Sémiotique de la photographie | Pierluigi Basso Fossali
et Maria Giulia Dondero

Troisième partie. METHODOLOGIE APPLIQUEE

Photos en forme de “nous” : l’éclipse représentationnelle d’un couple

Pierluigi Basso Fossali 

https://doi.org/10.25965/ebooks.259

p. 323-382

Sommaire

Texte

0. Introduction

Cette analyse se base sur un corpus photographique préconstitué, à savoir Les preuves du temps de Denis Roche.

Le caractère “préconstitué” de ce corpus dépend d’une pratique que l’analyse a pour tâche d’identifier et de faire signifier ; la ré-assomption du corpus opérée par la pratique sémiotique finit par le reconstituer à travers un faisceau de pertinences spécifique.

Un premier ordre de problématisation nécessaire est celui de la pratique instituante :

  1. pratique de production poétique : de prime abord, Les preuves du temps est un corpus d’œuvres photographiques en noir et blanc, prises par l’auteur lui-même et dont il faut établir l’afférence “programmatique” à un même projet esthétique ;

  2. pratique d’implémentation publique : en second lieu, nous avons affaire à une pratique de diffusion sociale, selon laquelle Les preuves du temps est une collection d’œuvres constituée à l’occasion de deux expositions conçues comme des “rétrospectives” ou des “expositions individuelles” destinées au Musée Nicéphore Niepce à Chalon-sur-Saône et à la Maison Européenne de la Photographie de Paris en 2001 ;

  3. pratique de documentation critique : de telles expositions (toutes portant le même intitulé : Les preuves du temps) furent également traduites par une publication homonyme au Seuil, dirigée par Gilles Mora.

Note de bas de page 1 :

François Rastier compte sans doute parmi les auteurs qui ont le mieux affiné l’examen sémiotique d’un corpus.

Cette prédetermination stratifiée du corpus construit d’emblée, dès qu’on l’a assumée comme perspective d’analyse, un réseau de relations privilégiées entre les œuvres qui le composent. Ce qui ne signifie pas qu’on fasse coïncider corpus et intertexte, étant donné que chaque exemplaire du corpus est passible d’activer des rappels intertextuels qui transcendent le corpus lui-même1. Si l’on peut parler de relations privilégiées entre les membres internes du corpus, c’est simplement en raison du fait qu’étudier ce dernier signifie mettre en évidence les spécificités de chaque exemplaire à partir de sa caractérisation contrastive par rapport aux autres membres du corpus. En effet, la constitution du corpus – en l’occurrence, expressément réalisée par l’artiste ou par un représentant du monde de l’art qui en a assumé la responsabilité (par exemple, le commissaire d’une exposition) – se pose comme une pratique qui vise à définir le mode selon lequel les textes rassemblés peuvent se mettre à signifier.

Note de bas de page 2 :

Gilles Mora, Denis Roche. Les preuves du temps, Paris, Seuil – Maison Européenne de la Photographie, 2001.

Note de bas de page 3 :

Il faut en effet remarquer que la présence chronologique des photographies souffre de certaines débâcles pas toujours compréhensibles facilement, même par constrictions ou opportunités de rédaction et typographiques.

Quand on constitue un ensemble d’œuvres, on décide de les considérer dans une perspective paradigmatique et syntagmatique. La perspective paradigmatique se manifeste, dans ce cas, par l’apposition d’un titre qui identifie le corpus tout entier : Les preuves du temps. En ce qui concerne la perspective syntagmatique, celle-ci se manifeste par une présentation chronologique des œuvres (si nous sommes fidèles au catalogue2 que nous prenons comme textualisation de la constitution du corpus3). La tension entre ces deux perspectives est déjà en soi porteuse d’une caractérisation selon des valeurs partagées (comparaison paradigmatique) et selon des valeurs distinctives (disparité syntagmatique). Toutefois, les pertinences paradig-matiques peuvent se diffracter et constituer des classes dissemblables (par exemple, des séries, des cycles), de même que la focalisation sur la caractérisation des œuvres ne doit pas cacher que même le parcours syntagmatique présente la succession des liens syntaxiques qui constituent des configurations signifiantes paradigmatiques (par exemple, des périodes ou des phases artistiques d’un auteur). Comme toujours, cela dépend du niveau d’analyse à partir duquel des catégories sont convoquées, comme dans ce cas, les catégories de syntagme et de paradigme.

L’identification des valeurs sémantiques (perception sémantique) opère par disparité des contiguïtés, tandis que le repérage d’une cohésion discursive cherche à trouver des redondances, telles que les isotopies, qui ont un développement rythmique et offrent localement la possibilité de saisir les valeurs dans des rapports entre figure et fond ou entre niveaux énonciatifs concurrents. L’application au corpus de ce genre de critères de sémantisation démontre comment il peut lui-même, dans sa globalité, devenir une configuration discursive intégrée si du moins il n’a pas été constitué à des fins d’analyse, mais soutenu par une pratique qui l’a effectivement implémenté sur la scène publique (c’est notre cas).

Etant donné que le global détermine en principe le mode d’appréhension du local, la constitution du corpus décide du faisceau de pertinences selon lequel analyser les spécimens qui le composent ; par exemple, la déclinaison présentative chronologique des photos de Denis Roche rend pertinente et prioritaire une sémantisation par différences diachroniquement relevables. Une étude diachronique, une fois transférée du champ de l’étude des langages à celui de l’analyse des discours, ne comporte pas simplement des « états » ou des configurations, mais aussi des énonciations. Cette dernière observation explique en réalité qu’aucune analyse d’un texte ne peut sous-estimer, voire négliger, l’afférence de celui-ci à un corpus ou du moins à une classe généalogique de textes (genres). L’identité d’un texte est également donnée par ses structures énonciatives et celles-ci ne sont saisissables en termes de prédication et d’assomption que dans le cadre d’un réseau de relations avec d’autres énonciations historiquement attestées. Derrière chaque texte il y a un élan interne vers un jeu linguistique et vers une pratique historiquement située. C’est pour cela que l’analyse doit toujours être menée à partir d’un cadre d’enjeux herméneutiques au lieu d’avoir le caractère d’une procédure.

Le corpus n’est pas seulement un cadre dans lequel ranger les exemplaires par classes, types ou familles, mais est également le fond critique d’une sémantisation des textes singuliers et des relations qu’ils entretiennent entre eux afin de construire potentiellement une discursivité à plus grande échelle. Pour être plus précis, nous devrions dire que l’organisation du corpus en classes, types ou familles règle la sémantique du corpus préconstitué en tant que discours. En même temps, on doit tenir compte du fait que le domaine et la pratique d’afférence du corpus déterminent les régimes identitaires par lesquels les exemplaires englobés sont identifiés (répétitions, variantes, versions, transpositions, fragments, polyptiques, etc.).

Pour ce qui est du domaine d’afférence de notre corpus, nous pouvons avancer que la photographie est assumée comme art autographique à exemplaire multiple, quoique sui generis. En effet :

  1. à mesure qu’augmentent les interventions autographiques qualifiantes tout au long du processus productif, la possibilité des multiples de l’exemplaire original décroît, mais ceci ouvre en même temps la possibilité d’une série infinie de variantes ;

  2. l’original photographique dépend souvent d’un processus d’élection d’un exemplaire à partir d’une série de déclics successifs, c’est-à-dire d’une longue liste de “bouts d’essai” dans la phase de développement du négatif et d’impression du positif ;

  3. quoique la photographie ait été comprise comme l’emblème de l’art reproductible, les photographes peuvent établir la coupe dimensionnelle et le nombre d’exemplaires positifs qui seront considérés comme des originaux de l’œuvre.

C’est ainsi que (i) une textualisation répétée de la même photo au sein d’un corpus ne comporte pas une disparité statutaire ou un hiérarchisation ontogénétique (ce sont tous deux des exemplaires originaux), mais peut recevoir un signifié syntagmatique localement différent ; (ii) une représentation fragmentaire ou dimensionnellement difforme d’une photo peut être saisie comme une variante ou comprise comme une photo différente ; (iii) une ré-assomption de la même photo dans des polyptyques ou dans des séries différentes peut mener, dans chacun des cas, à sa constitution comme texte selon des perspectives de pertinence différentes.

Le livre de Gilles Mora, Denis Roche. Les Preuves du temps, paru à l’occasion des deux rétrospectives de l’écrivain-photographe, présente-t-il des reproductions de photos ou des exemplaires ? Le livre se limite à reproduire, comme appareil critique, les didascalies des photos, mais celles-ci ne comportent aucune mention des caractéristiques matérielles et dimensionnelles des originaux, ce qui aurait été considéré comme indispensable dans le cas non seulement de tableaux, mais aussi de lithographies (elles aussi à objet multiple). Or l’aspect matériel de la photo n’est pas du tout secondaire ; Denis Roche, comme la plupart des photographes, se préoccupe de la qualité des positifs à exposer. Toutefois, de tels paramètres matériels, plus que contraignants, délimitent une classe possible de variantes surnuméraires. Il ne serait alors pas excessif d’avancer que les photos dans le livre de Mora, si elles proviennent directement des négatifs originaux, se posent comme des variantes surnuméraires de l’œuvre photographique de Denis Roche. Si, en revanche, elles sont dérivées des positifs, elles ne participent pas directement de la transcendance de l’œuvre photographique à l’égard de ses manifestations objectales, mais en sont des reproductions ; toutefois, de telles reproductions scelleraient la vocation de l’œuvre photographique d’assumer une identité transcendante vu qu’elles s’abstraient de toute manifestation particulière, en ce qu’elles utilisent comme matrice un positif (car les variantes matérielles du support papier, la résolution et la dimension dépendent de toute façon du livre). On le voit, la photo ne dé-problématise en aucun cas sa reproduction mais exhibe plutôt une identité prédisposée à accueillir des variantes surnuméraires. Quelle en est la raison ? Il s’agit de la plasticité médiale de la photographie. Les œuvres photographiques ont une identité transcendante “ouverte” à des variantes surnuméraires parce qu’elles visent une implémentation diversifiée, interstitielle, voire parasitaire. Ceci rend la photographie fondamentalement différente du cinéma ou de l’art dont les manifestations sont très institutionnalisées et limitées. La photographie digitale ne fait qu’accentuer ce trait de la photographie la conduisant à une sorte de voracité intermédiale : celle-ci tend à assumer et à remplacer les autres formes de textualité et à occuper tout espace médial disponible.

1. Les restrictions sémantiques du titre du corpus

Le titrage du corpus est le fruit du regard rétrospectif qui le constitue. Les photos rassemblées dans le corpus n’ont pas été produites programma-tiquement selon un projet unitaire. Mais alors se posent-elles comme des “preuves du temps”, textes-objets qui témoignent d’une durée parcourue, ou bien thématisent-elles plus simplement, au niveau de l’énonciation, de telles “preuves” ? Est-ce leur matérialité – le hiatus entre temps de production et temps de réception rétrospective – qui prouve le temps, qui fournit au temps une surface d’inscription où trouver une forme de manifestation ? Ou bien les photos tiennent-elles un discours sur le temps, allant jusqu’à se donner comme un laboratoire textuel d’expérimentation ?

Il ne faut pas rester prisonniers de ces questionnements certes justifiés ni prôner une ambiguïté insoluble. La constitution prospective des photos en tant que configuration sensible, produit et discours, l’articulation entre expression et contenu propre à chacune de ses constitutions, le pli entre niveau énoncé et niveau énonciatif représentent les axes d’une détermination non réductionniste, tensive et en même temps organisée de la sémantisation du titrage de ce corpus. Si des restrictions doivent être apportées par rapport à ce complexe sémantique, elles doivent venir en amont d’une dimension globale (la pratique qui constitue le corpus), et en aval d’une redétermination du global à partir du local, c’est-à-dire l’étude des photos particulières. La pratique de production des photos est sûrement impliquée à son tour, mais en tout cas l’intention explicite qui la guide ne met en perspective le sens de ses produits (les photos) qu’au moment où elle devient elle-même intelligible comme gestion à l’épreuve et négociable de la signification de l’agir propre par rapport au scénario qui l’inclut.

Pour l’heure, nous nous sommes contentés de déployer un terrain sémantique du corpus à explorer : les photos exemplifient des preuves sensibles du temps, elles s’offrent comme des produits qui témoignent de celui-ci, s’élèvent à des raisonnements discursifs qui démontrent l’effectivité du temps. Le premier aspect pourrait être saisi comme problématique, voire non pertinent, puisque le plan de l’expression de la photo est statique. La possible signification du mouvement (comme dans le cas des axes tensifs ou des anamorphoses chrono-topiques) se poserait déjà sur le plan du discours ; comment dès lors donner une chance à la photographie d’exemplifier le temps au niveau de la configuration sensible ? Le premier poncif à dissiper est l’interdiction d’identifier cette configuration avec l’expression photographique : l’appréhension perceptive de la photo est déjà une articulation sémiotique ; la seconde chose à affirmer est que cette constitution est processuelle, donc durative, inévitablement temporalisée. Par là se manifeste le fait que le temps de la photo est inscrit dans l’immanence d’un couplage entre structures/processus textuels et compétences/performances du récepteur. Il est inévitable alors de prétendre que la sémantique de la photo a toujours partie liée avec une temporalité phénoménologique.

Surgit alors une seconde interrogation posée par le titre de notre corpus : de quel type de temps parle-t-on ? Prétendre qu’à une telle question il faille répondre par une seule acception de temporalité, ou alléguer une ambiguïté délibérée, revient simplement à partir du préjugé selon lequel un écrit peut légitimement répertorier sous un seul terme une vaste exploration conceptuelle (comme exemple il suffit de prendre l’un des nombreux traités écrits “sur le temps”) tandis qu’un corpus de photos ne pourrait en faire autant. Polémiques à part, nous devons nous demander si notre corpus n’est pas un examen attentif en images des différents modes de considérer ou d’éprouver la temporalité.

Inutile de disserter ici sur la nature subjective ou objective du génitif (du temps), avant d’avoir également éclairci la sémantique des “preuves”. Avant tout, le terme preuves a été choisi au détriment d’épreuves, ce dernier terme prévoyant davantage une acception qui sous-tendrait directement l’isotopie photographique du corpus : on parle en effet d’épreuve photographique au sens de “copie photographique” et d’épreuve négative au sens de “négatif photographique”. Le choix de preuve semble impliquer une restriction du champ sémantique et, en particulier, une détermination du sens au sein d’une configuration narrative précise : celle qui est centrée sur le résultat d’un programme épistémique (ou à des fins épistémiques). Preuve est alors surtout preuve en tant que “démonstration”, “attestation”, “évidence”, tandis qu’épreuves aurait souligné davantage “la mise à l’épreuve” d’une perfor-mance ou l’expérimentation directe de quelque chose.

Le titre du corpus semble donc nous conduire vers ce genre de restriction sémantique. Or, nous pourrions nous demander si une ultérieure résolution sémantique ne pourrait pas être obtenue en considérant la pratique photographique, le statut et le genre de photo qui sont à la base du corpus. Nous pouvons nous permettre ici quelques remarques préliminaires : la pratique est saisie à partir de l’(auto)attribution d’une tâche artistique, dont témoigne aussi le statut selon lequel les photos de Denis Roche circulent ; les genres photographiques élus et le type de valorisations qu’elles engagent ne prévoient pas, par exemple, le reportage journalistique, le paysage ou la photo abstraite mais le portrait, le nu, la photo de voyage. Le temps est alors mis en perspective par des genres qui en “privatisent” le domaine d’afférence, jusqu’à le circonscrire comme temps biographique, voire – comme nous le verrons – autobiographique, vu que la présence figurative la plus redondante au sein du corpus est celle de la compagne du photographe Françoise Peyrot et de Denis Roche lui-même. La vocation artistique (et non seulement esthétique) de la pratique photographique, traversée par un intervalle temporel qui s’échelonne du début d’une activité non occasionnelle de photographe (1967) à la première rétrospective photographique (1978), met en tension l’aspect privé des contenus et l’implémentation publique des textes. Il n’existe pas d’ailleurs d’autobiographie sans une telle tension.

Dans le corpus, le genre autobiographique est lié avec le genre du journal intime ; en effet, sauf cas isolés, les photos n’ont pas réellement de titre et sont identifiées par une didascalie qui en rappelle la date du cliché et le lieu. On pourrait donc affirmer que Les preuves du temps est un corpus constitué de photos qui réfèrent à un temps biographique et le titre ne fait qu’acheminer l’interprétation vers l’axe isotopant de la démonstration des signes du temps sur la corporéité de sujets (le couple surtout) et d’objets (paysages). Étant un corpus d’œuvres qui englobe trente ans de travail photographique (1970-2000), il semble diriger le récepteur vers une lecture globale de l’œuvre photographique de Denis Roche, pour en repérer un fil conducteur : a) l’autobiographie, b) la structure textuelle du journal intime, c) la centralité de la corporéité comme surface d’inscription du passage du temps, en faisant en même temps office de contre-épreuve, d) la réflexion métalinguistique sur la photographie elle-même.

Constitution du corpus et titre, genre prévalent et organisation discursive servent de cadres de référence et de propositions d’un contrat de réception en mesure de régler un système d’attentes et des stratégies spécifiques d’incorporation des valeurs sémantiques. Toutefois, il convient de se demander si les restrictions sémantiques posées par le titre correspondent vraiment à la richesse des relations des textes identifiés par le corpus. Comme toujours, le sens est quelque chose qu’on gère et non quelque chose qui se détermine à partir de règles et par une hiérarchisation de niveaux catégoriels. Le caractère tensif du sens naît également de la friction continue entre perspectives de sémantisation en compétition, entre autres celles qui dépendent du global d’une part et du local de l’autre. Si bien que les restrictions sémantiques du titre ne pourront qu’entrer en relation tensive avec les valeurs exemplifiées par chaque photo et avec les isotopies qu’on peut relever dans plusieurs photos. Cette relation tensive reste en tout cas gouvernée non seulement par la prédication des valeurs, mais aussi par leur assomption ; de sorte que, tandis que le local (la photo individuelle) peut déployer sa propre différence prédicative – son “inadéquation” au global qui la pré-voit – , les assomptions de la portée sémantique tendent à rester encapsulées, et dès lors c’est le dernier niveau, celui qui est hiérarchiquement supérieur, qui vaille, qui se propose comme ligne de conduite dans la gestion du sens. Même si les niveaux de pertinence plus “externes” du global s’avèrent enfin ironiques par le désaccord avec le type de valeurs prédiquées et la déclinaison figurative spécifique des photos individuelles, il y a toujours un niveau de pertinence encore plus englobant et externe qui assume cette ironie, à tel point que celle-ci finit toujours par être métadiscursive.

2. Points d’attaque dans l’investigation du corpus

2.1. Axes de sémantisation

Le corpus que nous analysons construit divers axes de sémantisation en concurrence les uns avec les autres :

  1. le premier axe, dont il a déjà été question, est le titrage ; celui-ci est affecté à l’occasion de l’exposition rétrospective des œuvres de Denis Roche. Ce titre vise à la fois à être une synthèse de la poétique de Roche, et à expliciter la thématique affirmée de façon autonome par le corpus d’œuvres. Sur le plan de la pratique d’attestation critique du corpus, Gilles Mora, d’une part, se sert des écrits de poétique et des textes théoriques de Roche, de l’autre, il se propose d’identifier la portée plus générale du discours tenu par l’ensemble des œuvres de Roche, observées rétrospectivement. La cohérence entre ces deux niveaux (poétique/théorie et œuvres) est assumée préalablement, tandis que c’est une chose qu’il faudrait plutôt démontrer. D’ailleurs, c’est la cohérence comme valeur exemplaire qui devrait être questionnée ; Denis Roche peut avoir significativement construit une théorie de la photographie qui va au-delà de ses œuvres ou encore, celles-ci peuvent révéler une portée théorique ou poétique qui dépasse les limites des écrits comme chercheur ou comme artiste ;

  2. un second axe est donné par l’organisation principalement chronologique des œuvres ; le corpus est en effet doté d’une linéarité, et va de la photo la plus ancienne à la plus récente ; la rétrospective ne procède donc pas à rebours, mais mime un parcours spéculaire par rapport à la succession productive des œuvres. Dans ce sens, elle laisse transparaître progressivement des reprises, des solutions de continuité, des séries, sans les ordonner à l’avance. L’unique exception est fournie par les photos prises à des années de distance, au même endroit et du même point de vue, incluant la même portion d’espace et la même figure féminine ; dans ce cas, le corpus – textualisé dans le volume – présente sur une page la photo individuelle dans l’ordre chronologique correct et, en regard, les autres photos réduites, appartenant à la même série mais prises à d’autres moments ;

  3. un troisième axe est fourni par les genres récurrents dans le corpus et, à l’inverse, par les photos qui ne semblent pas pouvoir être ramenées à une logique de genre ;

  4. un quatrième axe suit l’émergence explicite de certaines séries tout au long des 138 œuvres du corpus ; tandis que les diptyques et les triptyques sont considérés comme une œuvre unique, les séries – comme on l’a déjà dit – peuvent trouver une textualisation de leur existence dans le catalogue, qui apparie les photos en format réduit à chaque manifestation de celles-ci le long de la présentation chronologique. Ceci signifie que la logique des séries ne prétend pas invalider l’autonomie de chaque photo. Or, outre ces séries explicitées par la formule présentative du corpus textualisé, il y en a clairement d’autres ; démarquer ces dernières n’implique cependant guère de se baser sur des isotopies figuratives, des thèmes ou des organisations énonciatives. Élever quelque chose à titre de “série” signifie exactement se placer au-dessous de ces pertinences isotopiques, thématiques et énonciatives pour les relier à une pratique d’instanciation commune.

Nous pouvons par conséquent expliciter la méthode selon laquelle nous envisageons de décrire le corpus ; nous chercherons à dégager l’existence de certaines séries qui organisent le réseau de relations entre les photos du corpus ; nous considérerons les séries comme des déclinaisons program-matiques d’une unique investigation artistique scellée par le titre Les preuves du temps, où les premières précisent la seconde et vice versa. La présentation chronologique fait office de “vectorialité” de la recherche interne à ces déclinaisons créatives. Enfin, les genres convoqués vaudront comme pivots de sémantisation entre afférence au corpus et intertextes externes. Explicitations de poétique et théorisations de Denis Roche ne seront convoquées que localement, comme explicitation ultérieure des résultats de l’analyse, et jamais comme pré-condition d’accès à la sémantique des textes. Le haut niveau théorique de sa réflexion sur la photographie et, en particulier, sur sa pratique ne nous échappe en aucun cas (en ce sens Hubert Damisch pourrait avoir raison lorsqu’il affirme que Roche est le meilleur interprète de lui-même) ; cependant, notre défi est précisément de nous mesurer avec Les preuves du temps sans vouloir retrouver nécessairement ce que l’artiste a explicité à l’égard de son faire ; mettons à l’épreuve notre capacité analytique, mais également l’autonomie signifiante du corpus.

2.2. De temps et des temps

Tandis que l’extension/restriction sémantique des “preuves” dépendra en grande partie des valeurs exemplifiées dans les photos, l’accès aux valeurs sémantiques du terme “temps” est quelque peu problématique. Après avoir abandonné les réflexions préliminaires sur le titre, dès que nous ré-assumons le temps comme indicateur d’un pôle thématique, c’est-à-dire d’un point de convergence et d’interrelation entre isotopies, nous découvrons que la détermination de l’assise sémantique qui en serait à la base est quelque peu problématique. La remarque est même banale si nous pensons que, tandis que la sémantique de la preuve est enracinée (trouve un noyau sémantique) dans le terrain figuratif de l’expérience, celle du temps sous-tend celui-ci, ce qui en a fait l’une des questions les plus débattues en philosophie, dans les sciences naturelles et dans les sciences humaines.

On peut en déduire deux aspects problématiques pour notre corpus : le premier se traduit par le fait que la thématique du temps se présente non seulement comme diffractée mais aussi comme non délimitable préalablement ; le second se fonde sur la tension paradoxale du corpus examiné pour exemplifier une certaine manifestation – en l’occurrence, même par défaut – du temps lui-même. En croisant ces deux aspects problématiques, nous forgeons la ligne de recherche du corpus suivante : il s’agit de déduire les modes de manifestation figurative du temps selon que celui-ci est conceptualisé et rapporté à l’expérience. Cette dernière condition pourrait s’avérer subreptice si nous ne rappelions pas que nous sommes face à un corpus dont la plupart des genres convoqués sont liés à une privatisation de l’espace ou à une thématisation observatoriale de l’environnement (paysage saisi lors d’un voyage), et dont l’ordre est chronologique. Comme on l’a dit, la didascalie se limite à renseigner sur le lieu et le jour de la prise. Le temps est alors, d’emblée et avant tout, “biographique”. La signifiance de ce temps est cependant immédiatement saisie par rapport à un système d’oppositions, internes et externes : le temps biographique attesté du corps et, à l’inverse, le temps attesté de l’appareil photo, le temps biographique opposé au temps du dispositif, le temps biographique en antithèse avec celui de la nature, et ainsi de suite.

Naturellement, loin de nous la prétention d’éclaircir, en anticipant sur l’analyse, la question sur la manière dont la temporalité est thématisée et élaborée au sein du corpus, ou de lui faire précéder in extenso une longue théorisation du temps, puisque ce qui nous intéresse est plutôt d’appréhender quel type de réflexion figurative les textes véhiculent. Ce que nous nous proposons d’aborder c’est plutôt l’enjeu : à savoir, la pluralisation des perspectives au sein desquelles les “preuves du temps” peuvent aboutir à la thématisation et à la figurativisation. Dans ce sens, le discours photographique, comme tout autre type de discours, n’est pas conçu ici d’après ce à quoi il répond (le sujet traité), mais en raison des connexions isotopiques et thématiques qu’il cherche à gérer. Au fond, la “délimitation du sujet”, typique du discours scientifique, doit être saisie comme une tentative de neutraliser des thématisations et des lignes isotopiques concurrentielles, telles les savoirs donnés localement pour sûrs et leur fondement épistémologique. La même chose ne peut être assumée pour notre corpus photographique, puisque les valorisations que le discours est en mesure de déduire ne sont pas prédéterminées par les disciplines, mais sont plutôt le fruit local d’une expérimentation poétique et biographique dont la structure en forme de journal intime devrait témoigner.

Notre corpus est centré sur certaines articulations de valorisation qui doivent trouver leur narrativisation commune, laquelle met progressivement au point une dimension programmatique : celle de construire un discours photographique conjugué au nous, c’est-à-dire à la première personne du pluriel. Cet effort de conjugaison concerne deux couples fondamentaux : celui de l’artiste avec sa compagne et celui du photographe avec le dispositif qu’il utilise. Ce sont deux “mariages” représentationnels que le corpus photographique, dans son ensemble, vise à atteindre, à travers des “attaques” argumentatives, des déploiements narratifs et des arrangements discursifs différents, mais qui cherchent, chacun de façon autonome, une solution à un projet commun. Au fond, les différentes séries du corpus ne sont que la réponse in fieri, et sous des perspectives diverses, donnée aux questions précisément posées par le début photographique de Denis Roche : (a) substituer à la plume du lettré un dispositif, dont le filtre médiatique est beaucoup plus accentué, et (b) assumer comme propre objet d’enquête la propre biographie, courant le risque de faire de sa propre compagne un modèle. Le tourment poétique de Denis Roche qui apparaît dans Les preuves du temps est de résoudre un dualisme originaire et bilatéral vers une fusion d’instances et de corps.

Cet objectif poétique est traversé, catalysé et en même temps contrasté par le temps ; mais ce dernier, “mis à l’épreuve”, se révèle en fin de compte un terme générique. Il est alors important de soulever tout d’abord une problématisation du temps selon une sémiotique de l’expérience. Il est en effet assez évident que dans notre vécu le présent s’offre à la fois a) comme une stratification de valeurs qui concernent la scène expérientielle en acte, des expériences rappelées du passé et celles préfigurées du futur (présent dimensionné par la rétension et par la protension, pour en rester à la terminologie husserlienne), b) comme un cadre de référence pour la démarche opportune de l’action (présent d’attaque qui invite à construire une coordination avec le devenir du scénario expérientiel), et c) comme un paramètre de base pour jauger l’extension durative, le tempo et le rythme de ce qui est en acte (c’est un présent spécieux justement parce qu’il s’impose comme fond qualitatif de la temporalité phénoménique et donc comme paramètre d’aspectualisation).

expérience temporelle

présent dimensionnalisé

présent d’attaque

présent spécieux

fond temporel de la constitution des valeurs

temps-épaisseur

(être dans le temps)

temps d’appariement

(être à temps)

spot of time

(H. James)

ou bulle temporelle

(être-temps)

exemplification de categories d’ordre temporel

simultanéité

succession

permanence

elaboration discursive des valeurs

comparativité (résonance paradigmatique)

contiguïté (résonance syntagmatique)

intervalle de vécu

(paramétrage aspectuel)

Note de bas de page 4 :

Pour une recherche plus approfondie de la temporalité en sémiotique, nous renvoyons à Basso (2003b ; 2004).

À côté de cette diffraction de dimensions temporelles qui occupent l’expérience4, il y a aussi l’implication claire, dans le corpus de Denis Roche, du temps du calendrier, celui qui cherche à paramétrer le temps cosmique sur une échelle socialisable de durées subdivisées avec ordre en cycles. La détermination chronologique de chaque photo, montrée par la didascalie, rencontre le temps biographique d’un journal intime, avec ses résonances mémorielles, sa dramatisation du temps individuel, sa valorisation spécifique de conjonctures et de traces permanentes sur les corps. La relation entre énonciation et énoncé s’en trouvera forcément problématisée, à l’intérieur de chaque photographie ou d’une série, en termes de signification d’un moment quelconque, d’une situation accidentelle, d’un moment choisi, d’une condensation stratifiée et comparative de temps différents, etc. C’est seulement en commençant à décortiquer et à retravailler l’aspect en apparence monolithique du concept de temps que le corpus de Denis Roche acquiert une tendance exploratoire de son discours, déployé tout le long de ces années d’activité.

2.3. Le journal intime photographique.

Note de bas de page 5 :

Le chapitre seize de La disparition des lucioles porte comme sous-titre « La photographie est-elle un journal intime ? » (Roche 1982, p. 167).

La présentation chronologique du corpus et les didascalies qui reportent le lieu et le jour du cliché sont souvent en collision avec la reconnaissance des lieux ou même avec l’ancrage référentiel des toponymes (l’énonciataire n’a pas une compétence suffisante pour les repérer sur une carte géographique), tout comme l’époque à laquelle remontent les photos qui n’est jamais reliée à un événement public, à un temps social partagé, si ce n’est justement la simple utilisation du calendrier. Il n’est pas nécessaire de recourir aux indications de poétique explicite de Roche pour reconnaître que nous nous trouvons face à une sorte de journal intime réalisé grâce à des photographies5. Cette même tentative de définition fait place cependant à une série de réinterprétations des termes convoqués ; en effet, nous ne pouvons pas admettre qu’un genre consiste en la banale généalogie d’œuvres dont il se compose nominalement, et nous devons en revanche porter l’attention sur la pratique effective qu’un tel genre implique. Il importe en outre de considérer que :

  1. premièrement, le journal intime est un genre conteneur ; il laisse la place à l’introspection, aux dialogues reportés, à la confession, à la prière, à la poésie, à l’aphorisme, aux notes, etc. ;

  2. deuxièmement, il est renvoyé à une rédaction privée et initialement tenue secrète ; il a la fonction d’auto-explicitation et de fixation mnésique de l’articulation de la propre existence, mais il est voué en fin de compte à une réception rétrospective capable de sauver de l’oubli ou de dévoiler les émois intérieurs d’une vie brûlée par l’effectivité publique des comportements et des sanctions ;

  3. troisièmement, le caractère intime du journal est compromis par l’interposition d’un dispositif mécanique (comme l’appareil photo) et par la possible pluralisation des exemplaires textuels originels (à l’unique manuscrit s’oppose la pluralité des positifs photographiques).

Note de bas de page 6 :

Cette assomption du journal n’apparaît pas seulement comme une interprétation forcée ; la familiarité entre quotidien d’information et corpus analysé est témoignée non seulement par la quotidienneté de la pratique, ou par la langue française (le journal intime), mais aussi par leur caractère constitutif de multimédia ; en effet, dans le journal intime on fait des dessins, on peut même coller des photos, etc.

D’un côté, la photo peut être rapprochée du journal6 comme une textualité assez consubstantielle vu qu’elle semble s’exhiber comme trace des événements, de l’autre elle semble introduire une médiation qui descelle le chiasme corps/environnement en faveur d’une délégation testimoniale (au dispositif est laissé le devoir de faire sa propre “déposition”).

Chez Roche, cette contradiction est explicitement thématisée, elle devient même un réseau isotopique qui innerve et relie les différentes séries. Toutefois, il lui est réservé une dimension projective où elle doit exploser pour se résoudre : ce sont les photos où le dispositif se trouve récursivement en jeu, sur le plan de l’instanciation (une évidence), sur le plan énonciatif (regard d’“appareil”) mais aussi sur le plan de l’énoncé figuratif (la photo montre l’appareil photographique instanciateur de l’image ou un autre appareil). À ceci s’ajoute un problème supplémentaire : c’est un journal intime d’artiste sur le plan de l’appartenance générique, mais sur le plan énonciatif présente-t-il une assomption des valeurs prédiquées qui témoigne d’un seul énonciateur ou d’un couple ? Tout d’abord, le journal intime ne prévoit pas de mises en scène, tout au plus témoigne-t-il de l’expérience d’une mise en scène, telle la pose. La compagne de Roche ne peut pas être réellement un modèle, parce que le genre d’afférence n’en prévoit pas ; ou mieux encore, la pratique risque de la réduire à un modèle, et donc le journal intime devrait témoigner de l’expérience de ce risque. C’est un risque que, d’un côté, l’auteur assume parfaitement (le corpus comprend une vingtaine de photos attribuées au genre du nu), mais que, de l’autre, il tente de racheter par l’un des projets de la “voix” énonciative : conjuguer le “verbe” photographique, dans ses différents temps, à la première personne du pluriel.

L’artiste peut-il parvenir au journal intime d’un couple, peut-il sceller une expérience commune, une suture des rôles respectifs, une co-énonciation ? Pour que ce discours soit vraiment intime, et pas seulement “en forme-de-nous”, peut-il arriver enfin à se débarrasser de l’intrusion du médium, peut-il inaugurer une image photographique où brille la disparition de l’appareil ? Comme nous l’avons dit, ce sont là les questions qui présentent la plus grande connectivité entre les différentes séries, mais dès à présent nous pouvons remarquer comment l’émergence d’un genre-conteneur, le journal intime photographique, entre en tension avec le titre du corpus : Les preuves du temps.

3. Le projet d’un journal intime “en forme de nous”

Le corpus que nous analysons apparaît d’emblée très problématique, car superficiellement hétérogène, à tel point qu’il se présente en fin de compte comme le recueil chronologique des œuvres photographiques les plus diverses réalisées par un auteur pendant ses trente ans de carrière. Sans cacher au lecteur l’effort de réorganisation du corpus, selon les points d’attaque délinéés auparavant, nous présentons ici l’identification progressive des séries, pour passer ensuite à l’étude de leur interrelation. Nous ne nous assignons pas l’objectif ardu d’épuiser l’étude du corpus, vu l’ampleur d’un tel travail ; nous nous limiterons donc à souligner un fil thématique (celui de l’éclipse représentationnelle du couple) qui s’est présenté, dès le début de notre analyse, comme la question la plus décisive d’un point de vue herméneutique pour repérer un objectif poétique unificateur du corpus.

3.1. Scansions du “nous” au fil des années

Note de bas de page 7 :

C’était comme une sorte de jeu simple : il s’agissait de prendre exactement la même photo – même sujet, même endroit, même cadrage, même objectif, même moment de la journée – mais séparées par un laps de temps de plusieurs années (Roche 1982, p. 161).

La première série dont nous partons est celle déjà délimitée par le catalogue, entre autres à contre- épreuve fidèle de son effective présentation dans les expositions : c’est-à-dire des photographies, faites à intervalles de quelques années, dans le même lieu, avec les mêmes personnages humains, à partir d’un point de vue globalement identique (les légères modifications apparaissent accidentelles7). Pour cette nature périodique spécifique, une telle série produit des cycles, même si la fréquence n’est pas stable. Chaque photo est présentée individuellement, mais elle est flanquée de la reproduction des photos du même cycle de taille plus petite : un tel appariement les dispose comme une séquence d’images. L’emphase posée sur cette série est évidente : elle demande un saut dans la présentation chronologique (des photos déjà montrées sont anticipées ou reprises) et en ralentit la scansion, par effet aussi de la diminution à l’improviste des différences remarquables entre les textes inclus. Cet effet d’emphase invite l’appréhension perceptive à un surplus d’attention, de façon à discriminer les différences entre les exemplaires de la séquence.

Or, d’un côté la série se reproduit sous différentes déclinaisons (cycles), de l’autre ces dernières ne visent pas à réitérer simplement l’exemplification d’une même pratique photographique d’afférence, mais se présentent plus souvent comme des variantes, chronologiquement orientées. Observons.

Figure 1. Denis Roche, Pont-de-Montvert le 12/7/1971, by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Figure 1. Denis Roche, Pont-de-Montvert le 12/7/1971, by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Figure 2. Denis Roche, Pont-de-Montvert le 6/8/1984 et le 13/8/1995 (deux clichés), by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Figure 2. Denis Roche, Pont-de-Montvert le 6/8/1984 et le 13/8/1995 (deux clichés), by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

La première apparition dans le corpus de cette série est la séquence de photos prises sur le Pont-de-Montvert le 12/07/1971 (fig. 1), le 6/8/1984 et le 13/8/1995 (deux clichés, fig. 2). La compagne de Roche est photographiée assise sur un vieux mur au-delà duquel on voit un paysage sans profondeur particulière (les photos sont toutes prises en plongée, écrasant ainsi la perspective). Il est intéressant de remarquer comment, dans les trois premières photos, la posture de la femme représentée reste pratiquement la même, alors que la quatrième ne trahit pas seulement l’intervalle ultradécennal des clichés, mais montre aussi une position du corps différente, opposée même : si dans les photos précédentes le corps de la femme montrait une torsion vers la droite et son regard était baissé, dans la dernière, la torsion est vers la gauche et le regard orienté vers l’arrière, légèrement vers le haut. Dans le catalogue, uniquement les photos 1, 2, 4 occupent une page entière, alors que la 3, celle qui reproduit la femme dans la même position que les premières, se trouve dans la présentation en petit de la série. On peut donc extraire un certain nombre d’observations que nous approfondirons davantage par la suite : a) la séquence s’offre comme exemple à d’autres clichés non textualisés ; b) les deux clichés de 1995 cassent la fréquence du cycle signalant une “fracture” ; c) la torsion de la femme vers l’arrière semble construire une “fermeture” rétrospective du cycle.

Nous devons tout d’abord observer comment la série, exemplifiée ici par le cycle de Montvert, ne prétend pas célébrer à nouveau, de cliché en cliché, un moment privilégié, une épiphanie, un “instant décisif” ; elle veut au contraire élever le temps passé à un niveau de manifestation figurative, par dissimilation de propriétés entre les photos offertes à la comparaison. La série figurativise, en négatif, l’intervalle, l’accolade temporelle qui marque et unit des “mises en scène” ré-exécutées à distance de quelques années. La femme et le photographe réinterprètent le même rôle, devant le même paysage, repartent d’une sorte de premier “clap” existentiel, mais la suture mnésique entre des morceaux d’expérience est déniée par quelque chose qui est représenté au-delà de leur volonté, de leur mise en scène : les signes du temps sur les corps, celui de la femme et celui du paysage. Existentiellement il n’y a pas d’épreuves, de répétitions, de possibilités de réinterpréter la même scène, vu que chacune arrive comme une conjoncture ; les patterns des scénarios escomptent les remous du temps, et revenir sur ses propres pas n’est au fond que le fait de tâter le chemin inexorable du temps qui marque la propre identité spécifique. Il y a en même temps un revers et un acte d’héroïsme dans la réinterprétation en matérialisant un circuit de mémoire (“Là où j’ai été je suis à présent”). L’inexorabilité du changement certifie, en tant que fond existentiel, une vocation pour la tenue identitaire, pour une relation qualitative inaliénable, presque comme s’il y avait une “signature” bilatérale, chiasmatique entre sujet et environnement que le temps ne peut effacer et même substantiellement modifier. Ce n’est pas un hasard si la posture de la femme, le regard posé vers ses mains qui “contactent” la surface bigarrée du vieux mur, semble construire un circuit expérientiel insondable à travers le simple cadrage de l’image. En effet, ce sont deux temps qualitativement irréductibles qui sont mis en jeu ; leur opposition n’est en aucun cas traduisible en un temps expérientiel et en un temps des choses. Sujet et environnement vivent la même dualité : un temps qui passe et un temps qui se stratifie, un temps qui ordonne et un temps qui grave, un temps de différence et un temps de conservation.

Note de bas de page 8 :

Ricoeur (1990).

Note de bas de page 9 :

Barthes (1980, p. 156).

La série ne repropose pas banalement l’aphorisme très connu d’Héraclite (“On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve”) ; le paysage ne “se déroule pas”, mais il persiste même dans les différences. La série n’entend pas mettre en scène le moteur différentiel du temps cosmique, mais plutôt une accolade d’“inclusivité” entre prélèvements distaux où le temps cosmique est “fiché”. Les photos sont des coupures synchroniques qui, comparées, réduisent le flux temporel à un cadre diachronique de changements. L’évidence du temps passé va de pair avec une structure qui agrafe les “réexécutions expérientielles” dans le signe d’un arc de présence, un pont “mnesico-identitaire” qui est en même temps une accumulation de traces sur le corps et de reproposition d’une façon de “contacter” le monde. S’il y a un flux signifié par la série, ce n’est pas celui du temps cosmique, mais celui de la mémoire identitaire, même si c’est certainement une figure encore imprécise. Nous avons parlé en effet d’“arc de présence”, où ce n’est plus à l’écoulement du temps d’être significatif, mais à l’inclusion. Chaque nouvelle preuve du temps sigle une soustraction de sa concession (les feuilles des jours se détachent du calendrier), mais en même temps chaque réexécution expérientielle inclut la précédente ajoutant couche à couche, pétale à pétale. La fleur de l’expérience possède une logique structurelle contraire à celle du destin qui nous rend vulnérables au temps. Refaire le même geste, la même photo à distance de quelques années, c’est échanger la persistance des empreintes avec celle d’une programmation existentielle qui cherche à “tenir le terrain”. Le drame du temps qui passe est remplacé par la “partition pour corps et photographie” qu’on décide de réexécuter, même si cet échange est perdant à la fin. Le soi-idem, vulnérable au temps, est échangé avec le soi-ipse8 qui se montre inamovible, comme récalcitrant au déclin de sa propre image. La posture tensive, maintenue à distance de décennies, élève simplement le corps humain à un même niveau d’obstination que celui de la roche et des métaux. D’un côté, la disposition de la série dans la même page brûle les étapes chronologiques, permet des ellipses fulgurantes vers le futur, et de l’autre elle ralentit l’exploration des différences diachroniques, suggère l’idée d’une résistance spécifique du projet identitaire qui freine le branle-bas du devenir. Alors que la conjoncture de la photo est le sceau d’un “jamais plus” (« Photo égale une fois9 »), la paradigmatique de la série dit obstinément “encore une fois”.

La dernière photo de la séquence montre le détachement par rapport à la “pose”, non pas sous forme de congé, mais plutôt d’accident rétrospectif, un détournement vers l’arrière. Au fond, on passe d’une pose à l’autre, mais la dernière nie la capacité de “tenue” dans le temps de la première. Le pont photographique de présence constitué par la série trouve une arcade manquante : le temps a gagné et la rétrospection n’est que l’exil d’un territoire de familiarisations perdues avec l’entour.

Note de bas de page 10 :

L’accord du devenir avec les programmes du sujet n’est plus en soi exprimable, et en même temps un tel déficit de sens dans le temps continue à avoir la marque et l’urgence d’une compromission destinale.

L’observation de la syntaxe de la séquence révèle d’autres lignes de transformation. Sur le plan strictement figuratif, le paysage passe d’une phase de pleine revanche de la nature par rapport aux coercitions de structures qui tentent de l’enrégimenter (12/07/1971) à d’autres où l’anthropisation s’impose, jusqu’à la présence d’une nouvelle maison (1995). À la tendancielle surexposition de la photo de 1971, qui vise à équilibrer la saisie de la zone en ombre (privatisée) où est assise la femme avec celle de la zone de paysage baignée par le soleil (neutralisation de n’importe quelle projection d’ombre), se substitue dans les photos de 1984 et de 1995 une progressive homogénéisation de la lumière distribuée. Ces deux remarques font comprendre une transformation de la régulation modale entre les instances en jeu et une conséquente, progressive résolution (définition et conciliation) des frontières catégorielles, précédemment emphatisées, dans leur pouvoir démarcatif, justement pour magnifier l’engluement brûlant des corporéités dans les points de contact avec l’entour. En effet, dans la photo de 1971, la main/la pierre, le soleil/l’herbe, l’arbuste/la grille sont des paires qui exemplifient l’initiative tensive de la première instance vers le rôle actanciel de frontière exercé par la seconde ; mais le point de contact se révèle une “co-implication” vertigineuse, un déséquilibre dual, un circuit ivre de substances non plus étrangères. Même du point de vue énonciatif, la proximité de l’ombre et le poids de la surexposition renforcent la sensation d’un écrasement perspectif, d’un trop-plein plastique qui s’élève comme une vague hyperesthésique qui exagère l’intensité des sollicitations plus que leur discrimination (on est pénétré par l’ombre comme aveuglé par le soleil). L’articulation de la photo avec une signification émotive dépend de cette incomputabilité de l’intersubjectivité : on doit de toute façon pourvoir à un traitement des valences en jeu malgré le manque d’un “bulletin” destinal (à l’instant même où le cadre inter-actanciel devient incertain la “météorologie” du sujet gagne un rôle de premier plan dans la signification expérientielle10).

Les photos de 1984 et de 1995 montrent une progressive déconcentration des relations, jusqu’au détachement de la pose (quatrième photo) qui signale autant une défocalisation du moi-chair de référence, qu’une préservation de présence à soi et au monde (l’affrontement). Par contre, le regard rétrospectif de la femme, sur le plan de l’énoncé, s’offre comme une possibilité énonciative de reparcourir à rebours la séquence : il n’y a plus la “tenue” d’une pose, l’inamovibilité du flux de présence face aux ponts à arcades diachroniques des photos, mais au contraire l’attestation, en passant en revue les traces, d’un rôle récité plusieurs fois, un soi-idem auquel on a tenté de se conformer. La séquence montre comment la syntagmatique existentielle est palindromique : si la lecture chronologique est héroïque et défie le temps, la lecture rétrospective scelle une réexécution de rôles perdante par rapport au temps passé qui se donne en image sans équivoque. Une troisième appréhension de la série est celle de la séquence en accolade (on embrasse le cycle tout entier) : elle rompt la chronologie ainsi que sa lecture rétrospective, en faveur d’une inclusivité de dimensions temporelles différentes : les épreuves du temps trouvent ainsi un “parlement commun” où pouvoir se disputer la prédominance des valorisations.

Figure 3. Denis Roche, The Sphinx House, Gizeh (Egypte) 14/4/1997, by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Figure 3. Denis Roche, The Sphinx House, Gizeh (Egypte) 14/4/1997, by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

La seconde déclinaison de la série commence exactement dix ans après : c’est le cycle de The Sphinx House, Gizeh (Egypte) 23/03/1981, 23/2/1985, 22/9/1988, 14/4/1997. À bien observer, il s’agit non seulement d’une variante, mais peut-être aussi d’un point d’interconnexion entre des séries différentes. Le rapport entre séries et pratiques exige toutefois une explicitation de cette déclinaison multiple de séries. Est-il surtout correct de parler de séquences paradigmatiques d’une même série pour les photos prises à Pont-de-Montvert et à Gizeh ? D’un côté nous observons la réitération cyclique de procédures analogues de production, de l’autre l’existence de séries qui ne se présentent pas exactement comme des lignes parallèles, vu qu’elles exhibent des greffes ou des points d’articulation entre elles. Il n’y a rien d’étrange à tout ceci puisque chaque série est seulement une “ligne de cheminement” (un parcours interprétatif privilégié) à l’intérieur du corpus. Ce dernier ne doit pas être “cadavérisé” ; en tant qu’“organisme” d’une poétique vivante (ou du moins à reparcourir en tant que telle), il offre des variantes comme reformulation continue de ses lignes de circulation intérieure. Il a en mémoire la reformulation de “chemins” tracés entre les œuvres. Rien d’étrange alors si une série-variante, même dépendante de l’application des mêmes procédés, peut activer de nouvelles articulations avec d’autres séries. Il faut rappeler aussi que, parfois, l’application récursive d’un même procédé suffit à désappareiller des séries qui gardent quand même, à première vue, un air de famille. Précisons à nouveau que nous avons parlé de la notion de série grâce à l’organisation chronologique du corpus ; d’autres formes d’agrégation pourraient en outre être entrevues sous différentes perspectives pertinentielles. Du reste, ces dernières sont remises en jeu justement par l’entrelacs entre différentes séries.

Dans les photos prises à Gizeh, le procédé de prise photographique multiple à ample intervalle temporel d’un même lieu se conjugue avec une construction du cadre de l’image dépendante d’une aspectualisation spatiale de la perspective énonciative d’éclaircissement pratiquement insoluble. Paysage et figures humaines pris en photo se trouvent en effet dans un jeu de réflexions assez complexe. La lumière devient un actant de contrôle d’un horizon figuratif à son tour composé d’une série de surfaces qui peuvent être transparentes, diaphanes ou réfléchissantes. L’enchaînement des instances de contrôle séduit l’observateur dans un calcul des facteurs en jeu et dans une reconstruction du scénario d’instanciation de l’image qu’il n’arrive pas à définir une fois pour toutes. Dans tous les cas, l’impasse initiale dans la reconstruction de la topologie des relations interactancielles (autant sur le plan énonciatif que de l’énoncé) porte à une sorte de bloc de la présentification de programmes kinesthésiques. L’image devient une « paroi », un cadre synoptique de relations qui condense des moments de focalisation attentionnelle à distribuer dans le temps. La sensation résiduelle de défonçage perspectif est sémantiquement neutralisée par l’hypothèse de son inversion topologique (ce qui se voit en face, au loin, pourrait se trouver derrière le point de vue). Outre les chaises et les tables d’un local en plein air, c’est même le titre, The Sphinx House, qui explicite une atmosphère touristique, alors que la dissolution attestative du photographe, grâce au jeu de reflets, semble exclure le renvoi de la photo au genre du reportage, pour l’attribuer au contraire à la photo de voyage, où les valorisations ludico-esthétiques des “trucs énonciatifs” sont certainement beaucoup plus contemplées. Les pyramides et le sphinx sont visibles au second plan, alors que le photographe reste bridé dans le cadre de l’image comme projection d’ombre qui est à son tour condition de possibilité pour l’accès du regard énonciatif au-delà du verre. Ce dernier, du reste, vu les conditions de lumière à l’extérieur, est une surface réfléchissante qui montre ce qui est derrière le photographe (à savoir un parterre de chaises, les pyramides, le sphinx). Il suffit de la présence d’un élément qui tend à ne pas absorber la lumière (une nappe blanche, par exemple) au-delà du verre, dans celle qui est probablement la partie à l’intérieur d’un restaurant, pour qu’il finisse par s’imposer ou du moins par se surinscrire aux reflets de ce qui se pose en deçà du même verre.

Observons à présent la séquence de Gizeh ; par rapport à celle de Pont-de-Montvert, il n’y a pas de respect précis ni dans la collocation du point de vue, ni dans le choix de la focale. La cohérence dans l’application du procédé, vue dans le cycle précédent, semble avoir disparu. L’effet de scène “répétée” malgré les preuves du temps ne semble pas obtenu avec la même efficacité. Comme nous le verrons, même les raisonnements figuratifs activés grâce aux jeux de réflexion et de surinscription atteindront une sophistication et une significativité bien plus élevées que dans d’autres séries. L’étude d’un corpus peut faire apparaître des exemplaires, des séquences ou des séries entières comme surnuméraires et défectifs d’élaborations discursives bien autrement exemplifiées. Toutefois, une caractérisation contrastive de la série-variante de Gizeh sur le fond des autres présentes dans le corpus peut enfin arriver à en valoriser les aspects différentiels, ainsi que l’apport spécifique à la gamme de thématisations et au réseau de connexions discursives déployées par le corpus dans sa globalité. Tout d’abord, la présentation en accolade des photos devient une sorte de séquence kinesthésique ; la variabilité des postures et les légers déplacements du point de vue démêlent une sorte de ballet d’ombres entre la persistance quasiment inattaquable des pyramides et la succession capricieuse du mobilier à l’intérieur du restaurant. La présence/absence du couple (photographe réfléchi et compagne) s’affirme uniquement au niveau interstitiel, vu une sorte de double extranéité, et par rapport au passé antérieur de l’archéologie, et par rapport à la consommation du présent propre au tourisme. La spectacularisation de l’histoire, qui demande le juste parterre, peut être atteinte uniquement par une indifférence supérieure et une impénétrabilité (le sphinx) ; dans une telle perspective, le photographe regarde lui aussi dans la même direction que le “monstre” de l’histoire, son corps se fait énigme, se laissant transpercer par des vues ultérieures d’un intérieur étranger, tout comme sa présence se fait équivoque, réduite à une ombre de fond qui efface le dispositif. L’empreinte frontale de la photo atteste une surinscription insoluble d’époques différentes, de stratégies d’immortalité en fondu enchaîné avec la consommation culturelle.

La séquence de Gizeh ajoute, par rapport à celle de Pont-de-Montvert, la tentative de construire une temporalité isolée, un fragment duratif de vécu, un arrêt interstitiel dans une sorte de no man’s land (le reflet) qui entre en résonance paradigmatique avec deux autres temps qui, justement parce que déniés, placés sur le fond, sont remis en question : le temps de la ruine historique et le temps de la voracité touristique, la trace de l’inconsommable (le sphinx) et l’architecture d’une spectacularisation illusoire, feinte, ponctuellement réitérée par des acteurs de passage. Du premier cliché de la séquence au dernier, nous avons une progressive articulation entre, d’un côté, le “mariage dans l’ombre” du corps du photographe avec le dispositif et, de l’autre côté, la surinscription commune de Roche et de sa compagne. D’une telle surinscription, la séquence de photos nous renvoie une collocation de corps inquiète, comme s’ils se cherchaient, dans la tentative d’un entre-deux réellement dialogique. La dernière photo montre finalement un parallélisme entre corps frontaux et une sorte d’homologation entre sphinx et femme aimée, entre pyramides et photographe/dispositif (une telle homologation est suggérée plastiquement par deux lignes obliques qui unissent idéalement les couples d’éléments).

Figure 4. Denis Roche, Zwiefalten 8/5/1996, Lesneven 30/3/1996, Athènes 25/05/1996, by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Figure 4. Denis Roche, Zwiefalten 8/5/1996, Lesneven 30/3/1996, Athènes 25/05/1996, by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Note de bas de page 11 :

Parmi les catégories d’aspectualisation spatiale, il faut reconnaître l’opposition proximal vs distal.

Une troisième série-variante Zwiefalten 24/7/1985, Zwiefalten 8/5/1996, Lesneven 30/3/1996, Athènes 25/05/1996 semble proposer le même procédé exemplifié par les précédentes. De l’espace extérieur (Pont-de-Montvert), à celui interstitiel conquis comme ombres (Gizeh), jusqu’à la conquête d’un espace intérieur qui donne à l’extérieur : ceci semble être une sommaire transformation des relations “figure/environnement” dans les différents cycles commencés à des années de distance les uns des autres, mais qui enfin cohabitent, partagent des lignes programmatiques parallèles. L’espace extérieur est représenté par des toits et par une “muraille” d’arbres qui tend à occuper entièrement la partie supérieure de la photo, bloquant de toute façon tout accès à une dimension distale11. Par contre, la figure féminine est tendue vers la fenêtre, et si pour une fois le programme et la direction de regard sont pleinement visibles figurativement, cela arrive lorsque, paradoxalement, il semble qu’il n’y ait rien à regarder. Toutefois, certaines isotopies partagées avec le cycle de Gizeh sont déterminables, même si elles sont contradictoires. En effet, la figure féminine dans les quatre photos a une double manifestation : une telle duplicité s’explique par une reproposition rapprochée du même formant figuratif du buste de la femme, vu de trois-quarts. Si nous reconstruisons hypothétiquement la syntaxe figurative qui est à la base de l’instanciation de cette double image, il arrive que nous tendions à l’attribuer à l’interposition d’une fenêtre à double verre entre le regard énonciatif et le corps d’une femme. En outre, lorsqu’au-delà de ce double verre il y a des zones plus obscures, voilà qu’il passe d’actant transparent mais doublant, à actant réfléchissant. Toutefois, la reconstruction de la syntaxe figurative n’empêche pas que soit signifiée une brève scansion kinesthésique du corps féminin, renforçant l’effet tensif de la protension vers l’avant. La sémantique du pli énonciatif (l’énonciation énoncée) ne coïncide pas avec la sémantique de l’instanciation en mémoire, vu que le texte se constitue de façons différentes (en tant que produit ou en tant que discours).

La dernière variante de la série semble presque une citation du tableau de Balla qui montrait l’anamorphose chronotopique des mains d’un harpiste sur l’instrument ; à la place de la harpe, nous avons ici des rideaux. Mais il s’agit d’un faux intervalle de temps qui serait textualisé à travers une traduction spatiale et une pluralisation de l’actorialisation qui débouche dans un effet de sens kinesthésique. Nous avons en revanche une sorte de fracture perspec-tique synchrone, une sorte de relativité de la perception de l’instant qui donne au regard, parce que non monoscopique, une binocularité privée de synthèse, un frémissement des points d’attaque perceptifs qui rend irréductible le perçu aux états de choses. C’est un relief (assez encombrant) : même s’il fixe une chose, le regard énonciatif de ces photographies réussit seulement à construire une concaténation instable de focalisations, à savoir une oscillation attentionnelle indomptée. C’est ainsi que le temps qu’on tend à textualiser n’est plus le temps cosmique, mais un temps définitivement subjectif, un rythme intérieur. C’est la photo elle-même qui se fait la paradoxale explicitation de l’impossible expérience d’arrêts d’image. L’observation attentive des choses est toujours une visée distribuée comme arc perspectif, comme si elle cherchait constamment des différences de potentiel, des saillies, comme si elle était poussée, encore plus radicalement, par une rythmie intime fictive. Cette “diffraction” de l’image féminine est alors une représentation qui répond d’un frémissement temporel, d’un présent spécieux ; le hiatus spatial dans la double textualisation du corps est figure d’une modélisation du regard affectif. En même temps le blocage perspectif pour l’observateur énonciatif construit une tension dramaturgique avec le regard transversal et distalement focalisé du sujet énoncé. À la vibration affective de l’énonciation énoncée, correspond un programme cognitif (aussi perceptif ou introspectif qu’il soit) qui apparaît impénétrable. La fenêtre devient l’occasion d’actualiser un espace qui n’est pas saisissable symétriquement par le sujet énoncé et l’énonciateur (ce dernier ne voit presque rien), comme si ceci était la rébellion du modèle par rapport à la possession du dispositif de la part du photographe. À la recherche d’un regard de suture de la dualité, Roche affronte la provocation d’un regard affectif qui ponctuellement redécouvre le relancement du regard d’autrui vers une autre direction ; c’est la pulsation de quelque chose d’insaisissable, puisque la symétrisation spatiale du couple face à l’espace semble rester interdite où que l’on se trouve.

Cette dernière observation nous permet d’aborder la question passée sous silence jusqu’ici, c’est-à-dire l’étrange composition de la séquence, vu que seulement les deux premières photos sont prises dans le même lieu à une dizaine d’années d’intervalle (Zwiefalten, 24/7/1985 et 8/5/1996), alors que les suivantes sont séparées par un intervalle plus bref (deux mois à peine) et dans deux lieux différents du précédent (Lesneven et Athènes). Le paysage subit une progressive défocalisation jusqu’à la quasi totale disparition (quatrième photo) et la pose est désormais réduite à la reproposition d’un rôle actantiel (observateur de l’intérieur à l’extérieur). Même les signes du temps passé apparaissent défocalisés. Globalement, nous pouvons dire que ce troisième cycle est une sorte de palinodie interne à la série basée sur l’utilisation du processus de réexécution de la même photo à plusieurs années d’intervalle. Il n’y a pas la possibilité d’une réelle répétition de l’existence passée ni d’une suture entre deux regards.

Figure 5. Denis Roche, San Alessio, 11/07/1994, by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Figure 5. Denis Roche, San Alessio, 11/07/1994, by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Une séquence de deux seuls exemplaires conclut notre réflexion sur cette série ; c’est un cycle (San Alessio, 20/7/1983, 11/07/1994) qui en réalité commence avant le précédent. Notre analyse différée ne dépend pas banalement du caractère secondaire de cette série-variante, et elle ne se justifie pas non plus parce que le cycle apparaît comme interrompu pour des questions biographiques (il est probable que le couple ne soit plus retourné à San Alessio). Par rapport aux cycles précédents, dans les photos de San Alessio, non seulement nous nous trouvons, pour la première fois, totalement dans un intérieur, mais les amples fenêtres qui dominent le cadre de l’image, derrière la femme représentée, sont ouvertes et obscurcies presque entièrement par les volets fermés. Même dans ce cas, la pose sur les deux photos n’est pas la même et le point de vue de la deuxième est légèrement plus bas que celui de la première. Observons surtout que dans la deuxième photographie, il y a au premier plan, bien que dans la pénombre, un appareil photographique sur un trépied ; une telle présence du dispositif est un point de forte connexion avec d’autres séries du corpus que nous allons examiner. Il nous suffit pour l’instant de remarquer que l’effacement dans l’ombre du regard de la femme semble pouvoir être resignifié, dans le corpus, comme construction d’une symétrie par rapport à l’effacement dans l’énoncé visuel du point d’origine de la photo. L’accompagnement d’un deuxième appareil photo, par rapport à celui qui est à l’origine de la photo, explicite la nécessité de parvenir à un double mariage, avec la femme aimée et avec le dispositif. Il faut remarquer que la fenêtre est fermée, barrée, et ceci peut être interprété – vu les isotopies régentes dans la série – comme la démission de n’importe quelle transitivité du regard au-delà de la perception de la propre femme et de la présence du dispositif lui-même. Il s’agit de signer communément un espace d’expérience, de parvenir à une photo en forme de nous. La série et les différents cycles ne font que manifester des étapes de rapprochement et d’autres de recul par rapport à cet objectif commun. La photographie est utilisée pour la rapidité de changer l’approche expérimentale envers une même question poétique et parce qu’elle peut s’adonner tranquillement à l’inachèvement, vu la possibilité de garantir une trace persistante à toutes les étapes intermédiaires d’une recherche.

3.2. Intermède récapitulatif

Le premier groupe de cycles photographiques afférents à une même série a pu jouir d’un procédé explicitement commun vu la particularité du positionnement et du rapprochement des photos dans le corpus (la présentation chronologique a été violée pour montrer l’intégralité de chaque cycle). Maintenant nous devons repérer des séries qui n’ont aucune définition dans l’organisation du corpus. Le manque de références aux séries, constituées dans le passé et implémentées publiquement (dans des expositions ou des publications) comme telles, nous pousse justement à autonomiser la lecture rétrospective et à saisir des séries, des lignes généalogiques ou simplement des classes. Si nous insistons sur la notion de série c’est parce que l’identité de ces membres est non seulement renvoyée à un procédé commun, mais aussi parce que la production de la série a un décours syntagmatique signifiant en soi (monoséquentiel ou pluriséquentiel), c’est-à-dire qu’elle se présente comme un développement discursif d’une ou de plusieurs thèmes (constellations d’isotopies). À son tour, chaque série (ou sa variante) expose des points de connectivité avec les autres séries, avançant une macrodiscursivité soutenue par le corpus dans son ensemble. C’est sur la base de ces points de forte connectivité que peut être entreprise une économie d’analyse la moins réductionniste possible, mais aussi justifié l’examen attentif de certaines photos, lesquelles peuvent être critiquement élevées au rang de “chefs-d’œuvre” puisqu’elles s’imposent comme les textes de plus forte connectivité entre une série et le corpus d’œuvres tout entier pris en examen.

Les séries envisagées ici répondent à un procédé qui n’est aucunement évident ; la pratique qui l’implémente semble occasionnelle, souvent difficilement discriminable par rapport à celle qui est responsable d’autres procédés et d’autres photos. Ces difficultés discriminatoires dérivent, tout compte fait, de la centralité de ces séries par rapport au corpus ; elles représentent, en effet, le noyau de plus forte connectivité d’une recherche poétique implicite (et donc déductible sur la base des textes).

La première série étudiée (§ 3.1.) nous a déjà exemplifié un défi dual, celui d’une pose et d’un cliché à refaire à intervalle d’années. Il y a déjà, d’une certaine façon, une co-énonciation, même si elle est encore fortement asymétrique et hiérarchisée. Revenir au même endroit, pour faire la même photo, étant restés les mêmes (mêmeté) bien que devenus autres (ipséité), constitue une sorte d’archéologie de la propre forme de vie, où l’incontestabilité du temps passé qui signe les corps se conjugue avec le resoupèsement des chances possibles à partir d’une bifurcation existentielle, d’une pose “reprise”. Une nouvelle preuve du temps est le fond inéluctable de la dramatisation de chaque “reprise” dans le temps, d’un “redépart”/ nouveau départ qui met à profit des chemins non empruntés, mais qui auraient pu l’être et le sont peut-être encore. Le regard rétrospectif de la femme, sur la dernière photo du cycle de Pont-de-Montvert, est l’élan d’une séquence cinématique (de pose en pose) qui toutefois nie le relancement à partir de l’archéologie de soi. « Nous entrons dans l’avenir à reculons », disait Valéry, mais le point fondamental d’une archéologie de soi est de saisir chaque pose du passé, par rapport au devenir auquel on fait face, comme un modèle de relations ultérieurement et autrement possibles. La rétrospection de la femme – laquelle, comme on l’a déjà dit, est assumée énonciativement comme inversion perspectique par rapport à la disposition syntagmatique des photos – finit par relire les poses précédentes comme un chemin de signes qui dans leur irrévocabilité apparaissent enfin sémantiquement irremboursables (par exemple, la certification – à laquelle le “modèle” s’expose inévitable-ment – d’une jeunesse du corps perdue).

Bien sûr, l’archéologie de soi, dans l’opiniâtreté de réaffirmer les mêmes points de départ de la propre forme de vie, se pose aussi comme une sorte de négation du caractère exclusif de la persistance de la photo ; les photos se nient réciproquement en témoignant d’une conjoncture irreproduisible présumée, vu qu’un “nous” (un moi-de-déclenchement et un toi-de-pose) réaffirme la capacité de se destiner à ce que du passé est de nouveau disponible : un scénario énonciatif. C’est une compétition entre des temps différents qui se profile : temps cosmique, temps du calendrier, temps du texte photographique, temps phénoménologique. Toutefois, la série rend un “nous” encore scindé, un “nous” tout au plus soutenu par un projet commun héroïquement reproposé (3.1.), par une structure dialogique créée par la surinscription des respectives silhouettes sur un espace-temps interstitiel (3.2.), par une vibration affective qui rappelle le lien interne au couple et l’autonomie perspective (3.3.), par une exclusivité de recherche qui met en parallèle le couplage avec l’aimée et avec le dispositif pour définir les conditions de possibilité d’un journal intime (3.4.).

Note de bas de page 12 :

Nous renvoyons aux distinctions précises élaborées par Zinna (2001). Si nous avons ajouté que ceci est “à la limite” le cas de l’analyse générale, c’est parce que la défocalisation de la relation des textes avec les pratiques d’afférence a une grande influence sur la façon de concevoir la langue elle-même, son évolution et sa systématicité interne, comme le démontre parfaitement le casse-tête théorique sur la notion de norme (instance systématique qui s’interpose entre langue et parole).

Les séries que nous allons à présent analyser ne sont que les autres points d’attaque par rapport au caractère irrésolu de la première et de ses différentes déclinaisons séquentielles. Une sémiotique du corpus ne peut être indifférente au rapport entre textes et pratiques, filtré par des statuts, genres, procédés, formes d’implémentation (dont le médium). Elle ne peut pas dans ce sens se limiter à assumer les textes comme configurations narratives dotées de lignes isotopiques et de systèmes axiologiques ; et c’est justement dans le point de passage de l’objectivisation d’une configuration à son assomption en une pratique que s’ouvre le terrain de l’interprétation. En soi chaque pratique observée peut être reconduite à une configuration de scénario et donc enquêtée comme un réseau constrictif de relations sémiotiques ; mais toute observation pratiquée est traitée comme une gestion du sens in fieri qui ne peut s’objectiviser, mais seulement s’interroger sur sa propre perspective de sémantisation (Basso 2002 ; 2006a). L’auto-observation ne sature pas le sens des relations en acte, mais les transpose à un autre niveau, les assume à son tour en tant que pratique qui doit gérer leur valorisation. Nous n’avons donc que des concaténations d’interprétations, c’est-à-dire des passages dans l’assomption d’un sens à gérer à un autre niveau, selon une autre perspective ou même une autre voix énonciative (comme dans le cas du critique ou interprète). Le corpus ne construit pas seulement des réseaux de relations entre les textes qu’il contient, mais aussi entre les pratiques qui en sont à la base ; nier ceci signifierait réduire l’identité textuelle à sa configuration linguistique, chose qui pourrait être contemplée à la limite uniquement pour l’analyse générale12 où l’objectif n’est pas la caractérisation des textes internes au corpus, mais l’explicitation des invariantes et des variables du langage ou des langages dont ils se servent.

3.3. La voie de l’auto-cliché

La seconde série que nous rencontrons chronologiquement dans le corpus comme tentative de construire un journal intime conjugué à la première personne du pluriel est celle qui répond au procédé du dispositif à retardement. Ce n’est toutefois pas une série homogène car un tel procédé est assumé par des pratiques avec des finalités différentes. Les premières photos avec le dispositif à retardement attestées par le corpus remontent à 1972, mais elles se divisent déjà en deux filons qui répondent à de pratiques et à de genres différents.

Figure 6. Denis Roche, Sabbioneta, 7 août 1972, by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Figure 6. Denis Roche, Sabbioneta, 7 août 1972, by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Note de bas de page 13 :

À la notion de profilmique (proposée par E. Souriau et très répandue dans les études filmiques), on peut ajouter, en parallèle, le terme prophotographique pour indiquer toute la manipulation de l’espace devant le dispositif qui précède la prise de vue.

La première photo présentée dans le catalogue (Sabbioneta, 7 août 1972) répond au genre du portrait ; le cadre centré et symétrique de l’image, la distance du couple (Roche et compagne) par rapport au point de vue, tout semble répondre à la confection d’un portrait. Significativement, alors que l’artiste regarde dans l’appareil, la compagne regarde ses ongles, montrant un parfait désintérêt pour la pratique en cours. Une valise, mise obliquement par rapport au cadre de l’image, entre les deux chaises où se trouvent les sujets représentés, ajoute une fissure à la symétrie représentationnelle et un indice de “provisoirité” dans la confection du “prophotographique”13 par rapport aux paramètres académiques que la photo semble en revanche respecter. Le fait de s’être mis au-delà du regard de l’appareil photographique, se situant du côté de la femme aimée, ne permet en aucun cas à Roche de ne pas en être le “metteur en scène” exclusif, à tel point que le regard énonciatif reste prisonnier du dispositif de représentation, à cause du canon iconographique (la pose) et de l’asymétrie des rôles (le photographe défie le regard de son appareil même, l’interroge alors que son image est interrogée par elle) ; au fond ce portrait textualise l'échec même du portrait de couple, l’impossibilité de procéder ainsi. Si l’artiste lui-même, repris dans sa propre photo, détourne son regard, le cadrage scénographique de l’image continue à signifier sa fausse désinvolture, sa tentative ratée de dissimulation (17 juillet 1977, Fiesole ; 10 novembre 1977, Hyde Park, Londres).

Figure 7. Denis Roche, Propriano, Corse, Hôtel Marinca, chambre 21, 30 juillet 1972, by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Figure 7. Denis Roche, Propriano, Corse, Hôtel Marinca, chambre 21, 30 juillet 1972, by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

C’est peut-être pour cette raison que, bizarrement dans le catalogue, l’œuvre à peine analysée est présentée avant une autre qui la précède chronologiquement (Propriano, Corse, Hôtel Marinca, chambre 21, 30 juillet 1972), bien qu’elle lui soit accolée. Cette dernière, en effet, abandonne complètement le genre du portait, et le dispositif à retardement est utilisé non pas pour une image élective, mais pour s’appuyer sur une représentation accidentelle, fortuite, oublieuse de n’importe quelle leçon esthétique. Le couple est dans le cadre de l’image, mais le corps du photographe est repris seulement en partie, étant donné que l’artiste est surpris à une distance encore rapprochée de l’objectif par le déclencheur automatique. Du reste, cette portion de corps n’est même pas identifiable et seule l’isotopie de la série activée par la photo précédente est susceptible de diriger immédiatement le récepteur vers une reconnaissance indiciaire du photographe. Il n’y a pas de corps (de sujets ou d’objets encadrés) qui ne soient pas en quelque sorte “coupés” par le cadre de l’image ou par l’interposition d’un autre corps : le visage et le corps de la femme sont cachés par la silhouette de Roche, une bouteille vide est cachée en grande partie par la tête de la femme, ainsi qu’une petite table qui se trouve en partie derrière elle. Le fait qu’aucun élément plastique ne semble vraiment émerger apporte, de retour sur la lecture figurative, un effet de sens, non de précarité (tous les corps sont posés solidement) mais plutôt de pesanteur, d’occupation compétitive du regard.

La seconde tentative est donc celle du dispositif à retardement imprévu qui devrait nier en même temps l’autoreprésentation dans le sens d’une indifférence spécifique, à la fois entre dispositif et corps, et entre photographe dans le cadre de l’image et modèle. L’ex-position s’offre comme sortie de la pose (Damisch 2001), comme abandon radical de stéréotypes. Toutefois, la victoire sur le dispositif et sur la pose a le prix d’une totale inarticulation du couple, des regards et des corps. L’ex-position apparaît ainsi comme une déconstruction du nous à ses composants de base ; de plus, la photo “coupe” une perspective sur l’espace, perspective jamais vécue (pas même par le photographe), ni narrativement acceptable, en tant que point de vue quelconque, sans relation avec aucune stratégie de valorisation. Cette expérience fait émerger en filigrane une sorte d’éthique implicite dans le genre du portrait photographique ; de ce fait, face à l’objectif, le visage s’offre à une myriade de poses intermédiaires à l’intérieur desquelles il n’est jamais vraiment vu. Il existe, à bien regarder, une sorte de “saccade narrative”, de camouflage dans les transitions de phases, pour élire l’attestation du visage uniquement dans sa résolution d’expressivité (affective, cognitive, pragmatique). L’ex-position dans l’utilisation fortuite de l’autodéclencheur ne relègue donc pas seulement le couple à une paratactique identitaire (moi, toi), mais construit un temps d’appariement, une focalisation conjoncturelle qui ne répond pas à des valorisations prégnantes dans l’écologie de la perception de l’altérité. Cet “instant quelconque” est bien sûr capable de s’offrir comme regreffe d’une saisie impressive de la photo capable de resémantiser l’espace grâce au rythme tortueux des formants et au déséquilibre des vides et des pleins ; on peut dire la même chose sur le plan figuratif, puisque l’ex-position conduit à la réémergence d’une syntaxe narrative, mise cependant à l’enseigne du fortuit, de l’accidentel, incapable comme elle est de se profiler comme préambule pour un programme (éventuellement elle enregistre le naufrage d’une pose programmée). Rien de tout ceci ne conduit à une résolution discursive de la tentative d’élaborer une co-énonciation, une représentation commune.

La résolution ingénue de la problématique poétique (obtenir une photo “en forme de nous”), pratiquée à travers le dispositif à retardement et l’assomption d’une pose (3.3.), ne trouve pas de sort meilleur dans cette seconde série qui joue avec le hasard ; elle se décline entre autres tout au long d’un grand nombre d’exemplaires, certainement plus radicaux que ceux à peine analysés. D’habitude la traversée en acte de l’espace représenté est en jeu, parfois par des mouvements antiphrastiques de Roche et sa compagne (l’un vient vers l’objectif, l’autre s’éloigne, ou est arrêté en un point). C’est le cas du 27 juillet 1978 (Chichen-Itza, Mexique), du 30 juillet 1978 (Copan, Honduras), du 25 juillet 1979 (Lecce), du 21 juillet 1979 (Pompéi). L’aspectualisation de l’espace est attribuée aux corps qui le traversent ; ils en prennent les mesures, ils le développent dans ses constrictions et structures ad invitum, mais le mouvement du couple est toujours désappareillé et asynchrone. Au fond, même dans ce cas, c’est le photographe qui marque son pas décidé, résolu à traverser l’espace, à s’interposer entre l’objectif et le monde qui lui fait face, alors que la femme est suspensive, elle ouvre une bulle temporelle qui semble “s’ex-traire” de la performance en acte, s’offrant comme une instance de transitivité tensive a latere. Dans ce sens, la compagne de Roche est encore une fois (voir Gizeh, 14/4/1997) accolée, par rimes plastiques, aux structures architectoniques de l’espace (dans la photo de Lecce, la main tendue, posée contre le mur comme l’axe de fer qui soutient des rideaux ; dans la photo de Pompéi, le corps qui se lance à la verticale comme la colonne qui lui fait face). Cela montre comment la solidarisation entre la femme et les axes tensifs des configurations architectoniques s’oppose à l’ostentation du photographe de son autonome traversée de l’espace.

3.4. Le recours au miroir

Figure 8. Denis Roche, 19 juillet 1978, Taxco, Mexico, Hôtel Victoria, chambre 80, by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Figure 8. Denis Roche, 19 juillet 1978, Taxco, Mexico, Hôtel Victoria, chambre 80, by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Dans la tentative de sortir aussi bien des rôles stéréotypés de photographe et modèle, que d’une recherche esthétique étrangère à une éthique de la représentation, la série qui apporte une expérimentation ultérieure et plus fructueuse est celle des portraits de couple au miroir. La première nécessité de cette série est plutôt banale (19 juillet 1978, Taxco, Mexico, Hôtel Victoria, chambre 80) ; le miroir construit une sorte de “cadre dans le cadre” qui restitue ce qui est derrière l’appareil photographique. Lui-même est désocculté par la présence du miroir qui renvoie aussi le reflet du photographe et de la compagne nue qu’il embrasse (elle est de dos). Même s’ils sont interreliés par une prise de vue, les trois corps-clé dans la poétique de Roche (le propre, celui de l’aimée et celui du dispositif) restent individualisés, antithétiques par rapport à la directionalité du regard et plastiquement opposés, en premier lieu au niveau chromatique (même la main bronzée du photographe contraste avec la blancheur du dos de la femme). Le reste de la chambre d’hôtel, vue par saisie direct, sans intromission du miroir, est flou, et semble construire une évanescence de la chambre par rapport à la netteté de l’image spéculaire. L’encadrement baroque du miroir est très kitsch et il construit, à travers des éléments proto-vectoriels, une idée d’irradiation d’énergie, renforcée par la projection d’ombres. En revanche, l’image au miroir est durcie par un encadrement sec qui confine les corps, étant donné qu’ils excèdent les limites du cadre dans le cadre ; ces corps exemplifient toutefois un équilibre suspensif, la tenue conjoncturelle d’une relation inter-déictique apte à la stabilisation de cette coprésence discrète sur l’écran qu’ils ont péniblement conquis.

Le passage par 28 mai 1980 (Rome, « Pierluigi ») nous permet de mieux rapprocher deux photos, à peu près identiques (20 avril 1979, Paris, Rue Henri-Barbusse et 26 juillet 1994, San Alessio), et qui représentent un point d’arrivée de cette série.

Figure 9. Denis Roche, 28 mai 1980 (Rome, « Pierluigi »), by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Figure 9. Denis Roche, 28 mai 1980 (Rome, « Pierluigi »), by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

La première véritable étape vers un journal intime photographique qui puisse résoudre l’asymétrie entre le photographe et sa compagne semble être celle du rapprochement avec un autre dispositif, le miroir, capable de renverser en arrière l’initiative de la prise de vue. La main de la femme semble littéralement “déclencher” le reflet de l’appareil photographique, mais dans la bataille des dispositifs, c’est le couple même qui s’éclipse dysphoriquement derrière le rôle actanciel de la pure régie des moyens. La reconstruction d’une symétrie est donnée sous le signe d’une intersubjectivité négative. Le dispositif photographique, comme dans le cas présent, est désocculté, mais au prix d’une quasi célébration de son empire.

Par rapport à la distribution accidentelle et sans organisation des figures humaines sur le fond, la corrélation positionnelle entre la femme et le photographe, ainsi que la posture de la première, construisent une sorte de studium bilatéral de l’énonciation enchâssée et de la principale. On peut remarquer à ce propos la main de la femme sur son menton, qui ne la soutient pas, mais qui s’adapte hypo-iconiquement à son extrémité légèrement pointue, pour signifier une concentration intensive et une esthésie réflexive, indices d’un repliement introspectif ; on peut donc corréler cette posture avec celle de la main réfléchie qui semble encore agir sur l’objectif pour signifier l’optimisation atteinte et préservée d’une mise au point. C’est donc ainsi que la durativité tensive de la corrélation conjoncturelle des dispositifs contraste avec l’aspersion de vectorialité que les éléments figuratifs de l’extérieur semblent exemplifier ; de plus, tant le plan de reprise (oblique et non taré par rapport au fond, et dénié perspectivement puisque destiné à faire le portrait de la personne en face), que la posture des assistants ne semblent pas exemplifier en soi un perfectionnement d’un programme narratif. Du point de vue perceptif, la stabilisation de la vision de l’appareil photographique à l’intérieur du miroir survient comme une incohérence non seulement sur le plan de l’aspectualisation spatiale, mais aussi sur celui de l’aspectualisation actantielle. L’espace est renversé à tel point que le défoncement perspectif vers une scène publique est converti en une proximité intime de moyens (miroir et appareil photographique) qui s’auto-contiennent, et le studium d’une symétrisation de l’instanciation (prise de vue/reflet) semble s’accom-plir de façon éclatante face au caractère transitoire de programmes à basse résolution dans l’entour.

L’unique suggestion figurative qu’on puisse convoquer, vu la thématisation qui traverse le corpus, est le rapport entre la main qui soutient le miroir et celle qui est réfléchie et qui soutient l’appareil Nikon. Les rapports dimensionnels ont été mis en variation, et la main de la femme trône sur la scène en s’offrant en même temps comme structure potentielle d’accueil de la main rapetissée de l’homme-photographe. En effet, la bataille des dispositifs est entourée par des mains qui, projetées idéalement sur le plan topologico-bidimensionnel de l’image, semblent aller se toucher, se réunir pour former une ligne d’endiguement par rapport à la dominance du “machinique”, voire offrir une chaîne cinématique de gestes capables d’effacer ce dernier, de l’emporter vertigineusement. Dans l’impassibilité séraphique des dispositifs qui se reflètent fonctionnellement à une distance opportune, les mains témoignent encore d’une étude agitée qui construit une “circulation d’air commune” entre l’intellectualisme de la réflexion méta-photographique et la jouissance de l’ambiance, entre le projet cognitif et le souci affectif d’une représentation qui les résout tous les deux en une co-domination énonciative.

Figure 10. Denis Roche, 16 mai 1982 (Paris, La Fabrique), by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Figure 10. Denis Roche, 16 mai 1982 (Paris, La Fabrique), by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Note de bas de page 14 :

Le concitato c’est le célèbre style musical formulé par Claudio Monteverdi, dans VIIIe livre des Madrigaux, pour traduire la dimension passionnelle de la poésie de Torquato Tasso.

Ce style concitato14 de l’exécution photographique, traversée par le rythme agité d’une passion, est encore plus flagrante dans 16 mai 1982 (Paris, La Fabrique) ; non seulement nous retrouvons Roche et sa compagne représentés pendant qu’ils pratiquent le genre qui asymétrise le plus leurs positions, le nu, mais nous nous trouvons aussi face à la tentative de montrer, par réflexion spéculaire, la possibilité de se représenter ensemble dans la frénétique tentative de prendre la photo ensemble (ils soutiennent le dispositif tous les deux). Et comme si cela ne suffisait pas, le miroir semble survenir soudainement dans le cadre de l’image, tout comme les corps apparaissent comme momentanément réfléchis ; tout cela manifeste une conjoncture extrêmement précaire, comme s’il s’agissait d’un moment, saisi par chance, prêt à s’envoler. Même la mise au point de l’objectif est mal distribuée, fortuite. Les visages sont sacrifiés, niés à la représentation et comme dans la photo précédente l’unique chose qui semble dominer est le dispositif, ici élevé à titre de présence inquiétante, fantasmatique, inondé de lumière qui semble transpercer l’objectif de part en part.

Figure 11. Denis Roche, 20 avril 1979 (Paris, Rue Henri-Barbusse), by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Figure 11. Denis Roche, 20 avril 1979 (Paris, Rue Henri-Barbusse), by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Mais venons finalement à 20 avril 1979 (Paris, Rue Henri-Barbusse) et à la photo jumelle 26 juillet 1994, San Alessio. Le principe qui unit ces deux photos est le même que celui de la première série que nous avons analysée, puisque l’une semble être une réexécution de l’autre à plusieurs années d’intervalle.

La proposition renouvelée d’un même projet n’a toutefois pas ici la même valeur et ceci dépend des séries projectuelles dans lesquelles ces deux photos sont insérées. Toutefois, la première chose que nous pouvons remarquer est justement la discontinuité que de telles photos affichent. Nous assistons en effet à une élimination raffinée du moi-photographe, du dispositif et de l’acte photographique même ; en effet, d’habitude cachés dans la surface de l’énoncé photographique et convocables seulement par présupposition, ces éléments portants de la pratique photographique sont actualisés par la présence du miroir qui devrait les restituer sur la surface de l’énoncé. Or, un second miroir, plus petit, probable revers d’une brosse, est positionné sur le premier de façon à ce que justement le visage du photographe et le dispositif soient éclipsés en faveur d’une seconde restitution du visage de la femme. La bataille entre dispositifs semble gagnée par un jeu de miroirs, mais surtout le journal intime peut démasquer le dispositif d’où il est médié, sans que ce dernier ne trouve de textualisation. C’est une sorte de purification idéale de l’énoncé photographique, une neutralisation de la présence du médium en faveur d’un circuit de regards qui peut jouir en même temps de la fixation sur un support de cette éclipse conjoncturelle. À l’absentification de l’origine du regard d’appareil s’unissent des effets intensifs de présence des corps ; les pieds à côté du miroir et aux bords de la photo, renforcent non seulement la relation interdéictique entre corps et réflexion spéculaire, mais aussi la protension vers le miroir, jusqu’à assumer une posture précaire, voulue avec acharnement, non soutenable dans le temps. Un simple déplacement des deux corps, et la purification magique du regard étranger de l’appareil pourrait se dissoudre. Au fond, cette tension entre plan de l’énoncé et plan de l’énonciation, procurée par la précarité de la position, constitue le portrait dual recherché comme une voie moyenne entre une pose et une ex-position qui compte sur une bonne, bien que fugace, conjoncture.

Si pour une fois c’est l’appareil qui “brille par son absence”, nous devons aussi remarquer que le “moi-de-déclenchement” perd sa domination et, arrivé dans le cadre de l’image, assume le regard de sa compagne. Le redoublement de la présence du regard de la femme rend possible seulement en apparence une simultanéité et une comparativité des visages rapprochés offerts par les deux miroirs. En vérité, la focalisation actantionnelle de l’énonciataire ne peut que continuer à osciller entre les deux ; de plus, le regard de la femme n’interpelle pas le point de vue énonciatif, mais le propre au contraire. Le déracinement de dominance du photographe semble ainsi complet.

Comme si cela ne suffisait pas, parallèlement à 16 mai 1982 (analysé ci-dessus), la précarité de la composition est renforcée par l’opposition entre l’orientation du miroir et la vectorialité suggérée par les lames en bois du parquet. Le “rongement” des bords de tous les objets encadrés semble confirmer l’idée d’un instantané sur une réalité qui “s’échappe”.

Cet “essai” d’un temps de commune représentation s’affiche comme provisoire et, plus que la construction d’une image conjuguée au nous, nous assistons à une éclipse d’un visage en faveur de l’autre. Toutefois, ce choix extrême exprime comment, au dévouement à l’art d’un moi-photographe, puisse correspondre péremptoirement un dévouement de ce dernier au regard de sa compagne. Le journal intime peut être fait par le tissage de deux regards réciproquement dévoués : dans la photo que je prends j’aurai tes yeux, et au risque d’une pure métaréflexion linguistico-photographique, je substitue le redoublement de ton initiative d’observation : je reste dans la circulation de ton regard et dans la vibration de ton vivre pour tous les deux, pour toi seule et pour moi.

Cette photo qui “dit” le dévouement s’offre toutefois encore comme une asymétrisation, bien que compensatoire, par rapport à l’exposition usuelle de la compagne au risque de sa réduction à titre de modèle.

Figure 12. Denis Roche, 26 juillet 1994, San Alessio, by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Figure 12. Denis Roche, 26 juillet 1994, San Alessio, by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Quinze ans après (26 juillet 1994, San Alessio), peu importe qu’il s’agisse d’un autre lieu, le projet est répété, comme pour signifier la persistance d’un dévouement réciproque établi dans la projectualité artistique. Toutefois, des choses ont significativement changé. Tout d’abord, comme il est typique pour ces claps existentiels répétés, ils stigmatisent inévitablement le passage des années, mais ce n’est pas sur les signes du temps manifestés sur le corps que l’énonciation photographique est focalisée. Observons au contraire la position des deux corps ; ils ne sont plus côte à côte, mais placés l’un en face de l’autre. De plus, le dispositif en tant que tel reste effacé par la présence de la même brosse/miroir quinze ans après, mais cette fois c’est un trépied, visiblement dans le cadre de l’image, qui soutient l’appareil photographique. Cet effet de transparence de l’acte photographique face à un miroir qui devrait le restituer est – volontairement semble-t-il – perdu. La “réécriture” de la photo de 1979 ne manque pas de présenter une orthogonalité du regard énonciatif par rapport au sol, alors que c’est le miroir qui, devenu ovale, semble exemplifier figuralement un champ orbital ou du moins un cadran ; le cadran de révolution d’une intersubjectivité qui, pour résoudre l’opposition, a besoin de “béquilles”, d’un studium compositif, ayant perdu l’antique souffle créateur dans la découverte d’une représentation possible du couple. Mais, au fond, cette seconde version est encore une fois une palinodie de la première, la dénonciation ouverte d’un échec interne d’une poétique qui sait être consistante, vivre comme projet, seulement dans son imperfection, dans sa visée inachevable.

3.5. Être condition de possibilité pour l’image d’autrui

Roche a conduit parallèlement une autre voie vers la tentative d’élaboration d’une représentation conjuguée au nous. Nous pouvons alors individualiser une nouvelle série qui envisage comme premier exemplaire chronologiquement instancié la photo prise le 24 décembre 1984 (Les Sables-d’Olonne, Atlantic Hôtel, chambre 301).

Figure 13. Denis Roche, Les Sables-d’Olonne, Atlantic Hôtel, chambre 301, 24 décembre 1984, by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Figure 13. Denis Roche, Les Sables-d’Olonne, Atlantic Hôtel, chambre 301, 24 décembre 1984, by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Le photographe est face à la grande fenêtre d’une chambre d’hôtel ; son regard réussit à capturer en partie ce qui est au-delà de la vitre, c’est-à-dire sa compagne, et en partie ce qui est derrière lui et qui se reflète alors sur la vitre. Toutefois, c’est le corps même du photographe qui partialement se mire dans la vitre de la grande fenêtre. Dans cette photo, donc, le face à face du “ moi-de-déclenchement” et du “toi-de-pose” devient une projection sur une même surface d’inscription : il s’agit d’une vitre qui sépare, mais en même temps qui relie, rapproche et superpose les corps des protagonistes. C’est une solution en partie déjà observée dans la séquence de Gizeh, appartenant à la première série analysée ici. Toutefois, il y a certains facteurs qui rendent cette photo très particulière. En effet, la vitre fonctionne comme un actant de contrôle, tantôt réfléchissante, tantôt transparente. Le comportement de la vitre est en rapport de dépendance mutuelle par rapport à un autre actant de contrôle qui est la lumière : le réfléchissement et/ou la transparence de la vitre dépend en effet de l’incidence des rayons lumineux et de la distribution des sources de lumière à l’extérieur et à l’intérieur de la chambre à coucher, mais en même temps c’est le comportement même de la vitre qui permet une certaine circulation de la lumière. Cependant cela ne suffit pas encore à expliquer la syntaxe figurative complexe ; le corps du photographe, s’interposant entre les rayons solaires directs et la grande fenêtre, projetant ainsi son image en partie comme reflet (pour la quantité de lumière diffusée présente de toute façon) et en partie comme ombre, finit par s’imposer comme condition de possibilité vu l’apparition, au-delà de la vitre, de l’image de sa compagne. Le moi-de-déclenchement est dans son corps lui-même fait du toi-de-pose, dans le sens où la silhouette ombreuse est habitée par l’image diaphane de la compagne, laquelle regarde l’appareil, interpelle la neutrali-sation du dispositif qui était devant elle.

Or, il n’y a plus de réduplication de visages de façon qu’ils puissent être partagés par des corps distincts. Dans cette photo, l’un des corps est condition de possibilité de l’autre, et en même temps le second est la “chair” et le regard du premier.

La mer derrière le moi-de-déclenchement est devenue la chambre entière pour le toi-de-pose ; si le photographe s’adonne à toute l’intimité de la femme (à sa chambre à coucher et au buste du profil nu), l’image de cette dernière se baigne dans la mer et se donne à ciel ouvert. Le temps conjoncturel d’une image partagée – parce que co-dépendante des deux corps qui se sont prêtés l’un l’autre – se profile, vulnérable, sur l’échelle métronomique du reflux de la mer, comme une pulsation du paysage entier. Voilà comment la nature entière du journal intime photographique se trouve alors exprimée figuralement : l’intime se prête à devenir public en accèdant à un genre d’expression qui assemble des espaces et des temps qui trouvent une commensurabilité uniquement déchirante ; l’inscription devient presque héroïque dans une photo qui vise à neutraliser autant l’artificialité (le dispositif), que la praxis énonciative (les poses stéréotypées) qui entraveraient son apparition comme événement capable de témoigner vraiment des deux sujets impliqués : photo, enfin, véritablement conjuguée au nous.

Dans la labile dissolution des facteurs qui permettent cette image épiphanique d’un nous, on ne saurait dire vers où l’image s’éteint (en faveur du moi ?, en faveur du toi ?), on ne saurait hiérarchiser regards et dépendances dans le couple. La photo construit un espace interstitiel, un monde figural à habiter avec un corps qui n’est pas encore la synthèse du Nous. Reste l’asymétrie entre un toi-lumière et un moi-ombre, même dans un régime de solidarité, de prestation réciproque. La photo est l’essai d’un temps commun d’apparition qui puisse se fixer pour toujours, mais la silhouette du photographe continue à offrir une asymétrisation résiduelle, l’identification d’un sujet lyrique.

Cependant, l’agrafe spatiale qui scelle un arc de coprésence entre le là-dedans et le là-dehors, semble éluder une aspectualisation spatiale univoque, attestée sur un point de vue. Où le regard énonciatif émerge-t-il dans cette photo et où va-t-il décliner ? Malgré l’asymétrie résiduelle, la photo semble signifier comment, dans le journal intime, la présence énonciative, par rapport au paysage valoriel auquel il se confronte, ne peut se donner que dans l’ouverture d’un anneau intersubjectif de co-dépendances. Pour cela l’initiative du photographe, encore décryptable en filigrane, n’est plus de toute façon susceptible de signifier un style. N’importe quel relief isotopique trans-textuel, relatif à la façon que Roche a de photographier sa compagne/ modèle, serait dépendant d’une exclusion subreptice de la tension projectuelle qui traverse le corpus et par rapport à laquelle il semblerait “scandaleux”. Ce n’est pas une question de style, au contraire la direction visée est justement antithétique à l’idée de se forger un style. Le moi photographique est un soi-ipse qui continue à s’inscrire dans les photos qu’il prend et à se projeter grâce à elles ; il doit résoudre surtout des contradictions internes à la photographie, à son asymétrie constitutive. Tout comme Roche a adopté une approche thérapeutique par rapport à la littérature, la poussant vers sa négation, il a affronté la photo pour résoudre de l’intérieur ses contradictions qui, entre autres, explosent au maximum dans un journal intime.

Dans la photo du 24 décembre 1984, Roche atteint une sorte d’interpose entre photographe et sujet photographié, qui pour sa labilité, justement, ne risque pas de devenir un “cliché”. L’interposition des vitres, la diaphanéité du visage de la femme semblent construire un ralentissement du temps ; comme le souffle sur la vitre, l’image, sur le plan de l’énoncé, semble éphémère mais suffisante pour signifier une “bouffée de temps”, une échappée de présent où les regards (énonciatif et énoncé) visent ensemble un horizon fait des deux faces du monde (publique et privé).

Si déjà émerge une virtuosité indubitable dans cette photo de 1984, le réglage savant de la polarisation, avec un jeu chanceux de miroirs/reflets, est à la base de 15 septembre 1986 (Vienne).

Figure 14. Denis Roche, 15 septembre 1986 (Vienne), by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Figure 14. Denis Roche, 15 septembre 1986 (Vienne), by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Avant de résoudre épistémiquement le rébus visuel, il est clair que la photo crée des solutions concurrentes dans la reconstruction d’une syntaxe figurative cohérente. Si l’interposition est claire, sur le côté gauche de la photo, d’une porte en verre, disposée transversalement par rapport au point de vue, il est pour un certain laps de temps difficile de comprendre si c’est le paysage derrière les épaules du corps qui, apparemment doté de cohésion, présente en réalité une discontinuité, ou bien si c’est la figure humaine qui, bien que unitaire, est à l’origine la somme de deux corps différents. Dans le premier cas, il y a un paysage reflété dans la vitre qui est en deçà et côte à côte au point de vue énonciatif, dans le second cas le paysage est unitaire mais il y a un corps, placé du même côté où le point de vue est ancré, qui se reflète partiellement, allant jusqu’à recomposer accidentellement une figure unitaire avec la partie d’un second corps vu directement, sans aucune interposition. Dans les deux cas une cohésion sur le plan de l’informateur (niveau énoncé) semble se composer malgré la multiplication des points de vue sur le plan de l’énonciation (vision directe, vision médiée de la transparence de la vitre, vision permise au reflet saisissable grâce à la même vitre). L’oscillation de ces deux lectures possibles construit autant l’idée d’une disparition bilatérale du couple en un espace commun, que la suggestion d’un corps désindividualisé qui vaut pour les deux, vu qu’il est “habillé” avec un vêtement mon/ton et il a renoncé au visage, c’est-à-dire à l’élément qui empêche une déclinaison figurative en forme de nous. Cette porte en verre et la conjoncturalité des conditions de réflexion construisent une sorte de pli dans l’espace-temps, comme pour témoigner, dans le journal intime, de la découverte d’un point de fuite par rapport à l’inexorabilité du devenir et de la resubdivision destinale des corps.

L’immersion durative dans la réception de la photo permet difficilement de trouver une solution au rébus perspectif, même s’il est déjà évident que sa solution n’est pas l’enjeu prééminent de signification ; au contraire, c’est dans l’ambiguïté de l’image que les réseaux de relations signifiantes demeurent et restent en mémoire même après la reconstruction d’un espace intégré.

Même dans ce cas, deux actants de contrôle inter-reliés (lumière et vitre) règlent l’actorialisation de la figure et plus généralement la déclinaison figurative du paysage. La conjoncture de leurs variantes respectives permet un effet étrange, celui de la soustraction de la vision de la partie apicale du corps de la figure. La région d’espace réfléchie dans la partie supérieure du volet a un gradient de luminosité qui empêche à la vitre de conserver la moindre propriété résiduelle de transparence. L’absence du visage de la figure en premier plan écrase la rationalité interne au plan de l’énoncé, activant sur le plan énonciatif un enjeu épistémique spécifique sur le plan de l’assomption, une diffraction sur le plan de l’assertion (modes d’existence), une perturbation sur le plan de la déclinaison figurative.

Comme nous l’avons dit, l’absentification de la tête ne permet plus à cette figure de représenter unilatéralement l’un des deux représentants du couple, et elle fait même la paire avec l’exclusion du visage du photographe dans le cadre, malgré le fait que la réflexion de la vitre aille le dévoiler. Cette figure sur le seuil, entre public et privé, entre maison et jardin, semble être la somme de corps différents, ou du moins (une fois la vraie syntaxe figurative reconstruite) elle se pose comme la réunification d’un corps dans des états différents, palpable/impalpable, directement accessible/inaccessible. La main repose sur la partie en bois de la porte vitrée comme si elle cherchait à trouver un ancrage par rapport au vertige des relations inter-déictiques et à la difficulté de discriminer le propre du non-propre ; mais cette présence intensive du corps contraste avec la partie gauche de l’encadrement de l’image, où le corps semble être dans un état d’évanescence. Il suffit que cette main déplace encore un peu le volet en verre pour que le corps du photographe commence à se refléter, à se réaliser dans le cadre de l’image, malgré le fait qu’il soit déjà en soi actualisé. De toute façon il se crée une sorte de circulation des modes d’existence des deux corps, sans qu’une asymétrie physionomique (le visage, comme nous l’avons dit, est neutralisé) ne soit assignable. Voilà donc une image duale où on ne peut établir où commence l’un des corps et où finit l’autre.

La conjoncture temporelle (il suffit d’un rien et tout l’équilibre est perdu) se corrèle avec un éloignement du devenir qui marque les visages, les corps. Sur le plan spatial, le corps s’actorialise avec le paysage, et en particulier ils s’échangent des éléments ou se pénètrent réciproquement, comme dans le cas du cou qui devient un tout avec la ruelle qui traverse le pâté de maison.

Tout comme le regard énonciatif trouve un vide représentationnel face à lui-même, il y a une sorte d’absentification présentifiée de l’interpellation du regard d’un observateur énoncé. L’effet est celui d’un regard qui traverse l’inconsistance du corps propre et du corps d’autrui, ou mieux encore un regard qui s’éclipse à la disparition de l’autre. Si dans la série le dispositif et l’acte photographique restent des présences neutralisées, mais justement parce que thématisées par la présence des miroirs, la photo de Vienne transpose les corps-simulacres de la représentation en fantômes. Les simulacres ne sont pas de simples représentations parce qu’ils comportent un régime de circulation identitaire (entre le simulacre et le sujet il y a une délégation qui comporte une rétroaction symbolisatrice, une redéfinition potentielle du soi) et un ancrage dans un plan de l’expression (enracinement de présence dans l’espace d’inscription). En revanche, les présences fantasmatiques semblent présenter une identité inéchangeable et une manifestation fluctuante ou même absente ; leur inscription sur un plan de manifestation n’est de toute façon plus une condition nécessaire, et leur déterminabilité reste donc écologiquement ancrée à leur lien à un lieu. L’ancrage perdu des corps d’un moi-de-déclenchement et d’un toi-de-pose, leur présence fantasmatique, finit avec la privatisation de leur dialogique identitaire, et avec le fait de réserver leur subsistance au pli spatial où ils se sont cachés.

La tension entre niveau plastique et niveau figuratif se déplace sur le plan de la présence isotopique des figures triangulaires non fermées, mais toutes démarquées par un angle aigu et afférentes à des éléments anthropiques. Cette angularité entre en tension avec les formes variées, multiples et libres d’un paysage qui semble présenter une axiologie romantique (pittoresque). Ainsi, le pli spatial, la diagonalité (angle aigu) de la porte sont des éléments anthropiques qui permettent aux corps de dépasser les frontières de la détermination géométrique de l’espace pour se ressentir d’une morphologie fluctuante et compénétrative. De plus, l’espace, dominé plastiquement par des lignes qui se croisent, des angles aigus, et par des figures prises d’affilée ou qui se placent de travers par rapport au regard, finit par s’opposer à la construction en parallèle du moi et du toi, avec leur soudure dans l’appariement des regards absentifiés.

Dans la rue-cou, dans les maisons-face, on cherche la résistance de quelque chose du visage humain caché. Les branches, dans la partie supérieure, la nature autour constituent un enveloppement. Si chez Turner on trouve le sujet au centre qui se dresse contre les flux, contre un univers qui domine et qui assujettit, ici, il y a un gouffre, au milieu, qui propose un cheminement sans même l’ombre du sujet. La main sur le grand mât d’un bateau identitaire n’est pas un point d’ancrage par rapport à une nature sublime et terrible, mais un trait d’un paysage pittoresque avec lequel on s’accorde en s’oubliant, en s’omettant : l’événement n’est pas de faire face au monde, mais de se faire face renonçant à l’individuation : “Qui suis-je ? Qui es-tu ?”.

Vienne, 15 septembre 1986 devient une pure référence-fiche à un toponyme et à un temps du calendrier qui ont été le théâtre d’une disparition bilatérale en faveur d’une coprésence fantasmatique, d’une soudure de regards absentifiés. Même si cette photo s’avère être un climax dans la recherche de Roche et un point d’arrivée de la série, cette dernière ne s’arrête pas avec elle. En particulier, nous trouvons dans le corpus une autre photo, prise le 28 décembre 1990 (Madras, Connemara Hôtel, chambre 306), qui semble rimer avec celle du 24 décembre 1984 (Les Sables-d’Olonne, Atlantic Hôtel, chambre 301), analysée auparavant.

Figure 15. Denis Roche, 28 décembre 1990 (Madras, Connemara Hôtel, chambre 306), by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Figure 15. Denis Roche, 28 décembre 1990 (Madras, Connemara Hôtel, chambre 306), by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

La photo de Vienne semble être un pont qui possède deux piliers dans celles prises aux Sables-d’Olonne et à Madras. Dans ces deux dernières, les corps sont de nouveau divisés, même si l’un est la condition de visibilité de l’autre. Toutefois dans la photo de Madras la femme à l’intérieur de la chambre a les épaules tournées par rapport au regard photographique. Comme nous l’avons plusieurs fois constaté, les séries de Roche semblent finir avec une palinodie interne, avec la dénonciation d’un échec, au moins partial, avec le relief d’une imperfection. À première vue cette photo de Madras semble effectivement témoigner le congé du projet d’une image en forme-de-nous, mais nous devons regarder l’image plus attentivement. Si l’éclipse conjoncturelle atteinte précédemment est perdue, les visages restent occultés, et s’il y a une neutralisation de l’acte photographique qui se réalise dans l’ombre, il y a aussi une sorte de démission du rôle de modèle de la part de la compagne de Roche, à tel point qu’elle semble abandonner la scène. En réalité, au fond de la chambre il y a un miroir où on aperçoit la silhouette du photographe. Le reflet, au fond de la chambre, du moi photographique convertit donc la parade de figures simulacrales qui se tournent apparemment le dos en un vis-à-vis idéal. La femme semble aller vers le lieu mythique d’un reflet commun ; il se reconstruit ainsi une sorte d’anneau figural entre la première vitre, qui sépare mais qui met aussi l’un des corps comme condition de visibilité de l’autre, et la seconde qui garantit, dans la tension limite, une cohabitation des reflets respectifs. Cela n’est pas encore suffisant, pour que la femme, dont la figure est entourée par la silhouette en ombre du photographe, semble coexister avec sa chair : le corps du moi-de-déclenchement est en fait englué projectivement avec le corps du toi-de-pose : “C’est dans la chair que nous créons nos images l’un l’autre”.

Par rapport à la photo des Sables-d’Olonne, il n’y a plus de forte opposition entre la dimension publique (le paysage à l’extérieur) et le privé (la chambre), tout comme au fond de la chambre la femme ne trouve plus une bataille de dispositifs (voir 28 mai 1980, Rome, « Pierluigi »), mais la coprésence de miroir et d’un dispositif photographique occulté, ou mieux, rendu en ombre partagée avec le visage du photographe. Cette mise en abyme des dispositifs représente donc une sorte d’espoir de pouvoir véritablement parcourir l’espace, le hiatus médiatique qui nous sépare d’eux. Dans cette photo de Madras, malgré le fait qu’il semble parapher un point de recul, il se profile ainsi comme la coexistence possible d’un mariage d’images avec la compagne et d’un mariage entre (et avec les) dispositifs. Photo à très haute connectivité interne, par rapport au corpus analysé, elle récupère aussi le cheminement des figures, à l’intérieur de l’espace énoncé, que nous avions rencontrées dans les prises de vue avec le dispositif à retardement. Ceci sert à complexifier ultérieurement l’articulation entre différentes temporalités que la photo exemplifie. Le cheminement mesure le temps du corps à habiter l’espace, mesure une durée immersive qui s’oppose à la coupure ponctuelle du déclic photographique. La relation interne aux photos de la série, la proposition d’un même projet poétique sous des perspectives différentes, construit une mémoire expérientielle qui temporalise chaque prise de vue. En même temps, la visée interne à la photo de Madras – atteindre idéalement le reflet du moi photographique – met en jeu la projection utopique d’une souscription commune du journal intime de la part du moi-de-déclenchement, du toi-de-pose et des dispositifs eux-mêmes.

La série, toutefois, ne se conclut même pas avec la photo de Madras. Nous trouvons en effet trois photos, toutes prises le même jour, dans le même endroit : 25 avril 1992, Orta, Italie, Hôtel San Rocco, chambre 131.

Figure 16. Denis Roche, 25 avril 1992, Orta, Italie, Hôtel San Rocco, chambre 131, by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Figure 16. Denis Roche, 25 avril 1992, Orta, Italie, Hôtel San Rocco, chambre 131, by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Elles sont textualisées dans deux pages côte à côte du catalogue et se distinguent par la procédure particulière qui en est à la base (trois clichés à peu de temps d’intervalle). Si elles font partie de la série que nous analysons c’est parce que les photos d’Orta en sont le résultat, vu qu’elles montrent combien les étapes vers un discours photographique en forme de nous, présentées comme une réalisation chronologiquement scandée, sont en réalité des phases coexistantes, des buts obtenus et peu après niés pour être encore une fois relancés. Les deux premières photos d’Orta semblent témoigner de phases intermédiaires par rapport à des clichés comme celui des Sables-d’Olonne ; le photographe se reflète sur la vitre externe d’une grande fenêtre, mais seulement en partie son reflet “ombreux” fait émerger le corps nu de la femme, la tête dans ses genoux, à l’intérieur de la chambre d’hôtel. Dans la seconde photo, la femme est en train de marcher, à l’intérieur de la pièce, vers la fenêtre, mais on l’entrevoit à peine parce que rien ne s’interpose à la lumière qui frappe la fenêtre où finit par se refléter le paysage qui se trouve en deçà du point de vue. Enfin, le troisième cliché d’Orta, nous propose une nouvelle solution. Le photographe est près de sa compagne en deçà de la fenêtre de la chambre et à l’intérieur de cette dernière on entrevoit une partie du lit et un grand miroir, au fond de la pièce, où le couple est réfléchi. La tête du photographe est celle qui s’interpose à la lumière extérieure de façon à rendre visible l’intérieur de la chambre ; mais le fait significatif est que son reflet ombreux est uni à celui d’un arbre qui se trouve derrière lui : les branches et les cheveux se pénètrent, comme pour rappeler dans la série le résultat de la photo de Vienne, c’est-à-dire le mariage avec l’environnement. Cette éclipse croisée entre les différentes instances, que la photo tendrait à laisser séparées, réussit à conjuguer l’analycité inflexible du dispositif avec la renonciation à n’importe quel goût recherché du pittoresque, à n’importe quel lyrisme recherché de l’image que l’on doit à tout prix obtenir (par exemple, intervenant en post-production), sans perdre de vue le défi d’une recomposition de ce qui a été prélevé comme laconiquement séparé. La discursivité commune doit surgir sur la base de la reconnaissance de l’impermanence, de la difficile restitution de la prégnance de tout ce qu’elle accueille représentativement, des extraits de tempora-lisation à laquelle la photo, en tant qu’objet, participe. N’importe quel cliché réussi peut témoigner de son aboutissement provisoire à condition d’avoir en mémoire le désastre évité, la relation ratée des éléments ou leur étouffement dans des stéréotypes.

4. Le corpus comme une série de projets corrélés

4.1. Métareprésentation, photolalie et memento mori

Note de bas de page 15 :

Paris, Seuil, 1980.

Note de bas de page 16 :

Notre antéfixe est également paru comme œuvre autonome (Paris, Flammarion, 1978). Dans Dépôts de savoir & de technique, ce texte est repris sans les quarante photos de la première publication.

Note de bas de page 17 :

Voir le second chapitre de la partie théorique, § 4.2.4.

Les séries que nous avons analysées répondent à un projet unitaire, abordé sous différentes perspectives : aboutir à une image commune qui témoigne des deux sujets (je/tu). Mais il n’y a pas ici recherche d’un dialogue, ni la possibilité de concevoir l’objectif comme un journal intime. Si nous ouvrons l’une des œuvres-clé du Roche écrivain, à savoir Dépôts de savoir & de technique15, à la page blanche où trône le titre « Notre antéfixe16 », une seule parole en italiques s’ajoute, presque en exergue, vive, comme si elle renfermait tout un programme proclamé à l’« unisson ». Les jeux de miroirs et les éclipses des visages ne sont que la recherche d’un “unisson” visuel : “unimage”, pourrions-nous dire. Au fond, c’est une espèce de composite photograph, faite de portraits conciliés et tendus vers une image au pluriel, qui a également hanté la théorisation de Peirce17.

Dans notre vaste corpus, outre à pouvoir discerner la présence d’autres séries cohérentes, il est possible de repérer des projets liés à celui que nous avons approfondi. Non seulement nous l’avons en partie préannoncé, mais une autre ligne programmatique est apparue, une ligne qui est parallèle à la découverte d’une image en forme de nous : il s’agit de ce que nous avons appelé le « mariage avec le dispositif ». Il n’est aucunement envisagé aproblématiquement par Roche, et la relation entre l’appareil photographique et le moi-de-déclenchement est thématisée tout au long des séries d’œuvres spécifiques. Par rapport à ces deux pivots projectuels, il y en a un troisième qui les relie, à savoir la lutte contre les limites du vivant et l’érosion continue apportée par le temps qui passe. Faire de la photo et construire un journal intime veut dire se confronter de toute façon à un troisième fond de portée inégale qui est la mortalité.

C’est ainsi que la reproposition récursive d’un second appareil photo en lice interroge le rapport entre le déclenchement et la vulnérabilité d’un paysage ou d’un corps face à celui-ci ; le soustrayant à la mort (ou à la transition d’état) à travers la fixation d’un instantané, on le certifie en même temps comme voué à mourir. On érige un portrait d’une chose qui est en quelque sorte en chute libre dans le temps. La série consacrée à la méta-représentation de l’appareil photo s’enchevêtre alors avec celle des nus, comme par exemple le 17 juillet 1994, San Alessio (voir fig. 17).

Figure 17. Denis Roche, 17 juillet 1994, San Alessio, by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Figure 17. Denis Roche, 17 juillet 1994, San Alessio, by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Cette photo est à haute connectivité dans le corpus également par la présence du bougé qui exemplifie ici une catégorie fondamentale : la vibration, la palpitation. À la mort comme horizon destinal on oppose un bref circuit vital, un frémissement sensible auquel la photo fournit une sorte de perimétration, de parcours tracé. Surgit alors une autre série qui interroge “monographiquement” cette vibration qui peut être propre à un circuit visible offert par la pratique photographique. Roche compose ce qu’il définit des photolalies, c’est-à-dire deux images en regard, horizontalement et verticale-ment, qui finissent par être sémantisées à condition de faire glisser le regard de l’une à l’autre, trouvant des analogies, des renversements formels, des isotopies au premier abord non identifiables.

Figure 18. Denis Roche, 12 août 1995, Paris, la Fabrique, by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Figure 18. Denis Roche, 12 août 1995, Paris, la Fabrique, by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Note de bas de page 18 :

Le diptyque photolalique du 17 mai 1975 (New York, South Broadway) constitue seulement en partie une exception.

À ce circuit du regard qui introduit un vitalisme observateur combatif face à n’importe quel sens d’archivage du vécu, auquel la photographie pourrait se prêter, s’opposent des séries de photo qui sont ostentatoirement un memento mori : images de squelettes, photos d’ossuaires ou de reliques, voire un trépied photographique au sommet duquel il y a une espèce de crâne à la place de l’appareil de prises de vue (diptyque photolalique du 12 août 1995, Paris, la Fabrique, voir fig. 18). Le squelette est vu comme l’archéologie d’un corps. À ce propos, on signalera que le corpus ne présente pas proprement des photos de paysage, en contexte naturel ou urbain18, mais il abrite par contre des prises de sites archéologiques ou de maisons délabrées, au bord de la ruine (comme celle repérée dans Portugal 25 juin 1990). L’archéologie (ou le délabrement) témoigne en soi d’un interstice d’inhumanité, un domaine absolu du temps subi par la matière qui les compose. Les édifices archéologiques sont d’une certaine façon un reliquaire de civilisations disparues, des fossiles des corps sociaux révolus.

4.2. Le nu au sein du journal intime

Note de bas de page 19 :

Cf. « La répétition. Photo de nu et photo de sexe », in Roche (1982, pp. 137-46). Notre recherche est totalement autonome par rapport aux déclarations de poétique de l’artiste.

Face à la disparition à laquelle les corps sont voués, la photo de Roche inaugure deux autres séries, celle des nus19 (la protagoniste est toujours sa compagne Françoise), et celle des ombres. La série des nus est la plus importante du catalogue, et compte plus de vingt occurrences. Toutefois, nous leur rendrions un mauvais service à les cataloguer sous le genre du nu, mais également à les considérer comme une série cohérente. Dans les limites de l’espace qui nous est imparti, nous pouvons émettre seulement quelques remarques. Le nu ne s’impose pas comme assomption d’un genre photographique, mais comme partie intégrante d’un journal intime qui dévoile une dimension de l’intimité. C’est ainsi que le nu apparaît timidement dans le catalogue (16 octobre 1976, Paris rue Barbusse), comme derrière une longue veste dont il est en train de se libérer ou qui est pendue, y trouve résidence par l’interposition d’un miroir ou comme volé à une pratique quotidienne banale (19 juillet 1978). Même au moment où le nu est inséré dans une étude formelle, il est toujours médiatisé par une occasion, comme par exemple voir sa compagne immergée dans une baignoire (19 avril 1979). De façon significative, plus le corpus accomplit des avancées dans la recherche de la photo “en forme de nous”, plus le nu devient paritairement fréquent et se voit resignifié dans un cadre projectuel non plus limité à la simple documentation de l’intimité. Depuis la photo du 11 avril 1979 (Eguilles) le corps nu devient également un horizon intransitif qui s’oppose à la contingence (emblématique, dans ce sens, le journal qui survole le corps nu de Françoise dans la photo du 2 novembre 1994). S’il ne manque pas de nus encore liés à un dévoilement de l’intimité (12 mai 1984, 20 février 1985, 20 juillet 1989), le corps se voit toujours plus thématisé comme un paysage proximal (10 avril 1989 ; 29 juillet 1990), un horizon à portée de main (18 juillet 1985) ou qui peut se situer en-deçà de la fenêtre, obstruant toute percée perspective (14 décembre 1987). Le nu n’a plus besoin de visage, n’est pas quelque chose qui est assigné à une individualité parce qu’il est lui-même tout le visible nécessaire (14 décembre 1987, Paris ; 9 mai 1988) ; mieux, dans sa saturation de l’image, dans son devenir-paysage absolu, c’est comme s’il se détachait de tout autre élément. C’est un corps qui émeut parce que pour un instant son horizon destinal est passé sous silence, est hors champ.

Figure 19. Denis Roche, 4 avril 1989 (Trinidad, Farell House), by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Figure 19. Denis Roche, 4 avril 1989 (Trinidad, Farell House), by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Dans un diptyque photolalique (4 avril 1989, voir fig. 19), le corps nu étendu sur un lit d’une blancheur éclatante, est rapproché d’une vue sur la mer au crépuscule ; le formant du corps est quasi équivalent, sur le plan plastique, à celui de la mer. La mer du nu est alors ce mouvement interne, cette vibration qui a une résonance commune entre un ici-dedans et un là-dehors. Ceci nous permet de mieux resignifier également la photo du 24 décembre 1984 (Les Sables-d’Olonne, fig. 13), où le corps de la femme est superposé à un paysage marin.

Après 1992, comme dans les autres séries, la recherche du nu construit une palinodie interne de ses propres équilibres difficiles ; nous assistons tant au reflux vers un nu plus esthétisant et lié à une recherche formelle (30 avril 1992), qu’à une suppression du visage guidée par un mouvement de la main de la femme (3 août 1993), qui semble indiquer un vouloir se soustraire à un plein investissement de soi. Le corps-paysage peut encore occuper le cadre entier de l’image, mais au lieu de se constituer comme horizon, il se propose en combinaison avec l’articulation bancale de l’environnement domestique, comme proie d’un regard vertigineux (19 août 1993). L’absolutisation du nu laisse le champ libre à une construction en surimpression qui établit des équivalences entre le corps et une outre (18 juin 1999), et enfin le nu devient une sorte de réflexion projetée comme un aparté scénique de la femme qui a prêté son corps pendant des décennies à la photographie (6 avril 2000). De façon significative, c’est précisément cette photo de nu auto-réflexif qui clôt le catalogue.

4.3. Un théâtre d’ombres

Figure 20. Denis Roche, 23 juillet 1978 (Tikal, Guatemala), by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Figure 20. Denis Roche, 23 juillet 1978 (Tikal, Guatemala), by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Comme déjà mentionné, la recherche sur le rapport entre corps et temporalité trouve comme pendant du nu l’exploration de l’ombre. En tant que prélude à cette herméneutique croisée entre nu et ombre, il y a un diptyque photolalique du 23 juillet 1978 (Tikal, Guatemala, voir fig. 20). Les deux photos sont disposées à la verticale ; dans la photo supérieure, nous voyons, dans un intérieur, Françoise qui franchit le seuil d’un édifice en bois, tandis qu’une ondée de lumière provient de l’extérieur, un paysage baigné de vert. La femme apparaît comme une silhouette obscure découpée par la lumière, comme si elle acquérait une bidimensionnalité. Dans la photo inférieure nous voyons en revanche Françoise de dos, s’acheminant vers une grande ouverture dans le tronc d’un arbre, une sorte d’invagination obscure. D’une part, nous avons un corps réduit à une ombre qui semble malgré tout persister, dans sa morphologie individualisée : il s’agit d’un réel défi à la lumière qui domine à l’extérieur ; de l’autre, un corps à part entière qui semble vouloir s’abriter sous l’écorce d’un autre être vivant, l’arbre. Celui-ci est un substitut du nu, par le fait qu’il se profile comme un paysage à part entière, qui met hors champ (de vision) tout ce qui relève d’une instance menaçante dans le temps. Par la silhouette d’ombre s’exhibe en revanche une condition résiduelle, une persistance négative du positif corporel, mais prouvée face à la violence aveuglante d’un tout lumineux vers lequel on sort cependant.

Grâce à cet exemple, nous comprenons mieux de la part du moi photographe la sémantique de l’ombre portée sur un verre, qui permet l’émergence plastique du corps nu de la femme dans une chambre d’hôtel (voir le § 3.5.). C’est le défi à la lumière du corps réduit à reflet ombreux qui lui permet d’élire le corps d’autrui à paysage, et c’est l’ombre elle-même qui peut se faire « écorce » de ce dernier comme pour le protéger.

Note de bas de page 20 :

Roche (1982, p. 164).

L’autonomisation de la série des ombres se manifeste plutôt tardivement dans la chronologie du corpus ; dans 30 mars 1986 (Lesneven) et dans 1er avril (Brignogan, Castel Régis, chambre 9), les ombres sont les ombres d’observateurs face à des paysages délibérément surexposés, entamés par la lumière. L’ombre semble en revanche une présence inamovible, gravée pour toujours. Une telle thématisation de l’ombre ne pouvait que se confronter enfin avec le dispositif photographique et sa capacité de fixer des postillons de la mémoire – pour utiliser l’expression chère à Roche20. Dans le diptyque photolalique 11 octobre 1987 (Paris, la Fabrique) nous trouvons précisément l’ombre d’un dispositif photographique sur lequel la main, avec cigarette, de l’artiste, feint de s’apprêter (en haut) et d’agir ensuite sur le corps machine pour prendre une photo. Dans 21 juin 1989, l’observateur de la fenêtre, complètement dans l’ombre, n’est plus Françoise, mais précisément l’appareil photo, lequel semble paradoxalement couvrir tout le cadre paysagiste sur lequel il est en train de poser son “regard”.

Figure 21. Denis Roche, Nice, 25 décembre 1989, by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Figure 21. Denis Roche, Nice, 25 décembre 1989, by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Dans 25 décembre 1989 (voir fig. 21), un double diptyque photolalique, résultat d’une simple inversion des deux premières photos dans la seconde paire, nous montre une longue ombre humaine dont le cou semble traversé par une sorte de lame de faucille (en réalité il s’agit d’une ombre à son tour projetée d’une petite table). La répétition sans dessus dessous de ce cou d’ombre, “tranché” par une faucille virtuelle, finit par donner à la double page, où est textualisé le double diptyque, un rythme plastique curviligne en propagation tourbillonnaire. La bidimensionalité de l’ombre projetée semble révéler les ravages du temps et la présence constante de la mort. La théâtralité représentationnelle peut être admise uniquement dans le règne de l’ombre, là où la tragédie ne s’émousse pas dans les clichés et dans la fugacité de la mise en scène. Le théâtre d’ombres, avec ses photos en succession qui décrivent le bref arc d’une action, occupe la partie finale du corpus examiné (24 février 1991 et 26 décembre 1999). Dans cette dernière phase l’ombre n’est plus nette, mais découpée sur un fond hautement matérique, plein d’accidents ; il s’agit souvent notamment d’un pré, où le dessin de l’ombre semble assumer un trait archaïque. Le théâtre d’ombres acquiert ainsi une connotation quasi archéologique, dessin rupestre qui dans sa projection comporte une extinction de la vie propre des corps qui l’animent. Le théâtre d’ombres se rend à la matière des supports d’inscription, et l’action rituel qui se dessine est déjà illisible, privée de code effectivement socialisé.

4.4. L’effeuillage du réel

Note de bas de page 21 :

« À lui faire, au réel, sa peau » (Roche 1982, p. 49).

L’archéologie du théâtre d’ombres semble faire partie intégrante d’une dernière série décelable dans le corpus, même si elle est la moins unitaire et définie : elle concerne un procédé qu’on pourrait appeler “l’effeuillage” du réel. Comme dans le cas de ce théâtre d’ombres, il semble que le dispositif photographique atteste l’existence d’une stratification de “peaux” du réel21. Chaque photo prise “effeuille” une strate de peau, potentiellement déjà morte mais gardant encore le souvenir du contact avec la chair, avec la mémoire du corps vécu. Nous comprenons aussitôt que la thématisation de cette série confirme un lien de connectivité avec les autres séries ; il suffit de penser comment la médiation des vitres des fenêtres (réfléchissantes ou transparentes) nous a présenté, selon des profondeurs de champ inattendues, une stratification de dimensions (publique/privée, polémologique/irénique, distinctive/assimilative, etc.).

La série hétérogène qui thématise cet effeuillage du réel montre le reflet d’un œil (31 janvier 1983) ou la vue interne au viseur photographique (5 avril 1981), presque comme si c’était une peau représentationnelle qui avait été prélevée, ayant subi un procédé de décollage. Lorsqu’il n’y a pas un dispositif direct qui signale la mise en acte advenue d’un tel procédé, nous avons un cadre d’image qui semble avoir découpé obliquement un scénario ; la médiation, fût-ce fortuite, est cependant toujours en quelque sorte présente, comme dans le cas d’un reflet oblique et bombé d’une scène face à la mer reproduite par le pare-brise d’une voiture (20 février 1984) ; parfois ce reflet sur les vitres d’une voiture semble précisément avoir un lambeau qu’on peut soulever pour ôter une strate du réel. Le rapport entre la peau du corps et les strates “épidermiques” du réel peut être rabattu sur le plan interne par la photographicité elle-même, et révélé comme surimpression d’images obtenues directement dans le corps machine (voir le nu 7 juillet 1985, voir fig. 22).

Figure 22. Denis Roche, Paris, 7 juillet 1985, by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Figure 22. Denis Roche, Paris, 7 juillet 1985, by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Parfois, en revanche, c’est seulement un filet et un tissu hautement transparent, interposés à la vue d’un paysage, qui exemplifient la présence de ces peaux à effeuiller, sans que celles-ci soient banalement une patine qui s’est superposée à une vérité originaire des corps (15 août 1989). L’ombre peut être vue comme une strate qui peut glisser dans le cadre de l’image (19 octobre 1991). De même que le miroir présent dans certaines photos analysées précédemment semble prêt à rouler hors du cadre de l’image (20 avril 1979, voir fig. 11), une image entièrement réfléchie, caractérisée par un plan de prise de vue oblique, semble ainsi avoir glissé hors de son espace d’ancrage (6 octobre 1995). C’est également la dernière photo qui représente ensemble Denis Roche et sa compagne Françoise.

4.5. Hommage à Wittgenstein

Hormis un diptyque photolalique dédié à Teri et Hubert Damisch et un portrait ombreux avec une mise en abyme de miroirs dédié à Pierre Soulages, le corpus ne présente que trois œuvres avec un intitulé ajouté à la simple indication de jour et de lieu du déclenchement. La première œuvre est un nu, dont il a déjà été question (14 décembre 1987), dédié à l’un des plus célèbres sculpteurs du vingtième siècle (Hommage à Henry Moore) ; ceci ne fait qu’expliciter le fait que le nu ait également répondu progressivement, le long du corpus, à des préoccupations purement formelles. Les autres, deux œuvres dotées d’un titre ajouté, sont étroitement liées entre elles, quoique réalisées à 18 ans de distance (1/6/1979 et 26/8/1997) ; il s’agit de l’Hommage à Wittgenstein I et II.

Figure 23. Denis Roche, Hommage à Wittgenstein II, Le Skeul, Belle-Ile, 24 août 1997, by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Figure 23. Denis Roche, Hommage à Wittgenstein II, Le Skeul, Belle-Ile, 24 août 1997, by kind permission of “Galerie Réverbère, Lyon”.

Note de bas de page 22 :

Dans La disparition des lucioles, l’Hommage à Wittgenstein devient un chapitre à part entière (le second), le seul à être constitué de seules photos (trois pour être plus précis : l’une d’elles n’est en effet pas reprise dans Les preuves du temps).

Note de bas de page 23 :

Wittgenstein (1996).

Ce renvoi à Wittgenstein22 est mis en relation avec la série de la métareprésentation de l’appareil photo ; en particulier, ces deux hommages à Wittgenstein ont été pris au même endroit (Le Skeul, Belle Île), dans un bosquet, faisant probablement partie d’un jardin ou d’un parc, vu la présence de vieux murets d’enceinte et de vases de fleurs isolés. La caméra est posée sur le pré moyennant un petit trépied. Dans la photo de 1979 nous avons une sorte d’objectivation de la région de l’espace vers lequel l’appareil présent dans le champ est en train de pointer l’objectif : il s’agit d’une éclaircie dans le bosquet qui laisse transparaître une lumière presque aveuglante, à tel point qu’on ne peut discerner aucun élément figuratif sur le fond. Dans le second hommage (voir fig. 23), qui est un diptyque photolalique, nous trouvons la même photo présentée à l’horizontale, à ceci près que la seconde textualisation la dispose à l’envers. Il y a toujours une caméra posée sur le pré mais la région d’espace qu’elle encadre rencontre une béance nettement plus réduite dans le bosquet, et le fond au-delà de celle-ci reste imperceptible, même si le gradient de la luminosité est moins intense que dans le premier Hommage. Le trait distinctif de ce second hommage dédié à Wittgenstein est notamment un simple outil agricole, doté d’un long manche (comme un râteau) qui, enfoncé dans le sol, est disposé obliquement face à l’espace encadré par la caméra dans le champ. C’est comme si l’image que ce dispositif pourrait déclencher était préalablement barrée. L’inclinaison de l’outil agricole rime avec l’inclinaison énantiomorphe d’un arbre qui occupe l’extrême droite de la photo, finissant en grande partie hors champ. Le renversement de la photo en regard mène à une paradoxale continuité du tronc de l’arbre, qui part des racines montrées de la première photo et finit dans les racines visualisées de la seconde. En outre, le rabattement perspectif construit, d’un point de vue perceptif, une problématisation dans la reconstruction des relations inter-déïctiques des éléments figuratifs, au point qu’il n’est plus très clair si l’appareil dans le champ est posé devant l’outil agricole ou non. Ce dernier profile un formant plastique qui cette fois semble barrer l’image du point de vue énonciatif recteur. C’est comme si l’image niée était quelque chose dont l’énonciation devait se charger. Hommage à Wittgenstein II est le terme ultime de l’investigation menée à travers la série de la méta-représentation, et exemplifie non seulement l’impossibilité d’épuiser, dans la profondeur de champ l’espace de présence, les circonstances de l’énonciation ou les visées ultimes du regard, mais trahit aussi une espèce de dénégation de la possibilité de décrire. Ceci était également le point de départ de la réflexion wittgensteinienne sur la description ; cette réflexion reçoit une thématisation très ample et très articulée dans son œuvre, mais nous ne devons pas oublier que cet Hommage à Wittgenstein est inséré au sein d’un corpus que nous avons ramené à un journal intime d’un couple. Pour cette raison, l’intertexte avec l’œuvre de Wittgenstein doit être sélectif et peut être significativement circonscrit à la thématisation de la question descriptive posée dans le contexte de la communication de l’expérience perceptive propre, chose qui a évidemment beaucoup à voir avec la signification de l’œuvre d’art. Plus que sur Observation sur la philosophie de la psychologie, nous pouvons resserrer la recherche de notre intertexte sur le cycle des leçons que Wittgenstein consacra à la description23. Dans ces leçons, le problème de la description est ramené à la possibilité ou non de décrire l’impression produite par un certain texte esthétique ou, plus généralement, l’expérience intérieure qui résulte de se trouver ou de déambuler au sein d’un lieu donné. Le problème que Wittgenstein se pose pourrait être traduit en termes peirciens de la façon suivante : quel est l’interprétant qui peut me restituer le pattern de relations qui fut à la base de mon expérience intérieure ? Cet interprétant pour Wittgenstein ne peut être établi selon une reconstruction scientifique du stimulus ou de la réaction psychophysiologique du corps percevant, puisque le sentiment d’une équivalence est obtenu à travers une familiarisation de traductibilité entre gestes et expressions qui est interne à l’expérimentation de leur vécu de signification. Cette familiarisation de traductibilité est ce que nous avons naguère qualifié de transférence (Basso 2000). Or, le problème posé par la photographie est exactement celui de savoir si la description d’un paysage admis par le médium est simplement une transduction analytique d’un diagramme de relations exemplifié par la morphologie du territoire ou si, en revanche, elle peut être élevée à description de l’impression expérientielle qu’il médiatise. C’est ainsi que la projection sur le plan de l’énoncé d’une seconde caméra sert précisément à mettre en question le rapport entre la description que le dispositif photographique permet et la portée énonciative de l’assomption de la trace photographique et de sa promesse d’indicialité. Le diptyque photolalique déplace la “rature” de l’image (la dénégation de sa portée descriptive) de la caméra dans le champ au regard énonciatif (voir la seconde image inversée).

Certes, maintes autres remarques analytiques devraient être faites sur les séries que nous avons interrogées brièvement dans cette dernière section, mais il serait préjudiciable à l’économie générale de l’ouvrage d’étendre ultérieurement cette étude. Toutefois, ce qui nous importait de mettre en évidence est déjà apparu grâce à l’analyse menée jusqu’ici : nous avons trouvé chez Roche la capacité de reprendre et d’argumenter à travers des raisonnements figuraux la théorisation sur la photographie (Roche 1982), mais aussi celle de conduire à un point de problématisation interne maximale la possibilité du corpus de faire fonction de journal intime. Dans cette capacité d’explorer toutes les voies possibles afin de parvenir à un journal intime, pendant que l’on en questionne leur légitimité de subsistance, se situe la caractéristique poétique la plus particulière de Denis Roche : son “héroïsme poétique” qui s’accepte soi-même uniquement à condition d’enregistrer toutes les impasses qu’il rencontre.

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Pour citer ce document

Basso Fossali, P. (2011). Photos en forme de “nous” : l’éclipse représentationnelle d’un couple. Dans Sémiotique de la photographie. Université de Limoges. https://doi.org/10.25965/ebooks.259

Basso Fossali, Pierluigi. « Photos en forme de “nous” : l’éclipse représentationnelle d’un couple ». Sémiotique de la photographie. Limoges : Université de Limoges, 2011. Web. https://doi.org/10.25965/ebooks.259

Basso Fossali Pierluigi, « Photos en forme de “nous” : l’éclipse représentationnelle d’un couple » dans Sémiotique de la photographie, Limoges, Université de Limoges, 2011, p. 323-382

Auteur

Pierluigi Basso Fossali
Pierluigi Basso Fossali est professeur de Sciences du langage à l’Université Lumière Lyon 2. Actuellement, il est directeur du laboratoire ICAR (UMR 5191) à l’ENS de Lyon, coordinateur du Conseil Scientifique du Séminaire International de Sémiotique à Paris, Vice-président de la section 07-Sciences du langage au CNU et porteur du projet ANR Augmented Artwork Analysis. Il a été président de l’Association Française de Sémiotique (AFS) de 2017 à 2022. Il a publié onze monographies et une synthèse de ses positions théoriques est disponible dans la monographie Vers une écologie sémiotique de la culture (Lambert-Lucas, 2017).
Ses recherches s’inscrivent à l’intérieur d’un projet de sémiotique des cultures qui vise à articuler trois approches épistémologiques : (i) l’étude des relations entre médiations linguistiques et expérience perceptive, (ii) l’analyse des stratégies énonciatives et figuratives des textes et (iii) l’attestation et la description des pratiques de création et d’interprétation d’objets culturels par rapport à des institutions de sens spécifiques (domaines). En ce sens, son projet scientifique est unitaire et se développe sans discontinuité depuis la publication du livre Il dominio dell’arte (Meltemi, 2002). Parmi les initiatives éditoriales les plus récentes, on peut rappeler les directions d’un numéro de Langue française (n. 206, 2020) et d’un numéro de Langages (n. 221, 2021) consacrés aux discours programmateurs, aussi bien que les directions de l’ouvrage Créativité sémiotique et institution du sens dans la dialectique entre l'individuel et le collectif (Pulim, 2021) et des Actes du Congrès de l’AFS, (Dés)Accords. À la recherche de la différence propice. Association Française de Sémiotique (2021).
Université Lumière Lyon 2
https://orcid.org/0000-0001-8460-2049
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