Chapitre VI – Buvez Contrexéville !
L’attente, les jours trop longs et qui n’en finissent pas. Que faire de tout ce temps pour l’éclopé, souffrant maintenant des pieds gelés, avec complications interminables ? Écrire, bien sûr, lettres et cartes tous les jours, acheter des cartes et sélectionner les photos. Et lire, heureusement qu’il aime ça, la lecture. Après Nice, Saint-Nazaire et La Bourboule, la pause est à Contrexéville.
Texte
- Note de bas de page 1 :
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La station thermale de Contrexéville est née en 1865. Cf. André Rauch, les vacances et la nature revisitée (1830-1939), in L'avènement des loisirs : 1850-1960, sous la dir. D'Alain Corbin, Aubier, 1995, 471 p.
Nous voici arrivés dans les Vosges, sur les pas du soldat Jeanjean. Nouvelle hospitalisation pour cause de pieds gelés. Au verso de la première carte de Contrexéville (257) est représentée, avec quelques touches de couleur ajoutées, la source du Pavillon, où jaillit l'eau minérale aux yeux des curistes assemblés sous une sorte de véranda vitrée, bien caractéristique de l'architecture de ces villes d'eaux nées au siècle précédent et dont l'aspect n'a guère changé1. Une autre carte (263) représente la même source dans un état le plus récent (le Pavillon a été reconstruit en 1909) : la rambarde circulaire en fer forgé a été remplacée par une autre en marbre, une statue trône au centre, etc. On devrait pouvoir jouer au jeu des 7 erreurs. La première de ces cartes est datée du 31 décembre 1915. Pour la seconde fois Simon Jeanjean passe les fêtes loin des siens – ainsi en sera-t-il jusqu'à la fin de la guerre. Un mot pour remercier sa chère Blanchette de [sa] lettre d’hier, de [ses] bons vœux et de son contenu qui [lui] a fait bien plaisir. Une pierre au passage dans le jardin du grand-père (son père) qui « ne s’est rien cassé, pourtant c’est le parrain et ce n’est pas à toi d’apporter les cadeaux ». D’ailleurs cela va à peu près, ses pieds lui font moins mal.
Ainsi se suivent les jours et se ressemblent, y compris en périodes de fêtes. On y passe le temps comme on peut, entre soins médicaux et promenades. Il en était de même à Nice, à La Bourboule. Autant de lieux de repos, villes de vacances ou villes d'eaux, qui avec d'autres, lieux de mémoires, monumentaux, donnent à l'album de Simon Jeanjean son cachet touristique.
Un mot sur les cartes postales
- Note de bas de page 2 :
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Op. Cit.
Faisons une pause, nous aussi. Feuilletons l'album, contemplons ces photographies qui évoquent les vacances à la mer, à la montagne. En ce sens, l'album préfigure la vie future de la famille Jeanjean, toujours portée sur les loisirs conviviaux en général, sur les activités de grand air en particulier, sur les vacances, prises tantôt pour elles-mêmes – repos, plaisir, amitié – tantôt à des fins thérapeutiques. Les Jeanjean, entre autres, participeront pleinement de cet « avènement des loisirs » dans la société française qu’étudiera Alain Corbin2, et dont l'album de cartes postales constitue paradoxalement un premier florilège.
- Note de bas de page 3 :
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Cette vue fait partie, parmi d'autres, de la série 'l'Auvergne' éditée à Limoges par M.T.I.L., la marque au trèfle. Le sigle MTIL est mis pour Maurice Tesson Imprimeur Limoges (1904-1930) ; cet éditeur prolifique apparaît 34 fois dans l'album, ce qui le place en 3e position, derrière Lévy Frères et Neurdein.
- Note de bas de page 4 :
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Série propre à notre base de données. Rappelons que l’album ne comporte aucun métatexte, ni légendes, ni titres de regroupement, ni commentaires.
Feuilletons l’album. On y voit des monuments, des paysages urbains ou naturels, des lieux pittoresques. On flâne sur la Promenade des Anglais, dans les parcs de Contrexéville, on chemine sur les sentiers d’Auvergne, il y a des gens qui passent ou qui posent en fixant l’objectif. C’est reposant. Peu de dessins ou gravures, on échappe encore (à moins que Jeanjean lui-même s’y refuse) aux dessins d’un humour grassouillet qui peuplent à présent les tourniquets des vendeurs. Seule exception : nous avons vu au chapitre précédent une carte des Environs de La Bourboule intitulée Hôtel Moderne (avec chauffage central) sur le sommet de la Banne d'Ordanche (69)3, d’un humour... contestable, pour le moins marqué par son époque. Un peu plus loin une autre vue, Ascension de la Banne d'Ordanche (82), nous ramenait au tourisme bourgeois de l’époque. Les promeneurs étaient des messieurs-dames en costume, ombrelle et canotier, certains portant leur veste au bras sous le soleil. C’était avant l'industrie des loisirs sportifs, des chaussures de montagne et des cosmétiques protecteurs. Ensuite la série Auvergne et Puy-de-Dôme4 de l’album commence par des images de ski (97 à 101 puis 103), et se poursuit par les coutumes populaires, l'Auvergne traditionnelle (ou déjà « folklorique ») avec La procession des cornards (104) et La bourrée d'Auvergne (106). Autant de thèmes purement documentaires, que Simon Jeanjean pourra toujours commenter à son retour, ou conserver en vue d’éventuelles vacances futures. Le texte au verso en fait parfois mention, à chaque fois que l’image l’inspire ou lui fournit une illustration opportune. Il ne manque pas de visiter tous les lieux attrayants pour le touriste avisé qu’il est, et nous les découvrons avec lui. L'album, œuvre de collectionneur, le plus souvent reflète sa vie sur un tout autre mode que la correspondance.
- Note de bas de page 5 :
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C’est bien terminé aujourd’hui. L’édition de cartes postales survit parcimonieusement. Les collectionneurs se consacrent aux articles rares, c’est-à-dire aux cartes anciennes.
- Note de bas de page 6 :
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Cf. La carte postale : son histoire, sa fonction sociale / Aline Ripert, Claude Frère. Paris : CNRS ; Lyon : P.U. Lyon, 1983. 195 p.
- Note de bas de page 7 :
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Carte d’Abbeville adressée à « Mme Jean » ou peut-être plutôt « Mmes Jean », c’est-à-dire ses tantes, sans doute à l’occasion d’un déplacement pendant son service militaire.
La cartophilie, comme l’édition de cartes postales est à son apogée de 1900 à 1920 environ5. Période où précisément Simon Jeanjean élabore son album et que l'on a pu nommer « âge d'or de la carte postale ». L'industrie de la carte postale, née au XIXe siècle, explose au début du XXe et atteint des sommets dont nous n'avons plus idée un siècle plus tard. En 1904, la maison Bergeret à Nice emploie 150 ouvriers, travaillant sur 1000 m². On estime que vers 1910, près de 33 000 personnes sont employées dans ce secteur et « sortent » 100 000 cartes par jour. Entre 1904 et la guerre on relève en moyenne plus de 30 maisons d'édition dans chaque région. Ensuite la guerre profite aux éditeurs. Ce support, à la fois illustré et bref, se prête bien à des envois quotidiens, l'important étant de maintenir une relation continue et fréquente6. La carte postale est alors classée comme « article de librairie et d'art appliqué ». Elle est éditée en grand nombre, disponible en librairie et dans tous les bons bureaux de tabac. Simon Jeanjean, « accro » tout autant à la carte qu'à la clope (tige, sèche, pipe, cibiche…) en est un chaland régulier, du moins en dehors du régiment où le tabac est distribué gratuitement aux conscrits (mais pas le papier à rouler ni l’amadou pour son briquet, qu’il se fait envoyer régulièrement). Au départ – dans les années où il a dû faire l’acquisition de l’album rouge – les cartes qu’il écrit ont pour seul objet d’attester sa présence tel jour, en tel lieu. Telle est la fonction de la carte postale, qu’importe alors le contenu écrit. Sa carte la plus brève, datée de 1908 et envoyée par Simon à ses tantes pendant son service militaire, a pour seul texte sa signature, « Simon » (399)7. La correspondance la plus longue, en revanche, comporte 3 cartes – dont la première manque – et c'est la seule qui atteigne cette longueur (- ?-, 400, 428).
- Note de bas de page 8 :
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NB. Ces cartes se trouvent en ligne à leur place logique, intitulée « Abbeville » dans la partie « Album ». En revanche dans Correspondance, on les trouve au début, « Avant la guerre », et non pas dans « Printemps 1917 - Abbeville ».
(Coïncidence : ces deux courriers – le plus court et le plus long – tombent à la suite l'un de l'autre dans la chronologie de la correspondance Jeanjean8. Par ailleurs la série longue (- ?-400-428) comporte une petite énigme postale. Les deux dernières – suite d’une première manquante – sont entièrement consacrées au texte, sans place pour l'adresse. Elles auraient dû, en toute logique, être groupées avec la première manquante sous une enveloppe portant l'adresse. Or la carte 400, représentant le grand portail de l’église Saint Vulfran, porte un timbre à 5 centimes, tamponné du 23 août 1908, alors que la carte suivante ne porte ni timbre ni tampon. Le timbre tamponné est au recto sur la photo, comme sur toutes les cartes de cette période où d’ailleurs le texte pouvait déborder sur la photo – j'ignore si cela fait augmenter ou baisser leur cote pour les collectionneurs. Mais l’adresse ne se trouve cette fois ni sur l’une ni sur l’autre de ces deux cartes. Ont-elles pu être mises sous enveloppe avec le timbre à l’intérieur ? Ou bien, autre hypothèse, l’adresse figurait-elle sur la carte manquante, la première dans l’ordre du texte ? Et dans ce cas comment étaient-elles associées ? Je donne ma langue au chat, devant cette porte close, et laisse cette question aux historiens de la poste.)
(400)
- Note de bas de page 9 :
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Pour une fois la succession numérique épouse la chronologie.
J’aurais aimé m’étendre sur le texte de cette première vraie carte du jeune Jeanjean, militaire de 22 ans. On y apprécie déjà son talent épistolaire, son aisance à passer d'un sujet à un autre, menant avec fluidité une sorte de conversation écrite. Alors que l’image n’a généralement aucune importance. Il pourra arriver qu’il en fasse mention – rarement – pour présenter un lieu le concernant – ainsi à Contrexéville, l'hôtel Harmand où il sera logé à sa sortie d’hôpital : La flèche indique la fenêtre au premier étage de la chambre que j'occupe (266) – ou encore pour commenter l'actualité récente, déjà visible sur une carte postale, comme il en est de La Champagne, transatlantique échoué sur la plage de Saint-Nazaire (142, 143, 1449). Inversement il lui arrivera de puiser dans des stocks précédemment constitués en l'absence de ressources locales.
Quelques remarques sur la photographie
- Note de bas de page 10 :
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Réalisée à l’occasion d’une permission, celle-ci (1001) ne fut pas envoyée par la poste, et ne figurait pas dans l’album.
- Note de bas de page 11 :
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Chapitre 6, sous-partie consacrée à Denise.
- Note de bas de page 12 :
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Exemples : Blanche et les bonnes sœurs à Trégastel (1009), les cousins de Bazemont devant leur grange (1016), Poulain devant sa maison (1033), etc.
- Note de bas de page 13 :
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La carte du Négresco fait exception. Pour le reste il y a effectivement de nombreuses photos de soldats (1038, 1040 etc.), mais jamais au Front. Il peut d’ailleurs en exister d’officiers ou de groupes d’officiers (à vérifier), ce qui nous échappe ici.
En fait, le seul dispositif permettant de traiter d’une actualité immédiate particulière – « à la carte » c’est le cas de le dire – est la photo-carte, objet de diffusion privée et donc restreinte, à la différence des cartes postales des bureaux de tabac. Cette pratique extrêmement courante à l'époque dont nous parlons (et qui renaît aujourd'hui sous de multiples formes), exigeait un minimum de temps et de disponibilité. Nous avons vu celle de l’hôpital Négresco à Nice (11). Sur une autre prise quelque temps plus tard, en studio10, nous avons vu Simon et Blanche, elle soigneusement vêtue d'une longue robe noire, lui en uniforme avec calot, présentant fièrement leur petite Denise âgée de 2-3 ans debout sur une chaise11. Plus que d’actualité, il s’agit donc avant tout de se montrer soi-même à ses destinataires, soit sous forme de pur portrait, soit dans un lieu original présenté lui aussi comme objet secondaire du cliché. Il s’en trouve de tels dans nos archives12, mais très exceptionnellement dans l’album, les militaires en campagne ayant a priori d’autres chats à fouetter que de se faire tirer le portrait, seuls ou en groupe13.
- Note de bas de page 14 :
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Roland Barthes, La Chambre claire, note sur la photographie, 1980.
En tout état de cause, il s’agit toujours de photos posées. Les cartes de grande diffusion, quant à elles, peuvent très bien comporter des sujets vivants, photographiés soit à leur insu, soit sans que le photographe leur ait demandé leur avis ; le droit à l’image n’existe pas encore. Certaines cartes saisissent les « vraies gens » sur le vif, dans leur vie de tous les jours, et ce sont les plus émouvantes. Ces instantanés nous évoquent, tel qu’en lui même il était de son vivant, à un instant éternisé, un monde à jamais défunt. Seule saisie possible d’un présent qui la seconde d’après était déjà passé. Ce que la Photographie reproduit à l’infini n’a eu lieu qu’une fois, écrit Roland Barthes dans La Chambre claire14 : elle répète mécaniquement ce qui ne pourra jamais plus se répéter existentiellement. On dirait que la Photo emporte toujours son référent avec elle, tous deux frappés de la même immobilité amoureuse ou funèbre, au sein même du monde en mouvement.
Une de mes cartes préférées de la collection Jeanjean est la Rue de Nancy à Maron (366) entre pose et saisie sur le vif. On n'y voit aucun véhicule, et on imagine assez mal comment un véhicule pourrait se frayer un chemin parmi la volaille, poules et canards, visible au premier plan et plus loin sur la chaussée. Une femme s'avance vers le photographe (Lamor, buraliste comme l'indique la mention sur la photo), une autre aussi un peu plus loin portant un bébé dans ses bras, et d'autres gens encore, tous semblant regarder et s'avancer vers nous, quelque peu intrigués. On peut penser qu’ils n’ont jamais vu de photographe, au moins à cet endroit, et pas ou peu d’automobiles ; que le photographe se dépêche de prendre sa photo avant qu’elle ne soit trop près, et que donc cette photo a été volée. Laissant supposer l’instant d’avant et l’instant juste après, c’est mieux qu’un film, c’est une question. Et je n’en finis pas de la contempler, fasciné comme Roland Barthes par cette éternisation propre à la photographie. Je décrétai que j’aimais la Photo, écrit-il encore Barthes, contre le cinéma dont je n’arrivais pas cependant à la séparer.
Une autre image intéressante – une des trois consacrées au Transatlantique La Champagne – montre le bâtiment quittant le port de Saint-Nazaire (142). Magnifique départ, mais il était temps de prendre la photo car La Champagne ne prit jamais le large. La date de la photo n'est pas précisée. Simon Jeanjean, au verso, raconte qu'il est allé le voir échoué sur la plage la veille, c'est-à-dire le 25 juin 1915. Les conditions de l'accident font l’objet de la légende des deux cartes suivantes. C'était le 28 mai précédent, à 3 heures du matin. On colle donc, pour une fois, à l’actualité immédiate. Le navire s'était cassé en deux ; les 980 passagers avaient été sauvés. Ce paquebot, mis au monde en 1886 (la même année que Simon), a d'ailleurs subi entre-temps un nombre étonnant de mésaventures. Échoué une première fois, puis renfloué et rénové – chaudières neuves, cheminées rehaussées – il dérive ensuite pendant 5 jours en 1898 à la suite d'une avarie de machines. En 1912 il entre en collision avec un autre navire à Lisbonne. Bref, c'était un gros maladroit. Mais ce n'est pas ainsi qu'il apparaît sur la première des trois cartes. Et ce n'est pas en cela que cette carte nous plaît.
Panorama du Vieux Bassin – la Champagne quittant le port, telle est la légende. Mais curieusement le navire, aussi fringant soit-il, loin de tenir le premier rôle n'apparaît qu'en un arrière plan brumeux. On distingue en effet, à la façon d'une scène de théâtre, au moins deux premiers plans nettement distincts. Le navire est au fond, bordé à droite et à gauche de quelques mâts, à droite d’une grue du port. Nous l'apercevons de loin, bien au-delà du quai traçant une ligne horizontale à un tiers du bas du cadre. Le second plan est très animé. Sur la gauche au loin, un groupe de personnes vues de dos peuvent être en train d'assister au départ majestueux du paquebot. Plus près de nous – de l’objectif – s’en vont et viennent des passants indifférents : un cycliste, une femme avec un landau, quelques promeneurs, se déplaçant de gauche à droite ou inversement. Plus proche encore, un petit groupe nettement visible est figé en arrêt, composé de quatre personnes, dont deux se font face : à gauche un homme coiffé d'une casquette, et à droite une femme poussant un landau avec un bébé dressé, coiffé d'un chapeau. Tous, même et surtout le bébé qui occupe le centre du tableau (car on peut bien parler de tableau), regardent vers nous, vers le photographe peut-être, bref vers le premier plan constitué d'un très grand arbre dont le tronc noir occupe la partie gauche du cadre et le feuillage tout le haut, encadrant l'ensemble. Au pied de l'arbre, en tout premier plan en bas du cadre, un homme est couché, la tête comme enfouie dans le sol. En fait, c'est plutôt lui qu'ils sont en train de regarder et qui est finalement le sujet du tableau, et l'on se demande à tout jamais s'il dort ou s'il est ivre, ou malade, ou mort, et s'il ne faudrait pas lui porter secours, alors que le photographe prend sa photo, cette remarquable carte postale, et que personne ne bouge. Personne ne bouge puisque c'est une photo.
Courrier au fil des jours
Revenons à Contrexéville. La carte représentant le parc et les galeries (255) est également très animée. Vue en perspective fuyante un peu à la façon de celle de Maron, mais photographiée de plus haut et plus discrètement en sorte de ne pas perturber la scène, elle présente un échantillon social tout différent. Les promeneurs oisifs coiffés de canotiers, curistes parfois bedonnants, souvent munis de cannes, dames avec grands chapeaux à fleurs, tous tirés à quatre épingles, se croisent ou s'arrêtent pour converser ensemble. La carte colorisée inégalement – il reste visiblement du gris d'origine – nous ramène aux années insouciantes de la Belle époque, à certains tableaux de Renoir ou de Seurat.
- Note de bas de page 15 :
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Roman Jakobson – dans ses Essais de linguistique générale, Éditions de Minuit, Paris, 1963 – parlera d'une « fonction phatique » du langage, pointant ce que l’on fait quand on parle du temps qu’il fait, ou de l'enfant babillant, qui appelle « maman » alors qu’il n’a rien d’autre à dire. Ici apparaît la « fonction phatique... du courrier ».
Image trompeuse, pour le coup. Car le décalage est cruel, entre ce reflet persistant d’un refuge hors du monde et la réalité présente. Ces lieux naguère animés et colorés se trouvent maintenant désertés ou consacrés aux nécessités de la guerre. C'est là qu'à nouveau en panne, quelques noires années après la photo, Simon Jeanjean ronge son frein. L'enchaînement chronologique est clair, ensuite il se fera plus incertain, et le puzzle parfois restera en vrac. Pour moi, cela va à peu près, écrit-il à la fin d’une carte datée du 31 décembre 1915 (celle représentant le Pavillon de la source, version ancienne, 257), mes pieds me font moins mal. Je ne vois plus rien. Je termine donc en t'embrassant de tout cœur. C'est pour les pieds gelés – aux Éparges, en décembre 1915 – qu'il est hospitalisé cette fois, non pas pour ses yeux, même s’il reste malvoyant. Lorsqu'il dit je ne vois plus rien, c'est sa formule habituelle pour signifier qu'il n'a plus rien de particulier à raconter. D’autres fois c’est sans autre, autrement dit sans rien d’autre à raconter. Rien à raconter, cela ne l'empêche pas d'écrire. Il écrit qu'il n'a rien à écrire, l'important c'est d'écrire15, le lien familial est maintenu. Les cartes se suivent au jour le jour. Feuilletons-les :
(Carte représentant le Pavillon, vu de l’extérieur, 256 :)
Contrexéville 2 janvier 1916 – Ma chère Blanchette, – Nous voilà dans la nouvelle année, que va-t-elle nous apporter, espérons que ce sera la fin de nos misères et de l'éloignement, et d'ici quelques mois nous serons tous réunis. En attendant, je vais un peu mieux (...) Hier, pour le nouvel an il y a eu un véritable banquet. À midi la soupe, rôti de veau et purée de pommes, sanglier, confitures, brioches et le soir en plus de l'ordinaire, chausson orange et grog. Ils avaient bien fait les choses. Le sanglier avait été offert par un chasseur. C'est épatant. Pour les lettres et le mandat envoyé à Chevert, je ne l'ai pas encore reçu (...) .../…
(Carte représentant le Casino, 249 :)
…/... Et le travail cela marche-t-il ? Vas -tu toujours à l'ouvroir ? Si oui tâche d'avoir des boutons petits et gros de capotes car il y aura pas mal à recoudre quand je viendrai en permission. Mais ce sera sans le casque. On me l'a enlevé quand je suis entré à l'hôpital à Verdun… (...) Je ne vois plus rien à te raconter. Donne-moi beaucoup de détails dans ta prochaine sur les connaissances, sur ce que tu fais, sur ce que raconte notre fille que je te prie de bien embrasser pour moi. Je termine en t'embrassant mille fois de tout cœur – Ton mari qui t'aime – Simon
Blanche travaillait alors comme couturière, comme les tantes, en plus de son métier de dactylo. Il y avait un ouvroir non loin de chez eux dans le Vingtième, une de ces communautés religieuses où les femmes, les jeunes filles, travaillaient en commun encadrées par des sœurs. Elles pouvaient y apporter leur ouvrage et bénéficier à la fois du service et du matériel, et sans doute y effectuer un travail rémunéré qui leur était commandé par ailleurs, souvent au service des armées.
- Note de bas de page 16 :
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Voir ensuite, chapitre 15.
(L'ouvroir est un lieu commun permanent de la vie des Jeanjean, entre autres communautés féminines et religieuses visant à occuper des femmes en groupe, depuis Metz, rue Vincent-rue où habitaient les trois tantes au voisinage des sœurs de SVP, jusqu’à l'Initiative, plus tard, qui jouera un rôle important dans l'histoire commune de ma mère et des dernières sœurs Jeanjean16. On peut aussi s'amuser à dire que chez les Jeanjean il y avait l'ouvroir pour Madame, et le cercle pour Monsieur.)
Cartes suivantes :
- Note de bas de page 17 :
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Ceci dénote une attention précise aux choses économiques et financières, au sein même de l’économie familiale. Autre exemple : un bon de la Banque de France, daté du 6 août 1915 attestant d'un versement de vingt francs en or en échange de billets de banque, pour la Défense nationale (2030).
Contrexéville 4 janvier – Ma chère Blanchette – J'ai reçu aujourd'hui et on m'a payé le mandat que tu avais envoyé à Chevert. Tout est bien qui finit bien. J'ai reçu aussi du dépôt un paquet de lettres qui ne m'étaient pas arrivées. Dans l'une je vois que l'obligation17 doit être échangée ce mois-ci, n'oublie pas d'y aller et tous les mois de regarder aussi si elle n'est pas sortie. Donne m'en donc le numéro dans la prochaine, dans le cas où je verrais moi-même le tirage (...) (254)
Vendredi 7 janvier 1915 [sic, pour 1916] – Ma chère Blanchette, Mes chères tantes, Ma petite Denise chérie – J'ai reçu la lettre du quatre courant. Tu me dis que tu touches 0,25 de plus pour la petite. Est-ce l'allocation qui est augmentée, ou bien un autre secours ? Et pour le charbon y as-tu été tout de même ? Y a-t-il en définitive un peu de bénéfice sur celui qu'on achète ? Tu ne m'a pas dit quel genre de jouet contenait la boîte donnée par mon père à la petite ? Hier j'ai eu une surprise. J'ai reçu le colis que vous m'avez envoyé au commencement de décembre (…) [commentaires sur le petit salé, le chocolat, le tabac, le papier, l’amadou]. La pipe est très bien, légère, et je l'ai étrennée hier soir. Le colis était retourné au dépôt, et m'a été renvoyé ici. (…) …/… (251)
- Note de bas de page 18 :
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Pas grand-chose avant 1918 : n’y avait-il rien avant cette date ? Ou bien est-ce qu’il/elles ont omis de les conserver, ou les ont-ils tous utilisés?
La vie est dure pour les femmes restées à la maison. La chemise des archives intitulée « Guerre et restrictions » contient quelques documents de cette période et des suivantes : Tickets de pain, 100 grammes par ticket, pour les militaires en permission. – Carte individuelle d'alimentation et coupons, Ministère de l'Agriculture et du Ravitaillement, 1919-20. – Feuille d'expédition pour l'envoi de colis gratuits aux militaires une fois par mois, 1918. – Distribution gratuite de lait pour Geneviève Jeanjean dans ses premiers mois, Assistance publique, 1920. – Carte et coupons de charbon pour les besoins domestiques, Ville de Paris, hiver 1920-21(et ainsi de suite jusqu’à la guerre suivante et les nouvelles restrictions).18
Suite de la précédente :
- Note de bas de page 19 :
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Ici une nouvelle en creux, parmi bien d’autres. Mais nous n’avons aucune idée de ce qui a pu arriver à Jeanne Laurent (si tant est qu'elle s’appelât déjà ainsi, ou encore Stef ou Wattebault).
…/... Pour moi c'est toujours la même chose. Je n'ai plus si mal. Mais je ne peux pas m'appuyer sur le pied, surtout sur les doigts, et ils pèlent, la peau tombe complètement. Ici il fait un temps superbe et c'est vexant d'avoir gelé pendant deux mois, pour être couché par un beau soleil comme cela. Ceux qui peuvent sortir se promènent dans le parc qui m'a paru superbe hier, quand je suis sorti pour mes lunettes – Je ne vois plus rien pour aujourd'hui. Embrasse bien fort ma petite poupée chérie pour moi – Donne moi beaucoup de détails dans tes lettres, et je termine en t'embrassant mille fois de tout cœur. – Ton mari qui t'aime – Simon. –
As-tu eu des nouvelles de ta sœur Jeanne ?19 (252)
Mercredi 12 janvier 1915 [sic – pour 1916] – Ma chère Blanchette, – Je reçois ta lettre du 11. Tu vois que vos lettres ne sont pas longues à venir. Je suis content que l'allocation soit augmentée c'est toujours ça. Et cela tombe bien que les cousins [probablement les braves cousins de Bazemont] vous envoient des patates. N'oublie surtout pas de les remercier. Cela m'étonne que le travail ne marche pas mieux que cela. Les journaux parlent tout le temps de la reprise des affaires : elle est propre. Là-dessus comme sur le reste ils nous montent le coup. Je viens de recevoir un aimable mot de Florent Matter, et je reçois aussi une lettre de chez Tourniéroux. Ils me demandent si je pourrais venir cette année faire l'inventaire ! ! Tu ne me dis pas de ce que Daniel [Poulain ?] a eu pour aller à l'hôpital. Est-il retourné sur le front ? Et Lucien [Lemoine], où est-il maintenant. Victor a de la veine de rester au Maroc, j’irais bien le rejoindre !… (263)
L'entreprise Tourniéroux n'avait pas cessé de fonctionner pendant la guerre. Simon Jeanjean était resté en contact avec son employeur, toujours prêt à reprendre son activité professionnelle lors de ses permissions, si tant était que l'entreprise, elle, ne fermât pas. Elle a bien dû fermer parfois, le directeur étant réquisitionné. Le 18 juin 1915, Simon à Saint-Nazaire disait avoir reçu un mot de Tourniéroux de Limoges (185). Il semble en effet que Léonard Tourniéroux ait pu être affecté à Limoges, sa ville d'origine. Quant à la demande de Tourniéroux concernant l'inventaire, le double point d'exclamation est éloquent : ils ne doutent décidément de rien chez Tourniéroux, non mais sans blague ! ! Cela dit les relations restent excellentes. Dès le 29 janvier il se réjouira d’une gratification de 10 francs reçue de Tourniéroux (266).
Vendredi 14 janvier – Ma chère Blanchette, (…) Je te remercie bien de m'écrire souvent. Malgré tout on s'ennuie loin des siens. Et comme je voudrais entendre notre petite bavarde de Ninise qui ne disait pas encore grand chose quand je suis parti. C'est triste d'avoir des enfants, et de ne pas les voir pousser, d'être là bêtement couché à perdre son temps, au lieu de gagner sa vie ! (...) En attendant, j'aurai le bonheur pendant sept jours d'y goûter un peu. Quand, je n'en sais rien, car cela ne va pas encore fort. Je me lève pour manger et je me recouche le soir après la soupe, car je n'aime pas beaucoup manger au lit qu'on remplit de mie de pain. Je termine en vous embrassant toutes de tout cœur. – Simon. (262)
Une permission se fait attendre, conditionnée par son état de santé. Ce sera pour le 11 février (mentionnée dans le mini-carnet). Cette dernière carte, côté face, représente une étrange cabine en bois entourée d'appareils divers : Contrexéville – Mécanothérapie (appareil du Dr Bidoux). Cet appareil de torture était destiné à combattre les déviations du rachis. La médecine a toujours voulu redresser les corps.
- Note de bas de page 20 :
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Bidou [sans ‘x’], Gabriel, Mécanothérapie et déviations du rachis, Paris, 1903.
La mécanothérapie (…) est une science ancienne, que nos pères avaient abandonnée et que nous reprenons de nos jours (…) On raconte en effet qu'Hippocrate attachait ses malades atteints de gibbosités sur une échelle et les précipitait du haut d'un toit dans le vide, tantôt les pieds en avant, tantôt au contraire la tête la première suivant le siège de la difformité. En arrivant à terre, l'échelle rendait une secousse des plus violentes au pauvre malade, ce qui devait guérir sa déviation. Il est vrai, dit l'auteur qui rapporte ce fait, que « les guérisons étaient rares ». Nous avons adouci nos mœurs et nos traitements… 20
(262)
Poursuivons :
Contrexéville, dimanche 16.1.16 – Ma chère Blanchette, – Je reçois à l'instant ta lettre de vendredi et m'empresse de te répondre. Tu me dis que tu as reçu un avis du comité alsacien lorrain ? Qu'est-ce que c'est que cela. C'est peut-être les Enfants de Metz que tu veux dire ? Je prends note du numéro que tu me donnes, et je regarderai. Vois-tu que cela nous tombe un jour ! Je vois que notre fille se familiarise avec les étrangers et qu'elle est copine avec Mme Aubry. Mais qu'est-ce qu'elle peut lui raconter ? Tu devrais bien me raconter quelques-uns de ses bavardages, cela doit être drôle… (247)
- Note de bas de page 21 :
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Cf supra, chapitre V.
Où il se confirme que Simon faisait bien patrie de l’association dite des Enfants de Metz21… ce qui n’intéressait guère Blanche. Ce lien, vivace en 1916, sera maintenu fidèlement par la suite.
[Date incertaine, le début manque] .../...tôt [ ?] à la compagnie, car ici c'est encore la zone des armées, et on ne passe pas par le dépôt, pour revenir au front, mais après la permission on revient dans la région, et ils vous habillent et équipent et on rentre à sa compagnie. Enfin, ce sera toujours quelques semaines de tirées et sept jours au lieu de cinq de permission. Du reste je ne suis pas encore guéri et pendant ce temps-là les mauvais jours, janvier surtout, se tirent.(...). Je vois d'après vos lettres et celles de Blanche, que ma petite poupée cause bien maintenant. Ce que cela doit être amusant de l'entendre. Mais j'y pense, elle va déjà avoir trois ans. Si le temps passe tout de même… (253)
Simon Jeanjean lecteur insatiable...
- Note de bas de page 22 :
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Oncle et fidèle parrain d’Ambérieu (voir plus haut, chapitre I et passim).
Contrexéville 8-1-16 – Ma chère Blanchette, – Un petit mot pour te remercier de la lettre du six courant que j'ai reçu hier, en même temps qu'une carte de Émile Rousseau22. (...) Quant aux 5 F envoyés par mon père je les attends encore. (…) Tu me demandes si je veux de la lecture. Il n'y en a pas des tas ici, malheureusement. Mais d'un autre côté 5 ou 6 feuilles littéraires j'en aurais pour lire 3 ou 4 jours et cela reviendrait au même. En tapant l'abbé, j'arriverai bien à avoir de quoi lire pendant que je serai ici, ce n'est donc pas la peine de m'en envoyer… (244)
Lundi 10 janvier – Ma chère Blanchette, – Pas grand chose de nouveau. Vais toujours à peu près et je me suis levé un peu aujourd'hui (pour m'asseoir du reste sur une chaise !) (...) Je bouquine, et vous savez si j'aime ça, je lis tout ce que je trouve. L'abbé m'en prête. Les copains à droite à gauche ont un livre. Je surveille quand ils ont fini pour le leur emprunter, et j'arrive à ne pas manquer de bouquins. Sans autre embrassez bien ma fille chérie pour moi. Je vous embrasse toutes de tout cœur... (255)
- Note de bas de page 23 :
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La dernière adresse de Simon Jeanjean à Paris, et où je venais chez ma marraine étant enfant, 21 rue de la Chine, Paris 20e.
C’est long les jours à l'hôpital. Pourtant il y en a un qui ne s’embête pas trop, c’est Jeanjean-le-liseur. Il a besoin de lecture comme de pain. Ses filles nous l’ont dit, et sa bibliothèque en témoigne. Elle est principalement logée dans le meuble blanc à deux portes grillagées que je me souviens d’avoir vu jadis rue de la Chine23 et que j’ai retrouvé dans le grenier de Lardy. Il y avait des livres de toutes sortes dans les rayonnages du haut, principalement des romans – dont certains assez récents, édités dans les années cinquante et au-delà – et dans la partie basse, non grillagée, des piles de revues anciennes dont le point commun était de publier en feuilleton le tout-venant de la littérature populaire – romans d’aventure, policiers ou à l’eau de rose – revues que j’ai d’abord considérées comme anciennes et dépassées, et dont il on ne sait pas toujours si elles avaient été acquises par Simon lui-même, ou héritées des générations précédentes. Il avait évidemment prolongé et renouvelé lui-même la plupart des abonnements, et en avait ajouté d’autres au fil du temps. Il y avait d’ailleurs dans ce grenier une quantité d’autres livres plus sérieux, ne relevant pas de cette catégorie...
- Note de bas de page 24 :
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Rappel : ces références numériques continuent de désigner les cartes postales de Simon Jeanjean dans lesquelles ces titres sont mentionnés, et tous les documents du Fonds Jeanjean. On voit combien ces abonnements comptent pour lui. Les cartes postales de l’album portent les numéros 1 à 640. Les titres ici mentionnés sont d’ailleurs absents pour la plupart de l’inventaire Jeanjean en tant que documents réels. Je n’ai inventorié, dans la partie « Bibliothèque » de l’inventaire, que des documents participant de l’histoire politique, en lien avec celle-ci (sur la Lorraine, la Démocratie chrétienne, etc.).
- Note de bas de page 25 :
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Revue du Syndicat des Employés
- Note de bas de page 26 :
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Fantasio, magazine gai, parut deux fois par mois de 1906 à 1937, puis en 1948, en lien avec le journal Le Rire. On pouvait y lire des articles concernant le monde du théâtre, du music-hall, les aspects fantaisistes de la scène et des lettres, mais aussi la vie politique et publique en général, sous la plume de Georges Courteline, Tristan Bernard, Louis Delluc, Cami et bien d’autres du même agréable acabit, sans compter les illustrateurs.
Nombreux sont les courriers dans lesquels il est question de lecture, d'abonnements ou de brochures qu'il a lues et commente, ou qu'il souhaite recevoir : Les Enfants de Metz, comme on vient de le voir (247)24, l'Almanach du messager boiteux (75), l'Alsacien-Lorrain bien plus tard (521), entre autres journaux locaux, les Contes de la tranchée (188), l’Écho de Paris (56), l'Employé25 (91), Fantasio (356)26, la « feuille littéraire » (laquelle ?... 473, 401, 355, 356), la Libre parole (128, 91), et puis « le journal » (lequel ?) que sa femme lui envoie régulièrement (359), la presse locale sans plus de précision (128). Sans parler de lectures plus longues, de romans notamment, qu’il se procure dès qu’il le peut...
La bibliothèque, Simon Jeanjean y va aussi souvent qu’à la messe, sinon plus. Et comme il note tout et conserve tout, tant mieux pour nous, on dispose d’un relevé exhaustif de la sienne, sous le titre, justement, de Bibliothèque écrit sur la couverture renforcée d’un épais document (2763). Très impressionnant. Encore un cahier initialement ordinaire, et qui, suralimentation oblige – d’où obésité – ensuite a fait craquer ses coutures et exigé des renforts de toutes parts à l’instar de l’album de cartes postales. Comme l’album, je ne serais pas étonné qu’il ait commencé à tenir ce cahier dans les années ici relatées, mais il l’a évidemment poursuivi bien au-delà. Une robuste couverture en carton a été ajoutée par-dessus. À l’intérieur le papier est fortement jauni et cassant, bien des feuilles ou cahiers ont été ajoutés et collés. 150 pages au total. Ce « catalogue » (liste) est d’abord un mystère pour moi, je n’arrive pas à penser comment il a pu l’alimenter au fil des années, consistant en une liste d’auteurs avec œuvres, extraordinairement fournie mais sans classement discernable – ni alphabétique, ni chronologique – mais correspondant sans doute au classement dans sa bibliothèque. Les a-t-il tous lus ? Du moins les connaît-il exactement. Cela va des œuvres complètes de Bossuet à Delly, en passant par Jules Déroulède et Miguel Zamacoïs… soit 350 auteurs – et donc un nombre d’œuvres beaucoup plus important, ce qui est incroyable pour une bibliothèque privée stockée dans si peu d’espace. À la page 57, par exemple, se côtoient… Georges Duhamel, H. Ardel, Florence Barclay, Alexis Piron… – un auteur reconnu avec des auteurs-trices de romans à deux sous, puis un chansonnier du XVIIIe siècle – ...Richard Wagner ( ? trouvez l’intrus), ...Pierre Villetard, puis Émile Zola, nom sous lequel je ne vois que… deux titres : Le Vœu d’une morte et Thérèse Raquin (pas vraiment représentatif de l’auteur des Rougon-Macquart. Jeanjean aurait-il boudé le dreyfusard Zola ? Cela doit relever d’une époque ancienne, car j’ai peine à croire qu’il s’en soit tenu là, ce papivore) !
- Note de bas de page 27 :
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À raison de plus de 50 titres et auteurs par pages – soit plusieurs centaines encore - non comptabilisés dans les 350 relevés plus haut (apparaissant au même niveau que les titres de revues).
À ces noms se mêlent peu à peu, dans son cahier, les titres des collections dont la plupart sont des revues de grande diffusion publiant les œuvres sous forme de feuilletons. Les Veillées des chaumières apparaissent en premier, puis quelques pages plus loin L’Ouvrier et Le Petit Écho de la Mode. L’écriture est fine et soignée, le relevé détaille les titres et auteurs27. Il y aura ainsi une bonne douzaine de revues, auxquels on peut difficilement croire qu’il fût abonné en totalité. Pour L’Ouvrier, c’est sans doute sa collection la plus complète, puisque la liste du Cahier remonte à 1862 – héritage des générations précédentes – et qu’il reprendra l’abonnement dans les années soixante, collection que j’ai retrouvée empilée dans le bas du meuble blanc à Lardy.
Cahier Bibliothèque, détail d’une page (2763)
Le cahier est manifestement réservé aux lectures littéraires et de loisir, laissant d’abord de côté de nombreuses lectures « sérieuses ». Or vers la fin, les séries et collections viennent à l’emporter complètement sur les noms d’auteurs, qui se retrouvent au second niveau. S’y trouve ensuite un autre type de séries, thématiques celles-là, et beaucoup plus sérieuses (Résistance, Religion, Histoire, Voyages, Questions sociales). Bref, c’est un beau fourre-tout. Mais un travail impressionnant, reflet d’une somme de lectures à l’avenant.
Contrexéville 18 janvier – Ma chère Blanchette, – Toujours pas grand chose de nouveau. En attendant le temps passe. Car cela ne va pas très vite. Il faut dire qu'ils ne font rien sauf de loin en loin, des bains de pieds. Il paraît qu'il n'y a pas de remède, qu'il faut attendre que le sang revienne dans les parties gelées. Je crois que les médecins ne savent pas eux-mêmes ce que c'est que cette maladie. Il faut dire qu'avant la guerre elle était inconnue. Une seule chose, c'est qu'il faut du repos, dès le début de la maladie, et cette année, ils évacuent les pieds gelés aussitôt alors que l'année dernière ils attendaient jusqu'à ce soit grave si bien qu'il était trop tard, et qu'il fallait couper les doigts quand ce n'était pas le pied. En attendant je me passionne sur "La porteuse de pain". 450 pages : il y a de quoi lire ! (265)
Les pieds gelés, une maladie inconnue ? Première nouvelle... Mais ne soyons pas simpliste, la santé du soldat Jeanjean est une affaire compliquée. Heureusement qu’il y a la lecture.
...de romans populaires, entre autres
La lecture, toujours et encore ! Cette fois c’est un bon gros roman populaire, La Porteuse de pain. Comme dans les Misérables, Michel Strogoff, ou Blake et Mortimer en BD, il y a un méchant diabolique et des héros innocents qui après des épreuves incroyables finiront par s’en tirer. Les héros comme les méchants peuvent naviguer de par le monde entier, ils se retrouvent toujours comme dans un mouchoir de poche. Et tu dévores le bouquin comme une drogue, comme le pain de la porteuse avec du chocolat, tu n’arrives plus à t’en passer et tu y reviens tout le temps. La Porteuse de pain, roman de Xavier de Montépin, fut publié d’abord en feuilleton dans Le Petit Journal en 1884, puis en édition complète l’année suivante. Archétype de la littérature populaire à faire pleurer Margot, et à lire d’une traite sans pouvoir s’arrêter, de rebondissement en rebondissement. Aujourd’hui, on avale des polars, des romans d’aventure ou à l’eau de rose, on regarde des séries qui pareillement vous harponnent et ne vous lâchent pas. Et il me plaît qu’aujourd’hui l’album et les archives de Simon Jeanjean soient hébergées ici à Limoges, dans les rayonnages de la Bibliothèque Universitaire de Limoges aux côtés du Fonds Constans, ou bibliothèque personnelle d’Ellen Constans (1930-2007), fondatrice à l’Université de Limoges du Centre de Recherche en Littérature Populaire (CRLP). J’y ai puisé savoir et plaisir, emprunté à gogo des romans d’aventure et à l’eau de rose. Mais je n’avais pas lu La Porteuse de pain, avant de le voir mentionné par Simon Jeanjean à Contrexéville. C’est chose faite maintenant.
« Fin du XIXe siècle. Jeanne Fortier (l’innocente héroïne) est injustement accusée d'avoir tué son patron et mis le feu à l'usine qui l'emploie. Après avoir repoussé les avances du véritable assassin, (l’infâme canaille) Jacques Garaud, elle est condamnée à la prison à vie. Jacques Garaud a volé de l'argent et un projet d'invention "une machine à guillocher les surfaces courbes" à Jules Labroue, le directeur de l'usine. Il fuit en Amérique et fait fortune avec l'invention volée (bien mal acquis). Il revient en France avec le nom de Paul Harmant. Ovide Soliveau, le cousin du vrai Paul Harmant décédé, fera chanter Jacques Garaud. Il s'est procuré une "liqueur de vérité" (ressource providentielle) qu'il a donnée à boire dans un verre de Chartreuse verte au faux Paul Harmant afin de connaître sa véritable identité et de lui faire avouer son forfait. Quant à Jeanne Fortier, c'est une femme vieillie qui, ayant perdu la trace de ses enfants, s'évade vingt ans plus tard et devient porteuse de pain » (à suivre).
- Note de bas de page 28 :
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Synopsis de l’adaptation cinématographique réalisée en 1963 par Maurice Cloche avec Suzanne Flon, Philippe Noiret et Jean Rochefort dans les rôles principaux. Auparavant La Porteuse de pain avait déjà été adaptée au théâtre par son auteur (en 1889), puis portée à l’écran 5 fois Par Louis Feuillade dès 1906, par Georges Denola en 1912, René Le Somptier (1923), René Sti (1934, avec Fernandel en boulanger), auxquelles s’ajoute une première version de Maurice Cloche en 1950, production franco-italienne (La portatrice di pane). Et il y en eut encore une autre après, en 1973, sous forme de mini-série télévisée, en 13 épisodes de 26 minutes, réalisée par Marcel Camus (avec notamment Martine Sarcey, Jacques Monod, Bernard Giraudeau, Carole Laure, Philippe Léotard et j’en passe)...
Tel est le synopsis28. Je ne vous dis pas le succès de cette émouvante histoire. Chez les Jeanjean avant Simon, comme dans beaucoup de foyers, de chaumières, on lisait de ce genre de choses, généralement sous forme de feuilletons à suivre dans des revues, comme on l’a vu plus haut.
- Note de bas de page 29 :
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Voir Ellen Constans, Ouvrières des lettres, PULIM, 2007 (coll. Médiatextes).
- Note de bas de page 30 :
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Édition citée ici : Mélos, Presses de la Cité, 1992 (coll. Omnibus), 1326 p. Contient : La porteuse de pain, de Xavier de Montépin ; Le maître de forges, de Georges Ohnet ; La charmeuse d'enfants, de Jules Mary.
- Note de bas de page 31 :
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Pages 497-498.
Je l'ai lu(e) à mon tour, la Porteuse (lue avec un « e », tant pis pour la grammaire et même si l'auteur est un homme à la différence de bon nombre de ces romans à deux sous écrits par des femmes sous pseudonyme masculin29). Je l’ai lu comme j'’ai lu plusieurs livres de la bibliothèque à Jeanjean, autre manière de marcher sur ses traces. Et ce fut un roman dans le roman, de le lire en pensant à lui, de faire entrer dans ce roman le roman des Jeanjean. Le temps s'y abolit, comme à relire les cartes postales qui sont toujours au présent. Jeanne, l’innocente héroïne, s'enfuit avec son fils, le petit Georges, de l'usine en flammes où son mari est mort, car elle sait que Jacques Garraud, l’infâme canaille, a fait en sorte qu'elle soit accusée. Je te porterai mon mignon, dit-elle à Georges à la page 6530, comme Jeanjean s'adressant à sa fille ou même à sa femme, Je t'embrasse bien fort mon mignon, ton mari qui t'aime (125). Le bon curé Laugier qui accueille Jeanne à la page 76 évoque, lui, l'évêque Myriel des Misérables, mais sa soutane est la même que celle de tous les abbés ou curés fréquentés par Jeanjean – comme celui de Contrexéville à qui il emprunte des livres (255). L’infâme canaille, à la page précédente, avait choisi de se faire appeler « Harmant », c'est justement le nom de l'hôtel (Harmand avec un d) habité par Jeanjean lisant La Porteuse à Contrexéville à sa sortie d'hôpital. Les personnages s'appellent Lucie, Lucien, les femmes sont couturières à Paris, vont chercher l'ouvrage chez leurs client(e)s pour le faire à la maison, et je me dis qu'il en allait pareillement pour les tantes, pour Blanche, et plus tard encore pour ma marraine. Les personnages emploient des tournures populaires, comme « N-I-Ni, c'est fini » à la page 442. Quand ils arpentent en courant les quartiers de Paris31, je les suis comme j’ai suivi les Jeanjean. Quand l'héroïne à la page 147 s'évade de chez les sœurs de Saint-Vincent de Paul où elle était retenue de force, je me dis que Denise elle aussi aurait dû s'évader. Je lis la Porteuse de pain, courant de page en page en me demandant comment cela finira même si je sais que cela finira bien, à la différence de l'histoire des Jeanjean dont je connais la fin. Quand l'histoire s'aventure dans des bas-fonds sordides, je pense au voisinage brutal du 140 rue de Ménilmontant, dans ces mêmes années trente où Denise est partie. Quand Mary, la pauvre petite malade, s'affaiblit de jour en jour, je pense à Madeleine, la seconde fille née en 1917, je sais qu'elle ne vivra pas longtemps. Mais j’arrête là mes divagations à l’eau de rose. Comment Jeanjean penserait-il à tout cela qui n’est pas encore arrivé ? Pour lui c’est bien assez de pouvoir s’évader de ce qui lui arrive. Car Simon a toujours les pieds gelés, à Contrexéville où il stationne depuis un bon mois.
Quitter Contrexéville, et après ?…
Jeudi 20 [janvier 1916] – Ma chère Blanchette, – Je reçois ta lettre du 18. Pour mes pieds, c'est à peu près la même chose. Cela ne me fait pas trop mal. Ils pèlent complètement. Mais je peux marcher, le gauche va bien et le droit me fait un peu boiter, il est encore un peu enflé. Il y a 15 jours, on nous avait enlevé les beaux lits en cuivre qu'on avait pour nous donner des lits plus étroits. Hier. On nous les a redonnés, c'est des lits qu'on avait réquisitionné dans les hôtels à 150 F pièce et les propriétaires n'ont pas voulu les reprendre (…) Ils ont fait des progrès pour la nourriture. Cette semaine nous avons eu deux fois des choux-fleurs et un soir de la dinde ! (...)
NB. Tu ne m'as pas dit si tu avais pu avoir des boutons de capotes, et des bouts de drap bleu ? Pour quand je viendrai. (264)
Le 22 janvier enfin l’amélioration se confirme. Première sortie hors de l’hôpital (250).
- Note de bas de page 32 :
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Extrait d’une carte dont le début manque ; la date est très probablement le 23 janvier.
.../...32 j'avais écrit pour le nouvel an. M. Thibault va toujours bien, mais est fatigué. M. Doral est caporal sans avoir quitté son hôpital. Encore un embusqué. (…) Mon pied va mieux. Seul le pouce ne veut pas dégeler, et me taquine surtout le soir. Quant à l'autre indisposition, cela va un peu mieux. Je voulais aller ce matin à la messe, mais l'abbé me l'a déconseillé, car il faut y aller en sabots et je ne pourrais pas marcher en ce moment avec ça. (...) (261)
Encore un embusqué… Qui dit embusqué dit pistonné. Cela les horripilait, les bons petits soldats, de voir les pistonnés échapper aux corvées, comme de voir certains 'bons Français' se remplir les poches à l'arrière. On trouve, dans le n° 1 de « La Fourragère », journal du 51e R.I., un poème qui dit et répète son mépris de cette engeance (3011). Jeanjean n’a rien d’un embusqué. Hospitalisé, c'est tant pis pour sa santé et tant mieux pour sa vie, mais embusqué jamais. Ni simulateur. Ni rebelle d'ailleurs. Ce n'est pas lui qui se serait mutiné contre la mère patrie. Résistant ? Ce sera une autre affaire…
Aux embusqués Pendant que le guetteur au bord de la tranchée Le front lourd de sommeil, veille, les yeux braqués Dans la nuit noire où siffle une balle égarée… Faites des rêves bleus, Messieurs les Embusqués ! Pendant que les shrapnells tracent un sillon large Et rouge dans nos rangs ; que nos clairons restés Debout sous les obus sonnent, sonnent la charge… Allez prendre le thé, Messieurs les Embusqués ! |
Pendant que sur la plaine, uniformément grise, Hurlant sous la douleur, tout seul, les bras crispés, Mon enfant de vingt ans lentement agonise… Dansez donc le tango, Messieurs les Embusqués ! Extrait du Diable au cor, cité dans La Fourragère, n° 1, page 1 (3011) |
Contrexéville 24 janvier – Ma chère Blanchette, – Un mot pour t'informer de mon changement d'adresse. Je suis maintenant à : Hôpital hôtel Harmant - Contrexéville Vosges. Hier dimanche j'ai pu aller à la messe, l'église n'est pas bien loin, il y a une chorale qui chante pas mal, à la messe militaire. L'après-midi, il y avait une matinée, par des artistes du théâtre de Nancy réfugiés. Ils ont joué Les Deux sourds et on a passé une bonne après-midi...(248)
- Note de bas de page 33 :
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Voici l’histoire (à ne pas confondre avec le sketche homonyme qui en 1930 sera joué par Raimu et Poupon) : Damoiseau est sourd (c’est le premier)... ce qui ne l'empêche pas d'entendre les insultes (hilarantes) que, sous couvert de compliments, lui adresse Boniface, son domestique. Car Boniface supporte mal son autorité tyrannique – qu’il exerce aussi sur sa fille Églantine, en chassant tous les prétendants possibles (très original). Or, voici que Placide, un de ceux-ci, chassant le lapin sur la propriété de Damoiseau, est arrêté par le Garde-champêtre. Pour échapper aux reproches du proprio, Placide feint la surdité (deuxième sourd). Tout est bien qui finira bien.
L’après-midi il y avait une matinée… Habitué des sorties du dimanche., notre Simon en connaît le vocabulaire. Il est bon public, friand de spectacle amateur, y compris, de préférence, sous les formes les moins officielles et les plus spontanées. Par exemple en début 1917, du côté de Toul :...après manger, nous avons été à notre café habituel. Il y a maintenant des amateurs qui tous les soirs font un petit concert, et on passe un bon moment (369) ; ou encore : …avant-hier soir, on a passé une bonne soirée. Un copain qui prétend faire du spiritisme a soi-disant endormi un poilu. Tu parles d'un rire. Il s'était adressé à un acteur qui a joué le rôle d'une façon épatante (276). Il participera toujours avec plaisir à de telles réunions récréatives et continuera de le faire avec ses filles - fêtes des écoles, fêtes scoutes, fêtes de patronage diverses et plus ou moins variées. Ici-même, on pourrait dresser une liste des séances de musique ou théâtre aux armées auxquelles il assista : concerts, soirées théâtrales, cinéma. Six mois plus tôt, au front, c'étaient les brises de Zamacoïs et les nez de Cyrano. Cette fois, Les Deux sourds, comédie en un acte de Jules Moinaux, datant déjà de 1866 mais qui reste un « tube »33. Jules Moinaux était le père de Georges Courteline, les chiens ne font pas des chats.
Pour ce qui est de Contrexéville, la quille s’approche, d’ici une quinzaine de jours et une quinzaine de cartes. Passons sur la suivante (246), consacrée principalement à demander qu’on lui envoie quelques provisions, dont un morceau d’amadou – du petit comme d’habitude – suite à un accident de tiroir de sa table de nuit. La suivante encore (266) accuse réception d’une gratification inespérée reçue de Tourniéroux. La carte représente une rue vue en ligne de fuite diagonale, avec une façade portant le nom Hôtel Harmand (NB. La flèche indique la fenêtre au premier étage de la chambre que j'occupe).
Mais il y a parfois plus inquiétant que l’approvisionnement en amadou.
Contrexéville, 31.1.16 – Ma chère Blanchette, – Je crains que l'accident du Zeppelin soit dans notre quartier. Les journaux ne donnent pas le nom des rues mais les détails me font craindre que ce soit de notre côté. Écris-moi vite pour me rassurer à ce sujet. J'espère que ni toi ni les tantes n'avez eu à souffrir et n'avez pas trop été effrayées. Mais j'attends des nouvelles avec impatience. A part cela pas grand-chose. Mon pied est toujours à peu près la même chose. Joins-moi à la prochaine quelques cartes-lettres du poilu, c'est très pratique pour écrire un mot aux copains et je n'en ai plus… (242)
Saleté de Zeppelin, il y avait de quoi s’inquiéter. Dans la soirée et la nuit du 29 janvier, un ballon dirigeable allemand avait lâché 17 bombes sur l'Est de la capitale. La première, tombée sur le boulevard, avait crevé la voûte du métro Couronnes à Belleville, juste après le passage d’une rame. Le vacarme de l’explosion s’était propagé de station en station, semant la panique. On avait relevé 26 morts et 32 blessés dans les quartiers de Belleville et de Ménilmontant. Funérailles nationales le 7 février suivant. Le Zeppelin LZ49 avait décollé de Mainvault en Belgique. L’alerte avait été donnée et des avions avaient décollé du Bourget pour tenter de l’intercepter, mais la météo était défavorable – plafond nuageux très bas, noyant les faisceaux lumineux des projecteurs. Chaque Zeppelin, rendez-vous compte, pouvait transporter 40 à 50 tonnes de bombes, à une vitesse pouvant dépasser les 100 km/h, et voler jusqu’à 5000m d’altitude ce qui leur permettait d’atteindre n’importe quel point en Europe. L’inconvénient, si j’ose dire, de ces diaboliques cétacés des airs, c’est qu’ils offraient – du moins dans des conditions météorologiques normales – des cibles idéales aux tirs des avions de chasse, avec leur volume de 50 000m3 et leurs 150 mètres, ce qui explique la durée finalement limitée de leur carrière militaire. Le LZ49 put mener sa mission à son terme, mais à son retour en Belgique il était endommagé et irrécupérable. Côté Jeanjean, ouf, elles en seront quittes pour la peur. Quant à lui, le départ est pour bientôt. Dernière double carte :
Lundi 7/2/1916 – Ma chère Blanchette, – Comme je le prévoyais, je suis "liquidé" pour cette semaine. Je ne sais si je partirai demain ou jeudi. (…) Quant à la convalescence, on n'en donne pas ici, et on ne va pas au dépôt. Je ne verrai donc pas Brest pour cette fois. Après la permission, on va je crois à Neufchâteau dans un dépôt d'éclopés et là il vous équipent et on retourne de suite sur le front, à moins qu'ils reconnaissent qu'on ne peut pas encore y aller, et alors ils vous …/… (259)
…/...gardent là, en attendant. Je vais donc avoir le bonheur de vous voir bientôt. C'est embêtant que tu aies commencé à travailler aujourd'hui. J'espère que tu pourras avoir un peu de liberté quand je serai là. Je ne vois plus rien. Embrasse bien ma poupée chérie pour moi. Je vous embrasse toutes de tout cœur.
A bientôt. - - Simon. (243)
Fin de l’épisode. Pourquoi « Brest » ? Sans doute un nouveau dépôt d’éclopés sur lequel il aurait pu compter – car son pied reste douloureux – au lieu d’un troisième séjour à Saint-Nazaire. De toutes façons c’est raté. A suivre.