DLO – EAU - Marvin Fabien (Dominique)
3- Eaux troublées de particules d’identité(s) (et de spiritualité)
Texte
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Version (espagnole) définitive en 1998 : Antonio Benítez-Rojo, La isla que se repite. Edición definitiva, España, Editorial Casiopea, 1998.
Dans La isla que se repite/L’île qui se répète (19891), le Cubain Antonio Benítez Rojo (1931-2005), exilé aux États-Unis, propose une interprétation systématisée de la Caraïbe en tant que pont d’îles connectées « d’une autre manière », méta-archipel (et comme tel doté d’une culture fluviale et maritime) sans limites ni centre où la notion de rythme prend véritablement sens et où dimensions magique et scientifique se mêlent. En rappelant les différentes phases historiques de la formation de cette Caraïbe, Benítez Rojo met sur le/la même plan/strate la Dominique et la Martinique :
- Note de bas de page 2 :
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Antonio Benítez Rojo, La isla que se repite, Introduction, https://www.literatura.us/rojo/isla.html, consulté le 15 avril 2020.
En segundo lugar implica, también, la no menos grandiosa epopeya de los caribes: las islas arahuacas como objeto de deseo caribe, la construcción de las largas canoas, los aprestos bélicos, las incursiones a las islas más próximas a la Costa -Trinidad, Tobago, Margarita-, el rapto de las hembras y los festines de victoria; luego la etapa de las invasiones territorializadoras -Granada, St. Vincent, St. Lucía, Martinica, Dominica, Guadalupe-, las matanzas de arahuacos, el glorioso canibalismo ritual de hombres y palabras, caribana, caribe, carib, calib, canib, caníbal, Calibán (…)2.
- Note de bas de page 3 :
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John Updike, « Sobre el mar de las lentejas », https://www.literatura.us/rojo/john.html, consulté le 15 avril 2020: « (…) pasa a describir El mar de las lentejas como algo líquido, no sólo por su temática sino por su método: ‘Su continuidad (o continuidades) consiste, paradójicamente, en los propios polirritmos de la interrupción, la divagación, la reconsideración y el agotamiento’ ».
Dans son roman au titre paradigmatique de cet émiettement mis en commun La Mer de lentilles/ El mar de las lentejas (1979), Antonio Benítez Rojo présente la zone américano-caraïbe comme un lieu de connexions qui a connu et connaît l’oppression de la colonisation et de l’exploitation européennes, sans se départir toutefois d’utopies. Sydney Lea, dans l’introduction de La Mer de lentilles considère que Benítez Rojo retient l’élément liquide à la fois comme thème et comme méthode où « la continuité (ou les continuités) consiste à se prévaloir, de façon paradoxale, des polyrythmes de l’interruption, de la divagation, de la reconsidération et de l’épuisement »3.
- Note de bas de page 4 :
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Voir Alain Leroy Locke, Le rôle du nègre dans la culture des Amériques, Paris, L’Harmattan, 2009.
Marvin Fabien a su introduire, par son travail sur le continu et le discontinu, via rythme et polyrythme, un ordre dans le désordre, en transcendant les carcans coloniaux et en se sentant dès lors, sans complexes4, fort de sa caribéanité.
- Note de bas de page 5 :
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Vivian M. May, « Dislocation and Desire in Shani Mootoo’s Cereus Blooms at Night », Studies in the Literary Imagination; Academic Journal, Vol. 37, Issue 2, 2004, p. 13.
Ce n’est certes pas le cas dans toutes les productions actuelles, qu’elles soient plastiques ou littéraires. Nombre d’entre elles comme le roman Fleurs de nuit/Cereus Blooms at Night (1996) de l’écrivaine originaire de Trinidad Shani Mootoo (1957- ) transcrivent violences passées et actuelles à partir de corps et d’esprits recherchant la transgression des frontières sexuées et des entendements traditionnels. Dans ce type de cas « la folie signifie être hors des logiques fonctionnelles de la société et par conséquent être insignifiant plutôt qu’une alternative prégnante de sens »5. Corps et esprits peuvent donc connaître divers troubles et ne pas parvenir à rechercher plus en profondeur des clés salvatrices, des particules identitaires plus aisées à archipéliser et à condenser qui évitent justement la fragmentation identitaire et psychique.
Jean Rhys avait commencé à dire le mal-être par rapport aux codes conventionnels occidentaux en soulignant l’inconfort de sa position d’entre-deux et en créant une forme d’écriture retranscrivant ces méandres identitaires. Depuis le Journal de bord de Christophe Colomb, l’Amérique a en effet été ramenée de l’inconnu au connu européen via des analogies et des comparaisons hyperboliques qui sont autant de tentatives d’organiser les représentations américaines à partir de codes européens. Cette imposition externe a alors été source de mal-êtres et de représentations biaisées. Comme l’a montré l’écrivain cubain Alejo Carpentier (1904-1980), notamment dans Los pasos perdidos/Le partage des eaux (1953), il convenait de proposer de sortir de la doxa et du référent européens, de rompre le pacte de vraisemblance réaliste issu de la tradition gréco-latine et donc de refuser que se perpétue une écriture et une peinture fabuleuses de l’Amérique pour, enfin…, transcrire la réalité américaine et faire de la forêt (et des montagnes) le cœur de la civilisation de ce monde dit « nouveau » en rejetant le modèle européen d’une côte jugée civilisée du fait de sa seule occidentalisation. En voulant écrire et peindre la réalité du monde américano-caraïbe, sans neutraliser sa différence, en refusant le merveilleux faux, inauthentique, il s’agissait alors de faire surgir lo real maravilloso/le réel merveilleux.
Titre ? année ? Dimension ? Technique ? MF : Jerimiahs Dream, 2008, 90 cm x 50 cm, Mixed medias
- Note de bas de page 6 :
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Voir Cécile Bertin-Elisabeth, « Rêves de tours abolies et de béton dés-armé pour une recherche d’équilibres d’énergies, AICASC, 2018, https://aica-sc.net/2018/06/25/medelice-reves-de-tours-abolies-et-de-beton-des-arme/, consulté le 21 avril 2020.
Marvin Fabien représente son monde caribéen sans renier sa nature merveilleuse, sans rejeter le palimpseste de ses vues et voies qu’il cherche à nous faire appréhender par le recours à la tache improbable, comme la figuration de divers trompe-l’œil, qui rend impossible de neutraliser la différence et qui permet de figurer certaines absences et de renforcer les paradoxes. Le recours à la technique de la tache permet de rendre compte de la profondeur du réel américano-caraïbe, de ses réalités corporelles et spirituelles. L’enchevêtrement/ encastrement/superposition des réalités remplace ainsi celui de la forêt incomprise, abolit les différences entre les règnes et les textures (et parfois aussi entre les couleurs), et ce d’autant plus lorsque Marvin Fabien recourt à une variété de techniques artistiques, invitant à utiliser plusieurs sens à la fois, entrelaçant notamment le visuel et le sonore pour qu’émerge du fruit de notre imagination l’œuvre, toujours renouvelée de la réception participative de chacun. Co-identités ; co-créations ; co-existences que donnent à voir des formes de trouble positivées, parfois présentées sur d’immenses toiles sonores revisitées, comme un négatif photographique renouvelé, rappel de strates sonores, visuelles et sensitives, palimpsestes passé, présent et à venir. Cette recherche qui passe par la nano-dimension et ses rêves insaisissables que met par exemple en exergue l’artiste martiniquais Raymond Médélice (1956-) par des séries de petits traits aux couleurs variées6 et à laquelle s’intéresse aussi Marvin Fabien a également été source de questionnements chez divers écrivains comme Kafka :
- Note de bas de page 7 :
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Gilles Deleuze et Félix Gattari, Kafka, pour une littérature mineure, Paris, Éditions de Minuit, Paris, 1975, p. 68-69.
Kafka est fasciné par tout ce qui est petit. (…) le règne animal au contraire touche à la petitesse et à l’imperceptibilité. Mais, plus encore, chez Kafka, la multiplicité moléculaire tend elle-même à s’intégrer ou à faire place à une machine, ou plutôt à un agencement machinique dont les parties sont indépendantes les unes des autres, et qui n’en fonctionne pas moins7.
Strange Fruit Triangle (2017, Installation digitale : Son, video mapping et mixing en direct)
QUESTION : CE VOILE BLANC EST-CE DU PAPIER OU DU TISSU OU UNE AUTRE MATIERE ? COMME UN PARAVENT PLUS OU MOINS OUVERT ? MF : Ce voile blanc est un tissu translucide qui accroche la lumière et qui est fixé à la structure métallique du triangle (la structure et le tissu sont un tout uni, accrochés ensemble. Une fois l’artiste à l’intérieur il n’y a aucune ouverture visible sur tout le triangle, on peut en faire le tour sans voir comment y rentrer)
Ce monde solide et mouvant à la fois, creuset privilégié de jeux de transparences troublées, est d’ailleurs le substrat d’œuvres, créées sur des supports d’abord imbibés de liquide ou de lumière pour laisser l’inattendu merveilleux interagir avec les pigments, donnant tracés et ombres, ajoutés ou suggérés. Marvin Fabien recourt désormais à une forme de toile/voile, de fausse limite dont l’opaque transparence ouvre en fait à toutes les visibilités comme dans Strange Fruit Triangle, installation digitale réalisée en 2017. Ce choix de la taille macro souligne l’évolution de l’art fabien qui extériorise désormais de façon agrandie, comme via le regard d’un microscope offert par les moyens électroniques et digitaux actuels, ce qui était déjà en jeu au cœur de ses œuvres sur papier cartonné réalisées une dizaine d’années plus tôt, à savoir rendre perceptible ce qui se passe à l’intérieur du processus vital et artistique, entre jeux de matières et rencontres d’imprévisibles. LA LUMIÈRE s’infiltre comme l’EAU et invite à faire se rejoindre trac(é)es et tracés, transparences et opacités, pour mettre en exergue un nouveau code caribéanisé, calibanisé. Victoire symbolique de la lumière sur les ombres du passé ? Peaux et souffrances transcendées ? Complexes dépassés ? Cette lumière énergétique pourrait constituer en effet, comme le propose Anne Catherine Berry le trouble tamisé, substrat de particules d’identité(s), sous nos peaux dévoilées :
- Note de bas de page 8 :
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Ce texte a été remis par l’artiste. Référence précise ? MF : Le texte est celui de l’intervention d’Anne Catherine Berry lors de ma présentation de Strange fruit triangle le 15 décembre 2017 à la 4ème soirée performances # conférence du Fiap17 Martinique à l'ESPE
Ne pourrait-il pas s’agir ici, peut-être à travers cette installation, d’une métaphore de la peau, celle de l’être caribéen, figure complexe et en cela riche mais à la fois ancrée dans une forme d’incomplétude. Le dispositif plastique et multimédia mis en œuvre, qui alimente ici la performance, permet un jeu de transparence et de lumière, un rapport de clair-obscur, qui met en jeu le corps de l’artiste, du moins sa visibilité ; l’ensemble joue d’une présence-absence de son corps qui nous semble apparaître par moment telle une figure spectrale, il nous semble alors impalpable8.
- Note de bas de page 9 :
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Voir : https://www.youtube.com/watch?v=S-2h98jeKg4, consulté le 15 avril 2020.
La lumière, onde électromagnétique, est visible entre 400 et 800 nanomètres environ. Elle connaît aussi ce rapport du continu et du discontinu (si cher à Michel Foucault), entre émission et absorption. Concentré de photons et donc de particules (élémentaires), et/ou d’ondes, la lumière est vecteur. Elle unit, relie, archipél(ELLE)ise musique (ondes) et matière (particules) ; voile-peau-corps. Et les impacts de particules ne font-ils pas en quelque sorte tache (comme créant ce que l’on appelle en physique des « patrons d’interférences ») en rendant visible l’interférence des ondes (comme dans l’expérience des fentes de Young9) ? Ces jeux de particules de lumière sont comme mis en exergue par le port de lunettes de soleil chez des personnages aux têtes représentées comme des nuages de particules de poussières (des têtes dans les étoiles ?), des têtes liées à un autre monde, en interférence avec une dimension supérieure, non strictement physique ? Ces représentations de corps exposés au soleil (dénudés tous poil dehors comme l’exemplarise la figuration de gauche) peuvent dans le même temps véhiculer une possible critique d’un tourisme à outrance, non réfléchi, où le tourbillon de nos passions corporelles est comme rendu visible par la « cible »-ombilic-omphalos présente au centre du corps du personnage central, soit le centre-miroir de soi dans le centre de l’œuvre et donc une mise en abîme d’autant plus significative qu’un lien est créé par une flèche-perfusion plantée au niveau du cœur de ce même personnage. Le trouble est là devant ces personnages vus à la fois de face et de dos, à la fois vêtus et nus, à la fois de chair, de sang et éthérés. Pourquoi voiler ainsi ces visages de particules pailletées ?
Caribbean bodies: Bouyon Series (2018, techniques mixtes sur papier, 65 cm x 50 cm)
Le voile, métaphore de la peau, nous renvoie au sens étymologique en grec du terme « métaphore », à savoir « transport ». En effet, IL (voile)/ELLE (peau) permet de filtrer les passages entre matières et matériaux, entre intérieur et extérieur, entre corps et esprit. Car n’est-il pas aussi suggéré par la dimension éthérée de la partie supérieure de cette peinture ou comme dans des installations du type de Strange Fruits Triangle que le corps ne vibre pas seul, mais que l’anime constamment le lien entre corps, cœur et esprit/âme ?
Il s’agit par conséquent de servir de trouver des transmetteurs, des sortes de synapses-ondes pour dépasser les discontinuités en proposant des points de contacts, de rencontre, et ainsi faire émerger ce que tant de nous ne voient pas. Cet art libérateur d’influx et aux flux suggérés par des lignes pointées ou des formes et ombres changeantes ; ces points, pointillés, tirets, si présents dans l’œuvre fabienne signalent (et sculptent musicalement) les relais possibles entre toutes ces formes de particules et corpuscules. Discrète façon de dire et de montrer, de marquer un jalonnement entre concret et abstrait, entre matière corporelle et spirituelle.