Chapitre XVII – Résistance

https://doi.org/10.25965/ebooks.195

p. 252-265

Sommaire

Texte

Non, Pétain n'est pas ce bénin "maréchal de France" qu'on voudrait nous faire passer pour une nouvelle Jeanne d'Arc – autant dire une vessie pour une lanterne. Bien loin de là, rien de plus urgent que de s'opposer à lui, suiveur et outil de l'Allemagne nazie. Jeanjean, non content de relayer une information de résistance, sans hésiter participe à l’action secrète, on va voir comme. Suivons-le jusqu'à la Libération.

Résister à Pétain et à sa propagande

Face à cette capitulation de la pensée, à cette phraséologie suspecte, face aux faisceaux, aux uniformes noirs, une lutte se mène, active par les armes (à l'extérieur sur quelques fronts, à l'intérieur dans la clandestinité et les maquis), passive dans la vie quotidienne, par tous les moyens, en s'appuyant sur des réseaux préexistants. La résistance passive fait l'objet de toute une propagande clandestine. Ainsi se trouve-t-il dans le Fonds Jeanjean, à côté de la propagande vichyste et des coupures de journaux collaborationnistes, collationnés sans plus de commentaire, un deuxième ensemble de documents relevant sans ambiguïté de la Résistance. Ceux-ci – les uns diffusés à titre de contre-propagande pour le grand public, les autres d'information destinée en interne aux réseaux résistants – se trouvaient dispersés dans plusieurs dossiers.

Pour commencer, sous le titre « Le cas Pétain », un long texte de trois pages serrées, daté d'avril 1942 (2629), lève toute ambiguïté quant au respect que pourrait encore avoir notre Jeanjean pour la personnalité et quant aux motivations politiques du vieux maréchal. Le texte est malheureusement très peu lisible – recopié d'après un original ou des copies précédentes dont la source n'est pas citée – sur un papier pelure jauni, usé et déchiré sur les bords, en caractères d'un bleu très pâlissant, bref, complètement délabré à la façon de la « Prédiction de Sainte-Odile » déjà citée (2637). L'introduction annonce clairement l'idée générale :

Si certains Français collaborent avec l’envahisseur et tendent ainsi à retarder la libération de la Patrie, c’est parce qu’ils ont gardé leur confiance en PÉTAIN. « Puisque le Maréchal ordonne la collaboration, c’est qu’il n’y a pas d’autre attitude possible : le vainqueur de Verdun est un pur et grand soldat, il est un homme fort et éclairé, suivons-le sans discuter. » – Or, il y a erreur sur la personne. PÉTAIN n’est rien de tout cela...

S'ensuit un règlement de comptes impitoyable, tirant à boulets rouges sur la statue officielle du Maréchal, méthodiquement dégommée et déboulonnée. L'argumentaire historique remonte à 14-18 : Son rôle à Verdun ne fut pas ce qu’en dit la légende – ici quelques références aux Mémoires du Maréchal Joffre – et encore moins ensuite, lors de l'offensive allemande sur Amiens, où il « abandonna l’armée anglaise », avant de demander un armistice, ce que faisant « nous aurions perdu la guerre ». Jusqu'à la période récente, il n'y a rien à sauver : Défaitiste en temps de paix comme en temps de guerre, Pétain reculait devant l'effort des dépenses d'armement... Ensuite, l’officier « républicain » de 1914, devenu Maréchal de France, se tourne vers les partis d’extrême-droite dont le but essentiel était de renverser la République par tous les moyens… Dès 1935, les aspirations de PÉTAIN au pouvoir personnel avaient pris une forme concrète, jusqu'à annoncer, au moment de l'armistice, que la France avait à s’intégrer dans l’ordre nouveau européen, c’est-à-dire à se soumettre à la volonté hitlérienne. Ainsi, du moins, mettait-il fin à l’indépendance millénaire de la France et inaugurait-il du même coup son règne personnel. Enfin, en bas de la troisième page, la conclusion finale est renforcée par des majuscules urgentes, destinées à frapper les esprits :

Pétainistes français, songez donc que l’Allemagne mène une propagande effrénée en faveur de la personne, "déifiée", du maréchal : ce seul fait doit ébranler votre confiance en lui – Avril 1942 – Faites connaître ces documents, répandez la vérité.

L'objectif du texte est bien de convaincre les pétainistes, ou du moins les hésitants et les plus honnêtes de ceux-ci, accessibles à une analyse historique et politique détaillée.

Résister à l'occupant

Ce document (2629) est le seul du corpus à procéder de la sorte. Dans les autres, la propagande s'emploie moins à persuader qu'à affirmer une position en sorte de défier et de ridiculiser l'ennemi, en séduisant les lecteurs par l'humour ou tout simplement par la qualité littéraire et l'attrait du texte proposé.

Note de bas de page 1 :

Voir Cécile Vast, " Conseils à l'occupé ", in Dictionnaire historique de la Résistance, sous la direction de François Marcot, Robert Laffont, 2006.

Tel sont les Conseils à l'occupé (2641), 33 paragraphes numérotés recopiés par Jeanjean sur quatre pages dactylographiées. Aussi sérieux dans le fond – et utiles aux familles – que plaisants dans la forme, ils ont été imprimés dès l'été 40 par le journaliste socialiste Jean Texcier, frappé, paraît-il, par l'inconscience des Parisiens face aux occupants allemands1, et semblent avoir généreusement circulé. Introduction et premier conseil :

1. Les camelots leur offrent des plans de Paris et des manuels de conversation ; les cars déversent leurs vagues incessantes devant Notre-Dame et le Panthéon ; pas un qui n'ait, vissé dans l’œil, son petit appareil photographique. Ne te fais pourtant aucune illusion : ce ne sont pas des touristes.

Qu’on se le tienne pour dit. La suite, sur le même ton plaisant, à la fois civil et familier, ne négligera aucun détail pour que soit évitée toute complicité malvenue avec l’occupant.

2. Ils sont vainqueurs. Sois correct avec eux. Mais ne va pas, pour te faire bien voir, au devant de leurs désirs. Pas de précipitation. Ils ne t’en sauraient, au surplus, aucun gré.

Ainsi se poursuit ce « petit manuel de dignité » qui fut peut-être la première de cette série de brochures clandestines, ou articles de journaux clandestins – que Jeanjean devait faire circuler et dont il ne gardait que des copies. Viennent ensuite quelques jeux littéraires, souvent plus brefs, et moins riches d'enseignement : un acrostiche sur le nom de Hitler (2630), une sorte de poème sur des lettres de l'alphabet – la France ABC, la République DCD, la gloire FAC, etc. (2631) – ou encore, plus subtil, ce poème en vers brisés :

Aimons et admirons – Le Chancelier Hitler
L’éternelle Angleterre – est indigne de vivre
Maudissons, écrasons – ce peuple d’outremer
Le Nazi sur la terre - sera seul à survivre...
Soyons donc le soutien – du Führer allemand
De ces navigateurs – soit la race maudite
À eux seuls appartient – ce juste châtiment
La palme des vainqueurs – répond au vrai mérite. (2632)

Note de bas de page 2 :

Exercice virtuose qu'illustra George Sand, dans une célèbre lettre à Alfred de Musset, fort sage à première vue, mais parfaitement coquine si on omettait une ligne sur deux.

Celui-ci, comme on le voit, se donne à lire de deux façons différentes. Une première lecture linéaire semble à première vue épouser la propagande officielle, glorifiant l'Allemagne nazie tout en maudissant l'Angleterre. Alors que la seconde, le séparant en deux colonnes, dit exactement l'inverse.2

Mon beau-père Michel, décédé en 2019, était très amateur de ce genre de petits jeux. Il les goûtait fort, et avait notamment composé un acrostiche xénophobe et plus précisément anti-européen en 6 vers dont les premières lettres composaient le mot « F.r.a.n.c.e », auquel il tenait et qu'il avait affiché, avec une collection de francs (pièces de monnaie antérieures à l'euro) dans son salon puis dans sa chambre à l'EHPAD de Puy-Gibault à Loches. Étant moi-même un incorrigible amateur de jeux de mots en tous genres, je suis étonné de retrouver ce type de textes, à côté d'autres beaucoup plus graves, dans la collection de textes antiallemands de Simon Jeanjean.

Au passage, on peut noter que le mot « Boche » tombe un peu en désuétude. Je retrouve d'ailleurs, après tout, dans ce goût pour les jeux de mots et pour certaines plaisanteries sans prétention, une certaine simplicité de Simon Jeanjean, amateur de spectacles populaires et de gaudrioles bon enfant (mon père aussi, prof de lettres exigeant, ne se refusait jamais un bon calembour, bien fait comme le calendos). Recopiés à la main sur des supports variés, les documents de cette sorte forment un ensemble abondant mais le plus souvent informe. Je me suis d'ailleurs borné à quelques exemples et suis loin de les avoir tous cités. Il y en a une bonne vingtaine. On y trouve aussi des « chaînes », courriers à réexpédier à de nombreuses personnes ou tracts à faire circuler d'urgence. L'un de ces derniers, par exemple (2636), de la « Légion française en France », invite ses lecteurs à soustraire les pièces de nickel retirées de la circulation par les Allemands pour alimenter leur machine de guerre. Ou encore quelques pastiches, fausses recettes, fausses circulaires ou courriers administratifs divers attribués au gouvernement ou à l'administration allemande et visant à les ridiculiser.

Information clandestine

Les autres documents clandestins du Fonds Jeanjean sont plus sérieux, porteurs d'informations sur une réalité terrible. Ils nous ramènent à cette guerre niée par le régime de Vichy mais qui n'a jamais cessé, et au vrai visage de l'ennemi tueur. Ce visage apparaîtra sans masque en 1944, année des pires massacres parmi la population, en représailles à des actions de résistance. Deux exemples, datés d'avril et mai 44. Le premier (2638) relate une tuerie ordonnée par un officier allemand, suite à une explosion au passage du train sur la ligne Lille-Tournai, sans aucune victime. Le rapport donne la liste des 21 agents SNCF exécutés à cette occasion. Le second, plus terrible, donne une idée à la fois de la fureur allemande face à une résistance soutenue par une part de plus en plus importante de la population, et de la sauvagerie avec laquelle elle s'exerce. Le document, de 4 pages, intitulé « Pâques de sang à St-Claude », émane d'un groupe de prêtres et aumôniers appelant à l'insurrection nationale et à ce que l'Église s'y joigne sans réserve au nom de l'évangile – supplique adressée aux évêques de France (2640).

Or depuis longtemps déjà les évêques se sont exprimés contre les crimes perpétrés par les nazis contre les Juifs, au nom de la doctrine chrétienne – doctrine de miséricorde qui devrait balayer toute possibilité d'antisémitisme de la part des Chrétiens –, invitant les fidèles et tous les honnêtes gens à ouvrir les yeux face à cette folie génocidaire. La Déclaration publique de l'évêque de Montauban sur les persécutions des Juifs en France (2642), datée du 26 août 1942 – « Je fais entendre la protestation indignée de la conscience chrétienne et je proclame que tous les hommes aryens et non aryens sont frères » est un acte de résistance mais n'a plus rien de clandestin. Même remarque sur la lettre pastorale de Mgr Laliège évêque de Toulouse (2643), lue le dimanche 6 septembre 1942 dans toutes les églises du diocèse et accompagnée d'une présentation signée d'un Groupe de catholiques, appelant à la diffuser très largement, notamment à Paris :

Mes bien chers frères, - Il y a une morale chrétienne, il y a une morale humaine qui impose des devoirs et reconnaît des droits (...) – Que des enfants, des femmes, des hommes, des pères et des mères soient traités comme un vil troupeau, que les membres d'une même famille soient séparés les uns des autres et embarqués pour une destination inconnue, il était réservé à notre temps de voir ce triste spectacle ! – Pourquoi le droit d'asile dans nos églises n'existe-t-il plus ? (...) – France, patrie bien-aimée, France, qui portes dans la conscience de tous tes enfants la tradition du respect de la personne humaine, France chevaleresque et généreuse, je n'en doute pas, tu n'es pas responsable de ces erreurs...

Je ne m'étendrai pas sur la dernière affirmation qui me semble à la fois contestable et sujette à des interprétations diverses, encore moins sur le mot « erreurs », incroyablement faible en conclusion. Tous ces textes, les uns comme les autres, ont dû être recopiés par Simon Jeanjean à des fins de large diffusion sous le manteau. Ils sont tantôt reproduits à la machine à écrire sur papier pelure avec copie carbone, tantôt manuscrits. La plupart des documents cités laissent d'ailleurs peu de doutes quant aux sympathies de Simon Jeanjean pour la Résistance, passive autant qu'active, fût-elle armée.

Pacifiste ?... sûrement pas

Note de bas de page 3 :

22 x 38 cm.

Note de bas de page 4 :

Voir plus haut, notamment à propos de la CFTC (Bierville) et du livre Le Pacifisme d’action (3602).

Note de bas de page 5 :

L’UNC, fondée sous l’égide du révérend père Brottier et sous le parrainage de Clémenceau, s’attache à défendre les intérêts matériels et moraux du monde combattant, et pour transmettre aux jeunes générations la mémoire des anciens qui se sont battus pour la défense des valeurs qui ont fait la grandeur et la gloire de la France. Source : site internet de l’UNC - https://www.unc.fr/presentation/l-unc/fondateurs-et-historique

Note de bas de page 6 :

Voir ci-dessus, chapitre 7, notamment la partie intitulée L’ange de la mort.

« Passant, regarde... » Le document suivant est une affiche de format moyen, type A3 (3301)3, en très mauvais état, mais très frappant comme on va le voir. Édité à une date incertaine dans le cadre d''une propagande pacifiste, il m'avait d'abord paru aussi difficile à intégrer à ce récit qu'à interpréter. Mais il ne laisse finalement, à l'analyse, aucun doute sur ce qu'un Simon Jeanjean pouvait en penser. Jeanjean, n'en déplaise au camarade Marc Sangnier4, et aussi forte que fût sa sympathie et son admiration pour lui, ne souscrit pas aux idées professées par les groupes pacifistes. Ancien combattant, il est membre de l’Union Nationale des Combattants (UNC), comme l’atteste sa carte de membre (2031-2032)5, tamponnée et attestant du versement de sa cotisation, au moins de 1922 à 1934. Ici le choc des photos – images prises après une bataille de 14-18, sur les chemins d'une campagne dévastée, de corps de soldats horriblement mutilés et entassés – se trouve renforcé par le texte, en caractères de couleur rouge. Les deux premiers mots, « Passant, regarde... », en caractères de très grande taille, visent à interpeller le lecteur (c’est-à-dire le passant, effectivement, si l’affiche se trouve placardée dans la rue, auquel cas on frémit un peu à la pensée que ces passants puissent être des enfants, tant l’image principale et même l’ensemble du tableau exhibé sur ces trois photographies successives est insoutenable). Passant, regarde ce que tu reverras… si tu votes pour le parti des armements et son candidat le colonel d’état-major Fabry. Il s’agit donc d’une campagne électorale – laquelle ? – de la Ligue des Anciens Combattants pacifistes – dont j’ignore a priori l’obédience exacte, datant nécessairement de l’Entre-deux-guerres, sans autre précision. Elle nous ramène à la première guerre mondiale, durant laquelle de telles images furent évidemment censurées et contraires absolument à toute propagande de l’époque6.

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Note de bas de page 7 :

À ce sujet, voir Georges Vidal, La Grande illusion ? Le Parti communiste français et la Défense nationale à l'époque du Front populaire, 1934-1939, Presses universitaires de Lyon, 2006, p. 160-161.

On ne peut, à cette lecture, que concevoir une idée diabolique de ce Colonel Fabry. Qu’avait-il bien pu faire ou dire pour encourir une telle vindicte de la part d’une formation pacifiste ? Jean Fabry (1876-1968) fut, entre autres responsabilités politiques, électives et ministérielles, représentant de la France à la Commission des armements (en remplacement de René Viviani) de la Société des Nations de 1922 à 1924, et par la suite membre de la délégation française à la Conférence pour la réduction et la limitation des armements à Genève en 1932. Ce qui ne cadre pas vraiment avec le « Parti des armements » mis en cause ici. Par la suite il votera les pleins pouvoirs à Pétain dont il chantera les louanges dans les colonnes de Gringoire. Cela dit, il semble avoir toujours défendu un pacifisme d'ancien combattant, de droite certes – comme Jeanjean en somme – mais particulièrement hostile au Parti Communiste qu'il abhorre, et qui le combat alors violemment7. La Ligue des Anciens Combattants Pacifistes, auteur de l’affiche et supporter du candidat Le Gouar (aveugle de guerre), devait donc être d’obédience communiste. CQFD. En tout état de cause, le texte de l’affiche semble plutôt diffamatoire.

Il est certain en tout cas que Jeanjean, si l’image ne pouvait que l’émouvoir en le ramenant aux pires expériences de sa vie antérieure, n’y a sûrement pas prêté foi. Nous l’avons connu passionnément revanchard en quatorze. Il a sans doute évolué sur ce point. Jusqu’à quel point ? Rien ne permet de le préciser. Et la question du pacifisme est trop vaste pour qu'on aille plus loin ici que ce qui en a déjà été dit, illustré par ce « Passant, regarde... » conservé dans ses archives.

Note de bas de page 8 :

On remarque le passage, d’une subtilité toute américaine, du mot Liberté encadré de guillemets (merci à Bartholdy) à la Liberté majuscule.

Revenons à la propagande propre à la Résistance. Pour clôturer ce feuilletage, un dernier document, d'une tout autre sorte que les précédents puisque touchant à la dimension internationale du conflit, nous servira de transition vers la suite. Il y figure en double exemplaire, recopié à la main par ailleurs, avec un croquis reproduisant les illustrations. Ce tract américain – portant le texte Message de l'Amérique au peuple français, au verso d'une photo de la statue de la Liberté, accompagné de la légende : Au pays qui nous a donné "la Liberté"... nous rendrons la liberté8fut diffusé par avion en janvier-février 1942, notamment sur Paris. (2639).

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Ces avions qui diffusent des tracts, des tracts qui disent Aujourd'hui nous sommes à nouveau vos alliés, ces avions, ces pilotes américains, anglais, australiens, survolant la France, nous amènent tout naturellement à la partie suivante de notre histoire...

Action clandestine

Note de bas de page 9 :

FLAK = FliegerAbwehrKanone, canon antiaérien.

Nous ne sommes pas dans un film comique, mais bien toujours dans l'histoire de la famille Jeanjean. Pourtant, l'épisode suivant rappelle le début de La Grande vadrouille. Le scénario du film de Gérard Oury (1966), avec Bourvil et Louis de Funès, louange à eux, est directement tiré de faits analogues à ceux dont nous allons parler : en 1942, pendant l'Occupation, un bombardier de la Royal Air Force embarquant cinq hommes d'équipage est abattu au-dessus de Paris par la Flak9, lors d'un retour de raid aérien. Ses occupants sautent en parachute. Deux sont faits prisonniers, les trois autres parviennent à échapper aux Allemands. Le premier, sir Reginald Brook (alias « Big Moustache »), atterrit dans le zoo de Vincennes, au beau milieu du bassin des phoques ; le second, Peter Cunningham, sur la nacelle d'un peintre en bâtiment, Augustin Bouvet, et le dernier, Alan MacIntosh, sur le toit de l'opéra Garnier avant de se réfugier dans la loge d'un chef d'orchestre acariâtre, Stanislas Lefort. Les rôles d'Augustin et de Stanislas sont interprétés par qui vous savez (à suivre)...

Chez les Jeanjean l'histoire commence avec le premier souvenir – inoubliable, sans doute – des deux jeunes guides de France devenues de vieilles dames. Elles n'ont jamais su, et nous ne saurons jamais, comment ces étrangers tombés du ciel se sont retrouvés hébergés chez elles, au 21 rue de la Chine, et encore moins à quel genre de vadrouille cela a pu les mener ensuite. Leur père, lui, aurait pu nous raconter l'histoire dans sa totalité – tenants et aboutissants – puisqu'il faisait nécessairement partie d'un réseau clandestin responsable de l'organisation des passages, et qu'il a revu Tony, son ami anglais, plus d'une fois par la suite. Alors que pour elles, cela commence comme ceci, probablement en 1942 : Elles étaient (je cite) monitrices dans la colonie que les demoiselles de l'Initiative tenaient à Malesherbes. (Les « demoiselles de l’Initiative », comme on l’a vu, étaient aux commandes depuis 1918 et devaient y être encore dans les années ‘40°

Il y avait Madeleine avec nous, on était toutes les trois, et bon, on rentre à la maison. Il y avait six... Anglais, euh, Canadiens, Australiens... Ils étaient six. On les avait débarqués à la maison, parce que c'étaient des aviateurs qui étaient tombés en Belgique et qu’on rapatriait en Espagne pour rentrer en Angleterre. C'était une chaîne. Et là, il y avait ces six gars, d'un seul coup, qui sont tombés à la maison. Et comme nous on savait pas que papa s'était engagé dans cette histoire-là...

Effectivement l'affaire était délicate. On suppose que Simon Jeanjean s'était bien gardé de prévenir ses filles à l'avance, de crainte de fuites éventuelles – ou avait reçu l'ordre de s'en abstenir. C'était une chaîne, comme l'explique Geneviève, une chaîne dont chaque maillon, a priori, n'a connaissance ni du précédent ni du suivant. On imagine l'effet que cela a dû leur faire, aux trois filles en rentrant chez elles, de voir ces six hommes, les uns debout, les autres assis – car il n'y avait pas beaucoup de place, ni de chaises – et dont la plupart, vraisemblablement, ne parlaient pas un mot de français. Ils se sont présentés, peut-être, et les ont saluées, les uns de façon sympathique, les autres avec la plus grande réserve...

On n'avait que deux chambres... et puis bon, ça s'est passé comme ça, ils ont couché par terre, on a mis des matelas. Il y en avait partout, on a dédoublé tous les lits. Et puis nous on a récupéré notre chambre toutes les trois, et puis voilà !

Note de bas de page 10 :

Cf. supra, chapitre 12 : Rue de la Chine (mon souvenir), avec photo de la façade et plan de l’appartement.

À vrai dire, j'ai un peu de mal à imaginer le tableau. Dans mon souvenir du 21 rue de la Chine, il n'y avait que le salon-salle à manger et deux chambres : celle des parents, et celle de Geneviève-et-Monique, dans laquelle je fus hébergé à mon tour, dix ou quinze ans plus tard, lorsque je venais rue de la Chine10. Il y avait trois lits dans cette chambre, où j'apprends que Madeleine aussi logeait avec ses sœurs (c'est donc dans le lit de Madeleine que j'ai dormi par la suite ; je ne pense pas qu'elles me l'aient dit). Trois lits dédoublés, cela fait trois matelas supplémentaires, qui ont dû être placés dans la pièce commune, ainsi que le matelas des parents qui eux aussi ont dû coucher sur leur sommier. Et encore il manquait une place. Ils ont dû soit se serrer à deux sur un même matelas monoplace, soit se relayer ou laisser un des hommes coucher à même le sol. Et puis il a bien fallu les nourrir et vivre tous ensemble deux ou trois jours.

Mais ils ne sont pas restés longtemps. Ça ne pouvait pas durer, dit Geneviève. Ça a commencé comme ça, et puis après il y en avait de temps en temps un autre qui venait... Ils ont donc continué de se succéder au 21 rue de la Chine. La mission de Simon devait consister au moins à assurer leur transfert en vue de les exfiltrer vers l'étranger. Les filles les voyaient passer. Les parents avaient bien dû leur donner les quelques explications indispensables. D'autant plus qu'elles furent amenées elles-mêmes à guider ces messieurs dans les rues de Paris pour rejoindre discrètement le contact suivant. Je suppose que des jeunes filles n'attiraient pas trop les soupçons, alors que leur père avait intérêt à ne pas trop se montrer, devant d'ailleurs rester à la maison pour assurer le contact, si du moins je comprends bien les explications suivantes :

Lui, quand il était à la maison, on l'appelait... Nous, on l'amenait. Et puis un jour, on était avertis… Celui qui était à la maison, on devait le conduire Square Tenon (en bas de la rue de la Chine il y a l'Hôpital Tenon, et en face [de] l’Hôpital Tenon, entre l’Hôpital Tenon et la mairie, il y a un square). Alors on nous a dit « Vous emmenez untel au square ». Alors nous, on partait devant, il devait nous suivre. On ne devait pas marcher ensemble. Il nous a suivies, on a fait le tour du square, et puis tout d’un coup on n’a plus vu personne, il avait disparu dans la nature...

Note de bas de page 11 :

Elle devait m’acheter des bons à cet endroit quand j’étais petit. Mais à vrai dire je n’en ai aucun souvenir.

Note de bas de page 12 :

Exemple : le téléfilm d’Alain Talma (2013) tiré de Alias Caracalla, de Daniel Cordier, Gallimard, 2009 (coll. Témoins), 732 p.

Je transcris tant bien que mal leur explication un peu décousue. Par exemple, qu'ont-elles voulu dire par on l'appelait ? Il n'y avait pas le téléphone, rue de la Chine. Alors comment était assuré ce contact permanent ? Je ne sais pas, et elles n'auraient sûrement pas pu me l'expliquer. Pour leur part elles avaient consigne de se poster à un moment et à un endroit précis, à l'entrée du métro ou du square (tu sais, là où on vendait des bonbons11), mais sans rien savoir de la personne qui devait les attendre ni du signe de reconnaissance convenu à l'avance. Celui qui devait le récupérer connaissait le gars qu'on avait gardé... Et là, le gars faisait signe, comme ça, admettons (ce que disant, elle a dû faire de la main et du visage un geste que j'ai oublié et que le magnétophone n'a pas enregistré). Nous avons tous vu des scènes de ce genre dans des films12 (mais nous voilà loin de La grande vadrouille), comme des tours de passe-passe, effectués en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire.

Ensuite, il y en a un qui est resté plus longtemps que les autres. Un Anglais, prénommé Tony, et qui parlait un peu le français. Non seulement il est resté un certain temps chez les Jeanjean, mais il leur est resté fidèle par la suite. Ils se sont revus et sont restés amis. Elles m'ont raconté cela tout simplement. Il fallait faire ça... Et Denise n'était pas au courant, elle n'en sut jamais rien tant que dura cette opération.

Et à Madeleine on lui disait : Surtout ne dis rien, hein, surtout n'en parle pas ! Ce qui était en effet à craindre, la connaissant, parce que c'est vrai, c'est vite fait hein ! Même Madame Robson n'était pas au courant. Plusieurs fois elle est montée à la maison – on était en train de dîner... Lui il partait avec son assiette et son verre, dans la chambre des parents, et puis nous on continuait. Elle restait, comme ça. Et puis après il se dégageait... Et puis quand on partait, fallait pas qu'il tire la chaîne des toilettes...

Elles se souvenaient notamment d'une fois où ils étaient partis « chez Denise » (Denise, de par ses vœux religieux, n'était pas autorisée à venir les voir, en revanche c'étaient eux qui pouvaient la rencontrer au parloir), alors on avait dit à Tony : Surtout vous ne bougez pas, vous n'allez pas aux waters... Il y avait des rideaux aux fenêtres, mais il ne devait pas s'en approcher. Et même Mme Robson qui venait souvent, elle ne l'a jamais su...

Madame Robson habitait au rez-de-chaussée. Elle et son mari avaient sympathisé avec les Jeanjean. Lui avait un poste important à l'Agence Cook à Paris, dont les bureaux étaient situés Place de la Madeleine. Mme Robson était seule à ce moment-là, son mari était mobilisé comme les autres, elle devait s'ennuyer un peu. Quant à Tony Reynolds, il a su retrouver l'adresse des Jeanjean...

Note de bas de page 13 :

Un autre questionnaire semblable (n°2341) lui a été envoyé par les Américains au mois de juin de la même année, auquel il a répondu de même immédiatement (mention manuscrite) mais je n’ai pas retrouvé cette réponse.

J'ai dit que je n'avais aucune autre précision sur l'identité des autres aviateurs hébergés. Ce n'est pas tout à fait exact. Nous avons un document de la main de Simon Jeanjean, un peu plus précis puisqu'il s'agit d'une réponse (2340) à une demande de renseignements, datée du 5 février 1946, assortie d'un questionnaire émanant du Bureau de Recherche sur l'Aide Apportée aux Évadés Alliés (BRAAEA), Section britannique (2339)13. Mais cette réponse est principalement un aveu d'ignorance. Elle se présente pour nous sous la forme d'un brouillon manuscrit et quelque peu raturé, daté du « 6/2 » [1946, donc]. Je la cite :

En réponse à votre aimable lettre du 5 courant je vous retourne ci-joint le questionnaire d'identité. Il m'est par contre difficile de donner les renseignements demandés par l'état [ou État] des militaires alliés aidés, car pendant l'Occupation la consigne était de [...] ne pas demander de noms ni de renseignements, et surtout de ne pas garder ces renseignements par écrit. Je ne puis donc vous fournir que les indications suivantes. Par Mademoiselle Lamblin (actuellement député MRP), 1 Place Painlevé Paris Vème, j'ai été mis en rapport avec Monsieur Pierre Gimbretière [...] que je ne connaissais alors que sous le nom de Pierre. – Il m'a amené en septembre 1943 un Canadien qui est resté 3 jours et un Néo-Zélandais qui est resté quinze jours environ. Après ce fut un Anglais qui a séjourné 15 jours lui aussi, puis un [autre] Anglais resté lui aussi 15 jours. Comme ce dernier est venu me voir courant janvier de cette année, je puis vous donner son nom : A. [Antony] Reynolds, 30 Corporation Terrace, Higham Terrers, Northants. – Enfin au début de 1944 est venu un Néo-Zélandais qui est resté trois semaines. – À cela se résument les renseignements que je puis vous fournir. – Recevez Messieurs mes meilleurs sentiments. (2340)

On en sait donc un peu plus, notamment sur la période où eurent lieu ces hébergements clandestins : à partir de septembre 1943 et en 44. Mais rien sur la scène initiale racontée par les deux filles – retrouvant à leur retour l'appartement rempli d'aviateurs étrangers – ce qui doit avoir eu lieu un peu plus tôt en 43 et que Simon Jeanjean n'a pas jugé utile de mentionner. En revanche ç’a été le début d’une amitié durable entre Tony et Simon, entre les Jeanjean et les Reynolds.

Et à la fin de la guerre, raconte Ginette, il est venu nous voir avec sa femme. Il nous avait avertis, on leur avait réservé une chambre d'hôtel en face – parce qu'il y avait un petit hôtel justement en face de chez nous – et puis, eh bien voilà, on leur a fait visiter Paris. Ils étaient venus à l'occasion d'une fête célébrant la victoire et la Libération. C'était une cérémonie formidable, aux Invalides, avec illuminations et reconstitutions etc., et justement il y avait Joyce et Tony qui étaient là pour cette fête.

Célébrations

Note de bas de page 14 :

Henri Sinjon (1901-1981) : adhèra au syndicat CFTC des employés du commerce et de l’industrie (SECI) en novembre 1916. Il fut secrétaire du SECI de septembre 1922 à 1927, puis secrétaire administratif de l’Union des syndicats chrétiens d’ouvriers de la région parisienne de 1927 au 30 août 1939. Mobilisé en septembre 1939, il entra dans la clandestinité et fut secrétaire du Comité de liaison des syndicats chrétiens de la région parisienne. Membre du secrétariat de l’Union régionale parisienne des syndicats chrétiens, il en devint le secrétaire général d’octobre 1944 à 1963.

Note de bas de page 15 :

Voir : Les Jours heureux : le programme du Conseil national de la Résistance de mars 1944 : comment il a été écrit et mis en œuvre, et comment Sarkozy accélère sa démolition, La Découverte, 2010 (Cahiers libres). 200p.

La cérémonie aux Invalides mentionnée par Geneviève fut de grande ampleur. Elle eut lieu les 10 et 11 novembre 1945, consistant notamment à amener jusqu'aux Invalides les dépouilles de trois résistants, pour être ensuite transportées à l'Étoile, sous escorte d'une garde d'honneur dont Simon Jeanjean faisait partie. Je l'apprends par un courrier d'Henri Sinjon14 à Simon, lui transmettant une lettre de Gaston Tessier, secrétaire général de la CFTC et membre du CNR (2328), destinée à régler les détails de la cérémonie et du cortège. Gaston Tessier, rappelons-le, fit partie du CNR dès l'origine et participa notamment à la réunion clandestine initiale de 18 responsables d'organisations clandestines représentatives, organisée par Jean Moulin au 48 rue du Four à Paris, le 27 mai 1943 – Jean Moulin qui fut arrêté par la Gestapo le 21 juin suivant à Caluire, puis torturé à mort. Gaston Tessier lors de cette réunion, représentait les Démocrates Chrétiens avec Georges Bidault, qui succéda ensuite à Jean Moulin à la tête du CNR. Celui-ci, dans les mois suivants, rédigera son fameux programme, intitulé plus tard « Les Jours heureux », fondateur de nombre d'acquis sociaux dont la France lui sera redevable pour longtemps15.

Le courrier transmis par Sinjon demande de prévoir, pour la nuit du 10 au 11 novembre, 36 résistants pour assurer la garde à tour de rôle. Simon fut un des trois membres de cette garde désignés au titre de la CFTC. Il a conservé pieusement son brassard bleu (2686), fermé d'une épingle à nourrice, orné d'un petit drapeau bleu-blanc-rouge, et affichant en lettres dorées (tracées à la main et à présent bien passées) « CFTC, Comité de Résistance – Syndicalistes Chrétiens » ; et puis sa carte de service avec, collé au dos, le programme précis et l'itinéraire du cortège de ces 10 et 11 novembre 1945 (2025). L'autre carte (2026) est un laissez-passer du Comité de Résistance des Syndicats Chrétiens (CRSC).

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Le laissez-passer est orné de la Croix de Lorraine. Celle-ci, riche d'une longue histoire en héraldique, d'abord nommée Croix d'Anjou, est alors chargée d'un sens triomphal. Elle a été adoptée en 1940 par De Gaulle comme symbole de la France libre, en opposition à la croix gammée. Que ce symbole s'appelle croix de Lorraine ne pouvait pas déplaire à notre Messin d'origine.

Note de bas de page 16 :

Édité par C. Vaubeillon dans la collection "Le Bon répertoire" (s.d.).

Note de bas de page 17 :

Adhérent dès 1906 au SECI (comme Jeanjean), Marcel Poimbœuf participe en 1919 à la création de la CFTC. Se rend à Londres en avril 43 pour représenter le syndicalisme chrétien auprès du CNF. Participe à la Conférence de Brazzaville, puis siège à l'Assemblée consultative provisoire à Alger puis à Paris, au titre de la CFTC. Défend l'option travailliste lors la constitution du MRP. Élu député des Vosges en 1945 puis réélu en 46.

(À signaler à ce propos, dans le Fonds Jeanjean, la présence d'une curiosité : la partition d'un chant intitulé justement La Croix de Lorraine (3491)16, paroles et musique de Marcel Poimbœuf. Avec la rose, avec le houx – Avec le gui celtique – Voici l'emblème de chez nous – Tout simple et magnifique – Il fait briller aux yeux de tous – L'amour vainqueur des haines – Voici l'emblème de chez nous – C'est la croix de Lorraine. Le refrain vaut ce qu'il vaut ; ensuite le premier couplet fera rimer malgré l'effroi des geôles avec De Gaulle. Une dédicace couvre le titre : À Madame et à Simon Jeanjean, hommage respectueux et fraternel d'un vieux militant, Marcel Poimbœuf. Un vieux militant, c'est le moins qu'on puisse dire : cette corde de compositeur – fût ce en amateur occasionnel – est à ajouter à l'arc de Marcel Poimbœuf (1889-1974), surtout connu pour son action militante au sein de la CFTC, et pour sa carrière politique en tant qu'élu au titre du MRP. C'était effectivement un vieux compagnon de route de notre Jeanjean.17)

Sur la photo du laissez-passer le visage de Simon Jeanjean, apparemment épuisé, est quasiment méconnaissable, on dirait une tête de momie Jivaro. On se dit qu'il était vraiment temps que cela s'arrête, ce long tunnel d'angoisse et d'insomnies – sans compter la sous-alimentation, le rationnement qui va durer quelques années encore – aggravant sa santé déjà précaire, qu'il n'a pas dû avoir le temps de soigner autant que d'ordinaire. Simon Jeanjean n'en demeurera pas moins très occupé – même si l'occupation perd son O majuscule – dès la Libération de Paris en août 44 et au-delà, par l'énorme chantier politique qui s'ouvrira alors aux militants politiques et aux hommes de bonne volonté. Ses archives en témoignent. Elles n'ont rien dit, et pour cause, de ses activités clandestines en lien avec le CNR. La première invitation officielle que j'y trouve, émanant de ce dernier, concerne une réunion au Palais de Chaillot le mardi 12 septembre 1944 à 16 heures, au cours de laquelle le Général De Gaulle, Président du Gouvernement Provisoire de la République, prit la parole (2687). Il y en aura bien d'autres.

Note de bas de page 18 :

Comité Local de Libération du XX° /
en août 1944
Président : Raymond Bossus // Vice-Président : Xavier Péladan // Secrétaire : Emmanuel Guillaume // Trésorier : G. Citerne. /
Membres : E. Fleury, Conseiller Municipal de Paris ; Chapeau Louise ; Jean-Jacques ; R. Colas ; Portuy ; Dusuau ; J. Caillard ; E. Saint-Bastien ; L. Kueny ; Cherrière ; Tard ; H. Dillot ; Jean-Jean ; Robinet ; A. Boust ; Leguet ; G. Saclier ; Simone Boisson ; Tissot
représentant les organisations suivantes :
Parti Communiste, Libération-Nord, Front National, Parti Socialiste S.F.I.O., Assistance Française, M.N.P.G., Résistance, Défense de la France, M.L.N., Alliance Démocratique, Comité Populaire, Ceux de la Libération, Forces Unies de la Jeunesse, Ceux de la Résistance, C.F.T.C., Démocrates Chrétiens, C.G.T., Parti Radical-Socialiste, F.T.P, Union des Femmes Françaises, O.C.M.

Je remarque d'ailleurs que son nom sur certaines enveloppes est écrit avec un tiret, « Jean-Jean ». Faut-il voir là simplement une erreur d'orthographe imputable aux expéditeurs, ou un changement intentionnel ? Réponse à cette question dans un autre document des archives, conservé entre autres imprimés (journaux, plaquettes) concernant la Libération de Paris. Celui-ci (3612), imprimé sur une feuille recto-verso de très grand format, a été publié en 1954 sous le titre Dixième anniversaire 1944-1954, sous-titre Feuille spéciale éditée par le Comité Local de Libération du 20° Arrondissement et les Organisations participant aux Cérémonies du Xème anniversaire. On y trouve en bonne place la liste et une photo des membres dudit CLL. Les uns sont nommés avec leur nom et prénom, d'autres avec l'initiale du prénom, d'autres enfin par leur nom seul18. Parmi eux se trouve un certain « Jean-Jean », bien reconnaissable sur la photo. Il y a aussi un « Jean-Jacques ». Comme un nom de guerre, ou un pseudonyme d'acteur.

La Libération, travail intense

Les CLL, comités locaux du CNR, ont déployé une grande activité au moment de la Libération. En témoigne une grande quantité de documents conservés dans les archives Jeanjean, comptes rendus de réunions et documents imprimés de toutes sortes, témoignant d'une liberté retrouvée de réunion, de parole et d'écriture, et d'un travail intense. Cette période se trouve retracée par des documents contenus dans deux chemises des archives. L'une, intitulée Comité de Libération du 20°', contient différentes pièces imprimées ou dactylographiées, annonces d'événements, tracts ou affiches et surtout comptes rendus de réunions, témoignant du travail en question et de la part qu'il y prit lui-même en tant que secrétaire dudit CLL.

Note de bas de page 19 :

Voir Nicole Arnold, « Résister » : un refus qui affirme. Mots, n° 45, décembre 1995, p. 23-44.

L'autre chemise s'intitule simplement Libération de Paris. On y retrouve, comme pour certaines périodes précédentes, les journaux conservés par Simon, constituant sa sélection personnelle. Je suppose que celle-ci n'a pas été faite au hasard. On y retrouve nombre de ces titres qui proliféraient sous le manteau dans les années précédentes. Des journaux édités dans l'urgence pour organiser l'action, et aussi pour prôner la résistance, pour éviter de s'endormir, c'était encore de la propagande. On résistait en se cachant, tout en faisant savoir et en essayant de convaincre. Résister, refuser19. On aimerait en tirer le meilleur, faire honneur à ce mausolée de papier. Hélas, ces pauvres journaux se cassent aux plis, se répandent en fragments jaunis très salissants. Le plus fréquemment utilisé est l'Aube, cela ne nous étonne pas, mais quelques autres titres sont également convoqués. Le premier est la France libre (« toujours à l'avant-garde du progrès social ») du mardi 22 août 44, qui titre à la une : Le peuple de Paris, impassible, poursuit sa libération, et un peu plus bas La Résistance prend le pouvoir. À la même date, Franc-Tireur, « fondé en 1941 – a paru clandestinement pendant 3 ans malgré Hitler et Pétain », ajoute que « De Gaulle avait raison », et détaille, photos et commentaires à l'appui, les Deux Glorieuses d'août 1944, à peine terminées et déjà entrées dans la légende. Car nous l'avons retrouvé, Paris lumière du monde, capitale de la liberté que l'ennemi et les traîtres ont vainement voulu souiller. Ce jour de gloire, attendu dans la nuit de quatre ans par des millions de Français, par tous les hommes libres de l'univers, est arrivé... Mercredi 23 août, à la une de l'Aube, La Lutte continue !... Les Parisiens défendent leur Hôtel de ville, et Paris sur le point d'être encerclée par les troupes alliées ; mais déjà s'annonce (ça n'a pas traîné et ce ne sera pas une mince affaire) Le Châtiment des traîtres : La nation sera conviée dans les prétoires, nous déclare le Secrétaire Général à la Justice... car il y a déjà un Secrétariat général à la Justice au Gouvernement Provisoire constitué par le Général De Gaulle.

Note de bas de page 20 :

Ou encore Populaire de Paris (par opposition au Populaire du Centre, publié à Limoges, lequel avait été interdit de janvier 1941 à juin 1944, et remplacé par L'Appel du Centre contrôlé directement par Vichy).

Autres journaux conservés – en plus de l'Aube – pour ces journées héroïques d'août 44 : L'Humanité du mercredi 23 – « Tout Paris aux barricades ! ». Défense de la France (ancien organe clandestin de la Résistance, le plus gros tirage, paraît-il de la presse clandestine sous Vichy) du vendredi 25, Carrefour du samedi 26 (n° 1), avec le long éditorial de François Mauriac Servir la France ressuscitée. Le Figaro du lundi 28. L'Homme libre (organe du Mouvement national des prisonniers de guerre et déportés) du mercredi 6 septembre. Combat (qu'on ne présente plus) du mardi 12 septembre, avec le début d'une série d'articles de Georges Bernanos. Enfin Le Populaire20, organe central du Parti Socialiste S.F.I.O., dirigé par Léon Blum (alors déporté en Allemagne). C'est dire, une fois de plus, l'éclectisme et la curiosité de notre Simon Jeanjean.

À cette série de journaux d'août-septembre 44 s'en ajoute une autre, sous la même chemise « Libération de Paris », qui pourrait paraître hors-sujet mais qui lui tenait évidemment à cœur. Cette série nous amène à mai 1945, c'est-à-dire la fin effective de la guerre en Europe et à la mort d'Hitler, L'Aube du 8 mai publiant en première page un article de Marc Sangnier sous le titre « Il faut maintenant gagner la paix ».

Camaraderie et reconnaissance

Avant de gagner la paix, c'est-à-dire de se mettre au travail pour tenter démocratiquement (ce qui ne sera pas un petit travail), de reconstituer un État français, il va bien falloir faire le tri. Juger les traîtres et honorer les justes, faire acte de reconnaissance. Mesurer l'ampleur du désastre, panser les plaies, enterrer les morts, accueillir le retour des prisonniers, saluer le mérite en coordination avec les Alliés. On l'a fait aux Invalides les 10 et 11 novembre 45, et un certain nombre d'autres fois. Le 2 septembre 1944, Georges Bidault envoie une lettre de remerciements à « Jean-Jean » au nom du CNR, pour (je cite) le courageux concours que vous lui avez apporté pendant la période de clandestinité, en mettant à sa disposition les locaux indispensables à ses délibérations (ce qu'on apprend ici) - ...aide précieuse, à une époque où elle exposait votre liberté et celle des vôtres... (2342). Le 25 mai 45, inauguration d'une plaque commémorative de la première réunion clandestine du CNR, 48 rue du Four, Paris 6°, en présence du Général De Gaulle, Président du Gouvernement Provisoire (2688). Le vendredi 6 septembre 1946, grande Cérémonie de reconnaissance aux Parisiens, au Cinéma Gaumont-Palace, au cours de laquelle est remis un diplôme accordé aux Parisiens ayant participé à l'hébergement et à l'évasion de soldats et d'aviateurs alliés pendant l'occupation allemande (2689).

La distinction principale reste la Médaille de la Résistance, accordée à Jeanjean Célestin Simon Pierre par décret du Ministère de la Guerre en date du 31 mars 1947. Les archives conservent une série de lettres de félicitations à ce sujet dont certaines bien émouvantes.

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Les témoignages de reconnaissance les plus appuyés et les plus fidèles lui viennent... d'Outre-Manche. Ce qui, si l'on veut bien se souvenir de ses commentaires mitigés envers la Perfide Albion lors de la Première Guerre mondiale, ne manque pas de sel. La R.A.F. Escaping Society lui enverra sans faillir ses Sincere Good Wishes for Christmas and the New Year (traduits dans plusieurs langues, mais pas en allemand) ponctuellement jusque dans les années soixante, sous forme de cartes conventionnelles ou humoristiques. Ce qui nous vaut au passage une nouvelle (n-ième) version du nom de Jeanjean, à répétition sur les enveloppes : « Jena-Jean », ce qui, j'imagine, devait se prononcer (pardon pour la transcription phonétique)... Djena-Djinn.

Les premières de ces cartes sont pourvues de la signature personnelle de Tony Reynolds. Le contact était pris. Les Jeanjean ont revu Tony et sa femme Joyce, puis leurs fils Bruce et Peter, qu'ils ont vus grandir. Ils sont allés leur rendre visite chez eux en Angleterre, dans le Northamptonshire (ou Northants), à Cambridge Wells ou à Westgate-on-Sea, notamment en 1954. Les traces de cette amitié – photos, cartes postales – sont nombreuses. Des cartes de bons vœux de noël et de fin d'année ont été envoyées non seulement à Simon mais même à ses filles après son décès. J'ai eu l'occasion d'en voir arriver une, encore en 2008, en relevant le courrier à Lardy. Geneviève et Monique avaient déjà bien décliné, et je ne sais plus qui en étaient les signataires – Bruce ou Peter Reynolds, sans doute, les fils de Tony, qui doivent avoir à peu près le même âge que moi.

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(Contemplant la photo de Tony et de Joyce avec leurs deux petits garçons, je me souviens que Geneviève appelait ma femme "Joyce", pour "Joss" qui est son diminutif d'usage. Elle était consciente de cette déformation issue du nom de l'amie anglaise, mais elle y persistait avec joie... c'est le cas de le dire.)

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Pour citer ce document

Péchenart, J. (2022). Chapitre XVII – Résistance. Dans Les petits cailloux de Simon Jeanjean : Souvenirs et archives. Université de Limoges. https://doi.org/10.25965/ebooks.195

Péchenart, Jean. « Chapitre XVII – Résistance ». Les petits cailloux de Simon Jeanjean : Souvenirs et archives. Limoges : Université de Limoges, 2022. Web. https://doi.org/10.25965/ebooks.195

Péchenart Jean, « Chapitre XVII – Résistance » dans Les petits cailloux de Simon Jeanjean : Souvenirs et archives, Limoges, Université de Limoges, 2022, p. 252-265

Auteur

Jean Péchenart
Conservateur de bibliothèque, désormais à la retraite, titulaire d’une licence de Lettres classiques, d’une licence de Sciences de Éducation, et d’un DEA de Sciences de l’Information et de la Communication, Jean Péchenart a été successivement enseignant de lettres classiques en Moselle, Sarthe, Loiret et dans le Puy-de-Dôme ; puis comédien ; bibliothécaire-adjoint et formateur ; enfin conservateur au Service Commun de la Documentation de l’Université de Limoges (de 1993 à 2011), section Santé puis Lettres, et coordinateur pédagogique de la Licence professionnelle Métiers des Bibliothèques et de la Documentation. Plus récemment impliqué au Centre Régional du Livre en Limousin, enfin à l’Association des Amis de Robert Margerit. Auteur par ailleurs de quelques textes et articles, et de deux livres Tête-Bêche et Bon Voyage les Fechner, publiés aux éditions Solilang, collection Salves d’Espoir.
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