EN-VILLE – CENTRE-VILLE - Fabienne CABORD (Martinique)
7- Cheminements passés, présents et à venir : entretien avec la poétesse et documentariste Véronique Kanor
Texte
20 avril 2020
*Cécile Bertin-Elisabeth :
Édouard Glissant a proposé l’aphorisme suivant : « Agis dans ton lieu, pense avec le monde ». Pourriez-vous vous présenter à partir de ces lieux, particulièrement les villes, qui ont accompagné vos tracées de vie ? Parmi les éléments que sont l’eau, le végétal (les arbres) et le béton des villes, où vous sentez-vous le mieux ? Et pourquoi ?
*Véronique Kanor :
Je suis née dans une ville qui n’est qu’une surface, à Orléans. Ma profondeur, c’est dans la Caraïbe que je la trouve. Je me sens enracinée aux flots, à ce mouvement qui m’a portée d’Afrique jusqu’en Martinique. Être née en France est une naissance administrative. Mon territoire n’est pas là. Mon cœur n’est pas là. Mes sentiments ne sont pas là. Mon impulsion créative non plus. Et pourtant, c’est toujours là que je vis. Avec de plus en plus de difficulté cependant, de plus en plus serrée. Je m’y reconnais de moins en moins. J’ai honte de me savoir là, sur cette terre d’arrogance. Mais les habitudes sont tenaces. Prendre mon vélo, parcourir le monde en quelques heures, voir un film algérien à 16h, traverser le quartier indien, boire un chaï à 18h, puis hésiter entre un resto éthiopien ou un japonais et finir la soirée dans un club de jazz... J’avoue, j’aime ça. L’abondance de la grande ville. Et ses illusions aussi. Après 20 ans de Paris, je suis allée vivre à Bordeaux. Où je suis actuellement. Je dois être maso : je déteste cette ville, propre et belle, riche et vieille, lourde de pierres qui ont vu passer mes ombres ancêtres. Dans le panier de mon vélo, j’accumule tous les pavés branlants en me disant que peut-être… Et puis, puisque cette ville a des trous de mémoire, autant qu’elle en ait pour de bon. Je n’y ferai pas de longs os. Quitter la France. Retourner dans cette Martinique où j’ai vécu 6 ans ? Essayer ce Saint-Laurent-du-Maroni dont je suis tombée amoureuse ?
La première fois que je suis allée en Guyane, c’était en 2005, c’était à contre cœur. J’avais les idées-colons dans ma tête : bêtes, touffeur de l’air, inintérêt. J’étais invitée à un festival de cinéma. J’y suis allée en pestant. Le lendemain, en traversant le marché de Cayenne, la bouche longue, pas concernée, voire même agacée par ses faciès que je ne comprenais pas, par ces langues que je ne reconnaissais pas, je ne sais pas ce qui s’est passé, mais j’ai senti une lumière puissante sortir du sol et se poser sous mes semelles. J’avais perdu contact avec le réel. J’étais portée par cette lumière et mon cœur était exalté. Je n’ai plus voulu repartir de Guyane. Mais j’avais négocié pour ne rester que 72 heures et le billet n’était pas modifiable. Depuis, j’ai la Guyane accrochée aux basques et j’aime. J’ai appris que j’avais une aïeule enterrée là. C’est peut-être elle qui m’appelle. Ou une possible origine amérindienne que je n’avais jamais explorée. La Guyane est si large… Elle me rend orpailleuse de moi-même. Elle me rend forêt, vierge à nouveau. Elle m’amazonique. Il y a quelque chose dans l’air… quelque chose dans ce fleuve immense… quelque chose dans cette mer marronne, quelque chose qui se passe en moi quand je roule des heures et vois surgir d’une étendue qui semble déserte, une femme avec un oiseau dans une cage. En Guyane, derrière ce que l’on voit, il y a ce que l’on ne sait pas. À Saint-Laurent-du-Maroni, j’aime écouter le sranan tongo, une langue qui se balance et qui me renvoie à moi, des années en arrière. J’entends dans le balancement de la langue des Bushinengue, le même balancement que j’entendais quand, étudiante, j’écoutais, acharnée et passionnément, la dub poetry jamaïcaine, celle qui a fait de moi une poétesse engagée. Oku Onuera, LKJ, Michael Smith, Jean Binta Breeze, Mutabaruka… ces dub poets caribéens, parfois immigrés comme moi sur la terre du maître, m’ont appris à lier l’histoire de l’esclavage à la condition sociale actuelle des Afro-descendants.
Je cherche encore la ville où je poserai mes rêves, mes nuits, mes désirs, mes routes. Cette ville sera verte et eau. Verte de ses arbres qui seront nos guides, nos panneaux de circulation, nos abris en cas de grosses pluies de soleil. On tendrait les mains pour cueillir un mango, un moubin, une prune cythère. Nos bars seraient installés tout autour, les routes feraient un détour mais pour ne pas les embêter. Les zones commerciales seraient noyées sous la végétation, avec des bancs tout autour des bâtiments pour prendre le soleil ou la blague avec quelqu’un. Cette ville serait eau, aussi. Toutes les villes sont traversées ou bordées par l’eau. C’est vital. Un temps, pour la circulation des marchandises. Un autre temps, pour la circulation des énergies. L’eau rend les villes fluides. Elle engloutit l’agitation, les tensions. Elle invite à la méditation. Et je déteste les urbanistes qui ont bétonné les rivières des villes, qui les ont docilisées et puis fossilisées. C’est le cas de la Rivière Madame à Volga. C’est un crime ce qu’ils lui ont fait ! À Bordeaux, ils ont bétonné la rive droite. La Garonne n’est plus à hauteur d’hommes. Elle est surplombée par un boulevard piéton bordées de boutiques. A Orléans, en revanche, la Loire est magnifique, sauvage. Dedans poussent des arbres, des lumières et des roches.
*CBE : Si je vous dis « ville », que me répondez-vous notamment pour la Martinique, la République Dominicaine et la Dominique ? En quoi l’en-ville foyalais (et peut-être sa Route de la Folie) a-t-il compté dans votre travail de réalisatrice ?
VK : La définition de ce qu’est une ville est subjective. Elle dépend des pratiques, des habitudes, mais aussi des fantasmes et des idées reçues qu’on nous refourgue dès notre plus jeune âge, et dont il difficile, ensuite, de se défaire. Ainsi pour moi, la frénésie, la démerdance, la bouillonnance de Santo Domingo en font une ville telle que j’en ai l’habitude. Pour la Martinique, c’est l’En-ville le jour et les bodlanmè de l’île, la nuit. C’est là, sur les bords de mer que les communes ont réhabilités en promenades, que la ville passe la nuit. Pour ce qui est de la ville, à la Dominique, je donne ma langue au chat. Roseau reste une campagne et c’est précisément pour cela que j’ai un lien tendre avec cette ville-des-champs.
- Note de bas de page 1 :
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La devise parisienne officielle est : « fluctuat nec mergitur ». Cette note et la suivante sont de l’auteure de L’art-mangrove caribéen.
Déambuler dans Paris que je connais bien, c’est longer des siècles d’histoire, toucher des pierres, des statues, des églises qui sont plus vieilles que le plus vieux de mes ancêtres connus. A Paris, la ville accumule son passé et l’exhibe. La ville existe avant les hommes. Même vide, même désertée, elle est là, dominatrice, surplombant les désirs, les assujettissant à l’idée qu’elle a d’elle-même. Elle est l’héroïne de l’histoire. C’est elle qui gagne toujours, même mise à sac, à sang. Même défiée, même brûlée, c’est elle qui gagne. Fluctuat sed1mergitur.
Fort-de-France n’existe pas. Il y a Texaco, Citron, Volga, Debriand… des quartiers qui jouent à touche-touche, qui érigent chacun leur légende à partir d’un fait, d’un personnage dont on va cultiver le récit pour faire exister le quartier, le souder. Je les connais mal, ces quartiers populaires de Fort-de-France. J’aperçois les vies agglutinées, bruyante, tempestives, les lumières et soudain le silence.
Et puis, à Fort-de-France, il y a cette chose urbaine flanquée au bord de Fort-de-France. Bord de Canal d’Alfred Alexandre propose un En-ville dont subsistent les traces de l’En-ville du Cahier d’Aimé Césaire. Ces deux textes et ces deux auteurs restituent le plus justement l’urbain, l’En-ville dans ce qu’il a de monstrueux et d’inerte, de wè-pa-wey, de furtif, d’impermanent, de à-la-va-comme-jte-pousse avec son lot de misère humaine et politique, sa détresse palpable dans le délabrement de ses façades. Une continuité existe entre les deux œuvres, entre le Foyal du début du XXe siècle et le Foyal du début du XXIe. Au bout de ce petit matin, comme l’écrit Aimé Césaire « cette ville plate – étalée, trébuchée de son bon sens, inerte, essoufflée sous son fardeau géométrique de croix éternellement recommençante », tombe la nuit agitée, jompie, de Bord de Canal. Les corps aux yeux crevés décrits par le poète ont laissé la place aux corps tout bonnement crevés d’Alfred Alexandre. L’En-ville n’absorbe pas les gens. Le jour, il les attire avec ses petites boutiques, ses marchandes… Tout le monde s’affaire, tout le monde s’active à faire vivre ce cœur de Fort-de-France, mais personne ne l’habite… parce que l’En-ville, c’est les gens.
- Note de bas de page 2 :
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Petite échoppe populaire.
J’ai filmé cet En-ville quand la grève de 2009 s’est imposée à l’île. Ce sont les gens que j’ai filmés. Leurs cris, leurs pieds, leurs jambes, leurs regards. Tout ça faisait l’En-ville. Et quand les corps exultaient dans les bars, croyant sincèrement à la victoire prochaine, l’En-ville était grand, ouvert comme une carte dépliée. Et quand la routine a saisi les corps en en faisant à nouveau des porteurs de caddies ou d’errance, l’En-ville est redevenu ce lieu étroit, encombré, saturé, ce lieu où l’on passe tout de go du désespoir décrépi à l’illusion capitale. Personne n’est dupe. À part ceux qui, en chemise à bras longs, en pantalon pété-ko, sur le parvis de la Tour Lumina, oublient dans des bars lounge que le pays est sans culotte. Je n’arrive pas à filmer ceux-là. Je n’arrive qu’à pointer ma caméra vers ceux qui appellent encore la ville Fodfwans, et pas Fordeuf ou Fort-de-France, en pinçant les lèvres sur le Fr. Les anciens et les marges disent ce que la ville voudrait taire. Ils dénoncent, par leur présence les impuissances, les incompétences et les arrogances de la ville. Les marges sont le résidu de la folie et des contradictions urbaines. Les Anciens nous ancrent dans tout ce qui disparaitra. Et j’aime les entendre dire : avant, ici, il y avait une t’ite dame qui vendait du manioc. Avant, on passait chez Untel prendre un décollage pour chauffer le corps avant d’aller au travail. Il habitait par là, je crois… » Ils ne sont plus tout à fait sûrs : l’En-ville a écrasé les lolos2 et embrouille les mémoires.
J’ai dû mal à vagabonder dans l’En-ville. Je ne trouve pas les espaces de poésie, de rêverie, les endroits libres, informels et inutiles au capitalisme. La Savane est devenue une grande pelouse de rectangle entourée par une promenade à angle droit dramatiquement rectiligne. J’ai la nostalgie des promesses portées par le nom Savane. Ça aurait pu être un endroit plus imagé… Au demeurant, la poésie est peut-être dans les noms des rues. Route des religieuses. Je ferme les yeux et j’imagine une armée de bonnes sœurs envahissant les rues jadis. Rue Ti-Doudou. Je ferme les yeux et je souris. Route de la Folie… Longtemps je me suis demandée ce qui avait pu se passer dans cette rue pour qu’on l’appelle Folie. Une femme y a peut-être mangé ses enfants avant de sortir dans la rue, à moitié nue en hurlant « Mes enfants m’ont mangée ! »… Ou bien un nombre suspect de fous y avait été recensés… À moins que ce ne soit la tête de la rue qui lui ait donné son nom. Elle a une tête toute tordue, cette route. Ça ne m’étonne pas qu’elle ait inspirée des artistes. Je crois qu’une des œuvres de Fabienne Cabord porte le nom de la Route de la Folie.
(…)
En ce moment, ma tête est déjà remplie de projets, mais le titre de son œuvre : Un petit con de paradis, je pense que ça pourrait m’inspirer une idée de scénario.
Un petit con de paradis (Installation, détail), 2018, technique mixte