Être Architecte : les Vertus de l’Indétermination | Olivier CHADOIN

Partie I. De la sociologie d’une profession à la sociologie du travail professionnel

Introduction

p. 14-15

Texte

Note de bas de page 1 :

Sur cette question cf. Véronique Biau, « Que sait-on de ceux qui font la ville », in Le courrier du CNRS, La ville, n° 81, CNRS, 1994, à qui j’emprunte cette distinction.

Pour aborder le phénomène architectural et urbain, les focales possibles sont relativement nombreuses. Un survol rapide de ce paysage intellectuel montre des lignes de structuration assez marquées et différencie les travaux selon qu’ils s’attachent aux thèmes de la réception du travail sur la ville (usages, habitants, quartiers…), à la dynamique des formes urbaines (génétique urbaine, typo-morphologie, métropolisation…), ou bien, enfin, aux logiques de la production de la ville (professionnels de l’espace, référents urbanistiques et architecturaux…). Or, l’observation de cette partition sommaire montre un relatif déséquilibre en matière de connaissance : alors même que les travaux concernant les deux premiers thèmes sont relativement nombreux, les travaux relatifs à la connaissance des groupes et des logiques professionnelles au principe de l’action sur la ville restent encore peu nombreux et mal connus. Cela, au moment même où ces milieux sont l’objet de profondes mutations comme en attestent les récents travaux sur les professions d’architecte, ou encore, la progressive émergence et reconnaissance de nouvelles fonctions (programmateurs, aménageurs urbains…). Partant, ce sont non seulement ces groupes professionnels qui restent peu connus mais c’est également leurs méthodes et leurs logiques d’action et valeurs de référence qui restent dans l’ombre. Autrement dit, alors que l’on dispose de nombreux travaux sur les acteurs du « vivre en ville », on connaît encore assez peu ceux qui « font la ville1 ». Cette question demeure pourtant d’un intérêt stratégique indéniable à la fois pour des questions évidentes de réflexivité des groupes concernés mais également pour nourrir le vivier des connaissances nécessaires à un enseignement de ces métiers.

Note de bas de page 2 :

Sur l’aspect général du rapport entre sciences sociales et architecture et ces questions, on peut se reporter à l’article de François Lautier, « Penser l’architecture », in L’état des sciences sociales en France, Paris, La découverte, 1986.

Cette partie présente une vue synthétique des différents travaux existants à propos du champ architectural2. Un tel exercice achoppe évidement sur la question de l’exhaustivité. Le propos n’est cependant pas d’y prétendre. Depuis les enseignements de l'histoire de l'art jusqu’aux réflexions actuellement en cours, le groupe des architectes comme la production architecturale elle-même ont été largement traités. Il s’agit donc ici simplement de donner là un état de la réflexion sur cette profession et de situer dans ce dernier le cadre d'analyse particulier qui est le mien. Je vise donc d’abord à mettre en exergue les différentes perspectives analytiques existantes pour rendre compte du monde des architectes afin d'en tirer des enseignements quant à la situation de mes investigations. Ensuite je m’efforcerai de les prendre comme des points d'appel nécessaires pour la construction de ma démarche. Il ne s’agit en aucune manière de présenter l’ensemble des orientations théoriques et méthodologiques de la sociologie des professions et du travail mais plutôt de faire un parcours dans les travaux disponibles sur la profession d’architecte aujourd’hui et d’en repérer les grandes lignes de partage et les différences d’orientation.

Parmi ces analyses, celles en termes de symbole ou d’usage occupent une bonne place. Néanmoins, elles ne permettent pas d’aborder la question des mécanismes qui mènent à la production des objets architecturaux ni même celle des acteurs qui s’y engagent. Ainsi leur reproche-t-on le plus souvent d'oublier que les œuvres comme les producteurs ont une « position », c'est-à-dire qu'ils se définissent dans un rapport entretenu avec d'autres individus et d'autres œuvres dans une situation donnée. Sur ce point, l'analyse sociologique est cependant loin d’être complètement absente. C’est d’ailleurs le propre de sa démarche que de contextualiser la production architecturale en rappelant qu’elle est prise dans un certain nombre de contingences : contexte historique, économique, milieu des architectes, relation aux autres professions participant à la construction.

Note de bas de page 3 :

Cf. Sur ce point l’article de Pierre Bourdieu, « Mais qui a créé les créateurs ? », in Questions de sociologie, Ed. de minuit, 1980.

Elle écarte d'emblée la croyance en l'idée du don naturel et du « génie créateur », et réintroduit le social dans l'art pour permettre le dépassement de toute « vision pure » de la création et de l’œuvre3. Cette volonté de rompre avec l'illusion de la création et du créateur autonome a donné lieu à différents types de travaux à propos de l'architecture. Ces travaux ont pris plusieurs directions pour pointer au moins quatre niveaux de changement de la profession d’architecte :

Note de bas de page 4 :

Cette direction de recherche emprunte en fait deux voies distinctes : d’une part, une volonté de caractériser le travail des architectes par l’observation de leurs pratiques et interactions avec d’autres métiers, d’autre part, des recherches autour de la notion de projet qui se doublent d’une volonté de renouvellement de la pensée architecturale qui est en rapport direct avec une recherche d’autonomie professionnelle. C’est notamment le cas des travaux de Philippe Boudon autour de la notion d’architecturologie ou de Michel Conan sur la conception architecturale qui s’inspire des sciences cognitives pour définir ce que concevoir un projet d’architecture signifie et engage comme facultés spécifiques. Ces directions de travail sont présentées plus après.

  • la segmentation interne du champ de l’architecture par l’analyse des trajectoires et positions des architectes aujourd’hui ;

  • la fin de la figure du « chef d’orchestre » et le renouveau de la place de l’architecte dans la division du travail de production architectural ;

  • la pression des contraintes externes (économiques et politiques) qui obèrent l’autonomie de la profession d’architecte ;

  • enfin, la recherche d’une compétence qui serait propre à l’architecte et le différencierait des autres métiers de la construction4.

Ces différentes directions d’analyse de la profession sont non seulement représentées par des noms propres et des travaux, mais elles s’inscrivent aussi dans une ligne de partage claire entre sociologie du travail et sociologie des professions. Ainsi, deux types d’analyses se distinguent clairement. Les premières replacent les architectes dans une division du travail et sont à la recherche d’un renouveau de leurs compétences. Les secondes, à l’inverse, concentrent leur regard sur les trajectoires des architectes, la structuration de leur milieu ou champ, ou encore la façon dont des contraintes économiques et politiques pèsent sur l’autonomie de ce groupe professionnel. Les travaux de ce dernier ensemble ont pour point commun une interrogation à partir des notions de profession et d’identité professionnelle ; aboutissant par là régulièrement à des constats de « déprofessionnalisation » ou de fait professionnel « inachevé ». Enfin, à ces analyses il faut ajouter celles qui entendent éclairer les produits architecturaux et leur réception.

Pour la clarté du propos on peut donc distribuer les analyses disponibles selon deux grandes directions.

D’abord, les travaux en terme de profession qui visent l’approche du groupe des architectes en tant qu’il est porteur de valeurs et de normes spécifiques. Ces approches, on le verra, s’appuient le plus souvent sur l’examen des éléments de la forme professionnelle (enseignement supérieur, barrières à l’entrée, corps de savoir constitué). Cette partie ne présente pas seulement un état des connaissances. Elle est également appuyée sur la reprise critique de mes travaux sur les liens entre profession, enseignement et féminisation (chapitre 1).

Ensuite, les investigations qui s’attachent à saisir la notion de profession ou de « champ » et qui prennent acte de la diversité interne de ce corps professionnel. A travers l’exploration des pratiques, elles se donnent pour objet d’analyser non plus la réception ou les producteurs de l’architecture mais la question même de la production architecturale comme étant le résultat d’un travail collectif engageant les architectes à « négocier » leur position et leur rôle dans un espace occupé par d’autres logiques professionnelles et d’autres manières d’agir. Il s’agit là de poser les principes d’une sociologie du travail professionnel, c’est-à-dire d’une articulation originale des travaux sur les mécanismes de la production architecturale et ceux sur l’identité professionnelle des architectes. C’est en fait dans cette dernière approche que ce travail trouve sa filiation la plus directe. Il y puise à la fois son parti pris d’analyse et son outillage conceptuel (chapitre 2).

Pour terminer cette présentation, un dernier chapitre (3) est consacré au positionnement singulier de mon propos vis à vis des travaux présentés. J’y explicite les problèmes posés par la « sociologie des professions » et propose une définition du terme de « travail professionnel » ; au principe de la construction de cet ouvrage.