Chapitre XXI - Épilogue
Deux personnages principaux ayant tiré leur révérence, acquittons-nous de dire ce qu’il advint des autres. Côté Jeanjean, trois filles encore sont de ce monde, dont n’adviendra nulle descendance. On s’attardera naturellement sur les deux dernières que je connais le mieux – Monique et Geneviève ma marraine chérie – vivant à Lardy dans l’Essonne et se penchant sur leur passé. Elles auront survécu à mes parents de trois et quatre décennies.
Texte
Quelques photos encore des années récentes
Quelques photos encore, en couleur, et dispersées, pourraient illustrer les années suivantes pour les dernières des Jeanjean et consorts. Quelques moments forts, quelques nouveaux lieux de vacances. À Hautecour en Savoie, chez les J*** et les sœurs de Bethléem. À Bonneuil-Matours (Vienne), quelques passages chez Bernard et Marie ma sœur aînée, où vécut aussi Anne-Josèphe dans les années 70 (j’allais écrire « et 80 », n’importe quoi ! comme si elle avait vécu au-delà du 29 avril 77). Puis à Lévignacq à nouveau et en Bretagne avec Denise qui avait pris elle aussi sa retraite de bonne sœur – et avec ma maman Blanchette après la mort de Jacques, mon père, décédé comme je l’ai dit le 29 avril 82. Photos prises à Lardy et ailleurs, Cambo-les-Bains, Faïence, Plouescat, en Normandie… Saint-Geniès d’Olt, enfin, souvenir merveilleux d’après elles et aussi d’après ma mère, sous la treille et dans la piscine, non loin de Cahors où sont Magali Jean-Pierre et leurs enfants – c’est toujours mieux avec les enfants. Le groupe de base des vieilles dames était alors composé des Jeanjean, Blanchette, Fernande et Suzanne Solaire, la douce Suzanne de l’Initiative, belle personne angélique, toute petite et un peu bossue. Et puis Denise, de temps à autre. J’ai dit qu’elle était à la retraite ; c’est du moins ce que je crois puisqu’elles se voyaient librement à Lardy ou ailleurs. Elle venait seule ou en compagnie d’autres collègues religieuses, comme on le voit sur les photos. Il devait y avoir des maisons de retraite pour les sœurs âgées, comme pour les prêtres. Il m’est arrivé de la croiser en quelques occasions. Plus de cornette, elle portait un simple voile noir, comme du temps du noviciat. J’apprends en lisant le calendrier perpétuel de Geneviève, que Denise – redevenue Denise et débarrassée, au moins pour ses sœurs de sang, de son surnom de Marguerite-Marie – est décédée le 6 mars 1993, à l’âge, donc, de 80 ans. De cette fin de vie je ne sais rien, les deux cadettes ne m’en ont pas parlé.
Petit post-scriptum aux albums des Jeanjean, j’emprunte cette photo à un dernier album de vacances de Geneviève et Monique, datée de 1990. De gauche à droite on reconnaît : Suzanne, Fernande, Geneviève (devant), ma maman Blanchette (au fond inondé de soleil), Pigeon et Denise, en retraite de sœur Marguerite-Marie.
Geneviève arrête de conduire en 1999, elle s’en souvient avec regret. Une date mémorable encore : le 26 octobre 2002, anniversaire de Fernande, 80 ans, qu’on a fêté à Boutigny-sur-Opton chez Claire ma sœur et Olivier, Boutigny où venaient d’ordinaire des amis musiciens d’un peu partout, où la musique n’arrêtait jamais de résonner, cette fois c’était pour Fernande avec ses amis. Il y manquait ma mère Blanchette, décédée depuis belle lurette, le 30 juillet 1995, étant veuve depuis plus de douze ans mais emportée rapidement par la leucémie contre laquelle on n’avait pas eu besoin de s’acharner, et elle ne l’avait pas souhaité. Le tour de Fernande viendra le 28 mars 2003, d’un cancer de la gorge également rapide. Et la petite Suzanne Solaire, la bien nommée – je revois son beau sourire – n’a survécu que d’un mois (quatre semaines exactement, pas un jour de plus, si j’en crois le calendrier perpétuel « Jours et fêtes » de ma marraine) à la mort de Fernande, comme si elle ne pouvait vivre après elle.
Toutes deux, Blanchette et Fernande sont mortes seules à l’hôpital. Ma sœur Marie, racontant les derniers jours de sa marraine, ne peut s’empêcher de le regretter. Pour elle, comme pour moi avec Monique et Geneviève, la fête à Boutigny correspond à une période où elles se sont rapprochées, toutes les deux. Fernande – toujours prête à s’émerveiller – a découvert avec délectation le pays de Saorge où Marie habitait. Puis, alors que ses proches mouraient, elles se sont offert quelques petites virées dans le Tarn, dans le Gers, dans les Pyrénées... Fernande réservait les maisons d'hôte, Marie conduisait la voiture. Aussi bien avec Blanchette ma mère, ses amies Jeanjean et autres, qu’avec sa filleule Marie, aura continué de s’épanouir cette heureuse « sororité » initiée dans les mouvements de jeunesse féminins.
Toutes deux, Blanchette et Fernande ont gardé jusqu'à la fin leur esprit bien affûté. Le corps de Fernande s'était alourdi. Sur le tard, elle avait engraissé des fesses et des cuisses. Pareillement ma collègue Françoise Péry avait beaucoup grossi elle aussi dans ses dernières années. Elle aussi était une artiste en amitiés, d’une fidélité totale envers toutes ses anciennes collègues. Et s’agissant des silhouettes féminines, je dois dire, et on le voit sur la photo, que celle de ma marraine, entre autres, avait gagné en largeur depuis sa retraite.
Face au cancer Fernande, qui s'était toujours montrée farouche adversaire de l'acharnement thérapeutique (« Laissons faire la nature »), a juste accepté une trachéotomie, pour éviter de mourir étouffée. Marie l’a assistée quelque temps, alors qu’elle ne pouvait plus communiquer que par des mots écrits sur un cahier. Elle a beaucoup écrit : ses dernières volontés, et des lettres d’adieu pour tou(te)s ses ami(e)s, leur ménageant un deuil autrement plus doux que ne lui était sa maladie.
L’interview
- Note de bas de page 1 :
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Aubergenville où nous sommes restés un an, logés au château d’Acosta (cf. supra chap. 10).
Pour moi avec « mes marraines », il y a eu un rapprochement aussi, comparable à ce que dit Marie d’elle avec Fernande, mais qui me semble bien différent. Pourquoi différent ? Je crois être revenu après un long temps d’infidélité. D’où un reproche latent. Comment s’est exprimé ce reproche, s’est-il vraiment exprimé ou ne vient-il que de moi-même ? Une réponse à cette question me revient au moment même où je l’écris. Dans sa lettre datée du 19 mars 2000, pour mon anniversaire, Geneviève commence par évoquer le passé (son entrée dans notre famille, qu’elle date de ma naissance, puis une fête foraine à Aubergenville1 où tous deux nous avions fait des tours… d’auto-tamponneuse, et Là, écrit-elle, j’ai fait une grande découverte : j’aimais conduire ! ! Résolution immédiate : je passe le permis ! Or, elle avait déjà arrêté de conduire lorsqu’elle a écrit cela. Pour l’anniversaire de Fernande à Boutigny, c’est Magali et Jean-Pierre qui l’ont amenée en voiture avec Monique). Quelques lignes plus loin elle poursuit : Nous n’avons pas eu assez de contact ensuite, mais Blanchette m’a donné régulièrement des nouvelles de tes diverses activités. Pas assez de contact... Je lui ai manqué. Pouvais-je avouer que je ne manquais pas seulement de lui donner des nouvelles, mais que la dépression me faisait manquer à tout ? Passons.
Dans les années suivantes je suis revenu vers elles, Monique-et-Geneviève. Elles sortaient encore un peu mais de moins en moins. Ainsi avons-nous fait une sortie en voiture jusqu’à Brétigny. J’avais sorti sa R5 du garage. Nous étions passés par Marolles et les bois de Lardy ; je les avais prises en photo, assises sur un gros tronc d’arbre couché, pour revenir ensuite à Lardy et manger au restaurant. Déjà à cette époque elles se déplaçaient avec difficulté. Elles étaient encore un peu en surpoids, ce qui n’a pas duré ensuite et s’est même inversé dans les derniers temps. Je nous revois traverser la place de l’église pour rejoindre le restaurant à pied – je leur donnais une main à chacune – en cortège comme les Aveugles de Brueghel. Elles sont venues à Limoges aussi, une fois, sur la route menant à Cahors chez Magali et Jean-Pierre. Ce fut leur dernière expédition lointaine.
- Note de bas de page 2 :
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CF. supra, chapitre 5.
Rappelez-vous : « Nous avons bu à la Jouvence », écrivait Simon à Blanche en 19152, racontant une promenade qu’il avait faite la veille, au Pointeau non loin de Saint-Brévin, jusqu’à une fontaine qui portait ce nom. La Jouvence… En découvrant cette carte (164), où l’on voit deux petites filles devant la fontaine, habillées de façon identique, coiffées de blanc, armées chacune d’un seau et d’un bâton, je n’avais pu m’empêcher de penser à une autre photo. Les petites filles faisaient écho, ou reflet, aux deux gentilles mamies de quatre-vingts ans dans les bois de Lardy, assises sur un tronc d’arbre et armées d’une canne.)
Le grand âge est un temps favorable à revenir sur le passé. Essayer d’en retenir quelques traces. Je ne connaissais rien de la vie de leur père, elles ont commencé à m’en parler. L’idée de l’interview s’est imposée progressivement, et puis de faire un « livre ». Elles s’y sont prêtées avec enthousiasme, Monique surtout. J’avais un petit magnétophone à cassettes (petit format, 46 mm). Nous nous sommes installés confortablement, et l’histoire s’est déroulée aisément sans que j’aie besoin de les relancer beaucoup.
Je ne m'endors pas. Je pense à… les… aïeux… Justement... je pensais que, à l’âge que j’ai... je suis la plus vieille de la famille Jeanjean, depuis… Ce sont les premiers mots de Geneviève. Sans doute ai-je appuyé trop tard sur la touche « record », et raté le début. Monique avait dû la houspiller qui ne pour qu’elle prenne la parole – c’était à elle, l’aînée, de commencer. Alors tu t’endors ? Non, je ne m’endors pas, je réfléchis… Elle pense qu’elle est « la plus vieille de la famille Jeanjean », la plus ancienne de cette famille finissante, l'aînée des deux survivantes (nous sommes en 2006, elle a 86 ans, Monique 82), bien plus vieille que Madeleine bien sûr, partie trop jeune la pauvre ; plus vieille que Denise aussi, que ses parents, que ses grand-tantes, tous sortis de ce monde beaucoup plus jeunes qu'elle. « La race des Jeanjean s’éteint », ajoute-t-elle. Elles ont les jambes flageolantes, toutes les deux, mais la tête ça va encore à peu près, enfin pour les anciens souvenirs du moins ; pour le présent c’est plus compliqué, elles ne savent plus quel jour on est. Monique a toujours cette voix sonore qu’on lui connaît, celle de Ginette se perd dans la toux et la fumée. Car elle fume toujours autant Geneviève ; Monique se contente de la fumée de sa sœur. C’est elle Monique, qui fera la mouche du coche pour faire avancer l’interview, cadrant et relançant mais laissant constamment le dernier mot à Ginette, ou Nénette comme elle l’appelle. Monique n’aime pas les atermoiements, mais tolère les lenteurs de sa sœur, ses silences attendris. Elle lui laisse le dernier mot : la chef c’est Ginette. On a entendu leur histoire, tout ce qu’elles avaient à raconter, les origines, la guerre, la venue à Paris, tout ça. L’immense dévotion portée à leur père, ah c’était quelqu’un ! La rencontre avec ma mère… elle aussi Blanchette, comme on l’aimait.
Et puis elles m’ont parlé de l’album de cartes postales, rangé quelque part dans le grenier où elles ne montaient plus. Et non seulement elles ne montaient plus au grenier mais elles se tenaient au mur, de plus en plus, en titubant. Bientôt Monique a eu besoin d’un déambulateur. Je me souviens du dernier tour de jardin que ma marraine a voulu faire en s’accrochant à mon bras. Son corps ne pèse plus très lourd maintenant, moins lourd peut-être même qu’au temps jadis, lorsque, naïade longiligne, elle posait royalement étendue devant sa cour de petites baigneuses, au bord de la plage à Fort-Mahon (5355)
2011 – Les adieux à Monique, premier temps
Venons-en maintenant à l’interminable fin. Je dis l’interminable fin, comme sont interminables parfois ces sénilités pathétiques, recluses et prolongées dans nos Établissements d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes, (EHPAD). Ce n’est pas le cas des sœurs Jeanjean, heureusement, s’accrochant l’une à l’autre et à leur maison de Lardy, qui ainsi parvinrent à y échapper le plus longtemps qu’il fut possible.
Je reprends à l’automne 2011. Plus la peine que je m’annonce lorsque je leur rends visite, pas la peine de leur demander de prendre note sur un agenda ou une feuille de papier, cela n’a plus cours. Il y a longtemps qu'elles ont été placées sous tutelle, Nous y allons de temps en temps, c’est de moins en moins agréable. Geneviève n’arrive plus à décrocher le téléphone, alors on s’organise avec la femme de ménage. Et nous nous tenons au courant Magali et moi. Magali suit les affaires de la tutelle, confiée à un cabinet d’Étampes dont l’inaction la désole. Un grand souvenir : le week-end de la Toussaint 2008 que nous avons passé ensemble, avait été marqué par une expédition mémorable en quête d’une cabine Photomaton pour renouveler leur carte d’identité en vue de je ne sais plus quelles élections. Monique y tenait absolument.
Du moins ne voient-elles plus le temps passer. Elles absorbent des quantités de médicaments. Geneviève a un pacemaker, Monique a les bronches encombrées, des migraines, circule appuyée sur son déambulateur pour éviter de s’étaler sur le sol. Ginette pense que ça lui aurait fait du bien, à sa sœur, si elle avait pu raconter l’histoire du militaire parti en Indochine, mais rien n’est venu. On s’attend à une mauvaise nouvelle, un jour ou l’autre.
Le 25 septembre au soir, coup de téléphone de Magali. Je suis en retraite depuis peu. Monique est dans le coma, après s'être étouffée, semble-t-il, le matin même en prenant ses médicaments. Nous décidons de nous rendre ensemble à Lardy, certains que Monique ne s'en remettra pas et inquiets pour Geneviève.
(Je transcris mes notes telles quelles, retraçant au plus près ces moments singuliers.)
< Lundi 26. Exclamations de joie de Ginette à notre arrivée à Lardy (je l’appelle Ginette comme disaient ses parents et comme dit Magali, je n’arrive plus à dire Geneviève). Elle est en compagnie de l’autre Geneviève, sa « copine » comme elle dit, qui nous attend (en fait de copine, Geneviève Da***, veuve de Hervé, l’ancien « routier » décédé au terme d’un long Alzheimer, est son amie la plus ancienne ici). Elle-même attend le retour de Monique, pense qu'elle a peut-être eu du mal à trouver un taxi. C’est compliqué dans sa tête, ce matin elle disait à la femme de ménage que sa sœur était morte. Décidons, après un coup de fil à l'hôpital d'Arpajon, de nous y rendre tout de suite.
< Monique dans le coma en Réa. Intubée, respiration artificielle. Sommes admis deux par deux dans la chambre. Entrevue avec le médecin. Ginette aimerait comprendre ce qui est arrivé. L'infirmière lui dit C'est très grave, et elle ajoute Il faut pleurer, ça fait du bien. Ginette a entendu la première phrase mais pas la seconde. Pas l'intention de pleurer sa sœur. Pas question qu'elle soit morte.
< Repas du soir joyeux. La Tour infernale à la télé. Ginette croit qu'il s'agit d'une évasion puisqu'il y a Steve McQueen. Et le soir au moment du coucher : « Vivement que Monique revienne ».
- Note de bas de page 3 :
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Chant de la JOC, depuis 1937. Debout, classe ouvrière, ton espoir vient de se lever – Debout, voici tes frères, nous venons pour te sauver – À nos voix qui t'appellent, lève-toi, viens avec nous – C'est nous la jeunesse nouvelle – Nous voulons le Christ partout ! Je ne savais pas, quand je l’ai entendue chanter cela, que Geneviève avait appartenu à la JOC (Cf. supra, chap. 11, La CFTC.)
< Mardi 27. J'ai laissé la fenêtre ouverte cette nuit. Il ne fait pas froid, et la chambre est sale et l'odeur pénible. Passages de trains bruyants, sans doute à cause du vent dominant. Matinée : Ginette plaisante sans cesse. Au moment du petit déjeuner déjà, s’étant levée après nous, elle a fait son entrée sur ses jambes flageolantes en entonnant un Debout classe ouvrière rigolard3. Elle plaisante, fait le clown. Au moment de la lessive – mon dessus de lit, infect, les coussins des chaises de la cuisine, innommables, avec trous de cigarettes, comme ses vêtements – je lui demande d’où viennent ces trous sur son pantalon – Ça, j’sais pas… Magali : « On t’a tiré dessus ? Moi : C’est peut-être le garde-champêtre… Ginette – Ou mon amant ! À d'autres moments, silence. Ginette prostrée devant la télé, cigarette après cigarette. Demande de temps en temps : Quand est-ce qu'on ira voir Monique ? Appelle son chat perturbé par la présence des deux petits chiens de Magali : Bambiiii !... Bambiii !… Bambi, drôle de nom pour un chat.
< Vient la femme de ménage, puis l'infirmière, désolée. Elle essaie d’expliquer à Ginette que c'est très grave, que Monique ne reviendra pas. Elles se connaissent depuis longtemps, les soignantes avec Ginette et Monique, elles sont devenues un peu « leurs mamies », comme pour Magali...
<Magali appelle le docteur R***. Celui-ci, récemment encore, face à notre insistance à maintenir les sœurs à domicile, à refuser une hospitalisation ou mise à l'hospice dont elles ne voulaient pas, avait parlé de « non-assistance à personne(s) en danger ». Curieusement, cette fois, il consent à ce que Ginette reste seule à la maison, si la mort clinique de Monique tarde à survenir. « Il n'aurait pas fallu la réanimer, dit-il, quel temps perdu »...
< Retour à l'hôpital d'Arpajon. Bâtiment moche. Attente au service de réanimation. Les infirmiers ( –mières) vont et viennent, des lits-chariots entrent ou sortent. Visite à la momie-Monique. Geneviève lui chante Je te tiens tu me tiens par la barbichette en lui posant la main sous le menton. Monique aura-telle senti sa présence ?
< Le soir devant la télé. Ginette a les yeux dans le vide. Ou fermés ? – A quoi tu penses ? – À Monique. (Silence)... Qu'est-ce qui a bien pu lui arriver ? Elle souffre de ne pas savoir – ou d'oublier – comment Monique est... (est quoi, au fait ? – Non, pas morte, pas encore...).
< Je me demande pourquoi je n'ai pas plus de chagrin de ce qui arrive à Monique, je me demande si j'en aurais aussi peu si c'était Ginette qui était... oui, morte. Drôle de verbe, « mourir ». Cesser d'exister, c'est tout. Pas de temps passé, seulement ce présent « être mort », ça ne dit rien de ce qui s'est passé, on ne peut pas le dire, surtout pour Monique qui n'est morte que quelques minutes. Qu'est-ce qui lui est arrivé à Monique, demande Ginette. Comment pourrait-elle se souvenir de ce qu'on a essayé de lui en dire, puisqu'on n'arrive pas à le dire, déjà qu’elle oublie tout. Monique va mourir, c'est sûr, c'est comme si c'était fini mais on ne peut pas le dire puisqu'elle n'est pas encore morte, on n'a pas le droit de le dire et pourtant c'est fini. Ce que nous avons vu à l'hôpital d'Arpajon n'est qu'un corps animé d'une respiration insufflée par une machine et alimenté en sorte que son cœur faiblement mais indéfiniment bat. Ginette à l'hôpital lui a chanté Je te tiens tu me tiens par la barbichette, le premier de nous deux qui rira aura une tapette, et bien qu'évidemment le corps de Monique ne répondît pas, très doucement sur la joue, entre le masque respiratoire et le flexible en plastique elle lui a donné une tapette, toute légère.
< C'est nous maintenant, auprès de Ginette, qui occupons le fauteuil de Monique. Dans l'après-midi, Ginette a posé sa main sur l'avant-bras de Magali en disant Ma douce, la prenant pour Monique.
< Et puis nous sommes repartis, nous l'avons laissée seule. Et on a attendu que le cœur de Monique à nouveau veuille bien s'arrêter de battre. Qu'on veuille bien le laisser s'arrêter. >
Deuxième temps
C'est arrivé enfin, le 13 octobre 2011. Monique s'est éteinte, ou on l'a éteinte, je ne sais pas, de toutes façons il le fallait bien. Les obsèques ont été prévues pour le mercredi 19, à 10 heures du matin. Arrivés la veille à Lardy, avec Magali et Joss, nous avons retrouvé notre Ginette de toujours, avec sa truculence, disant pour justifier sa robe de chambre trouée comme une passoire : – Je suis une dure à cuire ! Ou encore, apprenant qu'elle disposerait, pour les nombreux déplacements à l'église et au cimetière, d'un fauteuil roulant : – Il y aura un klaxon ?
19 octobre. Programme chargé. Comment pourrait-elle affronter tout cela, depuis l'hôpital d'Arpajon jusqu'au cimetière de Belleville et retour, en passant par la cérémonie à l'église ?
8 heures 15 : réception du fauteuil roulant. 9 heures : levée du corps à l'hôpital d'Arpajon. La chambre funéraire s'appelle Le Chalet et en a la forme. Les employés des pompes funèbres nous invitent à nous recueillir autour de la dépouille. Monique, dûment embaumée, est méconnaissable (à l'exception d'un bouton qu'elle avait sur le menton et qui reste visible). Ginette en est désappointée, elle ne la reconnaît pas. Décidément cette mort de sa sœur, compagne de toute sa vie, se sera dérobée jusqu'au bout.
10 heures : messe de funérailles à Janville (l'église de Lardy n'est pas disponible). Cérémonie préparée par des gens de la paroisse. Lecture pleine d’espoir du livre d'Isaïe : Le Jour viendra où le Seigneur Yahvé Sabaoth préparera pour tous les peuples sur cette montagne un festin de viandes grasses juteuses, de bons vins clarifiés. Il enlèvera sur cette montagne le voile de deuil qui voilait tous les peuples et le suaire qui voilait toutes les nations. (...) Le Seigneur Yahvé essuiera les larmes de tous les visages... C’est d’une grande beauté. J’imagine les corps renaître comme dans le poème d’Agrippa d’Aubigné, les dents repousser sur la mâchoire de Monique pour dévorer ces viandes grasses juteuses... À la sortie nous retrouvons les survivants du grand groupe des amis, Michèle D*** que son grand âge n'a pas trop changée, un ou deux autres inattendus, étranges retrouvailles. Manou ma sœur est là aussi avec Christophe, à la grande joie de Ginette, émue autant de la revoir que de retrouver en elle la figure très ressemblante de notre mère Blanchette. Mais il faut abréger car nous sommes attendus à Paris.
11 heures 30 : nous prenons place dans le corbillard, Ginette, Magali, Joss et moi. Il y a juste la place avec le chauffeur. Tout au long du parcours – Cheptainville, Marolles, Arpajon, Montlhéry, Longjumeau, Fresnes, Porte d'Italie, Porte Dorée... – elle commente, s'informe, se remémore avec un plaisir évident les jalons de cet itinéraire qu'elle et sa sœur ont bien connu, mais qu'elle n'a pas parcouru depuis belle lurette. À notre arrivée au cimetière de Belleville, ma sœur Claire était là avec Olivier nous attendant comme prévu. Le cimetière de Belleville est situé au point culminant de Paris, à l’emplacement aussi du Télégraphe et des réservoirs d’eau de la ville. Pause repas, brève mais suffisante, dans un troquet minuscule à quelques pas du cimetière, à l'angle des rues de du Télégraphe et du Borrégo. Les tables étaient très serrées, les gens se sont poussés pour faire place au fauteuil roulant de la vieille dame. Elle était gaie, visiblement heureuse de revenir dans ses anciens quartiers. Le temps d'avaler un plat, de passer aux toilettes pour la plupart d'entre nous – sauf Ginette, incroyable, je n'en revenais pas de voir comme elle tenait le coup, et toute la journée elle n’a cessé de nous surprendre, jamais avant cela nous n’aurions osé une telle expédition, on ne pensait même pas qu’elle voudrait s’y joindre. 14 heures devant le cimetière, retrouvé le corbillard, le chauffeur et l’équipe parisienne des pompes funèbres. Le corbillard a dû faire un détour pour s'approcher au plus près du caveau de famille. Nous l'avons rejoint à pied, constitué un petit cortège à la suite du cercueil, Ginette en tête dans son fauteuil roulant, jusqu'au caveau ouvert. Les derniers pas furent un peu compliqués, dans une zone resserrée, mais on ne peut pas pousser les tombes, le fauteuil est resté stationné à distance, jusqu'au moment de la mise en terre proprement dite. On l'a soutenue pour qu'elle puisse s'approcher, jeter une rose et dire son dernier adieu à Monique.
« Famille Jeanjean », c’est la seule inscription figurant sur la tombe. Le caveau m'a semblé profond. Le fossoyeur, bien renseigné, m'a expliqué qu'il y avait place pour dix personnes en tout, et j’ai pensé que le caveau était encore bien plus profond qu'il n'en avait l'air puisqu'il ne restait qu'une place pour Ginette au-dessus de celle de Monique, alors qu'en dessous il y en avait déjà huit ! 8 places + 2 pour les marraines, 10 places en tout, constituant la « famille Jeanjean ». Ma marraine sera la dernière. Si vraiment, me suis-je dit, les cases individuelles – entre deux plaques de béton comme nous l'avons vu, le couvercle de l'une constituant, je suppose, la base de la case suivante – sont placées les unes au-dessus des autres et jamais côte-à-côte, la profondeur de cette fosse doit s'élever (ou s’enfoncer) à huit mètres au moins. Cela m'a impressionné. J'ai fait les comptes et récapitulé : 3 tantes + Madeleine + 2 parents + Denise + les 2 dernières Monique et Ginette =… rien à faire, nous n'arrivons qu'à 9. Mystère. Je me suis promis de chercher qui pouvait être le dixième corps. Ensuite, après un moment assez long de recueillement autour du cercueil lorsque celui-ci fut descendu à bout de corde et déposé au fond, nous avons amorcé le retour entre les tombes et regagné la sortie, sans hâte et sans tristesse excessive, en sorte que ce moment d'après l'enterrement proprement dit fut vraiment un moment de détente comme il en est en pareil cas, un moment où l'on s'attarde, on fait durer, on cause un peu entre les tombes à la sortie du cimetière, ainsi que font les hôtes au seuil d'une maison avant de se quitter.
Et puis, nous avons pris le chemin du retour, après avoir pris congé des Parisiens et, pour Geneviève, fumé une dernière cigarette. Pas moins éveillée qu'à l'aller, attentive aux lieux traversés, rue de Belleville, Porte des Lilas, Périphérique, Nationale 20. Adieu Monique. J'ai tenté de savoir qui était le dixième occupant du caveau. Ginette pensait qu'il y avait dix places, elle le savait, nous avons compté ensemble, d’abord les tantes, puis les sœurs et les parents, mais elle s'embrouillait, tant pis. Le corbillard nous a déposés devant la maison un peu avant seize heures. Comme il restait un peu de temps j'ai proposé une balade à pied. Joss est venue avec moi, nous avons marché jusqu’au bois de l'autre côté de la voie ferrée – en traversant par la gare, par le passage souterrain – avons gravi la côte et emprunté un agréable chemin sur la gauche en haut des bois, qui mène à surplomber une vaste sablière désaffectée. J'aime ce genre d'endroits marqués par l'homme et rendus à la nature, évoquant à la fois la mer et la montagne. De là nous sommes descendus pour rejoindre directement la voie ferrée que nous avons suivie brièvement sur la droite puis traversée en passant sous un petit tunnel, ce qui nous a permis de retrouver la route d'Étampes, et de revenir à la maison par l'autre côté. Ginette était déjà couchée. Nous l'avons quittée le lendemain matin.
Nous sommes revenus la voir à la Toussaint, au retour d'un passage à Paris. Rendez-vous avait été pris par l'intermédiaire de la femme de ménage. Ginette était assise à sa place dans le salon. Curieusement la télévision était éteinte, elle attendait simplement en silence, et, plus curieusement encore, l'odeur de la cigarette avait quasiment disparu. Le cendrier était vide, elle ne fumait pas, ses yeux étaient moins rouges. J'ai repensé à Monique, ancienne fumeuse elle aussi mais qui n'en continuait pas moins d'inhaler la fumée de sa sœur. Elle s'en plaignait parfois, déplorant l'état des bronches de Ginette à chaque fois que celle-ci toussait. Et voilà, pour la première fois Ginette était sans cigarette. Comme si elle ne pouvait fumer hors de la présence de Monique.
Cela n'a pas duré longtemps. Par la suite elle a repris la cigarette, et sa vie habituelle à petits pas. Et plusieurs années encore elle a été là. Nous n'aurions jamais cru que cela durerait aussi longtemps.
Ginette toute seule
Après cette belle journée de l’enterrement de Monique, j’ai peine, par avance, à raconter la suite. Les enterrements souvent sont de très beaux moments. Ginette, pour celui de sa sœur, nous a fait la joie de mobiliser toute son énergie. On l’en applaudit comme on acclame un champion cycliste passant un col avec brio, alors qu’elle était déjà, à 91 ans, physiquement bien ruinée. Et voilà que c’était reparti pour un tour. Joyeuse encore au début, faisant la joie des personnels chargés des visites à domicile, toilettes, infirmerie, ménage, livraison des repas, en relation avec le cabinet d’Étampes chargé de la tutelle. Nous allons la voir de temps à autre...
Jusqu’à ce mars 2014. D’abord ce coup de téléphone, le 2 mars, pour son anniversaire. J’avais pris rendez-vous avec l’autre Geneviève, sa voisine, pour qu’elle puisse décrocher, et j’avais pu l’avoir au bout du fil. Je lui avais expliqué quel jour on était et quel âge elle avait. Ça l’a fait éclater de rire avec sa voix cassée et elle a dit Non, pas possible, si ça continue je vais aller jusqu’à 100 ans. Je lui ai alors annoncé notre visite pour la mi-mars, le week-end du 15 au 17. Elle était bien contente mais savait qu’elle ne pourrait pas s’en souvenir, J’ai la mémoire qui flanche, a-t-elle dit comme elle le dit toujours ou comme elle le chante souvent (oubliant qu’elle l’a dit, mais pas la chanson).
La suite est moins drôle. J’ai peine, par avance, à la raconter. D’abord un aveu : en mars 2014, c’était la première fois que je lui rendais visite depuis longtemps. J’y étais d’abord allé assidûment en 2011 et 2012, année où j’ai pris possession d’un supplément d’archives, à commencer par les albums de photos de la famille et par le contenu de l’armoire à glace du grenier. Ensuite je n’ai guère d’excuse (la maladie et le décès de ma belle-mère certes, mon état de santé nécessitant une opération du cœur, à la rigueur, l’angoisse avant cette opération, puis l’opération bien sûr, mais ne sont-ce point que des alibis ?) et je dois avouer qu’il se passa près d’un an sans que je vienne la voir. Ma dernière visite, en fin mars 2013 – j’ai vérifié : j’étais venu à Paris pour le Salon du Livre – avait déjà été éprouvante. Saleté partout, le son de la télé à fond, les petits pots du frigo à peine entamés nécessitant déjà toutes sortes de compléments alimentaires, sans compter l’incurie du cabinet de tutelle, que nous trouvions bien lent à réparer le portail, la terrasse en très mauvais état, ou quelques appareils qui tombaient régulièrement en panne.
C’est donc à la mi-mars 2014 que nous sommes, Joss et moi, revenus voir Ginette. J’avais appelé l’autre Geneviève, sa voisine, et Martine la femme de ménage, ma correspondante habituelle. Martine fait non seulement le ménage, mais comme elle connaît très bien Ginette, depuis le temps, c’est elle aussi qui se charge de la toilette. Vous savez, m’a dit Martine, elle a beaucoup baissé, vous n’allez pas la reconnaître. Cela nous a intrigués, et confirmés dans l’idée de cette visite ; j’ai prévenu Martine que nous allions venir la semaine suivante. Elle a dit Pas de problème, en principe la porte sera ouverte, vu qu’en général la première personne qui passe (l’infirmière en général) laisse la porte ouverte pour les suivants. Je me suis demandé si c’était bien prudent. Enfin, la porte serait ouverte, et nous devrions pouvoir entrer.
En fait les portes étaient fermées. Les fenêtres étaient ouvertes, mais pas les portes. Le portail était ouvert – j’ai pu constater qu’il avait enfin été restauré : le portail en bois, définitivement pourri, avait été remplacé par un neuf, en PVC et qui fonctionnait correctement, c’était encourageant a priori – mais pour le reste c’était fermé à clé. Il faisait très chaud, bien qu’on ne fût qu’en mars. De cela je me souviens bien : les transports en commun parisiens avaient été décrétés gratuits pour toute la durée du week-end en raison d’un pic exceptionnel de pollution, ainsi avons-nous pu faire l’aller et retour à peu de frais pour voir l’exposition du vidéaste Bill Viola au Grand Palais le lendemain samedi. Quel plaisir, ces vidéos, vertigineuses pour l’œil et pour l’intellect. Ainsi de celle, fascinante et fantomatique, intitulée Reflecting Pool, où l’on voit un bassin en premier plan, et derrière, un homme sortant de la forêt puis s’élancer pour plonger et… Mais qu’est-ce que je raconte ? Que ne ferais-je pour éviter d’en venir à cette affreuse arrivée et à cet affreux accueil, le samedi 15 mars après-midi. Ou plutôt à ce non-accueil. C’était fermé, elle devait être profondément endormie ce qui n’était pas trop grave. Nous sommes allés au 110 chez l’autre Geneviève qui nous a confirmé qu’elle passait le plus clair de son temps à dormir, mais elle, l’autre Geneviève, ne retrouvait plus sa clé, il a fallu attendre l’arrivée de l’infirmière, et enfin l’infirmière est arrivée mais Ginette n’a pas voulu se lever. Il y avait un mot de Martine posé sur la table :
Jean, Bonjour, c’est Martine. Je vous informe que Geneviève ne mange pas beaucoup, elle ne mange que du sucré, le petit déjeuner et des petits gâteaux et chocolats. Elle a eu une diarrhée chronique, maintenant ça va. Elle est faible, un peu désorientée, très fatiguée car elle ne mange plus mais toujours la cigarette comme d’habitude. Bon week-end.
C’était encore bien optimiste. Nous sommes allés faire un tour en ville, acheter des ampoules pour remplacer celles du couloir et de la cuisine qui ne marchaient pas. À notre retour trois quarts d’heure plus tard…
J’ai peine à raconter la suite. Elle n’aurait jamais dû vivre cela. On lui avait posé une pile pour pallier les défaillances du myocarde, fait avaler toutes les chimies possibles pour traiter ceci ou cela, pour pallier tel ou tel effet secondaire, mais où était passé le pilote pour diriger tout ça, pour réguler les fonctions indispensables à un minimum de dignité ? Elle n’aurait pas dû aller jusqu’à ce point-là Ginette. À notre retour, elle était attablée dans la cuisine, mangeant machinalement des croissants avec de la confiture au son de la radio réglé au maximum. Elle n’a guère réagi en nous voyant. Je lui ai demandé si je pouvais éteindre la radio, pas de réponse. Je ne suis pas sûr qu’elle ait reconnu Joss. Je lui ai dit que ce n’était pas l’heure du petit déjeuner, lui ai demandé si elle aurait encore faim pour le repas du soir, lui ai proposé de rejoindre le salon, elle a dit Ah bon, et puis J’sais pas, et D’accord. Je me suis assis à côté d’elle, ai essayé d’entretenir une conversation. Joss est venue avec nous, il y a eu un temps de silence, Ginette a dit Pourquoi on ne parle plus, dites quelque chose on dirait qu’on est morts. Elle n’aime pas le silence. Elle a peut-être peur maintenant, toute seule dans sa maison, il lui faut de la lumière et du bruit. Et puis elle n’a presque rien mangé. Joss avait préparé une jardinière de légumes avec des boulettes de viande, un plat à son goût d’après notre souvenir, et une génoise fourrée avec une confiture de fruits rouges. Elle a dit qu’elle n’avait pas faim, demandant Qu’est-ce que c’est, en tâtonnant de la fourchette et de la main car elle n’y voit goutte. Ensuite soirée télé-clopes, la télé à fond. Elle me regardait fixement, d’un regard entre crainte et rancune, l’air d’en vouloir au monde de ce sale tour qu’il lui joue. Je lui ai demandé de baisser le volume de la télé. On était là ensemble, comme deux vieux compagnons, c’est vrai, je ne suis pas son filleul pour rien, on se connaît bien, tous les deux. J’étais là, à côté d’elle, j’ai continué d’essayer de lui parler. À un moment elle a dit Non c’est pas Ginette, c’est Geneviève que je m’appelle, Ginette c’est vulgaire ! Ça alors, je n’en revenais pas. Et moi qui avais mis si longtemps à adopter ce petit nom de Ginette que tout le monde utilisait – et Monique disait même Nénette, et elle l’appelait Ninique. Elle a fini par s’assoupir, j’ai proposé qu’on aille se coucher – Joss était déjà au lit depuis un moment – elle a dit J’sais pas, elle n’avait rien contre. Debout avec son déambulateur, elle a demandé son chemin comme si elle ne savait pas où était sa chambre. Complètement perdue. Elle ne s’occupait même plus de son chat.
Le lendemain ça a été mieux. Comme elle dormait presque tout le temps nous l’avons laissée, avons pris le RER et sommes allés à Paris visiter l’expo Bill Viola comme prévu, et le soir, comme prévu aussi, nous avons eu la visite de Christophe et Manou venus de Chartres, et nous avons mangé ensemble avec elle, et même ri et chanté des chansons. Christophe posait des questions candides – s’adressant à Geneviève dans un langage habituel avec civilité et intérêt, en total décalage avec ce qui était devenu notre code habituel de communication – des questions surprenantes que je n’aurais jamais osé poser. C’était bien, la visite de Manou et Christophe a apporté une bouffée d’air, comme si on avait ouvert les fenêtres...
(Je me reproche quelquefois d’avoir cédé à la routine avec Geneviève et Monique, de n’avoir pas eu plus souvent l’énergie de les y arracher, à cette routine de la télé, alors qu’on aurait pu essayer de s’occuper autrement, que sais-je, ne serait-ce que jouer à la bataille, au scrabble, ou comme nous l’avons fait ce soir-là, de nous remémorer des chansons de notre patrimoine commun. Quelque temps auparavant encore, on voyait encore tout le bien que ça leur faisait de recevoir de la visite, quittant d’elles-mêmes, naguère encore, leur éternelle robe de chambre pour se mettre en tenue de ville, même quand elle se retrouva seule, puis rechignant de plus en plus à le faire, puis, enfin, ne l’envisageant même plus.)
Mais les jeux étaient faits, rien n’allait plus. Je préfère abréger. Ne parlons pas du lendemain matin, les histoires de caca ne sont drôles que pour l’âge de la maternelle ; à l’autre bout de la vie ça sent mauvais et ça ne fait plus rire du tout. Et quelle tristesse était la nôtre, quelques heures plus tard en reprenant la route…
(Qu’est-ce encore qu’exister sans vivre ? La vie n’est-elle donc qu’une histoire de bruit et de fureur, racontée par un idiot ? Qu’est-ce encore que d’être là pour Geneviève, la dernière des Jeanjean, dans cette maison où reposent comme dans un mausolée les symboles d’une vie qui lui échappe ?)
Rien n’allait plus
Le mardi 25 mars, coup de téléphone du Docteur R***, m’informant que Geneviève Jeanjean avait dû être hospitalisée d’urgence. C’était juste après les élections municipales. Aucun rapport entre ces deux choses, que l’enchaînement chronologique. On s’en souvient à Limoges, des municipales, Alain Rodet battu, le P.S. défait après un siècle et plus de municipalité socialiste. Aucun rapport, pas plus que cinq ans plus tard il n’y aura de relation entre les élections suivantes et le « premier confinement », décrété le surlendemain, mais je n’ai pas oublié cet enchaînement. Pour ma marraine on s’y attendait. C’est le coup de téléphone qui m’a surpris. Cet appel direct du Dr R***… peut-être n’avait-il pas pu joindre Magali. Et je m’attendais moins encore à ce qu’il m’a dit : Geneviève hospitalisée sur la demande de l’infirmière pour « détresse respiratoire », à l’hôpital d’Athis-Mons. Pourquoi Athis-Mons ? Il n’y avait pas plus près ? Elle devait être complètement perdue toute seule à Athis-Mons. J’ai appelé l’autre Geneviève qui n’a pas pu m’en dire plus, puis la clinique Jules-Vallès à Athis-Mons. J’ai fini par obtenir la liaison avec la chambre. C’est une infirmière qui a décroché, elle m’a dit que tout allait bien et me l’a passée. « Comment te sens-tu ? – J’sais pas, il faut sentir quoi ? (dit sur un ton neutre, plutôt maussade, c’était encore, comme à Lardy la semaine passée, comme si elle m’en voulait) – Tu es dans les vaps ? – C’est quoi les vaps ? – Est-ce que tu dors bien ? – Ah ça oui, pour dormir... – Tu sais que tu es à l’hôpital ? – Non. » Elle a posé le téléphone, et comme l’infirmière était partie c’est sa voisine de chambre qui a pris la suite. M’a dit qu’elle s’occupait un peu d’elle. Ainsi ce matin, Ginette était toute nue, elle l’a reconduite au lit. Cela m’a un peu rasséréné, la présence de cette voisine à ses côtés.
Vendredi 28, coup de téléphone de Mme le Dr S***, de la clinique d’Athis-Mons : refus de soin, déshydratation, etc. Cette dame diagnostique un Alzheimer, ce qui me semble bien hasardeux, enfin passons. Elle va mourir, me dit-elle, il faut la placer en établissement. Comment contacter la tutelle ? J’appelle Magali qui me précise que Martine a fermé la maison et que le chat a été confié à une personne du CCAS de Lardy. Il faut que j’aille à Athis-Mons dès que possible.
Lundi 31. Je prends le train pour Paris et Athis-Mons. Me rends à la clinique à pied depuis la gare. C’est sur la colline à l’ouest, où sont aussi des villas coquettes abritées dans la verdure, en opposition avec l’énorme faisceau franchement déprimant des voies ferrées et toute cette zone entourant la gare, les trains couverts de tags, on n’imagine pas la Seine toute proche de l’autre côté. Arrivé sur le plateau je trouve la clinique au sein d’une banlieue moche et banale. Chambre 126. Elle a un gros coquard violet sur le côté droit du visage, suite à une chute qu’elle a faite en s’opposant à une infirmière. J’essaie de leur faire entendre qu’elle est très gentille, d’habitude, mais qu’elle doit être affreusement perdue. Elle pousse des cris, croit qu’on l’a placée chez les fous. « Ils me prennent pour une dingue, ou quoi ? C’est un cauchemar, dit-elle. La seule chose que je veux c’est retourner entre mes quatre murs à Lardy. Pourquoi tu m’as fait amener là ? » Je dois la laisser le soir et vais passer la nuit chez mes amis, à Paris boulevard de Charonne.
Mardi matin. Retour chambre 126. Geneviève Jeanjean n’est plus là, elle a été déplacée à l’étage au-dessus. J’essaierai aussi d’avoir une entrevue avec Mme S***, son médecin traitant... – Revenez à telle heure, elle devrait pouvoir vous recevoir – mais ce n’est pas simple, et je passerai la journée sans la voir ; il faudra lui écrire. Geneviève est plus calme qu’hier, sous sédatifs évidemment. Son lit est au bout de la chambre, le long d’une fenêtre. Nous parlons de choses et d’autres, le matin puis l’après-midi, jusqu’au moment où je devrai la quitter. À la pêche aux souvenirs, on parle des gens, des parents. Elle évoque des apéritifs pris ensemble. Je me demande si elle ne me confond pas avec quelqu’un d’autre. Mon père ? Joss est très gentille, elle a les gestes qu’il faut. Monique… elle n’a tout de même pas oublié Monique ? Se souvient d’une « petite blonde, bien jolie »… La compta ? Elle aimait ça mais avait peur de se tromper. La vie éternelle ou future ? On sait ce qu’on a, mais on ne sait pas ce qu’il y aura après. Son obsession : Lardy, revenir à Lardy. Et puis, revenant à l’époque de la rue de la Chine, ce curieux souvenir d’un jeu qui ne me dit rien : « Tu regardais les gens dans la rue, tu essayais de deviner quelle direction ils allaient prendre. Nous n’en avions jamais parlé. Je me suis dit qu’elle était complètement dans le gaz, comme on dit. À un certain moment elle m’a demandé Et là, on est où ? C’est bientôt Lardy ? Elle regardait la fenêtre à côté d’elle, se croyant sans doute en voiture ou dans le train, j’étais venu la chercher à la clinique et je la ramenais chez elle. Comment la détromper ? Ensuite la séparation, quand il a fallu lui dire que j’allais m’en aller et la laisser là, l’abandonner seule dans cet affreux hôpital – son horreur, ses cris tandis que je m’éloignais – reste mon pire souvenir.
Je n’ai pas eu besoin d’envoyer ma lettre au Dr S***. Magali m’a appelé pour me dire qu’après intervention de la tutrice, Geneviève serait placée sans tarder à la Résidence des Étangs de Mennecy (Essonne), un EHPAD de grand standing. Il y avait donc de quoi lui offrir cela. C’est un bel endroit proche de Corbeil-Essonne, en bordure de la Juine… Elle y fut très bien traitée, mais c’est tout juste si elle savait encore qui elle était, m’a dit Magali qui est allée l’y voir une dernière fois.
Terminus (à l’exception du chat Bambi)
Geneviève Jeanjean est décédée le dimanche 27 avril 2014, à 11 heures du matin. Elle aura tenu moins d’un mois à Mennecy, perdue dans ce wagon noir fonçant à toute allure, jusqu’à ce point final. Ses obsèques ont eu lieu le mercredi suivant à l’église Saint Pierre de Lardy. Je me suis un peu occupé de préparer cette cérémonie, par téléphone avec le célébrant Philippe D***, diacre de la paroisse qui connaissait peu Monique et Geneviève, et qui m’a consulté. Nous avons travaillé sérieusement, dans l’idée de lui rendre un digne hommage. Plus encore que pour l’enterrement de Monique, les ami(e)s de sa génération n’étaient plus de ce monde, nombre des autres se sont excusés et l’église était tristement peu remplie. J’ai joué un air de flûte après l’homélie, un air irlandais pas trop risqué que j’ai répété plusieurs fois à tempo lent. On a chanté le Notre Père de Rimsky-Korsakoff, et la prière scoute. Vers la fin il y a eu lecture d’un texte évangélique (Marc, 16 / 1-7) : après la mort du Christ, trois femmes fidèles – Marie-Madeleine, Marie mère de Jacques, et Salomé – sont allées acheter des parfums pour embaumer le corps. Ensuite, de grand matin, elles se sont rendues au sépulcre, se demandant si quelqu’un pourrait rouler la pierre, qui était grande et très lourde, pour dégager l’entrée du tombeau. Mais cela ne fut pas nécessaire, la pierre avait été déplacée. Dans le tombeau elles virent, assis à droite, un jeune homme vêtu de blanc – et dans leur trouble évidemment, elles ont cru que c’était lui, le petit génie un peu autiste, le gourou Jésus qu’on appellera le Seigneur – et elles furent saisies de peur (qui ne l’aurait été à leur place ?), mais il leur dit N’ayez pas peur, et il avait raison, il ne faut pas avoir peur.
Et puis nous sommes allés enterrer Geneviève au cimetière de Belleville, dans le caveau de famille qui maintenant est complet. Cela s’est passé comme pour Monique, avec le corbillard, mais cette fois ma marraine était à l’horizontale. J’y étais avec Magali. Nous avons fait l’aller-et-retour dans la journée. Je voulais être de retour le lendemain où nous avons aidé mon fils Pierre à déménager à Poitiers.
- Note de bas de page 4 :
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Le faire-part de décès de Lucien Jeanjean, indique que « l’inhumation aura lieu au cimetière de Belleville », mais le mot « Belleville » est biffé et remplacé par « Pantin ». Curieuse modification, indice d’un repentir de dernière minute et peut-être d’un litige. On peut aussi noter 1°) en tout premier lieu le nom de la veuve, Julie Jeanjean, qui donc survécut à Lucien ; 2°) l’âge peu élevé du décès ; 3°) les noms de quelques autres membres de la famille déjà rencontrés (Molter, Moyet, Lemoine) sans pour autant que nous soyons à même de préciser les degrés de parenté.
Au cimetière j’ai à nouveau demandé des précisions sur le contenu du caveau de la famille Jeanjean. Je me demandais toujours qui pouvait bien être le mystérieux dixième Jeanjean inhumé là. Ce serait plus facile si les prénoms des habitants étaient inscrits sur la plaque, mais il y a seulement « Famille Jeanjean ». On m’a dit que je devais m’adresser au service compétent de la ville de Paris, à un numéro de téléphone qu’on m’a indiqué. Dont acte, quelques jours après, et voici ce qu’on a bien voulu m’expliquer, tout en me disant qu’on n’aurait pas dû me le dire car je ne suis pas un membre de la famille. Le contenu du caveau est le suivant, dans l’ordre chronologique des décès, du plus récent jusqu’au plus ancien : 2014 Geneviève, 2011 Monique, 1993 Marie-Denise, 1964 Célestin-Simon, 1962 Blanche, 1950 Madeleine, 1942 Christine (Pauline), 1925 Christine (Célestine), 1922 Lucie, et enfin 1921 Richard-Lucien. J’apprends ainsi, merci Madame – et je comprends mieux comment le nombre des habitants a pu s’élever à 10 – que Simon avait fait rapatrier dans le caveau familial les restes de son père décédé le 11 novembre 1921 et inhumé d’abord au cimetière de Pantin, ce que je savais déjà par le faire-part (2737)4. Je dis bien ses restes, car le contenu du caveau, m’a-t-on expliqué, ne consiste pas en un empilement de cercueils successifs. Suite à la pourriture et réduction des matières, les ossements – de moins en moins constitués en squelettes et de plus en plus ramassés en tas – font l’objet de compactages périodiques. Pour Lucien Jeanjean, l’opération – exhumation, transfert et ré-inhumation – eut lieu en 1933 (à l’époque du 140 Ménilmontant). J’aurais dû le savoir, si j’avais pu à temps dépouiller l’ensemble des archives. Car j’y ai retrouvé par la suite tout un dossier concernant les monuments et les frais funéraires afférents au caveau familial (2042).
(Je vois, dans ce rapprochement des cendres de son père avec celles des autres membres de la famille, comme un pardon posthume accordé par le fils à cette tête brûlée de Lucien l’Ancien, son père écervelé mais finalement touchant. Simon avait dû relire les anciennes lettres, celles d’abord que le légionnaire, jadis, avait envoyées d’Algérie à ses parents – les grands-parents de Simon, quand lui-même n’était pas encore de ce monde – puis de Paris à ses tantes, dans la joie sincère de les voir arriver. Petite réparation donc, que cette réunion symbolique dans l’au-delà, ou plutôt dans le ci-dessous. Et puis, peut-être a-t-il souhaité ne pas se trouver seul mâle in extremis, patriarche isolé avec ses huit femmes, serré pour l’éternité dans cet étroit caveau sur les hauteurs de Paris.)
En tout état de cause, le contenu du caveau, dans l’ordre de date des décès, constituera notre dernier état des membres de la famille Jeanjean.
Mais en dehors desdits restes, des deux sœurs Jeanjean et de la famille, comme on dit pour les soldes tout devait disparaître. Nous savions par Magali que depuis un certain temps déjà l’affaire était bouclée. Le testament des deux sœurs était fait – à moins qu’il n’ait encore été revu récemment, allez savoir – stipulant que tous les biens de la famille iraient aux bonnes œuvres.
La maison est donc échue en pleine propriété aux Petits Frères des Pauvres, qui l’auront vendue, j’imagine, assez facilement. Ils auront vendu les meubles, la bibliothèque blanche à grillages et ce qu’il y restait de livres et de vieilles revues.
Je suis repassé à Lardy, rue du Penserot. La maison a complètement changé : murs rehaussés, toiture refaite en tuile remplaçant l’ardoise, abords entièrement réaménagés. Peut-être même a-t-elle été entièrement reconstruite et ne reste-t-il plus rien de l’ancienne.
Tout a été soldé à l’exception du chat Bambi, qui a fini ses jours tranquillement dans le Lot chez Magali et Jean-Pierre. Tout a été soldé, il ne reste plus rien des vieilles dames, de leurs parents ni de leurs aïeux. À l’exception du chat Bambi et à l’exception des archives, papiers et photographies d’où j’ai tiré cette histoire en suivant les petits cailloux semés sur le chemin par le vaillant Simon Jeanjean.