Chapitre XX – Vacances...
Texte
Vacances ?... Ce chapitre, on le sent bien, nous rapproche de la fin. La petite famille Jeanjean de plus en plus se fond au sein d’un groupe d’amis issu du scoutisme. Blanche et Simon Jeanjean in extremis commémorent un demi-siècle de vie commune. Sans doute en est-il de cette histoire comme de la vie des hommes, se terminant par la retraite. Fin des activités, en attendant la fin des fins, du moins pour les individus.
Juillet 56, l’Ardèche
Cependant, dans les jours même où Monique écrivait cette ultime lettre à son militaire enfui, puis se la voyait retourner sèchement moins d’une semaine plus tard, Geneviève préparait un voyage en Ardèche. Au volant de sa voiture, elle emmena ses parents septuagénaires et son filleul de six ans. Elle veilla sur moi comme à la prunelle de ses yeux, vous pouvez me croire, bien que mon état de bambin ne me permette d’en juger que rétrospectivement. C’est alors, à partir de l’été 56, que je fais mon entrée dans l’album de vacances des Jeanjean.
- Note de bas de page 1 :
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Les vacances dont il sera question ensuite ne figurent pas dans les albums de famille. S’il en existe des photos – en couleurs de plus en plus – elles ont dû être classées ailleurs. Geneviève et Monique n’étaient pas des passionnées de photo et n’avaient pas d’appareil. Simon était âgé et arrêta probablement d’en prendre. Les personnes âgées ne prennent plus de photos, est-ce à cause de leurs mains qui tremblent, de leur vue qui baisse, d’une motivation qui disparaît ?
(Je me trouve sur quelques photos de cette époque. Ensuite les photos se raréfient et l’album familial va prendre fin, comme les archives dans leur ensemble où, semble-t-il, Simon Jeanjean ne doit plus avoir grand-chose à verser qui lui tienne à cœur1. « Place aux jeunes »...)
Le souvenir le plus net que je garde de ces vacances-là, c’est d’avoir failli me noyer au nez et à la barbe d’adultes impitoyables qui m’auraient bien laissé couler à pic, les monstres. C’est au bord d’une rivière – l’Ardèche, quelque part dans un village – un quai avec un escalier par où je suis descendu pour barboter, mais c’est plus profond que je ne m’y attendais, il n’est plus question de barboter. Je me tiens au plus haut sur la pointe des pieds, les oreilles dans l’eau et le nez émergeant à peine, je n’arrive plus à reprendre pied pour regagner un endroit où je pourrais remonter, j’ai failli avaler de l’eau, par la bouche, par le nez, je n’ose pas crier, je vais crier mais je préfère fermer la bouche, je vais me noyer. Et à deux pas de moi, debout sur le bord, je vois par en dessous les adultes qui discutent entre eux tranquillement et qui m’ignorent tragiquement. Ils ont raison, ce n’est pas bien grave. Fin du film, le reste a disparu.
Non, j’exagère. Je ne savais pas nager, c’est tout. J’ai juste eu un peu peur, le temps d’un court instant. Petit canard craintif à peine sorti de sa mare ardennaise, j’étais tout petit encore, je ne savais pas encore évoluer sur l’eau (du jamais vu pour un canard), même pas rester à la surface quand je n’avais plus pied. Garder pied, c’est le B.A. BA mais se noyer aux pieds et à l’insu des autres est aussi le prototype de toutes les angoisses. J’étais plutôt douillet. Mon surnom, utilisé dans toute la grande famille, était « Doudou ». Douillet et doux j’étais dans ces années-là, puis beaucoup moins par la suite, on fait ce qu’on peut pour exister. Cette fois-là j’ai perdu pied et la panique m’a pris, personne ne s’en souvient que moi. Pas ma marraine en tous les cas qui eut bien d’autres chats à fouetter pendant ces vacances-là. Elle trouvait, m’a-t-elle avoué dans les derniers temps, que les enfants de la famille Q*** avec qui nous passions ces vacances n’en faisaient qu’à leur tête et se conduisaient mal. Cela ne me déplaisait pas, je crois, comme d’autres fois où j’ai eu l’occasion de partir en vacances avec des familles plus permissives que la mienne – ce qui n’était qu’une question de point de vue ; certains enfants de ces familles-là m’ont avoué ensuite avoir envié la mienne ; les contraintes étaient seulement différentes. Bref, quel plaisir ce dut être de dire des gros mots, de faire des grimaces et toutes sortes de bêtises. Quel plaisir ce fut – et c’est l’autre souvenir que je garde de ces vacances en Ardèche – de rapprocher nos anatomies dans les toilettes avec la petite fille brune de cheveux et de peau dont j’ai tout oublié par ailleurs.
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Plus concrètement, je me rappelle que nous avions fait le voyage en voiture depuis Paris, via Lyon où nous avions fait étape à l’hôtel. Nous, c’est-à-dire Geneviève conduisant sa 2CV, ses parents et moi. Monique n’était pas du voyage. Ma marraine devait avoir passé le permis de conduire, et fait l’acquisition de sa voiture dès que possible quand elle fut embauchée chez Cook en 50. À partir de ce moment elle a été le chauffeur de la famille. Des vacances à Vallon-Pont d’Arc me reste aussi le souvenir (cuisant de coups de soleil) d’une descente de l’Ardèche en barque. J’y revois Simon Jeanjean avec ses lunettes noires, les parents se faisant gentiment conduire en bateau comme en voiture L’autre famille n’y était pas, ce jour-là.
(Un souvenir qui manque à ces vacances-là, et pour cause, c’est celui de la Grotte Chauvet. On la connaît maintenant, mais elle ne fut découverte – inventée, comme on dit, par Jean-Marie Chauvet - qu’en 1994 aux abords du fameux pont rocheux en forme d’arc. Même en 1973 lorsque nous sommes allés en Ardèche à vélo avec Bernard mon beau-frère – qui ne l’était pas encore –, on était loin d’en soupçonner l’existence. Alors que la Grotte Chauvet recèle des souvenirs autrement plus anciens que les miens, quoique vertigineusement moins anciens que le Pont d’Arc lui-même.)
Nous inaugurons ici une nouvelle série de vacances, communes aux Jeanjean et à la bande d’amis dont il a déjà été question. Je passe ici allègrement sur quelques pages des albums qui sauf exception ne m’évoquent pas grand-chose. 1950 : Angleterre et... (tiens !) Fort-Mahon, Bierville et Cannes (avec une dernière photo de Madeleine) ; ensuite (1951 ?) : Capbreton, Hossegor, Lourdes, etc. ; 1952 : Igls (« Gruberhof », longue série, sports d’hiver), Bretagne (Bréhat, etc.) ; 1953 : Champs (sur Marne ?) et Forêt de Halatte ; 1954 : Westgate-on-Sea et Cambridge Wells (chez Tony), puis Waterloo et Bruxelles ; 1955 : Nice-Cimiez, Monaco, etc.
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- Note de bas de page 2 :
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Comme on l’a dit plus haut, elle souffrait de la maladie osseuse de Paget.
Je suppose, à les feuilleter, que Monique assez tôt fut requise pour accompagner des groupes dans le cadre de son travail, par exemple en 1955, comme en témoignent des vues touristiques sans rapport avec le voyage de l’année précédente. En revanche, aucune trace du militaire déserteur de son cœur, ni de sa famille. Je vois aussi que dès ces années-là, Ginette avait souvent la clope au bec ou à la main, et que Maman Blanche n’avait plus de chapeau sur la tête.2
Ici donc prennent fin ces très riches heures commémorées par le dernier album de famille de Simon Jeanjean. Ensuite viendra le temps où il ne sera plus là pour le faire, et le roman des Jeanjean ira vers sa fin – juste au moment où j’y fais mon entrée, mais je n’y joue aucun rôle significatif.
La bande des amis et le camping
- Note de bas de page 3 :
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Le début de ce témoignage écrit est cité au chapitre XIX, [79].
- Note de bas de page 4 :
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Les routiers étaient la branche aînée des scouts, comme les guides aînées étaient celle des guides. Cf. supra, fin du chapitre 10.
À ce point je reprends le témoignage3 de ma sœur au sujet de Fernande et de la bande d’amis, bande issue d’un premier noyau scout de guides (ensuite « guides aînées ») où s’étaient d’abord côtoyées ma mère avec ses amies : Fernande Castagnet, les Jeanjean et les autres. Une « bande », un « groupe », « les amis », nous n’avons pas d’autre mot pour qualifier cette petite société amicale, à géométrie variable, soudée en effet par des croyances, des activités et un passé communs, qui vint à se constituer à partir de ce noyau initial de guides aînées auquel s’ajoutèrent non seulement des scouts – comme le duo de comédiens routiers4 Hervé Da*** et Bernard En***, qui présentaient ensemble des spectacles de marionnettes – mais aussi des voisins ou des collègues de Fernande qui était véritablement le pilier central. D’après Marie, notre famille n’en faisait pas vraiment partie. Cela se discute. Elle pense que notre père y était un peu « allergique », non sans ajouter un point d’interrogation entre parenthèses. « Avec les J***, les R*** (alias ‘Pigeon’’), les sœurs Jeanjean, Micheline, Michèle, etc..., on partait camper dans les Alpes, en Bretagne, à Lévignacq... Je garde de ces assemblées des souvenirs pleins d'émotion, le côté à la fois grégaire, enfantin et rieur – scout en un mot – de ces gens, me plaisait bien quand j'étais adolescente. »
- Note de bas de page 5 :
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« Quilles à la vanille » comme disaient les gosses et comme le reprend la chanson d’Alain Souchon J’ai dix ans.
(Je n’ai pas ressenti, pour ma part, cette « allergie » supposée de notre père à l’égard du groupe en question. Trop jeune étais-je pour en juger, mais la chose est plausible. Il pouvait y avoir là quelques voix un peu criardes agressant son oreille, à laquelle il fallait de la musique avant toute chose ; quelques grandes gueules promptes à exprimer des opinions brutales, ou encore, allez savoir, quelques antipathies ou incompatibilités d’humeurs (je parle en langue de bois, voile de l’ignorance, refus d’appeler un chat et de citer des noms) qui m’auront échappé en mon âge innocent, et qu’il ne se sentait pas obligé d’endurer. Les hommes – les « mecs », comme il se dit maintenant – étaient des pièces rapportées dans cette société féminine. Certains d’entre ceux-là – sûrement pas lui – s’y seraient-ils comportés comme coqs dans un jeu de quilles5 ? Et puis, comment dire ?… Cette autorité jupitérienne qu’il avait mon père, cette réserve qui malgré lui pouvait impressionner – ma marraine l’avouait bien années plus tard dans l’interview – ...l’aura, la façon d’être du professeur, de l’homme de culture, que sais-je ? Elle m’a même dit que moi aussi – ça alors ! – je l’intimidais semblablement dans mon âge adulte. Quoi qu’il en soit, Jacques était l’époux très aimé, très aimant, de sa grande amie Blanchette, c’était forcément quelqu’un d’estimable au plus haut point. Un bon point pour lui, décerné par Ginette à la fin de l’interview : il ne l’empêchait pas de fumer, et sachant qu’elle aimait le whisky il pensait toujours à lui en proposer. Elle ajoute un beau souvenir, imprimé avec force en elle, de l’émotion communicative de mon père lisant une lettre reçue de Chine de ma sœur Emmanuelle dite Manou.)
Les Jeanjean n’étaient jamais loin, ni les filles ni les parents. Les filles avec Fernande étaient des piliers du groupe, et leurs parents étaient âgés. En cinquante Simon avait 64 ans, 74 en soixante, et ainsi de suite dans les années où cette bande resta soudée. De fiesta en camping d’été, les parents Jeanjean furent les patriarches tutélaires de cette bande d’amis.
- Note de bas de page 6 :
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Ivan Jablonka, En camping-car, Le Seuil, 2018 (Librairie du XXIe siècle). L’auteur évoque les années héroïques - les années 80 en l’occurrence – où ses parents l’emmenaient faire le tour de l’Europe méditerranéenne dans des véhicules encore modestes. À cette époque succède à présent une autre, celle des retraités, férus à la fois d’une mobilité moins lointaine et d’un certain confort, et équipés de véhicules plus luxueux.
- Note de bas de page 7 :
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Du nom de Michel Froissart, commissaire de district des Scouts de France à Fontainebleau dans les années 1930.
Camping, ai-je dit, et non pas camp ou campement. Dans l’anglicisme il y a déjà comme un embourgeoisement, une concession délibérée au confort grégaire et à la consommation. L’adepte des campings, sous-catégorie importante des adeptes des congés payés, ne cherche qu’à oublier un moment son décor quotidien pollué pour une vie au grand air lui permettant d’exposer son épiderme aux rayons du soleil, mais de façon sédentaire. Camping-gaz, lampe-tempête fixe (manchons lumineux à la façon des premiers becs Visseaux évoquée par Ivan Jablonka dans En camping-car6. Alors qu’aux scouts – discret rengorgement de supériorité – là on campait pour de bon. Soit on bivouaquait à l’improviste sur le moindre replat ou la moindre prairie, soit l’on s’appropriait un lieu dépourvu de tout équipement – non anthropisé, diraient les géographes – et l'on y construisait tout ce qu’il fallait à partir des ressources forestières locales : tables et chaises en bois frais solidement agencé (ficelé), feuillées (trou et cloisons), sans oublier le mât pour le lever des couleurs. On a appelé ces travaux manuels « froissartage »7. Le reste, cuisine au feu de bois, feu de camp et coucher sous la tente, avait lieu au niveau du sol, au plus près de la nature et de la vie sauvage à la façon de H.-D. Thoreau, référence en chef des écolos (mais qui n’était pas encore à la mode et qui se serait sans doute insurgé contre les pratiques des émules de Baden Powell). Je n’oublie pas, au passage, toutes les analogies criantes qu’il y a entre la vie des scouts – « éclaireurs », au départ, au service des armées – et la vie militaire, depuis la camaraderie en campagne évoquée jadis benoîtement par Simon Jeanjean, les soirées sous les étoiles et les couchages dans le foin, jusqu’au plan de bien des villes romaines de Gaule et de l’Empire qui n’étaient ni plus ni moins, au départ, que des camps (castra).
La bande des amis, riche de son passé scout, installa ses pénates estivales soit dans des campings, soit sur des terrains particuliers appartenant à des amis, en des lieux différents d’une fois sur l’autre. Il y eut des tentes canadiennes (c’était avant la fibre de verre et les arceaux flexibles) et des tentes familiales plus confortables, à compartiments, pour les familles plus nombreuses. En général le dispositif était conçu de telle sorte que les repas puissent être pris en commun. On vivait en groupe (« ensemble c’est tout », c’est bien connu), on sortait visiter un peu le pays environnant, et bien sûr, si c’était au bord de la mer, on passait des heures sur la plage, à jouer à toutes sortes de jeux et à se baigner plutôt qu’à rien faire (far niente). On chahutait comme des gamins. La plupart arrivaient à la plage et en repartaient habillés, et donc se dévêtaient et revêtaient sur place, cachant leur nudité sous des « cabines » constituées d’une sorte de grande robe en serviette éponge, avec un trou à élastique pour la tête. Le grand jeu pour certains des gars (oh non, pas mon père !) était de se jeter sur les jeunes femmes (certaines d’entre elles, du moins) et de les plaquer au sol au moment, bien sûr, où elles se battaient avec l’intimité de leur maillot, de leur soutien-gorge, plus ou moins entravées dans leur cabine. Et elles de piailler, de glousser, de jouer à s’enfuir comme faisaient les Sabines ou comme les Nymphes de Diane surprises par les Satyres. Avec un certain plaisir, je suppose, sans quoi elles ne se seraient pas mises dans cette situation. (Certains gars, avec certaines filles, disais-je ; mais sûrement pas Fernande, ni les femmes mariées, enfin je ne crois pas. Et sauf erreur, je n’arrive pas à imaginer ma marraine dans ce rôle. Souvenir biaisé par un trouble enfantin ou pré-adolescent que j’avoue volontiers).
Je pourrais aligner ici la liste de toutes les vacances d’été de Geneviève et Monique à partir ce ces années-là, car elles en ont tenu une liste précise. Toutes se passèrent avec la bande puis avec les grandes amies, les anciennes de l’Initiative et des guides aînées. M'étant trouvé associé à quelques-uns de ces regroupements, j’en garde un souvenir plus ou moins net. C’est d’abord Capbreton en 1957, premier camping d’été regroupant les amis de la bande. Il y avait donc sans doute au moins les R*** avec Fernande et les Jeanjean, peut-être les J***. Capbreton n’est pas loin du pays de Fernande – Lévignacq, Pontonx-sur-l’Adour – et les sœurs Jeanjean y avaient déjà passé leurs vacances en 51 à en croire l’album, sans les parents apparemment, ce qui, si j’y ajoute le séjour chez le frère du militaire poseur de lapins en 1953, fait du pays basque le lieu de quelques coïncidences. Pour ma part, j’ai des souvenirs lointains et enchantés de pelote basque et de vaches landaises, mais je n’affirmerais avoir été de la partie en 1957. Le journal de vacances des Jeanjean relève ensuite Guéthary avec les parents en 1958 et Soustons « avec les amis » (alias « la bande ») en 1959, sur un terrain appartenant à des cousins de Fernande.
Puis en 1960 c’est le Gaou, sur la Côte d’azur. J’en garde un souvenir particulier, ébloui de soleil, saoulé de courses solitaires entre les rochers et de pêche aux oursins, plus que de convivialité avec les adultes ou de jeux avec les autres enfants. Nous devions bien pourtant être un certain nombre du même âge ou à peu près (il y avait Marie, mais elle a[vait] quatre ans de plus que moi). Je cavalais déjà comme un petit lapin, je me souviens que ma marraine opposait l’adresse de mes petites jambes à la gaucherie obstinée de mes mains pour faire la vaisselle (il y avait un tableau de répartition des tâches, c’était bien organisé). Entre autres loisirs, il était de coutume chaque année de composer une chanson du camp. La chanson de cette année-là avait un refrain qui finissait par : Gaou Gaou gars, Gaou Gaou filles, quand les gars sont là, les filles n’y sont pas. Je me souviens bien aussi d’un bonhomme qui se tenait assez souvent à l’écart du groupe. Il s’appelait Jean comme moi et venait de se marier avec la pétulante Michèle D***. Plus scout que lui tu meurs. Il ne restait jamais inoccupé, taillait des morceaux de bois, observait les oiseaux avec ses jumelles. J’ai passé quelques moments avec lui. Il disait qu’on n’est jamais fatigué si on change de travail ; pour se reposer d’un travail il suffit d’en faire un autre. C’était un drôle de bonhomme effacé, voix blanche faite homme, qui cultivait sa sagesse dans son coin. Tout récemment, j’ai eu la surprise de recevoir un appel téléphonique de Michèle D***. Ma sœur lui avait parlé de ce que je faisais, des questions que je me posais sur Fernande et sur la « bande ». Son grand âge ne l’a pas empêchée de prendre son téléphone et de m’appeler, pour me parler avec plaisir des années passées, maintenant que toutes ses amies sont mortes et qu’elle s’ennuie un peu. Un peu mais pas trop, dit-elle, grâce aux enfants adoptifs dont elle s’est occupée et qui à présent le lui rendent bien. Elle était comme une pièce rapportée au sein de la bande. Infirmière à la clinique Jacquemont avec Fernande, sans aucun lien avec le mouvement scout. J’avais été frappé jadis, par l’annulation de son mariage survenue peu de temps après les vacances au Gaou, pour cause de… « non-consommation » ce qui ne laisse pas, maintenant encore, de m’étonner. Non, pas divorce, annulation, j’ignorais que cela puisse se faire. Michèle est donc restée elle aussi, à son corps défendant si j’ose dire, dans la catégorie des filles. De celui qui si brièvement fut son mari – ou qui plutôt ne consentit pas à le devenir, quelle drôle d’histoire – elle dit avoir tout oublié. Ne sait même plus comment il s’appelait. On peut concevoir cet effacement du souvenir. Je ne lui ai donc pas proposé de le raviver.
Les hommes sont décevants. Décevants sont les hommes, la plupart du temps, qu’on soit scout ou pas scout, comme l’était ce Jean là qui l’était trop alors que Michèle pas du tout. La déception de Michèle nous ramène à celle de Monique avec son vertueux militaire. Pareillement enfouie in petto, balayée sous le tapis comme on dit. Je n’ai aucun souvenir de Monique lors de ces vacances des années cinquante. En revanche, le dernier album de vacances des Jeanjean en ma possession est consacré à un voyage de Monique en Espagne en février-mars 1958. Elle y est seule, absolument. L’album retrace les étapes : Barcelone, les Baléares, Madrid (le Prado), Tolède, Malaga, Grenade, Séville, Marbella, Gibraltar et Ronda. Parfois, de jolies photos bien cadrées, toujours en noir et blanc, remplacent les cartes postales. Quelques-unes des cartes étaient écrites au dos, adressées à Monsieur Madame Mademoiselle Jeanjean 21 rue de la Chine. J’ai dû les retourner, comme celle de son papa soldat en 14-19, mais elles étaient solidement collées, d’où quelques honteuses déchirures. Dans les îles elle a vu de petites maisons « où papa, écrit-elle, rêverait de passer l’hiver ». Longues plages de temps consacrées au farniente, ce qui ne lui ressemble guère, parfois plusieurs jours de suite. Je crois comprendre que ce voyage n’est pas sans lien avec l’agence Cook. Il n’y a là que descriptions brèves, le point sur ses étapes – organisées par elle-même au fur et à mesure. Nulle mention de qui que ce soit, aucune rencontre – il est vrai que la saison est au plus creux, cela se voit sur les photos de rues désertes. Ce sera tout pour les albums photographiques de la famille Jeanjean.
Par la suite il y eut plusieurs fois des retrouvailles à Lévignacq, berceau de Fernande (en 61, 62... et jusqu’en 68). Et puis des vacances en Bretagne, à plusieurs reprises. Je me souviens vaguement de Riec-sur-Belon en 1967. Pourquoi « vaguement » ? Ce souvenir plus proche devrait être plus précis que celui du Gaou. Sans doute l'adolescent que j’étais y fut-il moins présent que l’enfant de 1960, ou alors c’est le soleil qui était moins fort ; et je me demande si un souvenir sous-exposé peut disparaître pour cette raison, comme une photographie qu’on aurait omis de conserver dans son album. Enfin, dernier lieu mais non moindre, il y aura Hautecour, en Savoie. C’est une autre histoire, centrée sur les « Petites sœurs de Béthléem ». Encore des bonnes sœurs, je ne crois pas avoir parlé de celles-ci. Numériquement minuscule, cet ordre avait une petite communauté à Méry-sur-Oise, jouxtant Frépillon où habitaient les J***, et il y en eut une autre à Hautecour, au-dessus de Moutiers. Les J*** s’y installeront aussi, et il y aura des chantiers auxquels les jeunes prêteront ou donneront la main, dans les années 70. Ce sera le nouveau lieu commun à la majorité des personnes liées à cette histoire. Pour les Jeanjean cela se combinera assez bien, à l’occasion, avec les cures nécessitées par la santé de Ginette.
Et ensuite ce sera autre chose. Mais n’allons pas trop vite.
Avril 62, les noces d’or
- Note de bas de page 8 :
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Cf. supra, chapitre III.
Comme le temps a filé, on a l’impression que c’était hier. Souvenez-vous, le 13 juillet 1912, le repas et la fête dans les salons de la Porte Dorée, la photo de Mulot – Simon avec son binocle à chaîne, nœud pap blanc et souliers vernis, Blanche brunette avec fleurs dans les cheveux, entre sa mère à elle et son père à lui, paix à leur âme – le faire-part rigolo d’enterrement de « Mademoiselle Vie de Garçon » signée des collègues de chez Tourniéroux, des cousins Lemoine et des amis du Cercle Saint Rémy de Ménilmontant, tout cela que j’ai retracé au début de cette histoire8. Lesquels d’entre eux sont encore de ce monde en 1962 ? Ils seront tous invités pour les noces d’or, c’est sûr, si l’on a encore leur adresse,. Cinquante ans tout rond, le compte est bon.
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Arrêtons-nous à cette journée amicale du dimanche 8 avril 1962. Grande fête en l’honneur de Blanche et Simon. Ce sont les deux filles, je pense, qui se sont chargées de l’organisation. Il y eut une messe bien sûr, à 10h45, suivie d’un pot de l’amitié (un « lunch », dit la carte d’invitation). Denise était là – sœur Marguerite-Marie – immanquable avec sa cornette géante. On voit sur les photos que les héros de la fête sont fatigués, Blanche âgée de 74 ans – mais éprouvée comme nous le savons par la maladie, sans doute aussi par la mort de Madeleine – et Simon de 76. La dame aux chapeaux en a remis un, pour une fois, à la différence des photos récentes : ça la gêne de plus en plus, avec son ostéite déformante qui lui fait un crâne de bébé. Ils s’appuient sur une canne et resteront assis pendant la fête, se contentant de recevoir les félicitations des uns et des autres. Il y avait un monde fou, l’église était pleine. Toute ma famille doit s’en souvenir, car nous y étions au complet, ainsi que toute la bande bien sûr. On en reconnaît quelques-uns sur la photo, dont mon frère Vincent pointant sa frimousse au milieu de la petite foule qui sort de l’église (7114). On retrouve aussi sur la liste des invités les noms connus des amis et collaborateurs de toujours. Ils sont tous là les Crinon, Robinet, Sinjon... Jean Hubert ancien député et maire-adjoint du XXème en revanche s’excuse : J’espérais pouvoir aller vous saluer, (…) malheureusement les obligations du Référendum ne m’ont pas permis de m’échapper à temps.
(Le même jour en effet avait lieu le référendum sur les accords d’Évian. Le programme de la journée devait laisser à chacun le temps, ce jour-là, d’aller voter pour se prononcer sur la question « Approuvez-vous le projet de loi soumis au peuple français par le président de la République et concernant les accords à établir et les mesures à prendre au sujet de l'Algérie sur la base des déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 ? » Le référendum, limité aux seuls Français métropolitains, ouvre la voie au référendum d'autodétermination de l'Algérie prévu pour le 1er juillet 1962 au cours duquel seuls les habitants de l'Algérie seront consultés.)
- Note de bas de page 9 :
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Les Da*** seront les voisins de Geneviève et Monique à Lardy.
- Note de bas de page 10 :
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Battre la crème = diriger les chants.
Le document le plus important du dossier « Noces d’or » est le programme de la messe (« programme », ou quel que soit le mot désignant ce genre de feuille ou de livret remis aux participants d’une cérémonie, ou plus couramment déposé sur les chaises à leur intention avant la cérémonie). Celui-ci (2040) portait en première page la liste des étapes ou de la liturgie familière aux catholiques pratiquants – entrée, kyrie, offertoire, etc .– avec, pour chacune, un chant repris par l’assistance ou confié à la chorale en polyphonie. La chorale, c’est-à-dire nous, la bande des amis, ainsi que me le rappelle la liste des invités : 8 Péchenart (la famille au complet), 5 Pigeon (idem), Fernande, Micheline, Michèle, les 2 Da***9 et les 2 En***. Car c’est vrai au fait, on a bien compris que cette petite bande ne faisait pas que chahuter sur le sable, ou se réunir pour boire et festoyer. On chantait en chœur aussi, comme il va de soi pour des scouts, c’est un de leurs mérites, dans ce beau pays moderne où il est devenu ringard de donner de la voix ensemble. Chez nous on chantait tout le temps. Aux Noces d’or des Jeanjean comme d’habitude, c’était Jacques mon père qui « battait la crème »10 comme on disait. Il y avait notamment au programme un chant de Lucien Deiss et le Notre Père de Rimsky-Korsakov, deux « tubes » de la musique liturgique.
(Je n’ai pas assez dit quelle importance a eu le chant choral pour tout ce petit monde, au premier chef pour mes parents et subséquemment pour nous, les enfants, pour mes sœurs aînées d’abord et mon frère ensuite qui ont fait profession d’enseigner la musique. Les maigres archives que nous avons encore rappellent qu’en 1940 mon père appartenait à l’Alauda (« alouette », en latin), chorale phare du mouvement scout, qui interprétait et enregistrait des chants scouts, mais aussi des chants traditionnels et sacrés de toutes sortes. L’Alauda se produisit notamment au grand Jamboree de Moisson en 1947 auquel participa pour la plupart notre petit monde Péchenart et Jeanjean. Jacques y connut le grand César Geoffray (1901-1972), fondateur en 1947 du Mouvement « À Cœur Joie », auquel appartiendra la Chorale Saint-Yves du Chesnay, à laquelle appartiendront les aînés des Péchenart, les parents et mes sœurs aînées Marie et Claire, qui y rencontreront les pères de leurs enfants, et je ne parle pas des voyages, des « Choralies » de Vaison-la-Romaine et des Festivals internationaux Europa Cantat qui notablement marquèrent et formèrent nos jeunesses, et je ne parle pas de la place de la musique par la suite dans nos vies, on n’en finirait pas.)
Un exemplaire du programme de la messe, joliment présenté sous une chemise de papier Canson bleu, devenue le dossier « Noces d’Or S. et B., 8 avril 1962 », où se trouvent rassemblés les documents afférents (dont leur remerciement pour les offrandes avec l’argent desquelles ils se sont offert une reproduction de tableau) est signé des noms des membres de la chorale formée pour l’occasion des membres de la « bande », parents et enfants. Soit une prairie fleurie d’une vingtaine de signatures, en bas de la page initiale, au premier rang desquelles je suis ému de voir se détacher nettement celle de ma sœur Anne-Josèphe. Que croyais-je, obnubilé par ce qu’il est advenu d’elle ? Qu’elle se soit toujours tenue à l’écart (C’est elle, la petite morte, derrière les rosiers) cachée dans un coin de la page ? Non, au contraire, bien au contraire, elle trône au sommet, avec son assurance encore de fillette, elle affiche ce A initial en forme d’étoile à 5 branches qui restera sa marque ; je vois qu’elle signait déjà ainsi en 62, à l’âge de dix ans. Le souvenir n’a pas d’âge ; le sien, c’est 27 ans pour l’éternité). Or elle était là avec nous, et je ne vois plus qu’elle avec son initiale étoilée.
(2040)
Voilà. Ce sera tout pour ces charmantes Noces d’Or. Dernière apparition, pour nous, des parents Jeanjean. C’est avec plaisir qu’on leur a fait cet honneur. Plus braves qu’eux y en a pas, se disent les amis, puissent-ils nous accompagner longtemps, pourvu que Dieu leur prête assez bon pied encore et pas trop mauvais œil.
Août 62, coup dur à Lévignacq
Quelques mois plus tard, ils seront à Lévignacq dans les Landes, accompagnant Monique et Ginette avec la bande des amis. Vacances tranquilles, des heures au soleil, les amis, la plage, le temps qui passe sans se presser, privilège du grand âge…
Un jour, le 13 août 1962... C’était l’avant-veille du 15, ils avaient peut-être projeté d’aller faire un petit tour à Lourdes, saluer la sainte vierge pour sa fête. Ginette les aurait emmenés dans sa 2CV. Le groupe s’est réuni le soir, autour de la très grande table, pour prendre le repas ensemble. L’après-midi comme bien souvent, ils étaient allés à la plage. Les parents Jeanjean avaient accompagné le groupe, installés sur des fauteuils en vue de la mer, à l’ombre d’un parasol, et le soir après le repas, on les ramènerait à leur hôtel, à Lesperon ou à Lit-et-Mixe. C’est ce qu’ils aimaient, maintenant, plus que les bains de mer qu’ils leur laissaient bien volontiers : se baigner dans le groupe au milieu des amis, le plus souvent, le plus longtemps possible.
Il faisait beau, l’ambiance était à la joie et à la rigolade comme d’habitude. On a peut-être parlé du casse du siècle, l’attaque du train postal Glasgow-Londres, survenu quelques jours plus tôt et qui défrayait l’actualité, en faisant passer le grand plat de salade composée.
Et puis, il y a eu un drôle de silence au bout de la table, tout le monde ne s’en est pas aperçu tout de suite, mais rapidement ç’a été... quoi ? Taisez-vous, qu’est-ce qui se passe ?…
Blanche Jeanjean était tombée la tête en avant, dans son assiette pour ainsi dire, et Simon son homme, complètement pris de court, la voyant partie et s’efforçant de la soutenir pour empêcher qu’elle ne s’affaisse plus encore. Et tous les autres autour, interloqués. Il n’y avait pas de médecin, mais le groupe ne manquait pas d’infirmières. On l’a prise, on l’a allongée, on a fait les gestes voulus. On s’est rendu compte tout de suite qu’il n’y avait plus rien à faire, elle était déjà passée de l’autre côté. Infarctus, mort subite, sans doute n’a-t-elle rien vu venir, et Simon encore moins.
- Note de bas de page 11 :
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Hommage ici à Françoise Péry, bibliothécaire (1950 - 2010). C’était une belle personne, la meilleure des camarades. Elle aurait eu sa place dans le groupe de femmes dont il a été question ici, si elle eût vécu à la génération précédente. Une autre Fernande, version socialiste à bouffer du curé. La vie était dure pour elle, jusqu’au jour où – terrible nouvelle – elle a décidé d’y mettre fin d’une épouvantable manière, en une chute volontaire que je n’en finis pas d’essayer d’imaginer sans jamais y parvenir.
(J’essaie en vain de me mettre à sa place. Je revois Françoise, ma collègue, dans les magasins de la B.U., auprès de moi pendant un inventaire. On savait qu’elle était sujette à des malaises brutaux. Comme une panne de courant, elle disait. Elle était debout à côté de moi, et au milieu d’une phrase plus personne, elle était tombée, j’ai à peine pu la retenir. De toutes façons cela n’aurait pas servi à grand-chose, elle s’est affalée d’un seul coup, et juste après elle était par terre, absente11. On ne sait pas ce que c’est lorsqu’on s’absente ainsi. On le sait quant on revient, comme si on rétablissait le courant. L’instant d’avant n’existe pas, et ensuite bip, lumière, la vie est là. Alors que quand tu meurs – je sais, c’est idiot de dire « tu meurs » puisque tu es encore là, alors disons que quand on meurt, quand on mourra ce sera l’inverse : on est là, ça parle, ça vit, et juste après il n’y a plus rien, il n’y a plus personne. Simon Jeanjean avait une femme qui tous les jours ou presque vivait auprès de lui, avec laquelle il parlait, qui toujours avait été là jusqu’à cet instant précis à Lévignacq où non, elle n’y fut plus, il n’y eut plus personne, sa femme n’existait plus.)
- Note de bas de page 12 :
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La formulation de l’annonce n’en reste pas moins très « vieille France », sous une forme résolument patriarcale : Monsieur Simon Jeanjean ; Sœur Marguerite-Marie ; Mesdemoiselles Geneviève et Monique Jeanjean, ses filles (toujours associées, Denise la sœur-Sœur étant, elle, clairement dissociée) ; les familles Laurent… [etc.] ont la douleur de vous faire part de la perte cruelle qu’ils viennent d’éprouver en la personne de (le nom principal en gros caractères, le suivant à la ligne en plus petit) Madame Simon Jeanjean, née Blanche Vattebault… (c’est moi qui souligne).
La cérémonie religieuse eut lieu sur place à l’église de Lévignacq, le jeudi 16 août. Je me demande pour quelle raison la cérémonie religieuse a eu lieu à Lévignacq. Où est-ce Lévignacq ? Question posée par un des correspondants dont les courriers, nombreux et stupéfaits, se trouvent dans le dossier (2044) ainsi que le faire-part (2766), dont la simplicité apparente, sur un carton de taille réduite, me donne à penser qu’il a dû être commandé et géré par les filles12. Tous ont dû être d’accord, Simon le premier, pour que la cérémonie eût lieu sur place, et que ce fût la meilleure façon de les entourer lui et ses filles, sur place et avec le groupe. Et Denise aura fait le voyage. Je ne suis pas sûr qu’il se serait senti d’attaque pour convoquer le ban et l’arrière-ban à Paris sans elle à ses côtés. Cela se fit donc à Lévignacq. Et le corps aura rejoint directement le caveau familial au cimetière de Belleville le samedi suivant, en grandes vacances définitives. À bientôt !
Une autre lettre, datée du samedi 18 août, émane d’amis habitant Mézos, qui n’en reviennent pas :
Nous ne pouvons y croire. Lundi dernier [le jour même de la mort de Blanche], nous avons vu Madame Jeanjean à la plage au Cap de l’Homy. Nous lui avons parlé et c’est elle qui nous a dit : Allez vous baigner, vous reviendrez tout à l’heure, Ginette et Monique sont en bas.
Ce qui l’emporte, chez la plupart, c’est la surprise de cet événement brutal, en plein milieu des vacances. La frustration aussi, dans beaucoup de cas, de ne l’apprendre qu’après coup. On sent, chez les compagnons de route en politique de Simon Jeanjean – depuis les amis du PDP jusqu’à André Fosset du MRP – tout l’attachement qu’ils avaient pour Blanchette et pour lui indissociablement. Beaucoup en étaient restés au souvenir joyeux des noces d’or.
Il y a aussi, de la part de la RAF Escaping Society, une lettre accompagnée – je cite (sic) – d’une petite plaque commémoratif (sic) ...en mémoire de l’aide donné (sic) aux aviateurs britanniques pendant la dernière guerre mondiale par Madame Jeanjean. Et puis enfin, ces mots, pleins de respectueuse amitié, de Tony Reynolds adressés à Simon et à ses filles, non dépourvus de conviction religieuse mais exempts de toute faribole de vie future :
…I count it’s a great privilege to have known your mother, both as a person and as someone who made France dearer and better known to me (…) – At this time words are poor things. Be assured that Joyce and I pray that God will strengthen and comfort you all in your anguish. – Again, our greatest sympathies to you all, please forgive my writing in English, but I wanted to hurry, and dared not trust my french. – Yours, – Tony & Joyce.
Il aurait difficilement pu trouver des mots aussi justes dans une langue étrangère à la sienne. Monique (ou l’ami Robson) aura traduit la lettre à l’intention de Simon Jeanjean, et l’on ne doute pas qu’il y ait puisé quelque réconfort.
P.S. : Je retrouve après coup (comment avais-je pu les ignorer ?) quelques lettres qui m’avaient échappé, tombées de cet épais dossier. L’une, datée du 25 août, de l’abbé Daverat curé de Lévignacq, est adressée à « Mesdemoiselles » (on comprend que les affaires courantes soient gérées par Monique et Geneviève). Il les remercie pour le livret de famille, se tient à leur disposition pour tous autres problèmes administratifs qui pourraient survenir, et leur donne quelques nouvelles :
Nous regrettons votre départ. Le temps est toujours au beau fixe. Les campeurs sont ravis ; Micheline est partie ce matin. Les Péchenart sont arrivés hier, tout surpris de ne pas vous trouver. Votre lettre de faire-part ne leur était pas parvenue, elle est revenue ce matin...
Datée du même jour, une lettre de mon père, cosignée de Blanchette ma mère, bien sûr, et de Claire et de moi, leur dit ce qui se dit dans ces cas-là, précisant que nous bénéficions de leur tente qu’elles n’avaient même pas démontée, et que nous la leur ferons passer à notre retour. Je relis cette lettre que j’ai signée. J’ai tout oublié de cet autre-là âgé de 12 ans, qui vint à Lévignacq avec ses parents. Je me souvenais, certes, que Mme Jeanjean (car je les appelais Monsieur et Madame Jeanjean, les parents, et probablement évitais-je d’avoir à les interpeller par ce nom), je me souvenais que Mme Jeanjean était décédée brutalement pendant les vacances à Lévignacq. Pour le reste, nous avions sans doute passé la partie précédente de nos vacances d’été dans le Tarn, et prévu, apparemment, de ne participer qu’en partie à ce camp de Lévignacq.
(6236)
Novembre 1964, Simon à son tour...
Simon vécut encore deux ans avant de rejoindre Blanche. Il a tiré sa révérence le 4 novembre 1964, puis on l’a accompagné au cimetière de Belleville quelques jours plus tard. Nous nous contenterons, faute de dossier d’archives à son sujet, de supposer que la célébration fut à la hauteur des services notoirement rendus par lui à la patrie reconnaissante.
Mais je ne dispose d’aucun document à ce sujet. C’était lui l’archiviste. Sans Simon, plus d’archives. Plus de petits cailloux semés pour nous guider. Le cordonnier cette fois est donc non seulement mal chaussé, mais pas chaussé du tout et manquant.
- Note de bas de page 13 :
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Je dis bien « disparition », déplorant par ailleurs un emploi abusif de ce mot pour éviter « mort » (jusque dans les colonnes du journal Le Monde ou la rubrique nécrologique a pris le titre de Disparitions. Telle est la « novlangue » obligée. Que dira-t-on alors de ceux (pardon, celles ou ceux) dont réellement on ne sait où ils sont ?
- Note de bas de page 14 :
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Ou encore : « La chouette de Minerve ne prend son envol qu’au crépuscule ». Par cet adage métaphorique, Hegel entend signifier que la philosophie ne comprend un processus historique qu'au moment où il est achevé. Il ajoute, dans Principes de la philosophie du droit, que « la philosophie vient toujours trop tard ».
- Note de bas de page 15 :
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Ainsi de l’Arlésienne, des bras de la Vénus de Milo, et des « lipogrammes » oulipiens. Mais aussi de tous ceux qui comme moi s’ingénient à s’effacer, tout en déplorant qu’on ne les reconnaisse pas (ce qui n’est pas bien malin mais à chacun sa névrose. Car non, à moins que l’on ne pense qu’à elle, l’absence ne brille pas).
(Déplorons la disparition13 de l’archiviste, en vacances définitives. D’où une telle carence, une telle absence de précisions circonstancielles, que sur sa mort nous n’avons rien d’autre à dire que cela : « Simon Jeanjean mourut le 4 novembre 1964 ». Pire encore : je ne sais même plus comment je l’ai appris. Ses filles me l’auront dit, bien sûr, et je le retrouve dans l’agenda perpétuel de Geneviève, à côté des dates anniversaires de toutes ses amies, de son chien Pitchoun et de son chat Bambi. La disparition de l’archiviste, cessation éclatante et brutale comme il en est dans l’œil d’un cyclone – pardon pour cette métaphore boiteuse, qui n’illustre que silence et absence –, me ramène à une série de manques constatés précédemment, imputables à la contrainte archivistique : absence des lettres de sa femme répondant aux cartes postales de l’album ; absence de toute précision sur les permissions ; absence ensuite des choses ordinaires, les archives étant consacrées aux vacances ou aux « événements » particuliers. L’écume des jours en somme, mais non pas la vie quotidienne – absence palliée heureusement en partie par l’interview. Et donc pour finir, dérobade obligée de l’archiviste au moment de sa propre mort. Il en va de même en littérature, le narrateur ne saurait être le personnage principal, à l’exception bien sûr de Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-tombe. Chateaubriand d’ailleurs ne peut qu’échouer à faire mentir Hegel. Car « l’oiseau de Minerve ne s’envole qu’à la nuit tombée »14. Pardon pour cette philo de bistrot, mais cette idée de manque ou d’absence, « de briller par son absence » me délecte15. J’aurais même pu invoquer l’exemple de la médecine lorsqu’elle recourt à l’autopsie, l’étymologie invitant à définir ce mot comme « action de voir par soi-même », alors que justement non, l’on ne saurait à la fois voir et être vu, du moins de l’intérieur. Ainsi ne puis-je être mon propre dentiste, ni plus généralement mon analyste. Et ainsi, moi, Jean Péchenart, ai-je ici pu parler de ma famille et de moi-même à la faveur d’un pas de côté, par le biais des Jeanjean. Fin de la parenthèse.)
Les documents au sujet de la mort de Simon Jeanjean – faire-part, courriers, coupures des journaux locaux, syndicaux ou confessionnels – existaient sans doute quelque part en abondance, mais j’ai omis de m’en enquérir, et les deux dernières des Jeanjean ne m'en ont rien dit. Et maintenant les affaires des Jeanjean sont parties en fumée. Du moins pour Simon pouvons-nous supposer qu’il se sera abstenu d’aller casser sa pipe loin de ses pénates – dans les Landes par exemple – et que la patrie, l’Église et le 20ème arrondissement reconnaissants auront eu le temps de faire de belles funérailles à sa mesure.
Simon Jeanjean mourut le 4 novembre 1964. Je note que l’ancienne CFTC vivait alors ses derniers jours. Son Congrès, tenu au Palais des Sports les 6 et 7 novembre, entérina la scission et la fondation de la CFDT affranchie de toute référence confessionnelle explicite. Je note, d’après leur carte d’affiliation, que Ginette comme Monique ont adhéré à la CFDT dès janvier 1965. Je sais aussi que du MRP, qui ne subsista guère plus longtemps, Monique au moins passa au Parti Socialiste (et Ginette aussi probablement, mais je n’en suis pas sûr).
Les dernières années, sans Blanche, auront probablement été bien moroses. Seul bien souvent dans la journée pendant que les filles allaient au travail, Simon Jeanjean était au bout du rouleau. Respirant à grand-peine, ne se déplaçant plus guère et quasiment aveugle, au point de ne plus pouvoir lire, franchement pour lui l’amoureux des bouquins, ce n’était plus une vie. La grande joie qu’il a eue encore à en croire Ginette et Monique, c’est le jour où, pour la première fois, Denise a consenti à monter enfin les trois étages de la rue de la Chine et à venir prendre un café avec lui. Une seule fois, semble-t-il. Quant à moi je n’ai aucun souvenir de cette période, je ne me souviens pas de Monsieur Jeanjean sans Madame. J’imagine que Simon – comme je l’appelle à présent – a dû prendre le temps de se retourner sur son passé, de reclasser ses archives les plus récentes. Les feuilles, soit empilées telles quelles et peu annotées, soit rassemblées sous des chemises, de petit format pour la plupart (A5), identifiées sous quelques mots tracés d’une écriture défaillante, furent empilées dans la cave et dans le petit meuble blanc grillagé, avant de rejoindre le grenier de Lardy, rue du Penserot, où Ginette et Monique ont déménagé en 1969, avec tout un bric-à-brac qu’elles ont conservé pieusement, sans toujours bien connaître ce qui s’y trouvait ou l’oubliant peu à peu. Elles y ont retrouvé la famille Da*** : Hervé l’ancien comédien-routier et sa femme Geneviève qui leur avaient signalé quelques années auparavant l’existence d’un terrain à vendre, et qui y vivaient déjà avec leur famille.
En quittant la rue de la Chine, en faisant construire la maison de Lardy et en s’y installant, les sœurs Jeanjean se sont associées définitivement. Peut-être était-ce écrit sur le grand livre là-haut, comme eût dit Jacques le Fataliste. Je repense au trio des tantes de Simon, « Mesdemoiselles Jean » qui semblablement s’étaient fait faire une carte de visite unique et commune du temps où elles habitaient Metz, rue Vincentrue. Je me souviens aussi que Monique-et-Ginette ont toujours été habillées pareillement sur les photos de leurs parents. Je les revois, les photos des filles. Sur celle des débuts, prise par le photographe Lenoir de la rue Piat (1407), les trois aînées ont une jolie robe identique (uniforme familial) à l’exception du ruban dans les cheveux de Ginette. Sept ou huit ans plus tard en 1933 (5261) il y a deux costumes : un pour les petites, un pour les grandes. Pour le reste, c’est… Ginette-et-Monique associées. Il n’est pas jusqu’aux noces d’or des parents en 1962, où les deux sœurs, qui avaient une quarantaine d’années, ne soient vêtues d’un tailleur semblable.
Ensuite les photos seront en couleurs. Les deux sœurs déménageront à Lardy. Monique prendra sa retraite en 1984, Ginette l’aura précédée de quelques années, elles n’ont pas su me dire combien exactement, seulement que Ginette, malade disent-elles, avait quitté bien avant Monique. À la réflexion, elle pouvait bien prendre sa retraite avant sa sœur qui était de quatre ans plus jeune qu’elle. Mais autre chose restait sous-entendu. Les maladies ou les dépressions de ma marraine, ce sont ses zones d’ombre.