Chapitre IV – Quatorze, l’album commence à Sedan
Texte
La Guerre éclate et cependant il se peut que souvent vous trouviez ce récit plaisant, regorgeant de détails quotidiens sous la plume du poilu Jeanjean. Grâce en soit rendue à ce fameux album où furent recueillies les cartes postales reçues et pieusement conservées par ses femmes, je veux dire la sienne et ses tantes, ses premières filles étant encore un peu jeunes. Et ce n’est qu’un début.
Août quatorze
On a beaucoup évoqué un départ vengeur, à l’assaut de l’ennemi héréditaire, un départ enthousiaste avec l’envie d’en découdre, sus aux barbares, on les aura ! C’est une première image et sans doute une image d’Épinal. Il y en a une autre, plus nuancée, bien résumée par la grande fresque de Herter qu’on peut voir à la Gare de l’Est. Le tableau, loin de l’élan enflammé parfois représenté, est surtout empreint d’une fièvre pleine de gravité. On s’étreint, on pleure, on va se quitter, on ne sait pas pour combien de temps, on n’est sûr de rien. À l’exception du personnage central, bras grands ouverts et fleur au fusil (c’est le fils du peintre, il sera tué quelques semaines plus tard), on ne laisse exploser nulle joie. Cette fresque est révélatrice du caractère ambivalent de l’opinion lors de la mobilisation, telle que la décrivent aujourd’hui les historiens, une opinion partagée entre détermination et résignation.
Nous connaissons Simon Jeanjean. Il n’a rien d’une tête brûlée mais il est partant pour cette aventure. L’heure de la revanche attendue a peut-être sonné, il ferait beau voir qu’il n’y participe pas. On l'a vu, lors du service militaire, prendre la vie du bon côté. Ils appelaient ça le « métier », les jeunes gaillards, dans les cartes postales d’alors, échangeant des nouvelles avant de se saluer par écrit d’une « cordiale poignée de mains ». Août quatorze, ça lui fait 28 ans. Bientôt 30. Pas plus à l'aise qu'avant pour la gâchette, pour l'exercice brutal, pas plus disposé aux forfanteries héroïques qu'aux servitudes du rang. Mais cela ne se discute pas, pour le coup, retour aux armes et sous l’uniforme, nous y voilà. Qui aurait su dire en août quatorze dans quoi on s'embarquait ? « Rappelé à l'activité le 3 août 1914 », conformément au décret de mobilisation générale du 1er août, le voici versé au 147e Régiment d'Infanterie, 5e Compagnie, du 5 août au 7 septembre 1914 (oui, le 7 septembre, on va voir pourquoi). C’est ce que nous dit son dossier militaire.
Effectivement, dès le 3 août il reçoit son fascicule de mobilisation tamponné et daté (2611) :
- Note de bas de page 1 :
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[1] = mention manuscrite. [2] = tamponné.
le porteur du présent ordre se mettra en route sans attendre aucune notification individuelle et en se conformant aux prescriptions suivantes :
Ce militaire voyagera gratuitement par chemin de fer – Il emportera de chez lui des vivres pour... un [1]1 …jour – Il se présentera, porteur du présent titre, à la gare d... DE L'EST DEPART [2] …le... quatrième [2] ...jour de la mobilisation, avant... 14 [1]...heures …et sera tenu de prendre le train qui lui sera indiqué par le chef de gare – Il descendra du train à la gare d... SEDAN [2] ...et se mettra aussitôt à la disposition du poste de police qui le fera diriger sur... Caserne MACDONALD [2]...
Le Commandant du Bureau de recrutement [signé (illisible)]
- Note de bas de page 2 :
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Ed. de Minuit, 2012, p. 27.
Le « quatrième jour de la mobilisation »... c'est-à-dire le 5 août. Nous l'imaginons se présenter au départ largement à l’heure. Aurait-il pu l'éviter ? C'est plus que probable. Il ne voyait rien de l’œil droit, et la nuit il ne voyait rien, disent ses filles dans l'interview. Dans les déplacements, pendant la guerre, quand il y avait des attaques, c'était un camarade qui le guidait. D'autres ont été réformés pour moins que cela. Jean Echenoz, dans Quatorze2, évoque les myopes, exemptés dans un premier temps et protégés par leurs lunettes...Et nous allons le suivre maintenant, Jeanjean, vous allez voir, de blessures en maladies, d'hôpitaux en dépôts d'éclopés, à travers sa correspondance de guerre. Il aurait pu l'éviter, il ne l'a pas fait. Non que cela le réjouît d'ainsi devoir quitter sa vie, sa femme, sa fille. La première carte n'en est pas moins pleine d'allégresse (001)
Jeudi 6 août 1914 – Chères tantes, chère Blanchette, – Premières nouvelles : parti à 7h30 de Paris nous sommes arrivés à Sedan à 9 heures du soir ! ! Sommes logés dans un cinéma. Comme nouvelle ! Les Uhlans ont passé à la gare de Sedan comme prisonniers de guerre. Vous voudrez bien m'excuser mais je suis forcé de vous l'avouer : on ne s'ennuie pas... on s'amuse même ! Tout le monde est gai, on ne parle que de l'écrasement des Prussiens etc. L'active est déjà parti, nous formons un régiment de réserve qui partira quand ? ? Je vous embrasse toutes bien fort, embrassez la petite pour moi, parlez-lui de moi et à bientôt. – Simon
C'est la première carte de la guerre et aussi de l'album, dont elle porte le n° 1 (ce qui paraît évident et pourtant non, car la raison du classement d'abord nous échappe). On y voit la photo de la caserne MacDonald, recouvrant en partie la légende explicative : Sedan – Quartier MacDonald (Infanterie). Construit en 1770 et considérablement agrandi depuis le déclassement de la ville, il porte le nom d’un célèbre général de l’Empire né à Sedan en 1765.
(Et il ne m’est pas indifférent, bien sûr, de lire ce courrier de 1914, à moi qui suis né à Sedan en 1950. Souvenirs d’enfance aussi forts que brumeux d’une région d’ailleurs peu ensoleillée, d’une ville double, plaine et rivière d’un côté, hauteurs de l’autre avec le « Fond des buses », quartier où nous vivions, une descente abrupte menant au centre-ville...)
- Note de bas de page 3 :
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Carte n° 2 datée de 1922.
Telle est notre seule trace écrite pour cette période. Ensuite, grand silence, plus de cartes, du moins dans l'album, il a bien dû leur écrire, pourtant, à ses femmes. Une série aura été perdue ; ou alors il n’aura pas trouvé d’autres cartes, et les lettres ont disparu. Bref, grand silence jusqu'au mois d'octobre. Des autres cartes de Sedan, l’une est hors-sujet3, les autres vierges, peut-être achetées en vue d’être envoyées de Sedan où sans doute il ne resta pas.
Essai de reconstitution des opérations (le JMO)
- Note de bas de page 4 :
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https://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr/fr/article.php?larub=2&titre=journaux-des-unites-engagees-dans-la-premiere-guerre-mondiale (consulté le 04/06/2022)
Les journaux de marche et opérations (JMO, accessibles sur le site Mémoire des hommes4) devraient nous permettre de combler quelques lacunes en suivant les évolutions du régiment, le 147ème R.I.
- Note de bas de page 5 :
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147e R.I., Journal du premier août au 15 octobre 1914 : cote 26 N 695/10
Le journal du mois d'août5 commence avant l'entrée en guerre proprement dite : déplacements d'unités, mise en place de mitrailleuses, cantonnements, tranchées, etc., dans le secteur de Longuyon-Marville, sur l'Othain dans le département de la Meuse. Le 4 août à 2h45, le colonel reçoit avis que les relations diplomatiques sont rompues avec l'Allemagne. Les 4 et 5 août, l'arrivée du 2e échelon (acheminé en train de Sedan à Dun-sur-Meuse ; Jeanjean devait en faire partie) achève la mobilisation du 147e, qui désormais, se trouve constitué à son effectif de guerre – soit 3263 officiers et hommes de troupe, et 175 chevaux. Le 5 août et sans doute les jours suivants, sont menés des exercices d'occupation de position et des évolutions pour la mise en main des réservistes. Les 9 et 10 août des brigades de cavalerie allemandes sont repérées. Combats sporadiques : fusillades, canon, manœuvres diverses. Le 12 août, à 6 heures, la section de La Maisonneuve (5ème Cie) est envoyée dans la direction de Villiers-le-Rond, crête N.E. Nous pouvons – pure hypothèse – essayer d'imaginer le soldat Jeanjean participant à l'aventure rapportée ensuite, puisqu'elle concerne sa compagnie, la cinquième :
- Note de bas de page 6 :
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Loc cit, p. 16
A 9 heures sur des renseignements signalant la conduite équivoque du nommé Reuter de la ferme « la Prêle », 1 km N.E. De Villers-le-Ron, le colonel envoie au lieutenant de la Maisonneuve l’ordre de perquisitionner dans la ferme (…) Le lieutenant opère la perquisition sans rien trouver de suspect ; néanmoins il ramène à la gendarmerie de Marville le fermier Reuter, sa fille qui demande à l'accompagner et deux de ses employés6.
Ensuite, après une période dépourvue de faits saillants à nos yeux, les choses se précisent à la date du 21 août. Le régiment passe la frontière belge entre Thonne-la-Long et Sommethonne. L'ennemi est en face. Nous arrivons à la phase guerrière que l’histoire retiendra sous le nom de « Bataille des frontières », la plus meurtrière de la guerre sur le front ouest. L’armée allemande va envahir la majeure partie de la Belgique et tout le nord-est de la France. Terrible moment pour ce pays qui passe à un cheveu de la défaite complète, juste avant la stabilisation au cours de la première Bataille de la Marne qui aura lieu début septembre.
Vers 8 heures le 1er bataillon qui a tiraillé une partie de la nuit, ...est engagé dans un combat aux abords de Meix. Il reçoit du colonel l'ordre de rallier le plus promptement possible le Régiment qui est lui-même engagé à Lahage (commune de Tintigny). La bataille qui fait rage notamment autour de Bellefontaine, où les unités engagées sont relevées le 22 août à 20 heures par une garnison comprenant la 5e Compagnie. Pertes éprouvées par le Régiment aux combats de Bellefontaine et Meix-devant-Virton : officiers 3 tués, 5 blessés ; hommes de troupe 11 tués, 126 blessés (...) Nouveaux duels d'artillerie dans des lieux aux dénominations plus ou moins bucoliques. Le 26 août, dans la nuit – on imagine notre Jeanjean qui n’y voit rien dès qu’il fait sombre, cela doit être épuisant pour lui – le Régiment reçoit l'ordre de passer sur la rive gauche de la Meuse en utilisant un pont de bateaux établi dans la journée à hauteur de Cervisy (hameau de Stenay). Divers mouvements fiévreux. À 11h30 enfin les hommes exténués de fatigue et de privation de sommeil se reposent au bivouac où des distributions de vivres et de munitions sont faites. Le pont de Stenay est canonné toute la nuit suivante par de l'artillerie ennemie établie sur les hauteurs de la rive droite de la Meuse. Le 28 août à 5h30, une fusillade éclate dans le brouillard, au N et à l'E du campement du Régiment. Le 147e reçoit l'ordre de se porter sur le moulin de Grésil par les pentes E et O du ruisseau d'Yoncq. La bataille s'engage avec l'ennemi qui occupe le village d'Yoncq (...) La bataille du 28 août occupe 7 pages du JMO. Officiers 2 tués, 14 blessés ; hommes de troupe 29 tués, 483 blessés, 187 disparus. Le lieutenant de La Maisonneuve a été tué dès le début.
Et ainsi de suite. Nous tentons de suivre Jeanjean, nous fiant au journal en ce qui concerne l'ensemble de son régiment, au moins pour cette première période. Le 30 août le régiment est en cantonnement à Chevrières et se « réorganise ». Départ le 31 août pour se porter à la rencontre de l'ennemi dans la région d'Autruche (Ardennes), par Grandpré, Lemorthonne, Briquenay, Germont. À Autruche il est difficile de faire l'autruche. Mauvais jeu de mots mais on n'y échappe pas : cette charmante commune de 50 habitants, située au nord-est de Vouziers a pris depuis pour spécialité l'élevage des grands oiseaux coureurs. Le 4 septembre le Régiment quitte Verrières pour prendre place dans la colonne à la bifurcation de la route de Verrières avec la route nationale Sainte-Menehould-Givry. Et nous voici bientôt sur le front Sermaize-Pargny. Le 6 septembre, départ 9h30, arrivé à Heiltz-le-Hutier les dispositions suivantes sont prises : 2e Bataillon en 1e ligne à Haussignémont ; 1er et 3e Baton en 2e ligne à Heiltz-le-Hutier ; à 14h30 le général commt la 7e Brigade prescrit au 147e de se porter plus à l'O : 2e Baton à Favresse, 1er et 3e Batons à Thiéblemont.
- Note de bas de page 7 :
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Loc cit., consulté aux AD 75. Voir aussi, entre autres, la carte n° 322, datée du 7 septembre 1916 : “ il y a aujourd'hui deux ans que j'ai été blessé'.
Arrêtons-nous à Thiéblemont. Le 7 septembre 1914, le soldat Jeanjean a été blessé par balle, à la jambe droite, à Thiéblemont (Marne). Première blessure, première hospitalisation. Il y en aura bien d'autres. Information tirée de son dossier militaire7. Cette première phase aura duré un petit mois.
Autre source : le portefeuille du poilu
Comme on le voit ou comme on le verra, le témoignage des archives militaires a peu à voir avec celui des cartes postales. C'est même l'opposé, pour toutes sortes de raisons qu'un mot peut résumer : la censure. Celle-ci, ennemie de la vérité, sera baptisée par le Canard enchaîné du doux nom d'Anastasie. Elle se manifeste ici à un premier niveau évident, celui de la censure militaire mise en œuvre par le service de la Poste aux armées : les courriers des militaires ne devaient fournir aucun renseignement sur les positions. Mais nous pouvons y ajouter (et nous pourrons constater) une auto-censure permanente des soldats eux-mêmes soumis à l'impératif catégorique de maintenir le moral non pas de leurs troupes, mais de leurs correspondants à l’arrière.
On s’en tiendra là pour les JMO. Nos sources principales restent d’ailleurs les archives Jeanjean, au centre desquelles se trouve l’album de cartes postales. Et nous disposons également du « portefeuille du poilu » et du livret militaire, qui probablement ne quittèrent pas le soldat Jeanjean pendant toutes ces années.
Commençons par le portefeuille du poilu (2604). Cette trouvaille tardive, dans l’armoire à glace du grenier, est tombée à pic pour compléter ce que nous disait l’album. Taillé dans une solide toile huilée, manifestement usé, autant ou plus par les travaux et les jours de la guerre que par les années depuis, il était rangé bien à l’abri dans l’armoire à glace du grenier. C'était peut-être là, dans une des poches, qu’était le « porte-monnaie » évoqué par Jeanjean avec sa concision habituelle, dans une carte double (64-76) écrite de La Bourboule en janvier 1915, à sa femme. « Quant au portemonnaie, la toile commence à se toucher », écrivait-il. Façon de dire qu'il n'y avait presque plus rien dedans et qu’il manquait d’argent.
Plusieurs objets s’y trouvaient, côtoyant les documents des archives. C’est mon petit musée Jeanjean. Objets et non pas seulement documents, ils se distinguent par leur singularité individuelle, un peu comme les gens : épaisseur, couleur, marques d’usure en font des témoins directs, survivants et chargés d’affect. Ce sont les memorabilia, le reliquaire du soldat et du citoyen Jeanjean. Cela vaut bien un petit inventaire exhaustif :
- Note de bas de page 8 :
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Les « Becs Visseaux » sont distribués à Paris par l’entreprise Tourniéroux où travaille Simon Jeanjean.
- Note de bas de page 9 :
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Réclamé dans une carte-postale (carte n° 50) envoyée de La Bourboule le 8 janvier 1915
- Note de bas de page 10 :
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Cartes géographiques des différentes lignes de front datées.
- Note de bas de page 11 :
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Numéro de régiment
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calendrier de l’année 1914, édité par la Société des Becs Visseaux8 (110 x 70mm)
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calendrier de l’année 1915, mini-livret : Petit calendrier Bijou édité par la Poste9
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calendrier de l’année 1916, mini-livret, édité par la Mercerie Planès
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calendrier de l’année 1917, mini-livret, éd. Au Bon Marché
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calendrier de l’année 1918, idem
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carte-postale avis pour le futur réserviste (1910)
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Cartes10 du front (coll. compl. de 12 cartes postales – correspondance des armées), éd. Hatier
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fiche-diagnostic Blessé transportable, au nom de Jeanjean, Reims, le 15/12/1914, pour « Rhumatisme et albumine » (fiche cartonnée avec œillet et ficelle, couleur rose)
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fiche de blessure ou de maladie des trains sanitaires, datée de HOE Prouilly, 22-5-17, pour « Bronchite, fatigue générale, anémie » (idem, couleur bleue)
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insignes militaires (2) de feutre bleu avec inscription en bleu marine : n° 14711
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insignes militaires (2) de feutre bleu avec inscription en bleu marine : n° 51
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rubans (2) embobinés sur 2 supports cartonnés, intitulés « Rubans de décorations » : [1] Ordre [du] Mérite social, [2] ...[de la] Résistance.
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lettre, signée Denise Jeanjean, écriture enfantine sur papier d’écolier, avec enveloppe + 1 marguerite séchée (encore reconnaissable) + 1 fleur en tissu
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photographie petit format, tachée et dégradée, cadre cartonné ouverture ovale : portrait de Blanche avec chapeau, portant Denise, visages accolés
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mini-carnet : Journal des marches opérations & hospitalisations de Jeanjean
Quelques éléments, les plus importants, les plus chers au cœur du poilu et du nôtre, méritent d’être détaillés. Parlons d’abord du « mini-carnet » (2605).
Reproduit ci-dessus en grandeur réelle (60x100 mm), je l’appelle mini-carnet bien qu’il n’y ait là que deux feuilles détachables suivant les pointillés. Simon Jeanjean y a consigné, d'une écriture fine à la plume, les premières étapes de son itinéraire, sous le titre Guerre 1914 – 15 – 16. Nous savons donc, grâce au mini-carnet, à quoi nous en tenir quant au sort du soldat Jeanjean jusqu’en octobre 1916. Confirmant ce que nous savions déjà, il est aussi plus précis. Recopié d’un seul tenant, il ne saurait avoir été tenu au fil des jours comme sa taille réduite pourrait le laisser imaginer. En revanche, il y a de fortes chances que le mini-carnet lui ait bien servi de support pour une sorte de journal, et que, en archiviste avisé, il ait en voulu le conserver sous la forme de ce sommaire, sur deux pages. En voici donc les premières étapes (à suivre) :
- Note de bas de page 12 :
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Cette localité ne figure pas dans l'album. 'Grandpré , village des Ardennes... se trouve au centre du défilé portant son nom coupant la forêt d'Argonne d'est en ouest. L'Aire qui arrose Grandpré a été capturée par l'Aisne ouvrant ce vaste défilé à l'ère secondaire, ces deux rivières encadrant à l'est et à l'ouest la région de Grandpré... Cette localité fut au cours des âges l'objet de saccages et pillages de toutes sortes et chaque fois reconstruite. À la fin de la Première Guerre mondiale, Français et Alliés bombarderont sans merci l'ensemble du village ainsi que le domaine des comtes de Joyeuse où se trouvait l'envahisseur, les Uhlans'. (Wikipedia).
Sedan |
3 août 1914 |
départ |
20 août 1914 |
Amiens |
21 août 1914 |
départ |
23 août 1914 |
Grandpré12 |
24 août 1914 |
Blessé à Thiéblemont |
7 septembre 1914 |
Nice |
10 septembre 1914 |
départ |
6 novembre 1914 |
Tout de suite une difficulté surgit. Entre la première et la troisième ligne, patatras ! rien de commun avec les JMO. Simon n’aurait donc pas participé au transfert en direction de Dun-sur-Meuse ? Pas pu assister à l’affaire de la ferme Reuter ? Pas rejoint la frontière belge, ni participé à la bataille des frontières à Tintigny-Clairefontaine ? Si l’on s’en tient aux données du mini-carnet, il serait resté à Sedan jusqu’au 20 août. Cependant les données concordent à nouveau à Thiéblemont où il fut blessé.
(Même incertitude à propos de la mention au 147e apparaissant comme un signal de fin [ou de début ?] à la date du 24 août, ce qui ne correspond ni au dossier militaire – 5 août au 7 septembre – ni au JMO – Thiéblemont le 7/09, lieu attesté de la blessure. On ne voit pas pourquoi les mots au 147e sont à cette place, sauf à supposer que Simon, pour une raison ou pour une autre, n’ait rejoint son régiment que le 24 août.)
Un mot enfin, avant de ranger le porte-feuille, sur la lettre de Denise. Celle-ci, calligraphiée avec un soin touchant par une enfant née en 1913, ne saurait être antérieure à 1917 ou 18. Voici ce qu’on peut y lire :
mon petit papa – ce matin je suis allée à la procession de la fête dieu ou j'ai bien prié pour toi – pour que la guerre finisse et que tu reviennes bien vite – je mets dans ma lettre une fleur de ma couronne que l'on m'avait donné – et je t'embrasse mon petit papa chéri de tout mon cœur –
Denise jeanjean.
(À suivre, donc. Nous en reparlerons, de cette procession de la Fête-Dieu.)
Au porte-feuille du poilu s’ajoute un document trouvé au même endroit et regorgeant d'informations multiples : le livret militaire (2601). C'est du moins le nom que je lui donne, la page de couverture étant cachée sous une forte toile collée. La seconde page porte le titre Fascicule de mobilisation. Nombre de documents, certificats médicaux, attestations honorifiques, ont été collés entre certaines pages. Je ne les citerai pas tous, car le livret, aussi obèse que l’album de cartes postales comme on le verra, comporte autant de suppléments ajoutés que de pages d’origine, dont les lois et règlements militaires que tout bon militaire devait, sinon savoir par cœur, du moins garder toujours avec lui (plus précisément : « dont les militaires doivent avoir incessamment le texte sous les yeux »). Le plus effrayant, lorsqu’on sait quelles répressions furent exercées à l’endroit des contrevenants – dont menace plus terrible encore, dans certains cas, que celle de l’ennemi – se trouve non seulement dans le détail des peines encourues (« capitulation en rase campagne : mort avec dégradation militaire et destitution » etc.), mais dans leur accumulation même, tatillonne et quelque peu délirante à nos yeux.
- Note de bas de page 13 :
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Les Sentiers de la gloire, film de Stanley Kubrick (1957).
Mais cela, c’est nous aujourd’hui qui le disons. C’est nous, définitivement effarés par cette boucherie sans nom qu’aura été la Première Guerre mondiale, révoltés bien des années plus tard par les lâchetés, les mensonges des généraux, émus par la Chanson de Craonne ou par Les Sentiers de la gloire13, c’est nous aujourd’hui qui ne pouvons éviter de nous arrêter sur ce tableau en trois colonnes, en quatre pages serrées du livret militaire, soit pas moins de 101 items, déclinant les Crimes et délits militaires et peines y attachées – nous ou plutôt moi qui, lorsque ce livret militaire m’est venu en main, n’ai pu m’empêcher d’en prendre connaissance dans les moindres détails, avec une délectation morose. Simon Jeanjean, lui, n’en fait aucune mention dans sa correspondance. Il n’a nulle raison de le faire, c’est un bon soldat obéissant. Non qu’il se prive de réfléchir ou de critiquer, mais jamais il ne donne dans le pathos. Ni les archives ni les cartes ne disent franchement la peur, ni vraiment l'atrocité des combats. Nous savons de la bouche des marraines – par la légende familiale, donc, transmise oralement – que pendant des années, toute sa vie peut-être, il fut réveillé la nuit par des cauchemars récurrents. Il voyait des chevaux hennissant, affolés, torturés et le torturant. Elles l’associaient avec un souvenir obstiné que leur père conservait d'un transport interminable, en carriole, après avoir été blessé, probablement à Thiéblemont. Elles se souviennent aussi (ou se sont laissé dire) qu'il entretenait après la guerre des relations avec d'anciens camarades de régiment et de tranchée, et qu'ils évoquaient ensemble leurs souvenirs communs. Mais ils n'en faisaient pas étalage aux yeux des autres, à l’exception peut-être de la bêtise inhérente à l’ordre militaire qui certes a pu les marquer, ajoutée à l’absurde et au secret dont l’impatience s’exprime fréquemment à travers la correspondance du poilu.
L’album de cartes postales
- Note de bas de page 14 :
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Nous l’appelons « l’album rouge ». Ainsi le désigne Simon Jeanjean dans une carte envoyée en août 1908 à ses tantes (428).
- Note de bas de page 15 :
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Elle veut sans doute dire « censuré ».
Venons-en donc à l’« album rouge »14, notre source principale pour cette période de la guerre. Lors de l'interview, en 2006, Monique et Geneviève nous parlent d'un « livre où il y a des photos », mais elles ne savent plus où il est. Elles s’en souviennent vaguement : Il avait fait un livre, avec toutes les cartes postales qu’il avait envoyées à Maman. Parce que, au fur et à mesure qu’il se déplaçait, comme le courrier était, euh… (hésitation) raturé15 quoi… alors il envoyait des cartes, comme ça ça donnait la situation, où il était (interview).
- Note de bas de page 16 :
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Cette disposition a été maintenue sur le site internet afin de respecter les choix de Jeanjean.
- Note de bas de page 17 :
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D’où le titre du site : 14-18 en 14x9 : l’album de cartes postales de Simon Jeanjean.
À Lardy, l'album de cartes postales de Simon Jeanjean n'a pas été difficile à trouver, rangé avec d'autres dossiers d'anciennes affaires courantes, dans le coin d'un rayonnage au bout du grenier de Lardy. Je l’ai parcouru et exploré avec curiosité, puis avec une émotion grandissante. Ici s’impose une description détaillée de cette trouvaille. Je l’ai manipulé avec tout le soin respectueux dû à son âge et à son état de délabrement avancé. Car il n'est plus vraiment rouge, plutôt vieux brun passé. Couverture de fort carton toilé, couvert d'une toile de couleur brune qui fut sans doute à l'origine un beau rouge, comme en témoigne la quatrième de couverture plus préservée, couleur vieux rose. La première porte comme de juste, en lettres qui furent dorées, l'intitulé « Album de cartes postales illustrées », en belles lettres modern style (ou art nouveau). Poids total : plus de 4 kg. Mensurations : hauteur 26 cm, longueur 37 c’est-à dire 74 en position ouverte, ou plus encore pour peu que la tranche – qui sans doute avait fini par se défaire et qu’il a fallu rafistoler sur l’extérieur au moyen d'une forte toile de « jean Denim » – s'effondre. Le papier acide est cassant, les coins de fixation souvent défaits. 26 x 37, on appelle cela un format paysage. Les cartes disposées en hauteur (« portrait ») sont donc couchées à l’horizontale16. Épaisseur 8 cm, environ, compte tenu d'une marge de compression d'un bon demi-centimètre. Il y avait initialement 62 feuilles recto-verso c'est-à-dire 124 pages utiles, de fort papier de couleur crème à présent très jaunie voire brunie ou même noircie, ornementées et prévues pour recevoir chacune 4 cartes de format 14 sur 917, recto-verso, soit 8 cartes par feuille ou par double page, sans compter les deux pages de garde, auxquelles ont été ajoutés de nombreux feuillets supplémentaires – 19 feuilles exactement, 38 pages – soit un total de 124 + 38 = 162 pages x 4 = 648 emplacements potentiels pour les cartes. Les feuillets supplémentaires sont contrecollés entre les planches d'origine, les uns de papier Canson jadis bleu, lui aussi désormais bien terni, les autres de vil papier kraft hélas beaucoup plus fragile. Les doubles fentes obliques, parallèles et inégales, où les coins des cartes sont insérés se déchirent à qui mieux mieux. Elles permettent d’y insérer, dos à dos, les 4 cartes du recto et les 4 du verso de chaque page (recto : page de droite ; verso : page de gauche suivante).
26 cm x 37 cm
- Note de bas de page 18 :
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Le mot de « cartophile », désignant le collectionneur de cartes postales, apparaît logiquement avec le développement historique de cet objet et de cette mode, laquelle fut à son apogée dans les années dont nous parlons. Ce sujet sera abordé dans un chapitre ultérieur.
Il gisait là dans le grenier, croulant sous le poids de son histoire, des manipulations et réparations multiples. Simon avait dû commencer par le montrer, au début, par le commenter. Le projet doit remonter à sa jeunesse (est-ce lui qui l'acheta, ou les tantes qui le lui offrirent pour son anniversaire de 15 ans en 1901, ou de 16 ans en 1902, ou autre, pour lui permettre d'assouvir cette envie rien moins que passagère, de recueillir des images du vaste monde ?), projet suffisant pour qu'on y eût destiné carrément, dès son acquisition, un album de 124 pages propre à présenter 496 cartes postales. Ensuite c'est la vie qui décide. Jeanjean ne pouvait pas imaginer au départ à quelle inflation cartophilique18 allait l’amener la Grande Guerre.
L'album de Simon Jeanjean est d’abord un livre d'images. Le lecteur de l'album sera donc un lecteur d'images. Je dis bien lecteur d'images, et non pas des mots associés aux images qu'on appelle les légendes, brefs textes à lire afin qu'on sache ce qu'il faut savoir du sujet et du lieu de l'image considérée – ce qui sera fait d'un bref coup d'œil, en un temps beaucoup plus bref assurément que n'en prendra, si l'on se prête au jeu, la contemplation rêveuse ou attentive de ces pages. C'est alors, en cette contemplation et en cette attention, que l'on pourra parler de « lecture de l'image », en cette saisie d'un détail, d'un clin d’œil du metteur en page, ou, parfois, d'un rapprochement inopiné dont le lecteur se dit que non, l'auteur de l'album ne l'avait pas fait exprès – mais comment le savoir ? L'auteur n'est plus là pour le dire. L'auteur a quitté ce monde en 1964. Il s'appelait Simon Jeanjean, avait la vue très basse, l'œil fatigué et l'esprit tourné vers l'action, peu enclin aux complaisances gratuitement intellectuelles. Il a classé ses cartes postales le plus simplement du monde, par sujets, c’est-à-dire d’abord par lieux – Sedan, Nice, Reims, La Bourboule et ainsi de suite – d’où j’ai tiré un découpage, en trente parties. C’est a priori un album touristique. Mais le découpage fait apparaître non seulement des lieux, mais aussi des thèmes. Ces thèmes correspondent à des séries éditoriales légendées en rapport avec la guerre – La Grande guerre en Champagne... en Lorraine, etc. – et qui donnent sens à son album. Un sens tout autre que touristique, en fait. Il a soigné la mise en page, regroupant les images verticales, donc couchées, afin d’éviter des manipulations fastidieuses ; prévu des rapprochements à faire entre plusieurs cartes d’une même page ou double page. Mais ce n'est pas lui qui aurait parlé de « lecture de l'image », encore moins de diégèse ou de discours iconique.
Ce qui ne l’empêche pas d’avoir évidemment voulu donner sens à cet album, sans un seul mot de commentaire. À cet égard, je dois citer la toute dernière carte de l’album – On les aura ! (640) – posée là comme une conclusion amèrement ironique (ou une marque d’espérance, malgré tout ?), la seule à échapper à tout critère – géographique ou chronologique – de classement :
« Album » versus « Correspondance »
- Note de bas de page 19 :
Il y a donc une première lecture de l’album, livre d’images, montrant le recto et soustrayant délibérément le verso des cartes. La présentation façon « album », fidèlement reproduite page après page – cartes groupées 4 par 4 – est accessible dans notre base de données19 par l’onglet « Album ». Elle donne à voir la collection de cartes postales, telle que le cartophile Jeanjean a jugé bon de la présenter. Mais le véritable travail est venu ensuite : retourner les cartes et lire les textes (presque toujours écrits au verso ou débordant exceptionnellement sur l’image), en vue de tenter de reconstituer l’itinéraire du soldat Jeanjean, objet de l’onglet « Correspondance ».
- Note de bas de page 20 :
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Inversement, on a vu dans un chapitre précédent une carte beaucoup plus ancienne puisque datée de 1902, mais classée et donc numérotée (482) en fonction de sa localisation (Lunéville).
Ce travail eût été simple si, par exemple, Jeanjean avait disposé ses cartes (pieusement conservées par leurs destinataires, Blanche et les tantes) dans l’ordre chronologique de leur réception. Hélas, sa présentation n’en tient aucun compte. Aux oubliettes, la correspondance ; il a fallu la reconstituer. Le reclassement chronologique – après transcription par reconnaissance vocale – a été l’étape la plus ardue, un véritable puzzle, passionnant et parfois décourageant. Encore un peu incomplet au demeurant, mais suffisant pour rendre un compte assez exact des parcours et vicissitudes du soldat Jeanjean, depuis la première carte de Sedan datée du 6 août 1914, citée plus haut (001) – et c’est bien la seule dont la numérotation « album » corresponde exactement à sa place dans la chronologie de 14-1820 – jusqu’à la dernière (anticipons), envoyée d’Amiens le 18 mars 1919, veille de son retour (597). Grand ouf de soulagement. Notre comptable s’y livre avec jovialité aux joies de la « statistique », comme il dit :
Ma chère Blanchette, – Je reçois ton mot du 11, et te mets l'avant-dernière lettre que je vous écrirai cela fait à peu près la quinze-centième lettre, sinon plus, que je vous aurai envoyé depuis le début de la guerre ! C'est joli. Dire que cela fait 1695 jours de séparation, 54 mois, 220 semaines ! C'est joli la statistique ! Qu'en pensez-vous ?
Tels sont ses chiffres. Voici les nôtres : les cartes ont été numérotées de 1 à 640 dans l'ordre fidèle des emplacements de l'album – dont 612 cartes effectivement présentes et collationnées (il y avait des emplacements vides). La partie « correspondance », soustraction faite des cartes vierges ou totalement vides de toute inscription lisible, s'élève à 475 unités, dont 418 de la main de Simon Jeanjean et qui en constitueront donc le noyau central. Sur ces 418 cartes envoyées entre juin 1908, première date repérée d'une carte écrite par lui (carte n° 399 d’Abbeville) et mars 1919 (dernière carte envoyée à sa femme avant son retour enfin dans son foyer – n° 597 d’Amiens), on compte 58 « doubles cartes » (courriers constitués de deux cartes). Les courriers de cette partie sont donc au nombre de 360.
L’estimation faite par Jeanjean – ou le comptage précis, car il est capable d’avoir écrit effectivement 1500 courriers– n’est peut-être pas exagérée, incluant quelques envois multiples faits un même jour, et surtout les lettres que nous n’avons pas retrouvées. Au demeurant il reste bien des « trous » dans ce tissu difficilement reconstitué, comme on le voit dès le début avec les cartes de Sedan. Sur les huit premières cartes, seule la première est écrite de sa main et date d’août 14. Les autres sont vierges pour la plupart. Elles représentent la ville de Sedan et ses environs : l'église Saint-Charles (005) dont, natif de Sedan, je garde un lointain souvenir de gosse, sombre et froid, et dont la légende nous dit qu'elle fut construite au XVIIe siècle, livrée au culte catholique en 1692 […], et qu'en 1870, comme ambulance, elle fut remplie de blessés ; l'ancien château féodal des princes de la Marck, que j'avais connu livré aux ronces et entouré de barbelés, et qui à présent restauré s'est ouvert aux visiteurs ; enfin, et surtout des souvenirs de la guerre précédente, celle de Soixante-dix : Bazeilles, l'ossuaire, la Maison Rougerie, dite « des dernières cartouches » (gravure hagiographique à la mémoire non seulement des héros français mais du capitaine bavarois dont l'intervention permit d'éviter un massacre général). Ensuite ce décalage sera fréquent, les cartes témoignant toujours d’une époque plus ou moins passée.
Le feuilletage de l'album nous invite d’abord à suivre un parcours improbable, quittant Sedan pour Nice après ces quatre pages, sans explication, avant de se poursuivre comme un Tour de France cycliste, avec sauts et gambades, jusqu'à une excursion hors-frontières : Sedan, Nice, Reims, La Bourboule-les-Bains, l'Auvergne, Clermont-Ferrand, Saint-Nazaire et Loire-Inférieure, puis de Nantes à Verdun (retour dans la gueule du loup), Neufchâteau, Contrexéville-les-Bains… jusqu’à l'Armistice, Lunéville, la Lorraine (retour aux sources), Alsace, Rhénanie-Palatinat, Amiens et retour.
Ce classement, au bout du compte – d’après le verso des cartes effectivement écrites, les cartes vierges demeurant hors-jeu, puis d’après le calendrier du mini-carnet, trouvaille tardive – ne peut se comprendre qu’à suivre exactement le parcours de la guerre de Simon Jeanjean, de campagnes en hospitalisations, convalescences et retours au front.
Quant à la transcription par le truchement de la reconnaissance vocale, ce fut un exercice singulier. Articuler ainsi carte après carte les mots Ma chère Blanchette, etc, remoudre cette parole écrite de Jeanjean au moulin de ma voix… La seule Blanchette que j’eusse connue était ma propre mère. J'ignorais, d'ailleurs, je ne pouvais pas savoir que Simon Jeanjean appelait sa femme « Blanchette ». Et me voilà à dire ces mots Ma chère Blanchette comme si je m'adressais à feue ma maman, ça fait drôle au début.
Il ne l’appelle d’ailleurs pas toujours ainsi, Ma chère Blanchette. Presque toujours, mais pas toujours. Au fil des missives, on voit croître sa familiarité avec elle, d’où tantôt tendresse ou désir amoureux, tantôt un peu de tension pour des broutilles. Ainsi il arrivera qu'un cinglant Ma chère femme annonce quelques récriminations que je ne résiste pas au plaisir de citer, tiré d’une carte envoyée de La Bourboule en janvier 1915 (69) :
Ma chère femme, – Je croyais qu'en écrivant, cela vous faisait plaisir de recevoir de mes nouvelles. Il faut croire que je me trompe puisque vous ne daignez même pas me répondre. - Sur le front je resterais 15 jours sans nouvelles que cela ne m'étonnerait pas, mais ici en communication directe avec Paris rester 10 jours sans lettre c'est excessif. Comme les tantes ne m'écrivent du reste pas davantage, je serai forcé, pour avoir des nouvelles de ma fille, d'écrire à la concierge pour en avoir. Peut-être qu'elle me répondra, elle...
Le 15 novembre 1914 au contraire, depuis Saint-Nazaire, c'était un Ma petite chérie mignonne, débordant d’un d'amour encore juvénile. Je remarque d'ailleurs que les cartes aux tantes, les plus nombreuses au début, le sont de moins en moins au profit de celles écrites à sa femme. Il sait d’ailleurs que, en dehors des mots les plus intimes, les nouvelles feront le tour de la famille.
Une expérience à la Perec
Relire ainsi les cartes à haute voix, et les remettre en ordre, c'était revivre en Jeanjean. C'était remarcher dans les traces de ses pas. Comme un grand jeu de piste romanesque, un peu à la manière du Bartlebooth de Georges Perec dans La vie mode d'emploi. Bartlebooth a choisi d'organiser toute sa vie autour d'un projet qui sera un itinéraire et un puzzle. D'abord, pendant 10 ans, s'initier à l'art de l'aquarelle, période de formation. Ensuite période d'action, pendant 20 ans parcourir le monde et peindre des marines dans 500 ports de mer. Puis envoyer ses œuvres par la poste, au fur et à mesure, à son collaborateur Winckler, artisan spécialisé chargé de coller chaque aquarelle sur une plaque de bois et de la découper minutieusement pour en faire un puzzle de 750 pièces. Enfin, pendant 20 ans encore, de retour au pays, reconstituer un par un, dans l'ordre, les puzzles ainsi préparés. Le mode d'emploi comporte enfin une phase terminale de retour sur les lieux et de destruction des puzzles afin qu'il n'en reste aucune trace. J’ai fait un peu le contraire, dans les pas de Jeanjean et de son album : faire le tour du monde (réduit certes à un tour de France) ; s’envoyer les pièces à soi-même, par personne interposée (Blanche, les tantes), pièces qui sont des images des lieux ; disperser les pièces (Jeanjean plus tard, dissociant les textes en réalisant son album) ; reconstituer le puzzle (moi) deux générations plus tard ; enfin, pourquoi pas, retourner sur les lieux. Après avoir joué au jeu de Je me souviens pour collationner en moi-même quelques diapositives mentales héritées des Jeanjean (rue de la Chine Paris 20ème, vacances en Ardèche, en Savoie, sur la Côte d’Azur), voilà que je jouais à La Vie mode d’emploi.
- Note de bas de page 21 :
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Ces deux « stages » à St-Nazaire, éloignés dans le temps, se retrouvent évoqués dans des cartes regroupées dans une même section de l’album implicitement consacrée à ce lieu – les unes datées, les autres non. Un casse-tête parmi d’autres.
Je suis allé sur les lieux : Abbeville, La Bourboule, Saint-Nazaire... À Saint-Nazaire, où l’album nous amènera bientôt, Simon Jeanjean par deux fois21 patienta au « Dépôt d'éclopés » en attendant que son état de santé soit jugé suffisamment bon pour « y retourner » (pas besoin de dire où, le sous-entendu est limpide). Des lieux de son séjour il ne reste pas grand-chose : l'Immaculée, certes, village voisin de Saint-Nazaire où il vécut – réduit maintenant au statut de quartier ou banlieue – et dont le nom nous intrigue (169, 176, 180). Plus besoin de bac pour passer l'estuaire vers Saint-Brévin (153) ; depuis 1975 il y a un pont magnifique. Inimaginable à l'époque. Et de la ville, presque rien ne subsiste d'avant les bombardements de 39-45. Si, l'église, rue Jules Simon non loin du port, semblable encore à celle que nous montrent ses cartes (149, 150). Pour le reste le béton des fortifications portuaires allemandes, certes égratigné par les bombes, est si solide qu'on ne peut que tenter de le réutiliser à des fins esthétiques ou culturelles. On y visite le sous-marin l'Espadon, désaffecté depuis 1987, dormant dans un bassin de radoub de la base sous-marine allemande transformée en musée. On y contemple, d'un point unique très précis en ajustant ses pieds à deux empreintes figurées sur le sol, les lignes de fuite géométriques formant sur le paysage proche et lointain la Suite de triangles en rouge et blanc de Felice Varini (œuvre réalisée en 2007). Comme un puzzle, encore, d'une autre sorte, étendu au paysage portuaire entier. Avec leurs grands pans rouge vif apparemment incohérents qu'on a vus çà et là sur les bâtiments, les toits, les silos du port, et qui prennent sens à se recomposer de ce point très précis. Et ces bandes rouges courant sur le paysage, d’un plan à l’autre, depuis le toit du bâtiment le plus proche jusqu’au toit suivant, jusqu’aux silos lointains de l’autre côté du chenal, sont comme des pans de mémoire courant d’une époque à l’autre, depuis le présent jusqu’au lointain passé.