourrait être posée à présent est : jusqu’à quel point ces représentations sont-elles un discours imposé de l’extérieur ?
Le chemin à suivre pour continuer à approfondir la question de la francophonie dans l’enseignement de FLE en Colombie est d’observer dans le discours des étudiants futurs enseignants de FLE la façon dont ceux-ci élaborent leurs propres représentations et leurs stéréotypes à propos de cette notion. Est-ce qu’il y a un changement si on compare ces discours avec ceux des professeurs déjà en exercice ? En outre, afin d’enrichir notre travail, il est impératif d’ouvrir l’étude des représentations et des stéréotypes concernant la francophonie en Colombie. Bien que les enseignants de FLE soient les porteurs naturels de la réalité linguistique et culturelle de la langue française, cette population appartient, à la base, à une communauté discursive restreinte (Maingueneau, 1992 ; Beacco, 2009) dont le discours est, d’une certaine manière, sollicité puisque leur dire est déjà formé par les années de français suivies. Ainsi, il serait complémentaire et innovant d’examiner d’autres sources d’information en Colombie qui participent à la construction de la francophonie, comme par exemple, le discours médiatique ou le discours des gens de la rue. Ces discours sont effectivement plus proches de notre population et imprègnent (de manière plutôt inconsciente) la formation des idées stéréotypées sur la francophonie.