Chapitre XVIII – Gagner la paix ?
Texte
Avec la Libération cesse enfin la censure. Jeanjean contribuant aux affaires publiques avec la générosité qu’on lui connaît – en premier lieu toujours au niveau local, au CLL du 20ème arrondissement –, ses archives offrent une documentation copieuse, issue de son action au sein des diverses instances mises en place lors de cette bouillonnante période où tout est à (re)construire.
Du pain sur la planche
Tout le monde semble d'accord, à la Libération, sur l'énormité du travail à fournir. Certains, comme Simon Jeanjean, s'y attellent sans ménager leurs efforts, dont témoignent les nombreux documents de ses archives : invitations, courriers, comptes rendus de réunions, affiches ou prospectus, il y a de quoi faire. N'étant ni historien ni archiviste, je me sens d'abord dépassé par cette surabondance. Je me demande si je ne devrais pas me contenter de citer quelques pièces après tirage au sort, en les jetant dans l'escalier puis les ramassant au hasard afin de les classer suivant l'ordre d'atterrissage, comme on disait que faisait de nos copies tel prof réputé injuste quand j'étais lycéen. Mais je suis bien trop respectueux des vénérables papiers Jeanjean pour les traiter de la sorte. Tout le monde semble d'accord, ai-je dit, c'est ma première impression à les parcourir. D'accord sur l'énormité, certes, mais quant à accorder les différents violons sur les méthodes, les priorités, les personnes, ce sera une autre affaire. Tout a été détruit, tout est à refaire. Les quelques années qui viennent, pour Jeanjean, seront principalement placées sous le signe du Comité Local de Libération (CLL), comité émanant du CNR, lequel a toute légitimité en cette sortie de guerre, pour tisser un réseau démocratique chargé de cette espèce de révolution, en parallèle et en concertation plus ou moins harmonieuse avec le Gouvernement provisoire du Général De Gaulle.
(3622, extrait)
- Note de bas de page 1 :
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Cf. chapitre précédent.
- Note de bas de page 2 :
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Comité Parisien de Libération.
- Note de bas de page 3 :
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Appel signé de nombreux élus et autres notables issus de la société civile (Science, Culture et Enseignement, Barreau, etc.)
Le document cité plus haut (3622)1, énonçant la composition du CLL-20 en 1944, outre qu'il fut publié dix ans après, à l'occasion bienveillante du dixième anniversaire de la libération de Paris, laisse apercevoir la gageure que c'était, à travers la liste des organisations participantes, unies par le projet mais divergeant sur les méthodes et sur les formes. Le Parti Communiste y est cité en premier, comme le nom du président de droit : Raymond Bossus, maire du 20ème arrondissement et membre du PCF. Je ne l'ai pas dit, mais depuis quelque temps le Fonds Jeanjean est plein de documents émanant du Parti Communiste. Jeanjean a été le secrétaire du CLL au moins en 1947 (année pour laquelle nous avons les doubles de tous ses comptes rendus et courriers), travaillant à ce titre main dans la main avec le président, qu'il fût ou non d'accord avec ses positions. Quant aux missions incombant au CNR, au CPL2 et aux CLL, elles sont effectivement énormes. Je les trouve premièrement détaillées dans un tract du PCF (2706) en mars 1944, c'est-à-dire au moment où cette union s'est faite, et visant à diffuser largement le programme de la Résistance, jusque là clandestin et inconnu de la grande masse des Français. Deuxièmement résumées en une phrase que j'extrais d'une affiche (3300)3 éditée par la République Française, adressée au Peuple de Paris et intitulée Union pour la Libération – comme quoi la Libération, acquise certes pour Paris au 24 août 1944 mais loin de s'être faite en un jour, restait à concevoir encore comme une œuvre de longue haleine :
Faisons bloc d'un seul cœur autour du Gouvernement provisoire de la République Française groupé par le Général De Gaulle, qui achèvera de chasser les Allemands de notre sol, éliminera les collaborateurs, résoudra les problèmes urgents de ravitaillement et préparera un état de choses où le peuple de France pourra librement manifester sa volonté.
Avant même la remise en marche de l'économie, il faut commencer par donner à manger à tout le monde. Pendant plusieurs années encore le rationnement va s'imposer. Parallèlement il va incomber aux instances provisoirement en place de préparer, par toutes voies démocratiques, l'avènement d'une nouvelle république. Ce qui ne pourra se faire qu'à condition d'en finir avec ce qu'il faut bien appeler la guerre civile opposant depuis plusieurs années les résistants aux collaborateurs – envahisseurs, Milice, délateurs, profiteurs – lesquels vont à présent être pourchassés et « éliminés ». L'épuration commence, il s'agit de la contrôler. Pourtant, ce qui occupe le plus de place dans les comptes rendus du CLL, c'est, à l'opposé de l'épuration, l'hommage rendu aux héros et aux victimes, ainsi que l'aide apportée aux prisonniers et aux familles – alors que l'on est loin encore d'avoir pu mesurer l'ampleur de l'extermination mise en œuvre dans les camps de la mort. Inaugurations de plaques, cérémonies commémoratives, manifestations artistiques se succèdent, replongeant leurs participants au cœur des événements récents et faisant entrer ceux-ci de plain-pied dans la légende. Je relève cette illustration en couleurs montrant l'attaque de la mairie du 20ème par un char allemand le 24 août 1944, en couverture du programme d'une Manifestation artistique qui fut donnée au profit de la Caisse de secours du Comité de la Croix Rouge française du 20ème arrondissement, le 20 mars 1945 (2698) :
- Note de bas de page 4 :
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Plaquette numérotée, tirée sur Canson Montgolfier grand format, gravure exécutée au pochoir en 12 teintes.
L'invitation, splendide4, est en deux exemplaires, l'un destiné à Blanche, employée au Comité de la Croix-Rouge du 20e arrondissement, l'autre à son conjoint. On y voit le char en premier plan, gros scarabée vert, tirant vers la mairie devant laquelle une automobile est en flammes et des volontaires tiraillent au pistolet (contre qui ? Je me le demande), pendant que les brancardiers en blouse blanche s'affairent en traversant la rue pour porter secours aux blessés. Derrière eux s'ouvre la rue Gambetta bordée d'arbres et s'affiche la haute enseigne verticale du cinéma du même nom. C'est comme une gravure sur bois à l'ancienne, de facture naïve, façon image d'Épinal.
Actions de grâces
Mais – on y revient toujours – plus que démocrate Simon Jeanjean est chrétien. Avant tout il est catholique, très pratiquant. C’est de cela, plus encore que de tout le reste, que ses archives témoignent, entre autres célébrations de la Libération, ou « actions de grâce » :
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une messe du souvenir, célébrée à la mémoire des combattants du 20ème, à l'initiative de MM. Les Curés dudit arrondissement, en l'église Notre-Dame de la Croix de Ménilmontant, en présence de tout le beau linge du diocèse, de la municipalité, des états-majors des FFI, de la CFTC et j'en passe, le dimanche 3 septembre – mais en quelle année ? ces articles ponctuels comme les tracts et les prospectus (cette fois c'est un "prière d'insérer" préparé de la main de Simon pour les journaux) ne jugent jamais utile de mentionner l'année... disons 1944 ou 45 (2696)...
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une audition de musique sacrée donnée en la même église le samedi 8 mai 1948 et organisée par le « Comité du Monument du 20ème Morts pour la France » (2694) ;
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la grande prière et messe célébrée sur l'esplanade du Palais de Chaillot, samedi 7 juillet 1945, comme nous l'apprend le texte complet imprimé sous le titre Combattants, Mutilés, Familles en deuil, Déportés, Prisonniers, Sinistrés et Réfugiés (2693, 4 pages) – lesquels, les croyants n'en doutent pas, auront tiré même bénéfice de leurs prières que des aides recueillies par la quête. Si le grain de blé ne tombe et ne meurt, il ne portera pas de fruit, tels sont les premiers mots du psalmiste. C'est une belle idée poétique. Et consolante, dans une certaine mesure (ceux de l'autre bord sont moins résignés, qui parlent de lutte finale et de succès pour demain). Suivront, scandées par des répons en chœur, toutes prières en latin et en français. Prions pour :
...les officiers et les soldats de la Métropole et de l'Empire tombés au champ d'honneur... ( – Seigneur, qu'ils reposent en paix !, répond la foule) ; ... ... ... ceux des premiers chocs, couchés depuis plus de cinq années déjà dans les forêts de Sarre et de Lorraine... ( – Seigneur, qu'ils reposent en paix !) ; ... ... ... les morts du Tchad, et puis ceux de Tunis et d'Italie. Tombes de la plus douloureuse des batailles de France de l'Argonne à Dunkerque, jusqu'à ces derniers fortins de la ligne Maginot, qui devinrent à leur tour des tombes... ( – Seigneur, qu'ils reposent en paix !) ; ... ... ... Marins de chez nous tombés obscurément à leur poste, aviateurs jamais revenus, maquisards disparus..., et toute l'armée des résistants... ( – Seigneur, qu'ils reposent en paix !) ;... ... ... Ils sont morts en soldats aussi, ceux des Oflags, des Stalags et des Kommandos...
- Note de bas de page 5 :
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Il y a aussi, concernant les prisonniers des Stalag, un beau livret de dessins exécutés en captivité par A. Frémaux (3621), dessins qui firent l’objet de plusieurs expositions dans les mêmes années.
Et ainsi de suite. On aurait pu ajouter les victimes d'Oradour-sur-Glane, sur quoi Jeanjean garde quantité de documents effrayants, etc.5 Et le psalmiste de répéter « Si le grain ne meurt... » etc. Et les choristes de chanter Vois les martyrs qui dans l'Arène – Ont su verser leur sang pour Toi – Premier maillon, divine chaîne – Qui nous unit tous à la Croix, et dix autres couplets de la même eau, sur les martyrs des barricades, de la déportation affamés près des barbelés, qui ont donné leur vie pour la France. La mise en scène est précise, les allocutions, les psalmodies et les chants se succèdent, l'esplanade est remplie d'une foule nombreuse, qui à la fin se retire en défilant devant la croix.
(Toutes ces réunions d'un peuple croyant, chantant et proclamant, cette « communion » mimant l'unanimité sainte entre les « fidèles », centrée sur la consommation d'une pastille de pain comprimé censée contenir le corps de leur dieu unique et prétendu bénin... Toutes ces célébrations triomphales avec prêtres en dentelles sous chasubles dorées, chants en latin, prônes lénifiants... Je revois leur défilé sur cette photo d'un congrès CFTC au Parc des Princes (5710). Je repense à ces Fêtes-Dieu de 14-18 où Jeanjean éloigné se désolait de ne pas être présent avec sa petite fille, celle de juin 17 dont il a conservé le souvenir fleur séchée dans le portefeuille du poilu. Tous ces machins, ces messes encore où parfois il me faut aller pour accompagner les deuils, tout cela qui me donne des boutons et pourtant... Pourtant j'ai continué d'adhérer à quelques-unes de ces belles phrases, à penser que Si le grain ne meurt, oui c'est sûr, comment porterait-il du fruit ? Que Lorsque je suis faible, c'est alors que je suis fort. Que Qui veut sauver sa vie la perdra, ces paradoxes validés par la vie. Et il m'est arrivé, voyant prier des croyants – non, pas chrétiens, les pâmoisons grandiloquentes de Sainte Thérèse d'Avila me feraient bien rire si elles n'étaient sublimement peintes –, il m'est arrivé, voyant prier des croyants du monde asiatique [plus c’est loin, plus c’est beau] – beauté de leur visage recueilli, tourné vers l'intérieur, semblable à celui de leur bouddha parfait – d'envier leur ferveur, leur concentration, priant à fond. Ainsi faisait mon père sans nul souci du regard des autres, et ainsi sans doute aussi le Père Jeanjean, cette autre grenouille de bénitier. Il m'est arrivé, j'avoue, de regretter la mort de Dieu, de regretter l'absence de cet Autre à qui parler, et même de tous ces rendez-vous fervents comme il en était du théâtre antique. Mais la messe, non, jamais, qui sans le latin selon Brassens n'est plus rien. Saine dérision.)
Comités, Congrès, États Généraux
- Note de bas de page 6 :
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1) Œuvres, patronage, cantines ; 2) Ravitaillement ; 3) Hygiène et santé publique ; 4) Rénovation économique (Travail / chômage) ; 5) Vieux travailleurs ; 6) Prisonniers et anciens combattants ; 7) Déportés et prisonniers civils ; 8) Sécurité et milice patriotique ; 9) Jeunesse Sports etc. ; 10) Logements ; 11) Répartition textile.
Revenons à l'activité politique. Les 9 et 10 décembre 1944, Simon Jeanjean participe au Congrès national des CLL en tant que délégué de la CFTC. Le congrès a été préparé en amont dans les Comités. Le CLL du 20ème arrondissement, en intrication étroite avec les commissions du Conseil municipal, s'est d'abord mis résolument au travail. Il a constitué (comme tous les autres CLL, je suppose) une série de onze commissions de travail6 où les organisations politiques et syndicales sont représentées paritairement. Blanche Jeanjean est membre de la onzième commission municipale (répartition textile) au titre de la CFTC d’après une liste du 28 septembre 44, (2694). Ainsi participe-t-elle discrètement comme on peut le voir par ailleurs. À un autre niveau, le CLL adopte, en sa réunion du 1er octobre, une résolution ambitieuse, dictée par des principes humanistes d'une grande ampleur. Je cite largement la partie positive de ce compte rendu (2695) :
...rétablir la France dans sa puissance, tout en assurant une complète démocratie, la liberté de pensée, de la presse, d'association, l'égalité de tous les citoyens devant la loi, l'instauration d'une véritable démocratie sociale, impliquant l'éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l'économie, le retour à la Nation des grands moyens de production..., le droit d'accès aux fonctions de direction et d'administration pour les ouvriers possédant les qualifications nécessaires et la participation des travailleurs à la direction de l'économie..., le réajustement des salaires, la sécurité de l'emploi, une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours et la possibilité pour les enfants d'accéder à la culture la plus développée quelle que soit la fortune de leurs parents.
Tout est dit, et l'on ne peut que regretter la dilution progressive ensuite, dans ce pays, de la plupart de ces principes de liberté, de démocratie et de solidarité sociale. Dix-sept résolutions seront adoptées au congrès deux mois plus tard, présentées en 32 pages dans un livret imprimé (3620), détaillant les orientations prises dans les différents domaines. Notamment : Affaires militaires, Reprise économique, Sinistrés, Anciens combattants, Ravitaillement, Épuration politique, Épuration administrative, Chantage allemand, États Généraux, Jeunesse, Affaires sociales. Précision sur le « chantage allemand » : celui-ci concerne une menace publiée par les autorités allemandes contre les prisonniers et déportés français – encore détenus à cette date – afin d'empêcher le juste châtiment des traîtres – lequel reste décidément une priorité. Quant aux États Généraux de la Renaissance Française, c'est un processus déjà enclenché dans certains CLL, sous forme d'assemblées patriotiques préparatoires impliquant toutes les couches de la population.
- Note de bas de page 7 :
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Comités Départementaux de Libération.
Mais l'unité n'est pas acquise. Le 29 décembre, Simon Jeanjean, qui n'agit pas à la légère, écrit à J. Dumas à la CFTC pour solliciter un avis sur l'attitude à adopter quant à la participation du syndicat aux États Généraux (2357), suite à l'insistance pressante de la municipalité (communiste, précise-t-il entre parenthèses) à ce sujet. La réponse de Dumas, le 3 janvier suivant, va dans le sens d'une révision des positions précédentes, rappelant qu’au départ (je cite), la constitution des États Généraux avait pour but essentiel une propagande pour le Parti Communiste. Or, le ralliement des CDL7, la participation active aux États Généraux, a changé cet esprit, et maintenant nous croyons pouvoir affirmer que les États Généraux seront essentiellement des rassemblements patriotiques afin d'étudier en commun les différentes idées ou suggestions qui pourront y être émises en vue d'apporter notre contribution au Gouvernement... (2358). Fin de l'épisode ? Pas vraiment. Le 26 mai suivant (1945 donc), un nouveau courrier signé Jeanjean et adressé au même Dumas, nous apprend que l'entente – on ne s'en étonnera pas – est décidément loin d'être parfaite ou même cordiale. Je le cite intégralement :
- Note de bas de page 8 :
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Sur le CPL, voir Charles Riondet, Le Comité parisien de la Libération, 1943-1945, Presses Universitaires de Rennes, 2017. Consultable en ligne : https://books.openedition.org/pur/153460
Cher camarade – Me conformant à la décision du Bureau Confédéral de janvier, et devant l'insistance des Communistes, je déclarai devoir m'abstenir de toute participation aux États Généraux. Et ce, d'accord avec mon camarade du MRP. – Sur un ton agressif (c'est la première fois qu'il se livrait à une certaine violence verbale), Bossus nous déclara que nous rompions l'unité de la Résistance, insinuant qu'il ne voyait plus ce que nous pouvions faire au CLL, et prétendant que le CNR et le CPL8 avai[en]t approuvé à l'unanimité le programme réduit à quatre points des États Généraux. – Nous avons maintenu nos positions tout en réservant nos positions à venir, en attendant des instructions de nos organisations. C'est cette nouvelle position que je serais heureux de connaître, et s'il est vrai que les États Généraux ont été acceptés à l'unanimité au CNR et au CPL, je serais désireux d'avoir de nouvelles instructions. – Dans cette attente, recevez, cher camarade, l'assurance de mon entier dévouement. (2359)
J'ignore quelle fut la réponse et quelle position prit finalement Simon Jeanjean. Des États Généraux il n'y a aucune autre trace dans ses papiers. Et un certain trouble s'installe, au moins à la CFTC, si l'on en croit un billet hâtif de Dumas (2360) daté du 8 mars 1946. Tant de temps passé sans que l'on ait pu s'accorder ? Celui-ci fait part à son correspondant – qu'il tutoie cette fois, dans ce courrier sans caractère officiel – des dispositions prises lors du dernier Bureau confédéral : Abstention à l'égard des "Comités de la Renaissance" dans la R.P. [ ?] – Pour les provinces œuvrer pour le maintien des CDL et CLL sur plan esprit de la résistance. – Je dois t'informer de la décision du CPL : vote majoritaire pour le maintien du CPL sans transformation en Comité de la Renaissance, libre aux organisations d'y adhérer. – La CFTC n'adhèrera pas. Ce qui nous donne une idée des points à l'ordre du jour et des écueils rencontrés.
Arrivé à ce point, je dis « pouce ! » – dépassé par cette documentation brute à propos des États Généraux, des Comités de la Renaissance française et autres avatars politiques visant à fonder une nouvelle république. Ainsi, en conclusion d'une « Résolution finale adoptée à la réunion des délégués aux États Généraux de la Seine le 22 décembre 45 » (2707), Les Délégués mandatent le Comité Parisien de la Renaissance Française pour mobiliser la population de Paris en vue d'assurer une Constitution Démocratique sans limitation aucune de la souveraineté du peuple. Il ne semble pas que Simon Jeanjean fût un de ces Délégués. Les États Généraux s'étaient bien réunis, si je ne m'abuse, en juillet 1945, et avaient émis de nouvelles résolutions d'où devaient sortir enfin, suivant le programme du CNR, quelques conquêtes sociales remarquables dont l'une au moins, la Sécurité Sociale, est à louer pour les siècles des siècles... « pourvu que Dieu lui prête vie ». Mais de ce projet aux actes, que de discours, que de motions et de résolutions. Pouce ! Je m'y perds un peu.
- Note de bas de page 9 :
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De même, le CPL dépend – plus ou moins – de la Préfecture de Paris comme le montre l'en-tête. Le CNR dépend sans doute, quant à lui, plus ou moins du gouvernement de ce qui n'est pas encore la République Française, celle-ci restant à reconstruire.
Par exemple, comment faut-il interpréter les quelques courriers adressés par Raymond Bossus, maire communiste du 20e arrondissement, à celui qu'il appelle « Monsieur le Secrétaire et cher ami » ? (2361 et 2362). Comment interpréter cette adresse ? Est-ce par ces mots que lui, président du CLL, s'adresse à son propre secrétaire ? Ces courriers datent de juillet et septembre 45. Simon Jeanjean (« Jean-Jean ») est-il à cette époque, secrétaire du Comité dépendant du Conseil municipal de l'arrondissement9 ? Je ne crois pas. Pas plus que je ne crois que Simon Jeanjean soit le « cher ami » de Raymond Bossus. Je crois même qu'il ne l'appelle ainsi que parce qu'il ne l'est pas justement, et qu'il convient d'en rajouter. Les grands médecins se donnent du cher ami. Il a pu m’arriver, portant le titre de conservateur de bibliothèque – « leur » bibliothèque – et même parfois la cravate (j'avais fait du théâtre, me plaisant aux rôles de composition), que certains d’entre eux me passassent la main dans le dos et me gratifiassent de cet affectueux qualificatif. Bref, je ne pense pas que Bossus fût l'ami de Jeanjean à cette époque, alors même qu’il lui arriva de hausser le ton en réunion comme il l'a raconté plus haut. Autre interprétation : ces deux courriers dont je parle – l'un portant convocation à une réunion du CLL en vue d'organiser un défilé du souvenir à la mémoire des morts du 20e tombés un an plus tôt pendant la semaine insurrectionnelle du 18 au 25 août 44, l'autre en vue de constituer le fameux Comité de la Renaissance Française du 20e – devaient être adressés à Jeanjean non pas en tant que secrétaire du CLL, mais que mandaté par la section CFTC dont il était alors le secrétaire, siégeant à ce titre au sein du Comité (CQFD).
Les casquettes du père Jeanjean
Secrétaire du CLL, Simon le sera, c’est certain, mais quelques années plus tard, sous la présidence du nouveau maire Ch. Le Cour. D'où les nombreux documents – courriers et comptes rendus de réunions – qui se trouvent conservés de cette période de 1946-47. Les objets de ces convocations, actions et réunions consisteront alors notamment : d'abord en octobre 46 (2348), en la préparation du référendum du 13 octobre en vue d'assurer la plus large majorité en faveur de la Constitution démocratique et républicaine ; ensuite en avril 47, dans un ensemble de mesures à prendre (2349) devant les prétentions au pouvoir personnel du Général De Gaulle (qui a quitté le pouvoir mais espère revenir rapidement pour établir un régime présidentiel), devant les agissements et l'activité des factieux du 20e, enfin dans la création d'un Comité de vigilance républicaine (2347) en vue de faire pièce à tout « complot contre la République et la Constitution » – comité qui n'est pas sans rappeler les Gardes Patriotiques organisées en 1944 en liaison notamment avec les FFI (2705).
- Note de bas de page 10 :
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Cité au chapitre précédent.
Comme quoi décidément, gagner la paix n'est pas une mince affaire. D'où le point d'interrogation que j'ajoute à ces mots en titre du présent chapitre, emprunté initialement à un article de Marc Sangnier publié dans l'Aube du 8 mai 4510. Gagner la paix ? Il y a encore loin de la coupe aux lèvres. À propos de Sangnier, c'est aussi par les mots « Mon cher ami » qu'il s'adresse à Simon dans l'invitation qu'il lui fait (2218) à venir rencontrer quelques camarades dans ses locaux du Boulevard Raspail. Cela pourrait sembler tout aussi formel, mais la conclusion, bien fraternellement, paraît autrement chaleureuse. La politique, qu'elle soit aux mains de professionnels à plein temps ou de travailleurs plus ou moins déchargés de leurs obligations professionnelles, est un vrai métier comme l'allumage des réverbères ou la vente des becs de gaz.
Comités, commissions, postes de conseillers, les casquettes ont tendance à se multiplier sur la tête de Simon Jeanjean, même si je ne vois pas qu'il ait jamais brigué un mandat électif. Siégeant au CLL au titre du syndicat, il n'abandonne pas – ou plutôt il reprend, après quelques années d'interruption forcée – ses activités politiques au grand jour. Fini le PDP, il a adhéré naturellement au Mouvement Républicain Populaire (MRP), constitué lors du Congrès constitutif de novembre 44.
(C'est à ce titre, je suppose, que le Conseil Municipal de Paris l'élira en qualité de suppléant en vue de l'élection des Conseillers de la République de la Seine, comme l'en informe un courrier (2226) daté du 18 octobre 1948 lui demandant une réponse rapide. Rien d'autre à ce sujet ; on ne connaît pas sa réponse.)
Dans le 20e arrondissement, le MRP avait été précédé par un « Mouvement Républicain de Libération » (MRL ? Ce sigle ne s'imposera pas) dont la première réunion, suivie de bien d'autres, se tint le 9 septembre à l'instigation du camarade Robinet, constituant un bureau provisoire dont la présidence fut assurée par Jeanjean. Ce MRL-MRP n'avait pas ménagé ses efforts, à en juger par une liasse de comptes rendus manuscrits du président (2760). Jeanjean reste à ce poste, au moins jusqu'au Comité Directeur du 5 mai 1946 du MRP – 20e section (2761), tenant soigneusement à jour le cahier des adhésions (numéro – nom – prénom – adresse - profession – cotisation – date) de 1944 à 1950 (2759).
Le MRP ne sera certes pas le grand parti unique issu de la Résistance rêvé par Pierre Brossolette et par Jean Moulin, ni un parti travailliste. Il se posera, face notamment au PCF et à la SFIO, comme le nouveau mouvement démocrate-chrétien à l'instar du PDP d'avant la guerre, mais beaucoup plus important et puissant. Emmené par Georges Bidault, il arrive en deuxième position aux élections constituantes-législatives du 21 octobre 1945, derrière le PCF. Rien à voir, donc, avec le petit PDP d'avant-guerre, comme n'ont rien à voir les années d'après-guerre avec les années folles, ni les impératifs de cette reconstruction riche en soubresauts révolutionnaires avec, rappelez-vous, les successions de soirées festives, de banquets, de sorties à la campagne, organisées par le PDP qui se targuait de cette convivialité familiale, l’érigeant même en élément significatif de son programme d'action. Mais nous n’en sommes plus là. On trouvera à ce sujet, bien des années plus tard en 1961, une synthèse historique sur les origines du MRP – remontant au Sillon, puis aux années 20 – dans un document intitulé Le MRP cet inconnu (3663) sous la plume de Raymond Laurent. Il y mettra notamment l'accent sur cette dimension amicale.
Y eut-il un banquet au deuxième congrès national du MRP, du 13 au 16 décembre 1945 ? Je n'en vois pas trace. Sans doute n'était-ce pas envisageable en cette période encore de rationnement, et peut-être s'y sera-t-on contenté de sandwichs. Le document de 24 pages grand format publié à cette occasion (2709) est exempt de toute préoccupation gastronomique, même s'il se consacre au premier chef à la situation économique et sociale, titrant en page 2 « La France a faim ». Rationnement sur le pain, sur l’alimentation, sur le textile, pour des années encore. Simon Jeanjean en a gardé quelques exemplaires dans ses archives. Exemple : cette carte de tickets pour les articles de ménage en fer, datée de 1947 (2029).
Au fait, je n’aurai garde d’oublier que juste après ce congrès, eut lieu un autre événement où furent invitées Geneviève et Monique Jeanjean : le mariage, en la majestueuse église Saint Augustin dans le 8ème arrt, de leur amie Blanche Cointre (ma mère, dite Blanchette comme la leur), avec un drôle de chef scout très gentil, pas très grand mais sûrement un type formidable pour qu'elle en soit si gravement amoureuse, un futur professeur de lettres nommé Jacques Péchenart qu'elle aurait rencontré aux Chantiers de Jeunesse. Ce qui nous ramène à nos ouailles – du latin ovis, nom générique du genre féminin –, celles de la famille Jeanjean, désormais rapprochée de la famille Péchenart.
La vie continue (le scoutisme etc.)
Car la vie continue et même reprend si tant est qu'elle se soit interrompue. Je veux parler du quotidien, des loisirs et de la vie familiale. Pour les loisirs, l'album de photos traverse une période de vaches maigres : les lieux représentés, après les Sables d'Olonne en 39-40, sont tous situés à proximité de Paris – Quincy, Malesherbes, deux petites pages. Aucune photo de 44 à 46. Ensuite c'est Bierville – le château légué par Sangnier à la CFTC, situé à Boissy-la-Rivière – à travers une série de photos prises en 1947. Il faut attendre 1948 pour reprendre enfin le large dans le Cantal et à Rocamadour, et en d'autres lieux les années suivantes. Quant aux albums des guides, constitués par Geneviève et Monique, c'est parfois compliqué en raison d'un classement fantaisiste ou par trop implicite. On peut cependant dire que les activités reprennent pleinement en 1945 avec un pèlerinage à Chartres et un camp d'été, situé à Trizay en Charente-Maritime. On y reconnaît Fernande, alors que les Jeanjean et elles n'appartenaient pas à la même compagnie de guides avant la guerre. Il s'agit donc d'une formation nouvelle, probablement celle des guides aînées, moins nombreuses et adultes. Et on les verra s'activant encore, jusqu'à 1948 – avec jupe et cravate d'uniforme, en camp fixe ou itinérant, à vélo, vers Rouen, vers le Chemin des Dames, à Marolles (près de Brétigny où j'ai campé aussi, à moins que ce ne soit Marolles-sur-Seine ou Marolles-en-Brie, mais la probabilité est forte pour que ce soit bien Marolles-en-Hurepoix, et que ma destinée de petit louveteau ait croisé là celle de mes marraines guides aînées) – s'activant dans les années d'après-guerre comme pour rattraper les années perdues.
En 1945 encore, une page entière est consacrée au mariage de Janine qui appartenait de toute évidence au mouvement scout (6659). C'était le 24 décembre (le surlendemain, donc, du mariage de mes parents) comme je l'apprends par une mention manuscrite au dos de la photo, dédiée à la « cheftaine Jeanjean ». Espérons que son mari en faisait partie aussi, des scouts, sinon il aurait pu se sentir gêné de la haie d'honneur et du martial salut qui encadra leur sortie de l'église. Les guides d'un côté, les scouts de l'autre, franchement, ça vous a quand même quelque chose de mussolinien, je vois mal mes parents se faire saluer de la sorte (mais je peux me tromper).
La « cheftaine Jeanjean »... était-ce Monique ou Geneviève ? Elles avaient alors 21 et 25 ans. Les guides aînées avaient vocation à encadrer les plus jeunes. Je pencherais donc ici pour Geneviève, d'abord en raison de son âge, tel qu'elle ait pu être précédemment la cheftaine d'une jeune femme en âge de se marier. Par ailleurs, quel que fût le caractère de Monique, je ne serais pas étonné que Ginette, de par son droit d'aînesse acquis à tout jamais, l'ait emporté à cette occasion sur sa jeune sœur, chacune mettant ses œufs dans son propre panier, complémentaire de l'autre comme il se fait au sein d'un couple (le leur, aux deux sœurs, n'était pas encore définitif, loin s'en faut, mais on parlait déjà, c'est certain, de « Monique-et-Geneviève » avec un tiret, considérées en privé comme inséparables).
De la même époque date justement un courrier de Simon Jeanjean, daté du 25 novembre 45, adressé au curé d'une paroisse inconnue où il avait assisté à la messe le dimanche précédent, et dont l'objet de départ est le mouvement scout (2216-2217) :
Monsieur le Curé, – Ayant, par hasard, assisté à la messe de 9 heures dimanche dernier à votre paroisse, j'en suis sorti passablement étonné, voire scandalisé, du sermon que j'y ai entendu, et vous me permettrez de m'en expliquer...
Très en colère, notre Simon, comme s'il n'était pas déjà suffisamment occupé, s'est fendu de deux pages bien serrées pour dire sa façon de penser à ce curé de gauche. Tout d'abord, vos critiques contre le mouvement scout... Ces critiques, sous-entendues mais on peut les deviner – comme toujours dans ce fonds Jeanjean où l'on a les questions mais pas les réponses, ou inversement –, pourraient se résumer dans l'impression que nous a faite la photo du mariage de Janine, où le salut scout, bras tendu, faisait furieusement penser au salut fasciste. Ce qui n'est pas du goût de Jeanjean, mais alors pas du tout.
Vraiment, au lieu de vous attaquer (...) à des jeunes gens, qui ne pouvaient vous répondre, n'aurait-il pas été plus logique de vous adresser à leurs aumôniers voire à l'autorité diocésaine, qui vous donneraient certainement des renseignements qui semblent vous manquer sur ce mouvement (...) Quant à la croix scoute, elle n'est pas la croix gammée, comme vous l'avez prétendu (répétant une perfidie communiste destinée à déconsidérer un mouvement catholique) mais la croix potencée de Jérusalem. Et vos diatribes ne contribuent certainement pas à attirer les jeunes dans votre paroisse.
L'objet du litige
(De mon côté j'essaie de comprendre les relations, les différences, les compatibilités et parentés entre les Scouts de France, mouvement préexistant fondé par Baden-Powell à l'orée du XXème (siècle), et les Chantiers de Jeunesse de Pétain et du Général de La Porte du Theil. Ce sont eux, je suppose, que ce prêtre avait surtout dans le collimateur.)
Pour le Curé X ce n'est pas fini. La riposte de Jeanjean porte ensuite sur la question sensible de la liberté de l'enseignement. Vous prétendez que ceux que les catholiques ont envoyé à la Constituante pour défendre la liberté de l'Enseignement ont failli à leur tâche. Que faites-vous des interventions de Henri Teitgen, et de Maurice Schumann ? Ignoriez-vous que les anticléricaux avaient la majorité à l'assemblée ? Dans ce cas, veuillez prendre connaissance... La fin de la lettre, appuyée sur une citation qui se veut imparable, vise à mettre KO son adversaire. Ce qui ne sera sûrement pas le cas. Enfin rien n'empêche de penser que le curé X aura lu cette réponse en chaire le dimanche suivant. Ce que je sais, c'est que sur cette question au moins de l'école libre, Jeanjean le Lorrain – sans doute partisan du Concordat – n'aurait pas été d'accord avec mon laïcard de père.
On n'est d'ailleurs pas au bout des démêlés avec les prêtres, ni avec l'enseignement libre. Quelques mois plus tard, Simon Jeanjean aura l'occasion de reprendre la plume à titre privé. Et sur un sujet qui plus encore lui tiendra à cœur, puisqu'il s'agira d'assister sa fille Monique dans la défense de ses droits. Monique qui très tôt a pris sa carte de la CFTC, puis du MRP où elle militera activement.
Jeanjean contre Gerson, 20ème contre 16ème
Au fait, où en sont les Jeanjean à la fin de la guerre, reprenant leur parcours interrompu peu ou prou ? Je ne parle pas de Denise, qui d'ailleurs ne s'appelle plus Denise mais Marguerite-Marie, maintenant qu'elle a quitté jusqu'à son prénom et qu'elle vit sa vie cloîtrée (au moins en partie, mais sans lien autre avec la famille qu'une visite mensuelle, si je ne m'abuse, au parloir, comme il se fait en prison). Les parents ont poursuivi leur travail, gagnant leur vie et souvent celle de leurs filles plus ou moins autonomes. Simon est toujours directeur commercial de la SBV, poste qu'il occupera jusqu'à sa retraite en 1951. Blanche comme dactylo travaille au Comité de la Croix-Rouge du 20e arrondissement, mais cela ne durera pas, elle sera remerciée, dans les deux sens du terme, à la date du 1er novembre 46, suite à restrictions budgétaires (2244). Je n'ai aucun certificat de travail ultérieur, mais il faudra bien aussi, je suppose, qu’elle continue d'assurer l'intendance quotidienne. Madeleine, revenue vivre dans le giron familial, fait quelques ménages par ci par là. Elle a vingt-huit ans en 1945, mais en paraît dix ou vingt de plus sur quelques photos de l'album, toujours avec ses lunettes rondes cerclées d'écaille. Son handicap lui donne droit à des séjours dans le midi où elle devait se rendre dès que le temps était trop froid et surtout humide, c'est-à-dire d'octobre à février-mars. Ginette aussi, d'ailleurs, partit en cure assez souvent pour soigner sa santé au soleil ; elles ont dû y aller ensemble avec Madeleine, quelquefois. Geneviève, d'ailleurs, faisait de la couture, et travaillait par ailleurs régulièrement dans le cadre de l'Initiative, où elle était bonne à tout faire et encadrait probablement aussi les jeunes apprenties comme l'ont fait aussi ma mère et Fernande. Payée par l'État, précise-t-elle, c'était vraiment un organisme d'État...
Monique, enfin, a été recrutée, dès 1942 ou 43 malgré son jeune âge – elle avait moins de vingt ans, mais il faut croire que ses capacités intellectuelles et humaines le permettaient – comme institutrice à l'école Gerson, 31 rue de la Pompe dans le 16e arrondissement. Ce fut au départ un arrangement à l'amiable, obtenu à la faveur d'une rencontre impromptue dans le cadre de la paroisse. Il faudrait parfois se méfier des arrangements à l'amiable. Je ne suis pas sûr qu'elle ait été embauchée directement à Gerson, plutôt d'abord dans une autre école, sans doute dans le 20e par l'intermédiaire d'un prêtre rencontré un beau dimanche après la messe. Mais qu'importe, c'est surtout de Gerson qu'elle m'a parlé. Du nom de Gerson (Jean de Gerson, 1363-1421, théologien humaniste, prédicateur et homme politique né dans les Ardennes), Monique n'avait aucune raison de se méfier, moins en tout cas que du très bourgeois « 16e », de ses pompes et de ses ouailles. Quant à l'établissement catholique en question, sa devise Sursum corda (Haut les cœurs !) lui convenait à priori car elle n'a jamais manqué de courage. Il lui en fallait pour s'occuper de ces filles et fils de bourgeois, aussi jeunes fussent-ils, dans ces temps difficiles. Elle en garde quelques bons souvenirs du point de vue strictement pédagogique, car elle aimait s'occuper des enfants, et aurait sans doute aimé en avoir. Mais l'interview dit autre chose : L'école Gerson, c'est réputé, affirme Geneviève. Monique ajoute :
C’était une école où les gosses payaient assez cher, mais nous on n’était pas beaucoup payé. Et puis c’était la guerre, et alors je donnais des leçons supplémentaires... à un gamin, à qui on a apporté une assiette de petits sandwiches... Il a mangé ça devant moi, quel culot ! il m’en a même pas offert… Et Geneviève, qui connaît l’histoire comme si c’était la sienne, d’ajouter : Elle avait même des élèves qui faisaient des échanges, alors il y en avait un qui échangeait les petites cuillers... les petites cuillers en argent, il lui avait échangé pour je ne sais quoi, une babiole tu sais ! (elles rient). Mais j’aimais bien, quand même, dit Monique...
Photo de classe. Monique, École Gerson (1446)
Ce qu’elle apprécia nettement moins, c’est le comportement de la direction à son égard. Une femme, vous pensez ! et une gamine en plus, de 17, 18 ans à peine, du moins à ses débuts, jusqu’à 22-23 ans à la fin... Et imagine-toi que... ah, ils étaient gentils à cette école-là... (Ginette prend le relais, coupant court à cette ironie amère : ) Mais un jour Monique dit « Quand même je ne gagne pas beaucoup, vous savez, 5000 francs par mois ». On lui répond : « Vous vivez chez vos parents, vous avez bien assez » Enfin bref, c’était une fille à papa, elle avait assez pour acheter... sa poudre de riz ! ». Ils devaient en parler en famille, en rentrant le soir à la maison. Et la moutarde au nez de son père devait commencer à monter sérieusement...
Les choses s’enveniment à la fin de l’année scolaire 1946-47. Le directeur ayant opposé, à une demande d’augmentation ou de changement de service, son refus sous la forme d’un bref billet manuscrit (2219-2220), elle lui présente sa démission. S’ensuit un échange de plusieurs courriers, d’abord manuscrits de la part de l’école (je n’ai pas les doubles des lettres de Monique), puis enfin dactylographié, daté du 12 septembre 47, nouvelle fin de non-recevoir. Elle se trouve licenciée sèchement dans les pires conditions. À ce point, le 26 septembre, Papa Simon prend la plume (ou plutôt se met au clavier) et monte au créneau en son nom propre et en tant que père de famille (2224-2225) :
Ma fille Monique me communique la lettre de Monsieur l'Econome du 12 courant. – C'est sur mes instances qu'elle a dû donner sa démission. Il ne m'est plus possible de boucler mon budget et par conséquent de me contenter d'un salaire aussi faible. – J'ai eu 4 enfants, l'aînée est religieuse, la deuxième, malade ne peut pas travailler. Et les faibles économies que j'avais pu faire ont été englouties pendant la guerre. Je ne peux plus conserver plus longtemps une fille de 23 ans au trois-quarts à ma charge. Il faut qu'elle se suffise. J'ai 62 ans et ne pourrai pas toujours l'entretenir…
Il est fatigué, Jeanjean, cette fois on le voit courber l’échine. À la fin de l’année scolaire Monique a essayé de vous expliquer sa situation. S’est-elle mal expliquée ?... Il y va en douceur, mais c’est plutôt eux, les Gerson, qui n’ont rien écouté. Le paragraphe suivant de sa lettre vise à montrer l’insuffisance objective du salaire accordé à Monique. Puis, enfin et déjà de guerre lasse – car j’ai l’impression qu’il n’y croit pas, que c’est peine perdue, seulement écrit pour mémoire (et il aurait dû envoyer sa lettre au Canard enchaîné) – en vient à la question du préavis :
Monsieur l'Econome dit dans sa réponse qu'il aurait fallu vous prévenir un mois avant la fin de l'année scolaire. Permettez-moi de vous rappeler qu'en 1944, ce n'est ni 3, ni 1 mois à l'avance, mais le jour même de la rentrée que Monique a été prévenue et qu'il lui a été signifié que vous vous priviez de ses services.
On voit ici que l’emploi de Monique à Gerson fut interrompu en 1944-45. Et effectivement nous avons dans les archives deux photos de l’école Lacordaire. Il y eut donc deux périodes de travail à Gerson...
Or, vous n'ignorez pas qu'il est difficile à une institutrice de trouver un emploi à cette époque où toutes les écoles sont pourvues. Et pendant l'année scolaire 1944-45, Monique n'a trouvé que des remplacements et a perdu en 1945 la plus grande partie de sa rémunération de vacances. – Le dommage subi par Monique à cette époque est donc autrement important que celui d'un préavis peut-être tardif mais qui vous a certainement suffi pour pourvoir à son remplacement.
Et toc, l’argument fait mouche. Mais Gerson s’en tamponne le saint siège. C’est le pot de terre contre le pot de fer, le 20ème contre le 16ème. Est contre Ouest parisien, gilet jaune contre soutane avec complet veston etc., ainsi qu’il en est et sera pour les siècles des siècles. Du moins l’aura-t-il écrit, et – notons-le au passage – n’aura-t-il fait agir aucun piston politique à l’appui de sa démarche.
2221-2222 : Réaction de X, de l'école Gerson, à l'annonce de la démission de Monique Jeanjean : "Cela ne me regarde pas"...
- Note de bas de page 11 :
(Gardons une dent bien dure contre l’école Gerson. Car il semble qu’elle soit, entre autres du même acabit, hier comme aujourd’hui coutumière de ce genre de comportements. Gerson, le lycée catholique ultra devenu intouchable. Ainsi titrait le journal Libération le 4 septembre 201411 . La direction de cet établissement du 16e arrondissement parisien impose une ligne de plus en plus réactionnaire. Sans que les instances catholiques ni l’Éducation nationale ne réagissent. Une conférence anti-avortement dénonçant les « semi-meurtrières » qui prennent la pilule, notamment, est suivie d’une inspection… sans suite. Or la radicalisation idéologique et confessionnelle serait bien plus avancée que ce qui émerge en surface. Gerson – triant ses élèves d’après des critères religieux et sociologiques et multipliant les pratiques de harcèlement discriminatoire – cédait en outre, à en croire quelques exemples précis fournis dans ce reportage, au communautarisme le plus outrancier. L’établissement, en cela, contrevenait à la loi de 1959 selon laquelle un établissement sous contrat doit être ouvert à tous. Mais aux yeux du Ministère, la situation à Gerson n’est pas si grave. Il existe d’autres établissements où la situation est plus préoccupante en terme de dérive communautariste, notamment des lycées juifs ou musulmans. Un autre interlocuteur évoquait ensuite ce collège parisien catholique et sous contrat, où la note de « vie de classe » était conditionnée à la présence des élèves, pendant une nuit entière, à une séance d’adoration du Saint-Sacrement. On se croirait revenu à l’époque – 1895, souvenez-vous – où la patronne des usines Clément de Limoges trouvait normal d’obliger ses ouvrières à mettre tous les jours la main au bénitier. Ce qui nous ramène au sujet précédent.)
Tournons la page
Heureusement il y aura un joker. Monique, qui devait avoir de bons atouts professionnels, obtint très rapidement ce qui devait être son emploi définitif. Pour la date précise, il vaut mieux ne pas s’en remettre à l’interview : Geneviève – censée détenir la clé des souvenirs – dit que sa sœur avait alors « 20, 21 ans », ce qui nous ramènerait à la fin de la guerre. Nous dirons deux ans plus tard, au moins à la fin de l’année 47 après l’affaire Gerson. C’est à cette date que Monique fut recrutée, comme on le sait déjà, à l’agence de tourisme Thomas Cook. Le siège à Paris était situé place de la Madeleine. Geneviève l’y rejoindra en 50.
C’est Monsieur Robson, racontent-elles, qui les y avait fait entrer. Les Robson étaient des voisins des Jeanjean au 21 rue de la Chine, ils habitaient au rez-de-chaussée. Lui avait été prisonnier, déporté en camp, pendant toute la guerre. Quant à sa femme, m’ont-elles expliqué, elle avait pu rentrer après quelques mois. Arlette Robson était seule et s’ennuyait ferme. Ainsi l’avons-nous déjà vue en 1943, au moment des hébergements clandestins, et il fallait faire attention, car elle montait souvent à l’improviste. Tout cela se sera expliqué ensuite ; les implications des uns et des autres pendant cette période les auront rapprochés et même probablement liés d’amitié. Je vois d’ici une rencontre des Robson avec Tony Reynolds, au cours de laquelle ils auront pu revivre ces heures mémorables où Tony se précipitait dans les coulisses à l’entrée en scène de Mme Robson ou de qui que ce soit d'autre, et où il rongeait son frein, évitant de tousser ou seulement de respirer trop fort, alors que lui parvenaient des bribes de conversation à travers la porte.
Robson, chef du personnel, était bien placé pour faire entrer Monique à l’agence Cook. Ce qui me trouble, c’est qu’elles persistent, Ginette et Monique, à faire remonter tout cela à 44 ou 45, ce qui est simplement inconciliable avec les dates des courriers, nécessairement antérieurs, échangés avec l’école Gerson – même à considérer que le recrutement, peut-être inopiné, de Monique chez Cook, ait été le vrai motif de sa démission. Ce qui ne change rien au fait qu’elle était effectivement exploitée de façon abusive depuis un certain temps à Gerson. Mais bon, avec Cook tout allait changer. Les chefs étaient anglais, le personnel français, l’entreprise dynamique et le travail ne manquait pas. Monique fut d’abord sténo-dactylo, puis monta en grade assez rapidement.
À suivre.