Le dit et le vouloir taire dans la publicité de produits dits ‘sensibles’ Retórica de lo implícito en la publicidad sobre productos de higiene íntima
Pour des raisons commerciales (fonction conative), et dans le but d’obtenir l’adhésion maximale du destinataire, parler tampons et serviettes hygiéniques en publicité signifie mettre en œuvre une série de stratégies inférentielles, déductives et inductives, visant à suggérer, tout en les masquant, des références ‘gênantes’ qu’on se doit de taire, tabou oblige. Dans cette étude, nous examinerons cet ensemble de démarches discursives qui nous permettent d’accéder sans faille à la construction du sens et, du coup, à la persuasion commerciale. Notre approche se fera sur un corpus d’annonces parues dans la presse nationale et internationale.
Por razones de naturaleza comercial (función conativa) y con el fin de obtener la máxima adhesión del destinatario, cuando en publicidad se trata de compresas y tampones se recurre a distintas estrategias inferenciales, deductivas e inductivas. A través de estas estrategias se quiere sugerir, a la vez que se oculta, las referencias ‘molestas’ que es preciso callar a causa del tabú. En este estudio, vamos a examinar dicho conjunto de prácticas discursivas que nos permiten acceder de una manera infalible a la persuasión comercial. Nuestro enfoque analiza un corpus de anuncios publicados en la prensa nacional e internacional.
I. Introduction
Les tabous font acte de présence dans notre quotidien. Certains, tels que le sexe, la mort, l’inceste et la menstruation hantent notre société depuis la nuit des temps. Loin de disparaitre, ces tabous ont été perpétués génération après génération, toutes sociétés confondues. Ceci dit, la manière de les transmettre a changé considérablement en fonction des modes et des sociétés. Et, en ce sens, le monde de la publicité commerciale ne fait pas exception. Comme dans toute activité discursive, le discours publicitaire présente un décalage entre le dit et le vouloir dire. Dans la société de l’image, pour vendre un produit qui rappelle certaines ‘faiblesses’ du corps, la discrétion s’impose : on passe sous silence ‘le problème’ tout en suggérant ‘la solution’. Élaborés en fonction du respect de la morale ou des conventions sociales, les implicites linguistique et iconique évitent ainsi d’enfreindre le tabou qui plane sur les fonctions corporelles. Car, en dépit d’une grandissante ouverture d’esprit de la société occidentale, l’animalité du corps continue de hanter les individus.
Dans les annonces de certains produits dits ‘sensibles’ (tels que serviettes hygiéniques, tampons, préservatifs, déodorants, certains médicaments, etc.), le dit est ainsi soigneusement épuré de tout renvoi à certains stéréotypes associés à l’animalité du corps et donc au tabou. Le contenu implicite s’y manifeste sous une couverture linguistique et iconique (euphémisme) ayant la finalité de cacher ou déguiser ce qui dérange, indispose, gêne le récepteur du message. Or, quelle est la démarche discursive qui nous permet d’accéder à cette construction du sens implicite ?
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Le stéréotype a une origine très ancienne. C’est, en effet, l’un des quatre types de vraisemblable, tel qu’Aristote définit ce terme (Premiers Analytiques, 27, 70a 5) : « Le vraisemblable [eikós] est une proposition probable ; ce que l’on sait arriver, ou ne pas arriver, la plupart du temps ; [ce que l’on sait] être ou ne pas être [la plupart du temps]. Voilà en quoi consiste le vraisemblable, par exemple, détester les envieux ; montrer son affection aux gens qu’on aime » (cf. Vega y Vega, 2000, pp. 95-127). Ces exemples montrent bien leur fonction de stéréotypes, ce qu’Aristote appelait ‘éndoxa’, les ‘idées admises’. Les idées admises cristallisent, elles deviennent les stéréotypes reconnus dans une culture. La reconnaissance culturelle leur confère souvent un statut d’informations implicites. Le stéréotype est, donc, une cristallisation sociale, une généralisation intersubjective, communautaire, valable pour et dans une culture ou société données. Or ces cristallisations ne s’avèrent discursivement efficaces que grâce à l’élaboration des enthymèmes qui investissent de pertinence expressive ces informations implicites.
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Les stéréotypes ne sont pas seulement reconnus dans une culture mais ils le sont aussi à partir de la langue qui véhicule cette culture : « La signification d’un terme est un stéréotype, i.e. une suite ouverte de phrases attachées au terme. L’idée sous-jacente à la notion de stéréotype est que la langue comporte […] une certaine idée du monde réel, qui n’est pas une description de ce monde, et peut même être fausse… » (J.-Cl. Anscombre, 2010, p. 10).
Pour des raisons strictement commerciales (fonction conative), et dans le but d’obtenir l’adhésion maximale du destinataire, parler, par exemple, tampons en publicité signifie mettre systématiquement en œuvre une série de stratégies inférentielles, déductiveset inductives, visant à suggérer tout en masquant ces références gênantes. Le destinataire se voit en même temps invité et obligé de décrypter le message et de recomposer les pièces manquantes du puzzle argumentatif à l’aide des indices fournis. Pour ce faire, il fait appel au sens commun et à son bagage culturel partagé1, clé de la stéréotypie2. Dans l’art de masquer le tabou, l’inférence rhétorique (ou enthymème) se révèle, donc, la stratégie implicite de base, l’instrument spécialisé. Ainsi, le publicitaire laisse-t-il sous-entendre ce qu’il veut taire en respectant les conventions et la moralité, en sauvegardant l’image de la marque et surtout en déchargeant la responsabilité interprétative sur le récepteur-déchiffreur du message.
II. Notre corpus
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Nous nous devons, en ce sens, de citer la thèse de Cristina Sabina de La Maza, membre de notre équipe de recherche LinDoLenEx. Son travail porte sur le tabou en publicité, et a pour titre : El tabú y su presencia en la argumentación publicitaria. Estudio contrastivo. Thèse soutenue en 2013. À paraitre.
Pour arriver aux conclusions que nous allons illustrer ici, nous avons réalisé notre étude3 sur un corpus de deux-cents documents publicitaires des produits dits ‘sensibles’ en différentes langues (français, anglais, espagnol, italien et allemand) parus entre 2005 et juin 2016 dans les magazines suivants (liste non exhaustive) : Marie Claire, Elle, Teen Magazine, Femme actuelle, Allure, Paris Match, Grazia, Gioia,Clara, Saber Vivir, Telva, Tina, Bella, Bild der Frau, Brigitte Woman, Freundin, Freundin Donna, Madame, Petra, Glamour, Cosmopolitan, Mujer Hoy, In Touch, People, Woman´s World, Health, Lucky, In Style, Vogue, Cosmogirl, Glamour, Teen Vogue, Teen People, Seventeen, Elle girl, entre autres. À côté des annonces sur papier, nous avons retenu aussi un nombre considérable de spots télévisés. Nous avons pris notamment en compte les publicités de marques multinationales (telles que Nana, Kotex, Evax, Tampax, Always, Ausonia, Carefree, Stayfree, OB, etc.) dont les annonces gardent, en général, une certaine homogénéité argumentative et bon nombre de similitudes du point de vue du choix terminologique et iconique.
III. La représentation stéréotypée de la femme dans la publicité
Le recours aux stéréotypes sexistes en publicité est monnaie courante. C’est notamment la femme qui en est ‘l’objet’ le plus convoité. Certains clichés lui sont collés à la peau – difficile de s’en débarrasser – depuis l’essor des réclames : la représentation de la femme reste massivement stéréotypée.
On retrouve ‘la femme’ dans la publicité commerciale, quel que soit le produit à vendre : des voitures aux fours, des produits d’entretien aux alcools, des médicaments aux bijoux. La femme s’y trouve associée à des stéréotypies dont les connotations sont souvent largement dévalorisantes.
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Disponible en ligne : <http://www.leparisien.fr/laparisienne/societe/video-no-more-cliches-la-campagne-choc-contre-le-sexisme-dans-la-pub-09-02-2016-5529345.php> [consulté le 12/05/2016].
Un communiqué de presse diffusé sur les réseaux sociaux le 4 février 2016 annonçait le commencement d’une campagne en France contre le sexisme en publicité. La vidéo « No more clichés », réalisée par le réseau « Toutes Femmes, Toutes Communicantes » a été soutenue par le Ministère français des Affaires sociales et de la Santé, et par le Secrétariat d’État aux droits des femmes. Les effets de cette campagne n’ont pas tardé à se faire entendre. Le Parisien s’en est fait écho dans un article (mis en ligne le 9 février 2016) ayant pour titre « Vidéo. “No more clichés”. La campagne choc contre le sexisme dans la pub »4. Selon Le Parisien, cette vidéo « épingle les marques qui continuent de rabaisser la femme à un rôle de ménagère ou de sex-symbol ». La vidéo met en scène des extraits d’annonces françaises, depuis les années 50 jusqu’à nos jours. On y retrouve autant de stéréotypes : la ménagère dévouée des années 50, la ménagère équipée des années 60, la femme soumise des années 70, la cuisinière des années 80, la femme-objet des années 90, et même la femme d’aujourd’hui qui « prend son pied » (sic) quand elle mange un yaourt ou une glace. Cette initiative a pour but d’alerter les professionnels de la publicité ainsi que le grand public afin d’éviter le recours systématique aux clichés, notamment concernant la femme. À grand renfort d’ironie au second degré, cette vidéo rétrospective prouve qu’une certaine stéréotypie associée à la femme est un fait constatable.
IV. Produits dits ‘sensibles’ et clichés
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D’où la création de nouveaux termes (valise ou composés) insistant sur ces caractéristiques : pensons à ‘dri-liners’, ‘Ultra Thins’, ‘sofcup’, ‘dry-cool comfort’, ‘LeakGuard’, ‘Formfit’, ‘cleanguard’, ‘extra absorbent’, ‘dry fast’, ‘invisible’, ‘anti-leak backup layer’ (dans la publicité en anglais), ‘dermotoallita’ (en espagnol), ‘protège-slip’, ‘serviettes ultra’ (en français), ‘salva slip’, ‘extraprotezione’ (en italien), etc.
Fort curieusement, il est à remarquer que, dans la vidéo “No more clichés”, on passe sous silence les clichés liés aux tabous qui entourent la femme depuis la puberté et pendant toute sa vie fertile. Ainsi, le réseau “Toutes Femmes, Toutes Communicantes” n’y fait-il aucune allusion aux annonces de serviettes hygiéniques ou de tampons, comme si, s’agissant d’une ‘affaire’ de femmes, la stéréotypie et le sexisme n’y avaient pas de place. Or, l’on sait que dans les messages publicitaires de certains produits dits ‘sensibles’, la femme est associée à une stéréotypie bien définie qui a peu changé depuis les années 65-70. La femme qui a ses règles y est représentée comme discrète et très propre, d’où la nature du produit – tampon ou serviette hygiénique – qui se veut très absorbant, invisible, anti-odeurs, très discret, commode, sûr, frais5. Quelle que soit la situation dans laquelle cette femme se retrouve, elle évite (années 70) de se montrer publiquement, et surtout de montrer sa souffrance : ses règles doivent rester invisibles. À partir des années 90, la femme est représentée d’une manière plus active que dans le passé. Elle commence à faire du vélo ou du jogging tout en veillant à rester discrète et propre. Dans la publicité de tampons et de serviettes hygiéniques du XXIe siècle, la discrétion et la propreté sont toujours de mise, même si la femme devient de plus en plus active : elle est combattive, fait des haltères, de la danse acrobatique, du sport même à de très hauts niveaux ; elle aime la compétition et ne veut plus être considérée (négativement) « comme une fille » (Always, campagne2014-2016). La progressive ‘masculinisation’ de la femme dans ces récents messages commerciaux ne rompt pourtant pas la stéréotypie associée à la période menstruelle qui impose à la femme la réserve et la discrétion.
V. Le dit et le vouloir taire
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Ce n’est pas le cas pour les campagnes institutionnelles qui visent justement à ‘provoquer’ le récepteur afin de réveiller sa conscience et son sens de responsabilité. Il suffit de penser aux campagnes de prévention contre les accidents de la circulation dus à la consommation d’alcool ou des drogues, ou certaines parmi les plus récentes campagnes anti-tabac. Les images et les termes tabous y ont un effet volontairement choquant.
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L’humour est souvent employé par les publicitaires pour vendre du papier hygiénique ou, tout dernièrement, et notamment aux États-Unis, des serviettes hygiéniques : pensons, par exemple, à la campagne ‘Outsmart Mother Nature’ (2009-2010) de la marque Tampax, campagne qui a été traduite et qui est passée en France (Campagne ‘Dame Nature’).
Dans le respect de certaines conventions sociales, parler mort, souffrance, gêne, sang6, mauvaises odeurs, excréments, etc., bref, parler ‘animalité’ au sens le plus large (et souvent sale) du terme n’est pas admis dans la publicité commerciale. Voici, donc, un tabou ancestral qui se perpétue… En réalité, il s’agit d’un tabou longuement stéréotypé. C’est notamment dans la publicité de ces produits dits ‘sensibles’ que tout renvoi explicite au tabou pouvant susciter le rejet du récepteur se trouve détourné, omis, déguisé : l’induction par l’image, toute une rhétorique de l’implicite ou bien la panoplie des termes ‘allusifs’ y sont reines (D. Le Breton, 1990). Aussi, pour déguiser ce tabou, dont il reste défendu de parler ouvertement, la publicité recourt-elle à des stratégies inférentielles très intuitives (induction et déduction), qui mettent en place un certain nombre de figures de style ayant une valeur clairement euphémistique : l’exemple et la métaphore (analogies par induction), la synecdoque, la métonymie, l’hyperbole (déductives), l’ironie, ou bien l’humour7.
Dans le but de remplacer les mots et les images tabous, associés à des préjugés ancestraux (dont la société moderne n’a pas encore pu se débarrasser), ce type de publicité se sert donc de ‘substituts’ : de stratégies d’inférence de nature euphémistique. Depuis les années 70 jusqu’à 2004, parler règle signifiait parler incommodité, honte (D. Merskin, 1999), insécurité. Cela impliquait vouloir taire ou cacher un certain nombre de termes (tels que la menstruation, la douleur, la gêne, le saignement, les sauts d’humeur, etc.), et aussi des images socialement investies de connotations négatives. Les marques de serviettes hygiéniques vont alors suggérer le problème, le plus souvent en le sous-entendant, et se concentrent sur ‘la solution’ que sont censés apporter leurs produits, à savoir, propreté, fraicheur (Kidner, 2005), commodité, liberté de mouvement, détente, sécurité…
Pour parler de la période de la menstruation, par exemple, on recourt souvent à l’euphémisme allusif : « Ces jours-là » (Ausonia, 2004) ou « cette période » qui peut même devenir ‘heureuse’ avec Always (« Have a happy Period », campagne 2005). Par la métaphore, la menstruation se transforme en « cadeau mensuel » (Tampax, campagne 2006-2010). La référence au cycle menstruel, qui entraine le saignement, est d’habitude omise en publicité. En revanche, Tampax (campagne ‘Mother Nature’ 2006-2010) recourt à la figure de la personnification. Dans ses spots, ‘Dame Nature’, une femme en chair et en os toute habillée en vert (espèce d’antonomase chromatique), cherche partout (dans la rue, à la plage, dans des boites de nuit, dans les cours de tennis, etc.) des jeunes femmes pour leur donner leur ‘cadeau mensuel’. Pour déjouer cette Nature maline et inopportune, rien de tel que Tampax qui fait gagner la partie à la femme.
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“In television adverts for such products, discrete protection from wetness and from embarrassment, seem to be the focus; though, strangely (and notoriously), absorbency is always demonstrated using blue fluid – a visual euphemism.” (K. Allan & K. Burridge, 2006, p. 170)
Quant aux éléments iconiques, le rouge (encore une antonomase : couleur tabou faisant allusion au sang menstruel) se trouve être banni de la publicité, qui, en ce sens, n’a pas progressé par rapport au tabou ancestral lié au mystère du sang et à la peur primitive du sang menstruel (M. Eliade, 1959, p. 102). Telle une chrysalide qui se métamorphose en papillon, c’est le bleu8 (métaphorique) ou le violet (couleur ‘féminine’ voire ‘féministe’) qui en occupe la place, toutes marques et cultures confondues. C’est seulement en 2012, que du bleu on est passé au rose (certes très discret) dans la campagne de la marque Evax (Evax Finavax y Segura) parue en Espagne (C. Sabina, 2013). Pour (a)voir du rouge (quoiqu’en petite dose, morale oblige), il faudra attendre une annonce plus récente (2014) de la marque Always, parue aux États-Unis, où l’on montre une serviette avec un minuscule point rouge censé symboliser la menstruation (C. Sabina, 2013). Il s’agit, néanmoins, d’exceptions qui confirment la règle, selon laquelle la représentation du sang menstruel reste un tabou (K. Allan & K. Burridge, 2006, pp. 162-170).
Quels que soient les arguments de vente et le type de support utilisé pour les promouvoir, ce que toutes les marques des produits ‘sensibles’ partagent est un seul et même bagage commun associant la menstruation (et tout ce qu’elle entraine et suppose) à un ‘accident’ dans la vie d’une femme qu’il est impérieux de cacher (notamment aux hommes) et qui l’empêche de mener une vie ‘normale’, d’être elle-même. Ce n’est pas un hasard si dans la publicité de serviettes et de tampons discrétion, propreté et invisibilité sont de mise.
- Note de bas de page 9 :
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M. Eliade (1959, pp. 98-99) souligne que l’élément important des rites initiatiques féminins est constitué par la ségrégation de la jeune fille au moment où apparait sa première menstruation : « Elle est immédiatement isolée, séparée de la communauté » (Ibid. p. 98). Selon Eliade, « La ségrégation mensuelle des femmes est une coutume attestée surtout chez les chasseurs nomades et les peuples pastoraux […] » (Ibid. p. 102).
Sous le (faux) prétexte de montrer une communication moins ancrée sur les stéréotypes, certaines marques spécialisées dans les serviettes hygiéniques et les tampons, telles que Tampax, Always, Kotex, Nana, Tena, entre autres, se servent encore de ces clichés, mais en les détournant. Se voulant innovantes et non-sexistes, ces marques proposent dans leurs annonces un nouveau modèle de femme : combattante, une tout-terrain qui n’a pas honte, qui se dépasse et, surtout, qui n’a plus peur de se montrer, quel que soit le moment. Dans une campagne publicitaire de la marque Tampax parue aux États-Unis et en Espagne en 2006, Catwoman et Killbill respectivement portent autour de leurs anches un anorak et un pull qui cachent la partie inférieure de leur corps. Dans ces annonces, on s’adresse directement à la destinataire virtuelle en lui posant la question rhétorique suivante : « Penses-tu aller sauver le monde accoutrée comme ça ? Ne te cache pas. Utilise Tampax et vis toute l’année. » (Nous traduisons de l’espagnol). En réalité, le souci de discrétion et d’invisibilité lié au tabou reste à la base de tout message publicitaire des serviettes hygiéniques : se montrer oui (ce qui est nouveau par rapport à la publicité d’il y a une vingtaine d’années, par exemple), mais à condition de cacher ce qui, depuis la nuit des temps, est encore défendu de mettre à l’étalage, soit, ce symptôme physiologique – la menstruation – signe de la maturité sexuelle de la femme. Ce qui sous-entend (voici le vouloir dire et le vouloir taire) ce tabou ancestral, selon lequel la femme qui a ses règles doit s’éloigner du groupe, éviter toute activité physique et rester discrète9. L’implicite linguistique et iconique qui investit la publicité de ces produits ‘sensibles’ reste donc encore motivé par ce vieux tabou qui n’a pas cessé de planer sur la menstruation.
En 2014, la marque Always proposait une publicité dans laquelle elle se demandait « À quel moment faire quelque chose ‘comme une fille’ est devenu une insulte ? ». Désormais, les filles ne courent plus « comme des filles », font des haltères, dansent, font du sport, même quand elles ont leurs règles. Elles peuvent faire tout ce dont elles ont envie, car elles se sentent sûres et protégées avec Always.
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Site français de Always : « Comme une fille » : <http://www.always.fr/fr-FR/commeunefille.aspx> [consulté le 29/04/2016].
Grâce à une rhétorique très efficace, ces annonces visent à prouver aux jeunes filles qu’elles peuvent dépasser toutes les ‘limites’ sociales (et notamment la promiscuité) qui leur sont imposées par cette même société. Elles peuvent surmonter leurs peurs et montrer que rien ne peut les arrêter. Sur cet élan, Always fait encore acte de présence dans un spot (« Comme une fille », mis en ligne le 26/06/2016)10 qui veut rompre les clichés sur les filles et la menstruation avec un nouveau slogan : « La puberté plombe la confiance des filles, Always veut changer ça ».
- Note de bas de page 11 :
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Disponible en ligne : <https://www.youtube.com/watch?v=x3uzpf8M5YM> [consulté le 12/05/2016].
En 2016, Stéphanie Labbe, gardienne de but, devient la protagoniste de la campagne Always (France)11 qui prend ouvertement position contre les clichés : « Parce que je suis une femme, vous pensez que je vais céder du terrain ou le conquérir ? Rien, ni les règles ni les idées reçues [i.e. les stéréotypes-tabous qui leur sont collés] ne devraient arrêter une femme. Jetez les clichés avec Always ultra. » Le slogan, « Changez les règles du jeu » travaille sur une polysémie éloquente qui laisse sous-entendre que les “règles” ont empêché les femmes d’être elles-mêmes et de montrer de quoi elles sont capables. D’où ces clichés tels que courir ou crier comme une fille, etc. Fort curieusement, toutes les “règles” sont bien loin de changer pour de bon. Nous en voulons pour preuve la couleur bleue du liquide (censé ‘représenter’ le sang) qu’on verse sur la serviette hygiénique, signe que certains clichés ont encore de beaux jours devant eux. Mais, quelle est la charpente discursive qui permet ce passage du tabou à l’euphémisme, du non dit à l’explicite agréable ?
VI. Stratégies inférentielles: l’enthymème(entre induction et déduction)
La démarche discursive qui permet d’accéder à la construction du sens implicite dans le discours (publicitaire ou autre) se fonde sur une double stratégie combinée : d’une part, celle de l’induction (inférences analogiques, exemples), et de l’autre, celle de la déduction (inférences démonstratives ou argumentatives). En fait, lors de ce double processus, le raisonnement enthymématique, aussi présent qu’invisible, devient l’instrument privilégié (Vega y Vega, 2000 ; Ventura, 2012 et 2015). Nous l’illustrons toujours avec des « éventails », car ceux-ci permettent une visualisation très aisée des opérations mentales dans leur relation avec la langue (fig. 1) :
En effet, l’enthymème – en publicité comme ailleurs – dégage un double parcours : a) de connaissance ; b) d’expression. Voici la clef de toute communication efficace.
- Note de bas de page 12 :
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Plus haut, nous avions déjà rappelé l’origine très ancienne de la stéréotypie.
A) Tout d’abord, l’enthymème cognitif part d’une phase initiale (1) d’Information. C’est l’accès aux signes, aux indices – texte et image – mais aussi aux ‘blancs’ textuels et aux ‘vides’ iconiques. C’est l’empan visuel dans la contemplation d’une annonce. Ensuite, cette information nouvelle va être associée (2) à notre Culture, soit : l’ensemble de ‘savoirs’ de toute sorte – y compris croyances, stéréotypes, systèmes de valeurs, traditions, etc. –, qui définit une communauté12. Mais ce n’est pas une association ‘passive’ : elle ne stimule que des contenus pertinents (des synapses logico-sémantiques). Ce passage par l’implicite mental est bel et bien une révélation. Enfin, le produit de cette association cognitive, c’est l’avènement (3) d’une nouvelle Connaissance, un nouvel apprentissage, le but proprement dit de l’opération inférentielle (1 + 2 = 3). Le lecteur comprend alors le sens et la portée du message.
B) L’enthymème expressif. À l’aide d’un matériel textuel et audiovisuel très ciblé, où se tissent nécessairement des informations implicites (ici ce tabou ancestral des règles) avec d’autres explicites (euphémismes, figures de style), le publiciste va donc créer un enthymème ‘expressif’, qui devient le complément nécessaire de l’enthymème ‘cognitif’ à peine présenté. En voici graphiquement le schéma (fig. 2) :
- Note de bas de page 13 :
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La Culture est ce que C. Kerbrat-Orecchioni (1986, p. 162), entre autres, appelle Compétence encyclopédique, que l’auteure avait déjà désignée (1980) comme Compétence culturelle : « ensemble de savoirs implicites que [les interlocuteurs] possèdent sur le monde » (2002, p. 20). C’est nous qui soulignons.
En effet, la clé du Message (3) est représentée par la marque commerciale © (déjà associée ‘culturellement’ à la fabrication de produits d’hygiène féminine). La présence de cette marque déclenche à rebours (les flèches de l’éventail s’inversent) toute la démonstration persuasive. Elle et son logo apparaissent, on le sait, stratégiquement placés en bas à droite de l’annonce. Ensuite, l’annonce expose les ‘performances’ du produit (les arguments de vente), et ceci sous forme d’avantages presque insurmontables. Ce sont les Indices (1), les ‘preuves’ que nous observons dans l’annonce, et normalement vers la gauche : là où l’œil tend à accrocher le plus rapidement. Enfin, ces ‘preuves’ étalées sont censées étayer, certes implicitement, les prérequis de notre Culture (2), où siègent nos stéréotypes, et en particulier les tabous qu’on ne saurait – justement – nommer, mais qu’il faut impérativement activer ou convoquer13. Cet appel à l’implicite est sans aucun doute la condition sine qua non de la réussite de l’annonce.
- Note de bas de page 14 :
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Si le vraisemblable est ce réservoir, ce fonds socioculturel où prend racine le stéréotype, le signe est l’autre composant majeur de l’enthymème, ce qui l’active et l’actualise (cf. Vega y Vega, 2000, pp. 69-94).
On le voit, en publicité, pour suggérer ce qui peut être considéré moralement ou éthiquement incorrect, rien de tel que l’implicite. En effet, le tabou est le plus ‘sacré’ des implicites. Or, enfreindre certains tabous n’étant pas ‘payant’, les publicitaires emploient notamment ces stratégies qui permettent de faire passer (et qui plus est, de faire admettre) un message au destinataire en le lui suggérant très adroitement, en lui permettant de tirer ‘ses’ propres conclusions (3) à partir de certains indices (1). Pour ce faire, il faut toutefois que le destinataire du message partage (et active) le même bagage culturel (2) que le publicitaire, et qu’il soit, par conséquent, en mesure de lire (i.e. d’interpréter adéquatement) ces signes14 ; en somme, qu’il soit à même d’activer les stéréotypes culturels pertinents à chaque cas (ici ceux de nature ‘hygiénique’) pour que cette transition entre la surface de l’annonce (1) et sa compréhension (3) soit efficacement et élégamment assurée. Et le tout, avec la complicité même enthousiaste du lecteur. Telle est la fonction de l’enthymème.
VII. Les stratégies inférentielles à l’œuvre dans la publicité sensible
Pour illustrer ces stratégies, nous nous servirons de certaines annonces des marques suivantes : Always (2014-2016), Nana (2014-2016), et Tampax (2004 et 2010).
A. Always (2014-2016)
- Note de bas de page 15 :
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Site français de Always : <http://www.always.fr/fr-FR/commeunefille.aspx> [consulté le 11/11/2016].
Dans l’annonce de Always que nous avons retenue on se sert d’un argument de vente fondé sur l’importance du sport chez les jeunes filles à l’âge de la puberté15. Always se veut porteur d’une ‘mission’ : « aider les filles à garder confiance en elles à la puberté en les encourageant, pour que rien ne les arrête ». Selon une enquête Always 2015 auprès de femmes américaines, 72 % des filles ont le sentiment que la société leur impose des limites, des stéréotypes négatifs : les filles sont faibles, les filles ne peuvent pas faire du sport. En effet, ce spot commence par un enthymème fondé sur un stéréotype négatif (implicite) concernant les filles : » Beaucoup de garçons m’ont dit que je ne pouvais pas jouer au rugby parce que je suis une jeune fille ». Ce qui peut être illustré de la façon suivante (fig. 3) :
C’est justement pour en ‘finir’ avec ce stéréotype sexiste que Always propose cette campagne. Always veut que les filles continuent de faire du sport. Le déroulement du message publicitaire amène les jeunes filles à croire que la solution à leurs problèmes se trouve dans l’utilisation de serviettes hygiéniques Always. À un problème apparemment insurmontable (manque de confiance en soi), une solution simple qui apporterait l’assurance. En général, le raisonnement sur lequel se fonde un message publicitaire suit l’un ou l’autre des deux schémas ci-dessous (fig. 4 et fig. 5). Et bien souvent ils s’enchainent mentalement, l’un à la suite de l’autre. Tous les deux sont des variantes du schéma de base : cause-effet / antécédent-conséquent (cf. Vega y Vega, 2015, p. 226). Nous pouvons les représenter graphiquement de la façon suivante. D’abord, le schéma ‘problème-solution’ (fig. 4) :
Ensuite, le schéma ‘avantages-bénéfices’ (fig. 5) :
Le cas concret de l’annonce Always se correspond avec le premier schéma (fig. 4), et pourrait alors être paraphrasé en ces termes :
1) Problème : L’incommodité des règles décourage les filles à faire du sport.
2) ?
3) Solution : Always permet que les filles puissent pratiquer tous les sports.
- Note de bas de page 16 :
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On le voit, le tabou stéréotypé est un proverbe implicite : un énoncé de validité générale, qu’on ne saurait nommer. Les stéréotypes tabous et les proverbes partagent donc la même nature (ce sont des généralisations), mais ils se trouvent aux antipodes. Les maximes, dictons et autres sentences sont explicites (on les énonce quand c’est nécessaire), alors que les tabous relèvent du non-dit, ce sont des interdictions verbales. Leur fonction implicite est très révélatrice : ils sont convoqués (présents dans l’énonciation) mais non dits (absents des énoncés).
En effet, le chainon intermédiaire (2) reste ici non dit, comme si en principe il allait de soi, or il n’en est rien : il faut le construire. Le signe « ? » indique justement ce vide à combler. C’est normalement là que se cache une allusion au stéréotype, qui en l’occurrence tourne autour d’un tabou hygiénique : Quand on a ses règles on ne fait pas de sport16. Or, c’est contre ce tabou sous-jacent et pervers que s’organise toute l’argumentation commerciale. Entre le problème (1) et la solution (3) se dégage une explication non dite (2) capable de transformer le tout. Par la force des informations proposées, ce chainon intermédiaire s’insinue subtilement dans l’annonce, comme une présupposition, ou une devinette que le consommateur est invité à inférer. En l’occurrence :
2) Explication : Les serviettes hygiéniques Always sont fabriquées avec des tissus très souples et ultra-absorbants, commodes et discrets, qui permettent à tout moment toute sorte de mouvements. (c.q.f.d.)
Ce chainon d’information implicite constitue très souvent le but poursuivi par l’annonceur, contribuant ainsi à la puissance et à l’élégance de la persuasion. Il se propose comme un principe argumentatif qui essaie de contrecarrer le poids du tabou menstruel, d’où sa puissance comme argument de vente. D’autres fois, c’est ce type d’information qui s’explicite dans le texte de la publicité sous forme d’un principe explicatif (très souvent para- ou pseudo-scientifique). Cette ‘explication’ se présente comme la ‘formule-miracle’. Dans les deux cas, qu’elle s’explicite ou qu’elle soit récupérable sous forme d’inférence implicite, c’est donc ce chainon manquant (2) qui se présente comme la solution explicative qui complète le circuit persuasif de l’annonce Always : 1) Problème > [ 2) Explication ] > 3) Solution.
Cette première réussite argumentative devient l’avantage informatif d’un deuxième enthymème. La conclusion (implicite) de ce second raisonnement s’impose d’elle-même : Achetez les serviettes hygiéniques Always !
B. Nana (2014-2016)
- Note de bas de page 17 :
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Disponible en ligne : <https://www.youtube.com/watch?v=KsPBuJBeX_A> [consulté le 11/11/2016]. Le stéréotype qu’on prétend rompre dans une publicité de serviettes hygiéniques soi-disant « innovante » est étroitement lié à une interdiction ancestrale (cf. M. Eliade, 1959, p. 100). Ce genre de publicité qui prône la lutte contre les stéréotypes sexistes ne fait que renforcer le tabou.
Une autre marque de serviettes hygiéniques, Nana (France), se sert d’un schéma argumentatif du type avant / après (1953 vs 2016)17. En effet, deux discours s’y opposent : l’ancien (pendant les règles, on peut bouger mais avec modération) et le moderne (où l’on prône une totale liberté). L’accroche iconico-textuelle de la modernité (qui est un nouvel enthymème) incite les jeunes filles à bouger sans crainte :
Les temps ont changé. Avec Nana, vous pouvez bouger autant que vous le voulez (3). Son cœur SecureFit unique reste en place et vous protège parfaitement (1). Nana (1). Osez tout ! (3).
À l’instar du schéma précédent (fig. 5), cette annonce s’illustre ainsi (fig. 6) :
D’une marque à l’autre, on constate que ce qui était implicite dans l’une (Always), devient explicite chez l’autre (Nana) et vice-versa. Cela assure en effet le statut flottant des informations qui essaient de déjouer les tabous et ses stéréotypes.
- Note de bas de page 18 :
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Disponible en ligne : <https://www.youtube.com/watch?v=VnkCCyojl_M> [consulté le 11/11/2016].
Deux ans plus tard, Nana va même plus loin en libérant les femmes de toute contrainte. Dans ses derniers spots (2016)18, une jeune femme « ose tout ! » : faire du rock acrobatique, même si « C’est pas la bonne période du mois » (sic). Elle utilise Nana Ultra SecureFitTM. L’annonce fonctionne sur le même principe enthymématique que la précédente. Mais cette fois-ci, c’est le texte écrit qui explicite les trois raisons (preuves, arguments de vente) assurant la protection totale (1) : barrières intégrales, cœur absorbant, murs anti-fuites, et ce sont les images des acrobaties de la jeune fille qui se chargent de confirmer la conclusion (3) : elle peut tout faire. « Même avec mes règles, j’étais en confiance ».
C. Tampax (2004)
Pour illustrer la finesse d’esprit d’un procédé d’inférence qui a brillamment fait ses preuves, nous abordons maintenant une troisième annonce (Tampax) aussi célèbre que polémique. L’élément iconique y est essentiel. L’enthymème visuel qui se dégage est d’un conceptisme réellement saisissant. Comme nous l’annoncions plus haut, dans cette annonce, seul apparait, en bas et à droite, le nom de la marque et son produit : Tampax compact. C’est en effet cette information (absolument indispensable) qui déclenche – via l’enthymème – tout le parcours interprétatif, et par conséquent tous les effets perlocutoires argumentatifs et commerciaux. Sur l’image, en haut, une jeune femme, en bikini jaune, qui se baigne dans la mer. L’eau est bleue et transparente. On peut en imaginer la profondeur. Seule la tête de la femme se trouve hors de l’eau. Son corps est en position verticale et on dirait qu’elle bouge ses jambes. Au premier plan, au-dessous mais tout près de la jeune femme, d’énormes requins nagent en rond, indifférents à la présence de la fille… Et pour cause !
- Note de bas de page 19 :
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C’est en fait O. Ducrot (1980, p. 44) qui, l’un des premiers, distingue entre récepteurs (« allocutaires ») et destinataires. On trouve les annonces de serviettes hygiéniques et de tampons dans des magazines spécialisés destinés aux femmes. Quant aux spots télévisés, bien que tout le monde puisse les voir, on les passe généralement dans des franges horaires où, en principe, l’auditoire ‘féminin’ serait le plus présent.
Comme dans tout enthymème qui se respecte, les signes iconiques qu’on montre (les indices) doivent être savamment interprétés par le récepteur de la publicité, qui fort probablement est une femme, la vraie destinataire du message19. Cette destinataire est tout d’abord parfaitement consciente (parce que concernée) de l’enjeu publicitaire. Même si au prix d’une hyperbole non démontrée, le principe de pertinence est de mise. Nous pouvons l’illustrer de la façon suivante (fig. 7) :
Comme on peut le constater, il se produit un jeu de causes-conséquences (1 => 3) aussi vif et aussi pénétrant qu’elles se combinent (voire se télescopent) dans l’esprit du lecteur, de telle sorte que l’on peut raisonner intuitivement en croisant les énoncés : 1A) donc 3B), et 1B) donc 3A). Cette rapidité mentale est aussi décisive que définitive. Elle assure ainsi l’effet de persuasion commerciale que la marque poursuit. Voilà l’efficacité de l’enthymème : mobiliser les connaissances pour entrainer l’adhésion.
D. Tampax (2010)
Notre quatrième exemple prend l’humour comme stratégie persuasive tendant justement à lénifier certains effets « pervers » du tabou hygiénique. Il arrive que certains sujets concernant la menstruation soient si ‘délicats’ que la plupart des marques de serviettes hygiéniques et de tampons n’osent pas les traiter dans leurs messages publicitaires. En dépit de l’évolution des mœurs et d’une grandissante ouverture d’esprit, les relations sexuelles pendant les règles sont encore un tabou pour une grande partie de la population masculine (et féminine).
- Note de bas de page 20 :
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Disponible en ligne : <https://adsoftheworld.com/media/print/tampax_best_wishes> [consulté le 22/01/2017].
- Note de bas de page 21 :
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« …les enthymèmes à base iconique se singularisent par leur nature diffuse et irradiante. Trouvant dans l’image de simples points d’ancrage, ils dépendent quasi entièrement de la démarche interprétative du récepteur » (J.-M. Adam et M. Bonhomme, 1997, p. 198).
- Note de bas de page 22 :
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« Soit un bouquet de roses : je lui fais signifier ma passion. N’y a-t-il donc ici qu’un signifiant et un signifié, les roses et ma passion ? Même pas : à dire vrai, il n’y a ici que des roses ‘passionnaliées’. Mais sur le plan de l’analyse, il y a bien trois termes car ces roses chargées de passion se laissent parfaitement et justement décomposer en roses et en passion : les unes et l’autre existaient avant de se joindre et de former ce troisième objet, qui est le signe. Autant, il est vrai, sur le plan vécu, je ne puis dissocier les roses du message qu’elles portent, autant, sur le plan de l’analyse, je ne puis confondre les roses comme signifiant et les roses comme signe : le signifiant est vide, le signe est plein, il est un sens. » (R. Barthes, 1993, p. 686). En effet, comme nous l’avons signalé plus haut, ce signe et ce sens sont le signe et le sens que développe l’enthymème et qui cristallisent sous forme de stéréotypes culturels (les idées admises, d’Aristote).
Bien qu’adouci par le recours à l’humour, ce tabou reste implicite, mais ô combien présent, dans le message d’une autre publicité de la marque Tampax aux États-Unis (campagne ‘Outsmart Mother Nature’)20. Le graphisme de cette annonce en est une excellente preuve. La subtile puissance des figures de style de nature visuelle (métaphores, métonymies, synecdoques, hyperboles, ironie, etc.) réussit à créer par la suggestion et le sous-entendu l’ambiance la plus propice au succès de l’annonce21. À la Saint-Valentin, un jeune homme rencontre une jeune femme dans la chambre d’un motel… La présence d’un destinataire féminin est symbolisée in absentia par un cadeau typique de Saint-Valentin : une boite de pralines, ouverte, en forme de cœur. Il y a également le sempiternel bouquet de roses rouges : un autre stéréotype très significatif22. Dans l’ensemble de la chambre, la prédominance des couleurs rouge-pourpre – véritable isotopie chromatique – est particulièrement révélatrice. Au premier plan, deux grands poufs de cette couleur ; puis, un couvre-lit bariolé d’arabesques rouges ; et enfin, derrière un polochon zébré noir et blanc aux connotations plus ‘sauvages’, figurent deux impressionnants oreillers de cette même tonalité rouge éclatant. La femme n’est pas visible. On suppose qu’elle est dans la salle de bains, en train de se pomponner… Dans l’image, on ne voit que le jeune homme, habillé en blanc, qui se tient tout près du lit, de dos à la fenêtre où se dessinent d’évocateurs rayons de lumière. Il lève ses bras et regarde vers le haut en geste de supplication. Il s’adresse à ‘Dame Nature’ en la priant que quelque chose d’inattendu ne se produise pas (ce ‘non-dit’, représenté par d’énormes nuages ‘rouges’ menaçants qui approchent). Il s’exclame : « S’il vous plait, Dame Nature, la chambre est déjà payée ! ». (« Mother Nature please, the room is already paid »).
Sur le plan de la mécanique inférentielle et persuasive, cette annonce suit un parcours similaire à ceux déjà observés : problème-solution, avantages-bénéfices (fig. 4 et fig. 5), qui, très intuitifs et très fréquents, pourraient s’articuler en enthymèmes polyphoniques de la façon suivante. D’abord, le discours intérieur du jeune homme (problème) :
(1) Antécédent : J’ai déjà payé la chambre du motel, pour y faire l’amour avec elle,
(2) Hypothèse : Or, si elle a ses règles, je ne peux pas lui faire l’amour (tabou stéréotypé)
(3) Conséquent : Donc, si elle a ses règles, je vais perdre de l’argent…
À ce discours interne vient se superposer la voix (off, pourrait-on dire) de la marque qui, ironique mais complaisante, vante sans la nommer l’inégalable efficacité de son produit (solution) :
(1) Problème : Pour beaucoup, faire l’amour pendant les règles suppose un obstacle…
(2) Explication ( ?) : Or, Tampax est ‘plus malin’ que / ‘trompe’ (outsmarts) Dame Nature…
(3) Solution : Donc, Tampax permet d’avoir des relations sexuelles en toute tranquillité.
En définitive, pour ce type d’annonces, la démarche inférentielle la plus globale (synthèse ‘deux-en-un’ des enthymèmes cognitif et expressif) pourrait se représenter graphiquement comme ci-dessous, en suivant pour cela l’opération mentale la plus spontanée et naturelle : 1) Observation, 2) Réflexion, 3) Décision (fig. 8) :
Et voilà à nouveau l’inégalable puissance (très intuitive et donc plus suggestive) de l’enthymème comme outil de persuasion rhétorique.
VIII. Conclusions
La publicité actuelle de produits d’hygiène intime, toutes marques confondues, tait davantage qu’elle ne veut dire et pourtant son message atteint son but : vendre. Les marques de ces produits s’investissent énormément dans la mise en œuvre de certaines stratégies inférentielles très ciblées, des enthymèmes iconico-textuels, visant justement à faire admettre des messages qui touchent nécessairement l’un des implicites certes le plus intime : l’hygiène féminine. Or pour parvenir à leurs fins, ces subtiles inférences activent une série de prérequis culturels (les stéréotypes hygiéniques) que chaque société véhicule à sa façon et selon des dosages très divers.
Ce type de publicité veut nous faire croire que si la femme, pendant ses règles, peut ‘enfin’ bouger, danser, jouer, monter à cheval, faire du sport, voire même faire l’amour, c’est ‘grâce à’ des tampons et à des serviettes « ultra-absorbants » qui ‘déjouent’ Dame Nature et rompent les clichés.
Qu’on s’en serve ou qu’on s’en moque en les détournant, les stéréotypes négatifs sur la menstruation restent bien présents dans ce genre de publicité aussi bien dans l’actualité que dans le passé. Le fait que certaines marques de produits d’hygiène féminine s’efforcent de montrer leur mépris des ‘codes’ du genre en les tournant en dérision, signale néanmoins la présence d’un tabou permanent qu’il n’est ni moralement ni souvent légalement souhaitable d’enfreindre.