Être Architecte : les Vertus de l’Indétermination | Olivier CHADOIN

Partie I. De la sociologie d’une profession à la sociologie du travail professionnel

Chapitre 1 – De l’objet aux acteurs de sa production : la profession

https://doi.org/10.25965/ebooks.544

p. 16-37

Sommaire

Texte

Note de bas de page 1 :

Ainsi Pierre Tripier et Robert Damien notent que dans la trame rhétorique des organisations professionnelles le modèle trinaire des mythologies occidentales (« âge d’or, décadence, résurrection ») occupe une place de choix. Cf. « Rhétoriques professionnelles » in Claude Dubar, Yves Lucas (Dir.), Genèse et dynamique des groupes professionnels, Presses Universitaires de Lille, 1994.

Note de bas de page 2 :

Cf. Gérard Ringon, Histoire du métier d’architecte, PUF, « Que-sais-je ? », 1996. L’auteur parvient en particulier à se dégager des mythes fondateurs de la profession en interrogeant leur fonction de cohésion et en pointant leurs décalages avec les pratiques actuelles.

La sociologie des professions libérales nous enseigne que ces professions, dites aussi « établies », tiennent généralement leur statut et leur respectabilité de la délimitation claire d’une place, d’un territoire spécifié et spécifique référé à un corps de savoirs légitimes, et enfin d’une sélection des caractéristiques des nouveaux entrants. C’est ainsi que la profession d’architecte s’est historiquement constituée, et, cette représentation d’une sorte d’âge d’or1 est encore largement présente dans les esprits2. Ce modèle d’analyse de la « forme professionnelle » qui a donné lieu à de nombreux travaux est cependant aujourd’hui très discuté. Reposant sur une définition unitaire du groupe, il achoppe notamment sur le problème de la diversité des modes d’exercice d’une même profession. Pour le cas des architectes, la dispersion des diplômés dans d’autres secteurs que celui de la maîtrise d’œuvre libérale engage de la sorte à questionner l’impossibilité de dépasser des couples d’opposition tels que « professionnels/non professionnel », « autonomie/hétéronomie ».

Note de bas de page 3 :

C’est la question que pose notamment Bernard Haumont sur une registre un peu différent in « Le projet urbain : un nouveau champ pour l’architecture et ses recherches », Les cahiers de la recherche architecturale, pp. 103-110, n°32-33, 1995.

Note de bas de page 4 :

Cf. Les architectes : mutations d’une profession, op. cit., p. 247.

C’est ainsi que les débats contemporains autour de la profession d’architecte, mettent en exergue la difficulté à définir l’identité de cette profession et sa place dans la production du cadre architectural et urbain. Qu’est-ce donc qu’être architecte aujourd’hui ? Comment se définissent les diplômés en architecture qui exercent d’autres métiers que ceux traditionnellement dévolus à cette profession ? Comment se définissent les architectes qui sortent du champ historiquement institué de leur action et entrent dans « des jeux sociaux et des systèmes de références qui ne sont alors plus tout à fait les mêmes3 » ? Analysant ainsi les modes d’exercice contemporains de l’architecture et l’organisation du travail dans les agences Guy Tapie évoque une « hybridation des compétences4 », en d’autres termes, un mélange sans centre ou noyau dur identifiable.

Tel est le débat que soulève l’usage de cette notion de profession, laquelle est fréquemment mobilisée pour rendre compte de la situation présente des architectes. Surtout, on va le voir, la définition unitaire et fermée de la définition du groupe n’est pas suffisante pour rendre compte des jeux de concurrence et de complémentarité qu’il entretient avec les autres acteurs des processus de production de la ville et de l’architecture. Plus profondément, toute l’histoire de cette profession semble traversée par une contradiction de fond : d’un côté il est question de définir un champ de pratiques spécifiques et un territoire dans le but de protéger l’exercice et de contrôler le nombre de professionnels, de l’autre il s’agit d’élargir la définition de cette profession pour y englober des formes diversifiées de la pratique architecturale et se positionner sur de nouvelles places.

1.1. La sociologie de la profession : une « sociologie classique »

Note de bas de page 5 :

Cf. Raymond Boudon, Dictionnaire critique de la sociologie, PUF, 1980

Note de bas de page 6 :

Une des oppositions les plus marquées, procédant également de cette institution de groupements en tant que profession, est sans doute celle qui distingue les termes « métier » et « profession ». Le premier renvoyant au latin ministerium, qui lui-même, renvoie aux charges et devoirs associés à la fonction de serviteur (donc à une activité non autonome) alors que le second est associé à une activité autonome de type intellectuel. Plus généralement, cette opposition nous ramène au clivage, mis en place au XIIIe siècle, entre arts libéraux et arts mécaniques.

Note de bas de page 7 :

Cf. Max Weber, Economie et société, Plon, Coll. Agora, 1971, p. 201-206. On retrouve ce thème développé également chez Magali Sarfatti Larson avec la notion de « social closure » ou encore chez Andrew Abbott qui parle de « juridiction ». Cf. le Chapitre 6 du livre de Claude Dubar et Pierre Tripier, Sociologie des professions, A. Colin, 1998, pp. 113-138.

Revenons donc tout d'abord brièvement sur la constitution originelle et l’étymologie du terme profession lui-même. Celui-ci renvoie au mot latin professio qui lui-même renvoie à l'idée de déclaration publique. Historiquement le terme profession ramène ainsi à des activités instituées officiellement et juridiquement encadrées ; il met l'accent sur l'efficacité symbolique de rites sociaux5 qui incitent les groupes professionnels à s'organiser en entités disposant du pouvoir exclusif d'exercer une activité socialement valorisée6 et d'en réglementer l'accès. En ce sens, on pourrait définir la profession comme une occupation qui peu à peu est parvenue à mettre en place les conditions de son institutionnalisation, c’est-à-dire, rappelons-le, un groupe dont l'existence résulte d'une « spécification autoritaire au nom de l'intérêt commun7 » comme l’exprime Max Weber.

Note de bas de page 8 :

Pour une présentation de cette sociologie, cf. entres autres Claude Dubar, La socialisation, constructions des identités sociales et professionnelles, A. Colin, coll. U, 1995 ; Everett C. Hugues, Le regard sociologique, essais choisis et commentés par Jean-Michel Chapoulie, Ed. de l’EHESS, 1996 ; Eliott Freidson, La profession médicale, Payot, 1984.

Note de bas de page 9 :

Howard S Becker (1983), cité in Claude Dubar, 1995.

De même, pour l'interactionnisme8, plus centré sur les objets de la pratique quotidienne, les professions sont définies comme « des occupations ayant eu suffisamment de chance pour acquérir et préserver, dans le monde actuel du travail, la propriété d'un titre honorifique9 ». Selon cette approche, l'existence des professions repose sur la distinction entre le sacré et le profane. Everett C. Hughes montre par exemple, en analysant la relation thérapeutique comment l'interaction entre le client et l'expert est complètement structurée par cette opposition mentale. Mais, ce que la méthode d'analyse des interactions a pu encore peut-être le mieux dégager, c'est la façon dont les groupements de type professionnel ordonnent leurs activités, la nature des règles qui président dans ces formations à la division du travail. Les questions essentielles que se pose par exemple Hughes sont : « Que considérez-vous comme sale, honteux et pénible dans votre travail ? » et « Avez-vous la possibilité de déléguer les sales travaux ? » et « comment ? ». Le professionnel est ainsi défini comme celui qui a la capacité de déléguer les « sales boulots » et de ne garder que ce qui est lié à une satisfaction symbolique et à une définition prestigieuse. A partir de là, toute profession tend à se constituer en un groupe de pairs avec son code informel, ses règles de sélection et son langage commun et par-là même à sécréter des stéréotypes professionnels. Ces stéréotypes sont généralement des définitions idéales du professionnel qui s'organisent autour de caractères définis. Ainsi, les représentants du courant interactionniste ont pu parler, à propos des professions d'organisations fondées autour de stéréotypes professionnels, excluant de fait ceux qui n'y correspondent pas. Par exemple, un médecin américain, est défini selon Hugues de façon stéréotypée autour des caractères « blanc, anglo-saxon, homme, de culture protestante ».

Au-delà de leurs discordances paradigmatiques, la plupart des définitions de la notion de profession retiennent les critères suivants quant à l'identification de ce type particulier de groupements :

  • une spécialisation du savoir entraînant une détermination précise et autonome des règles de l'activité : la définition d'une expertise ;

  • une formation intellectuelle longue et de niveau supérieur qui suppose l'existence d'écoles et de formations dûment reconnues : l'existence d'un système d'enseignement de niveau supérieur ;

  • l'existence de barrières à l'entrée pour ceux qui ne remplissent pas les conditions précédemment énoncées : la protection d'un territoire d'exercice.

Note de bas de page 10 :

Le contenu de l’intervention de l’architecte est défini par la loi du 3 janvier 1977 (art. 3, al. 2), le code de l’urbanisme (art. L. 421-2, al. 3) et le code des devoirs professionnels de l’architecte (art. 16).

Dans cette acception, l'architecte est le garant de la qualité des projets d'édification du fait de l'obtention d'un diplôme, qui en fait foi, et qui lui « donne compétence » sur une sorte de territoire réservé en matière de cadre bâti dont l'Ordre des architectes est un gardien. Ainsi, la loi sur l'architecture de 1977 rend le recours à un architecte obligatoire à compter d’un seuil de surface construite et interdit l'exercice de la conception à quiconque ne possède pas la certification DPLG10. Si l'on en reste donc à ces attributs distinctifs, l'architecte est bel est bien un professionnel dans une profession et, la formation du groupe des architectes répond en effet bien à ce que l'on nomme « professionnalisation ».

Note de bas de page 11 :

Pour une analyse du système de valeur de la profession appuyée sur ce code cf. Christian de Montlibert, L’impossible autonomie de l’architecte…, op. cit. p. 46-50.

Les extraits du code Guadet, texte pré-fondateur de l’Ordre des architectes, donnent une appréhension assez claire des bases de l'identité professionnelle de l'architecte telle qu'elle se trouve alors historiquement arrêtée : l'architecte exerce un art, son rapport au commanditaire est désintéressé et basé sur la confiance, enfin, il est responsable et indépendant11. Outre cela, le texte laisse entrevoir également la position de l'architecte parmi les professionnels du bâtiment : en vertu d'un savoir particulier (dont le diplôme est une forme objectivée), il est celui qui dispose de la compétence légitime en matière d’édification. Plus encore qu'à un savoir, l'expertise est donc liée à un territoire (et donc à une position dans la division du travail de production du bâti).

Note de bas de page 12 :

Texte présenté dans l’anthologie de Jean Pierre Epron, Architecture, architectes, enseignement, Une anthologie, 1790-1948, IFA, Paris, 1978. C’est moi qui souligne.

Le diplôme d'architecte (J. Guadet 1906)12

Le désir qu'un titre incontestable put les distinguer de ceux qui exerçaient sans études préalables, une profession ouverte à tous et où parfois on était étonné de rencontrer les épaves de tous les déclassements (...) le diplôme d'architecte est un titre scolaire, la constatation sérieuse d'études sérieuses (...) c'est une recommandation, une sanction d'études, une présomption puissante de valeur artistique et professionnelle : par conséquent, une garantie, une garantie assez analogue à celle qui résulte du doctorat de médecine (...) l'épreuve du diplôme est un couronnement d'études, et pour pouvoir s'y présenter il faut déjà justifier de titres sérieux. Voilà ce qu'est le diplôme d'architecte : garantie très sérieuse de bonnes études et, j'ajouterai, présomption d'honorabilité, car le jeune homme qui a, pendant des années, travaillé efficacement pour conquérir un titre ambitionné a bien des chances d'être un homme sérieux et honorable (...) Et tout cela, maintenant, ne se conteste plus. Aujourd'hui lorsqu'on se renseigne sur un jeune architecte, fut-ce dans des vues matrimoniales, on demande tout d'abord : est-il diplômé ? Même les personnes étrangères à la profession posent cette question.

Si l'on s'accorde sur l'idée selon laquelle c'est une compétence de type particulier qui permet à l'architecte d'instituer son territoire d'intervention et de lui donner un statut à part dans le champ des métiers de la construction, on comprend bien la nécessité et l'utilité fonctionnelle du système d'enseignement pour la stabilité du corps professionnel.

Note de bas de page 13 :

Tous les extraits en italiques et entre guillemets sont issus d’entretiens, ou de documents indigènes cités.

Note de bas de page 14 :

Tels sont les termes utilisés par les architectes alors partisans de la création d'un Ordre. Propos extraits de M. Roux - Spitz, « la création projetée d'un Ordre des architectes » in L'architecte, 1927.

Note de bas de page 15 :

Pour une présentation historique des débats qui mènent à la création de l’Ordre des architectes, Cf. Gérard Ringon, Histoire du métier d’architecte en France, op. cit., pp. 96-98.

De la même façon, l'aboutissement de la longue entreprise de définition de la profession sera rendu possible avec la création de l'Ordre (31 décembre 1940 : institution dont la fonction affirmée est bien de13 « fermer la profession aux indésirables (...) séparer nettement l'exercice de l'architecture, profession libérale, de celui de l'entreprise, profession commerciale, (...) et enfin d'interdire la profession aux incompétents14 ». Il s'agit de protéger l'exercice de la profession, de poser les fameuses « barrières à l'entrée ». « L'institution ordinale », garante de ces dernières, offre ainsi le moyen d'une régulation concordante de celle effectuée par le système d'enseignement. Ainsi, l'adéquation entre le recrutement sélectif et la formation des professionnels sont deux éléments qui, avec le titre, signent l'achèvement du fait professionnel15.

Note de bas de page 16 :

Code des devoirs professionnels de l'architecte, décret du 14 septembre 1941.

Note de bas de page 17 :

Cf. Raymonde Moulin et Al., Les architectes, métamorphose…, op. cit., p. 24-25.

Note de bas de page 18 :

Cf. Denis Segrestin, Le phénomène corporatiste, Fayard, 1985.

La profession, redéfinie en 1941 par le nouveau code des devoirs professionnels16, repose ensuite sur la définition canonique suivante : elle s'exerce sous forme « exclusivement libérale », le salariat en agence ou dans la fonction publique est cependant « toléré » et, ce qui demeure exclu c'est toute forme de bénéfice issue de la relation entre l'architecte et l'habitant. Ainsi, on le voit bien à travers cette brève restitution d'un « bout d'histoire », d'une part la sphère architecturale s'est progressivement constituée en tant que profession par le droit et avec le soutien du pouvoir en place, de l'autre, elle s'est instituée comme système autonome et régulé dont l'unité était assurée par l’adéquation entre un système d'enseignement et la définition particulière d'une activité. De la sorte, il s'établissait une continuité forte entre les systèmes d'enseignement et l'activité professionnelle jusque dans les années soixante-dix. Raymonde Moulin écrit par exemple « le système académique, comme système de formation et de qualification, associé à l'Ordre (...) constituait un ensemble institutionnel et cohérent17 ». Dans l'organisation de la profession, telle que décrite par l’auteure, il est effectivement indéniable que la sélection, la cooptation et le système des ateliers, qui institue la relation particulière du maître et de l'élève, font système ; la reproduction du corps contrôlée par le corps est alors la règle. On a là les bases de ce que l’on pourrait nommer un « système d’emploi corporatiste18 ».

Note de bas de page 19 :

Pierre Bourdieu, (La distinction, critique sociale du jugement, Ed. de minuit, 1979) montre comment l'exigence de critères particuliers dans les grandes écoles est en fait un moyen de sélectionner des « critères cachés ». Ainsi, le fait de demander un diplôme particulier à l'entrée peut être en fait une manière d'exiger une origine sociale particulière.

Les groupements professionnels, tel celui des architectes, fondés sur certaines formes de cooptation, protégés par des numerus clausus, exigeant à l'entrée des organismes de formation certains diplômes plutôt que d'autres, exercent donc sur la composition sociale de leur structure une sélection des propriétés sociales de manière à assurer la conservation de la valeur distinctive du titre qui les qualifient par séparation19. On sait effectivement qu'un des principes de la préservation de la valeur marchande et symbolique d'un titre scolaire repose sur l'accès du moins grand nombre d'individus et sa limitation aux individus dont les propriétés sociales sont socialement dévaluées.

Note de bas de page 20 :

Jean-Pierre Epron, Architecture, architectes, enseignement, Une anthologie, 1790-1948, IFA, Paris, 1978

Il s’ensuit que l'histoire des rapports entre enseignement et profession s'exprime dans une discussion jamais close sur les critères et les modalités de la qualification de l'architecte et la garantie sociale qu'elle apporte20. Non seulement le diplôme est l'occasion de réaffirmer une position sociale (« l'honorabilité » évoquée par Guadet), mais il entérine une appartenance à un corps d'experts, une protection du territoire, une attestation de la capacité exclusive de ses détenteurs à pratiquer « l'art de l'édification ».

Note de bas de page 21 :

Cf. Pierre Bourdieu, La noblesse d'État, Minuit, 1989.

Note de bas de page 22 :

Idem p. 68, Pierre Bourdieu observe à mesure que l'on s’élève dans la hiérarchie des classements officiels les agents sont plus définis par « ce qu'ils sont » que « ce qu'ils font ». Ce qui nous renvoie directement au clivage, vu plus avant, entre arts mécaniques et arts libéraux.

Note de bas de page 23 :

Cf. Pierre Bourdieu, La noblesse d'Etat, Minuit, 1989.

Le titre d'architecte est donc un élément charnière du fait professionnel. Il consacre l'appartenance à un groupe social pour celui qui en est le porteur21. Il institue de fait une frontière sociale avec les autres groupes sociaux. Et enfin, il « justifie en raison », il authentifie le monopole de la compétence technique et sociale de son titulaire. Il représente, de ce point de vue, une sorte de garantie, un certificat qui permet d'assurer la collectivité de l'identité et de la confiance de ceux à qui elle a décidé de confier l'aménagement de l'espace. Par définition, en tant qu'il « certifie », le diplôme, est une composante primordiale de la forme professionnelle. Il permet de réserver l'exercice d'une compétence, de définir une expertise, sur un territoire particulier, à ses seuls détenteurs et, surtout, par l'acte de séparation qu'il consacre il est au principe d'une attribution identitaire. Sur ce point, il n'est pas inintéressant de rappeler que la profession d'architecte est une de ces positions de l'espace social qui permet aux individus d'être définis plus par « ce qu'ils sont » que par « ce qu'ils font »22 ; confirmant par-là que l’attribution du diplôme est bien un acte de catégorisation légitime par lequel est discerné l'attribut le plus déterminant de l'identité sociale23.

Note de bas de page 24 :

Architecture, architects,…, IFA, Paris, 1978. C’est moi qui souligne.

E. Pontremoli, « De la profession d'architecte et de l'enseignement de l'architecture24

La valeur d'origine et la valeur de spécialisation ne sont pas suffisamment précisées
pour une clientèle trop ignorante et mal informée. Ce sont donc ces valeurs qu'il faut déterminer au préalable, c'est l'enseignement de l'architecture qui est en cause (...) en même temps qu'il faut former des architectes d'indiscutable valeur, il faut apprendre au public à les distinguer des ignorants et des profiteurs. (...) L'obligation pour chacun d'indiquer sa provenance, de produire ses titres, de prouver son identité ; obligation qui est la conséquence de la liberté et qui doit puissamment contribuer à organiser la profession et sa moralité en renseignant exactement le public sur la qualité de chacun : principe essentiel de défense contre toutes les falsifications aussi bien matérielles que spirituelles ; obligation que la plupart des ingénieurs jugent suffisantes pour défendre leur corporation (...) et puisque les écoles d'État ont été tout d'abord indiquées, il convient de savoir comment se recrutent leurs élèves. Ceux-ci proviennent actuellement de toutes les classes de la population : les uns sont des architectes -nés ; les autres se destinent à cet art poussés par leur professeur ou leurs familles parce que dès l'enfance ils dessinent passablement et que le métier d'architecte paraît à leur entourage plus sûr que celui de peintre ou de sculpteur ; d'autres veulent, enfin, devenir architectes, sans vocation aucune, parce que, à un certain moment le métier paraît bon, que la bâtiment va et qu'aucun diplôme ni baccalauréat n'est exigé pour entrer dans la carrière (...) Dans l'enseignement de l'École Nationale Supérieure des Beaux-Arts et des écoles régionales d'architecture un concours est organisé avec un programme sérieux, complet, et un nombre fixe de bénéficiaires.

Selon cette lecture en termes de profession, être architecte c'est donc appartenir à un groupe qui, de façon authentifiée dispose du droit réservé d'exercer un savoir particulier au niveau de l'aménagement de l'espace qu'il a acquis par des études longues et de niveau supérieur dans des établissements spécialisés dont l'accès est réservé. En ce sens, le système d'enseignement représente un enjeu de poids pour la stabilité de la profession. Ce dernier est un élément fondamental pour la reproduction de la structure professionnelle car c'est également à ce niveau que se joue la préservation de la valeur symbolique du titre par l'accès contrôlé d'un plus ou moins grand nombre d'individus de plus ou moins grande valeur sociale.

On a là, tous les éléments qui classiquement définissent ce qui a pu être appelé le « modèle de l'École Nationale Supérieur des Beaux-Arts ». Il s'agit en fait d'un ensemble qui de façon simpliste peut être défini au moins par trois caractéristiques principales :

  • une forte adéquation entre système professionnel et système de formation du fait d'une forte sélection à l'entrée, de l'importance des relations d'atelier et de la place d'instance de régulation tel l'Ordre, et de légitimation comme le célèbre prix de Rome ;

  • une grande capacité d'intégration des individus entrants dont l'aspect de la structure traditionnelle de l'atelier comme base pédagogique et l'apprentissage des règles de l'art auprès du maître sont de bonnes illustrations ;

  • une forte lisibilité du territoire. La mission de l'architecte, ainsi que sa place dans le procès de production comme dans l'espace social, sont clairement perceptibles (ce sont les figures classiques déjà évoquées de « l'architecte artiste » et du « chef d'orchestre ») et, par-là, offrent d'une part le terrain d'un lien pédagogique clair et d'autre part le terreau nécessaire au développement de la croyance et de l’adhésion aux valeurs du champ.

Note de bas de page 25 :

Cf. « À l'école, sociologie de l'expérience scolaire », Seuil, 1996.

Concernant le premier aspect, on sait en effet qu'en vertu de l'exercice d'une forte sélection, du système des concours et d'une pratique du mandarinat quasiment institutionnalisée, le système d'enseignement (alors centralisé) fonctionne en parfaite concordance avec les objectifs de préservation du territoire définis par l'institution ordinale. Mieux encore, le consensus existant à propos de la définition de l'architecture (la détermination d'une doctrine dominante) est suffisamment fort pour que les enseignants (qui sont aussi des professionnels de la profession) assurent la bonne reproduction du corps professionnel. Aussi, au niveau du second point on peut observer une solide intégration des individus par l'adhésion au modèle dominant de l'exercice libéral de l'architecture ; lui-même étant au principe de la pleine réalisation du corps. De fait, pour reprendre le langage de François Dubet et Danielo Martuccelli et ce qu'ils nomment la « paideïa fonctionnaliste25 », on est là face à un modèle de type sériel ; un système dans lequel l'institution produit des rôles ajustés à la structure.

Note de bas de page 26 :

Ainsi pour François Aballéa c'est l'éclatement et la perte de référents unitaires (la pluralité des paradigmes architecturaux) qui est à l'origine des discordances observables au niveau du groupe professionnel et de l'enseignement. Cf. « L’évolution de la professionnalité des architectes » in Recherche sociale, FORS, n°113, janvier-mars 1990.

Outre ces constats, il faut souligner ici que si ce modèle offre à l'observation autant de cohérence, si forte intégration des éléments il y a, c'est, parce que la profession a encore la capacité de proposer un modèle unifié et cohérent de ce que sont l'architecte et l'exercice de l'architecture. Dans un tel système il y a une référence stable sur laquelle peuvent se conformer, et les principes d'enseignement, et les futurs architectes. En ce sens, on peut, sans peine, avancer l'hypothèse selon laquelle la capacité à définir « expertise » et territoire de façon claire est au principe d'une forte cohésion du groupe professionnel26.

1.2. Les vicissitudes de la profession

Note de bas de page 27 :

Cf. Guy Tapie, L’enseignement de l’architecture en France, Rapport pour le BRAU, 1996.

Note de bas de page 28 :

Je reprends ici l’expression communément utilisée par les architectes.

Note de bas de page 29 :

Ainsi, Luc Boltanski et Eve Chiapello identifient le développement d’une « cité par projet ». Cf. Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.

Ce bel et (trop) harmonieux mécanisme dit de l'ENSBA a néanmoins éclaté et cessé de remplir ses fonctions de formation et de consécration des architectes dès la fin des années soixante. L'affrontement des idéologies architecturales associé à l'incapacité de l'enseignement à se réformer pour s'adapter aux nouvelles conditions de production (notamment la production rapide et massive de logements) ont contribué à la remise en cause de cette institution jugée obsolète. A cette ancienne organisation fondée sur l'atelier et le dessin s'est substitué un enseignement plus ouvert qui se caractérise par un changement de statut des enseignants, la pluridisciplinarité, la diversification des cursus possibles, et l'introduction des sciences sociales27. Pour autant, les discussions, réformes, et débats depuis l'effondrement de l'ancienne structure ne cessent de scander l'actualité architecturale. A une formation consensuelle et ajustée, car largement protégée, semble s'être substituée une réalité plus complexe sur fond de changement du système d'enseignement et d’éclatement de la définition classique du métier d’architecte. Il s’ensuit des débats incessants sur la vocation du travail architectural et sur l’existence d’un noyau dur de compétence. À ce sujet, les architectes sont unanimes pour dire que le noyau de leur compétence professionnelle est la capacité à « faire projet28 ». Cependant dès lors qu’il s’agit de s’accorder sur une définition de ce terme et sur ses modalités de transmission les choses deviennent beaucoup plus compliquées. Sans compter que la notion de projet fait aujourd’hui l’objet d’un surinvestissement professionnel et idéologique important et semble être passé au discours contemporain commun29.

Note de bas de page 30 :

Sur ce point, cf. le chapitre VI du livre de Gérard Ringon (Histoire du métier d’architecte, op. cit. pp. 99-118), et aussi Guy Tapie, Les Architectes : mutations d’une profession, op. cit., pp. 251-295.

On est donc actuellement face à une réalité plus mouvante dans laquelle la solide relation entre enseignement et profession qui prévalait dans l’ancien modèle professionnel s'est dissoute30. La disparition de ce système intégré, producteur d’une forte cohésion semble avoir laissé la place à une réalité plus incertaine dont les traits caractéristiques sont, et l'éclatement de la définition stable de la professionnalité de l'architecte, et la complexification du système de formation. Aussi, si l'enseignement a pu être un élément prépondérant dans la préservation de la définition de l'architecte et de sa fonction, il semble en être tout autrement aujourd’hui. Ces changements s’actualisent selon deux directions : du côté de l’enseignement on constate une croissance du nombre d’inscrits et un changement de la structure des effectifs ; du côté de la profession on observe une dispersion des diplômés sur des postes qui ne correspondent plus forcément à la définition historique et idéale-typique de l’exercice de la profession d’architecte.

Du côté de l’enseignement

Note de bas de page 31 :

Depuis 2005 on ne parle plus d’écoles d’architecture mais d’écoles nationales supérieures d’architecture (ENSA). Néanmoins, pour faciliter la lecture, je conserve ici le terme d’école d’architecture.

Note de bas de page 32 :

Notons que les écoles d'architecture sont sans doute les premières touchées des grandes écoles par ce mouvement en raison de la position moyenne qu'elles occupent dans l'espace des grandes écoles. Cf. Pierre Bourdieu, « Agrégation et ségrégation ; le champ des grandes écoles et le champ du pouvoir » in Actes de la Recherche en Sciences Sociales., 1987, n°69, pp. 2-5. Pour des raisons de lisibilité je n’ai pas ici repris tous les tableaux attestant de cette évolution. Pour une vue plus détaillée sur les origines sociales des étudiants en architecture cf. Olivier Chadoin, Être architecte : les vertus de l’indétermination, Thèse de Doctorat en Sociologie, Université de Limoges, 2006, pp. 79-80.

Note de bas de page 33 :

Ces évolutions sont relevées dès 1975 par Bernard Lamy et Michel Robirosa, L'évolution de la profession d'architecte, Centre de Sociologie urbaine, 1975.

Note de bas de page 34 :

La féminisation des diplômés DPLG est en effet constante, passant de 15% en 1977 à 30% en 1983 et 42% en 1997. Cf. sur ce point Olivier Chadoin, « Féminisation : la fin d’un modèle », in Urbanisme, n°302, septembre-octobre 1998, pp. 71-74.

L’interrogation des caractéristiques du public des écoles d'architecture31 montre que celles-ci n'échappent pas aux évolutions globales que connaît depuis le début des années 80 l'enseignement supérieur dont les effets les plus manifestes sont la massification et l'hétérogénéité croissante des volumes et des espèces de capitaux32. Les enfants des professions libérales sont de moins en moins nombreux alors qu'augmente le nombre d'étudiants issus de la bourgeoisie moyenne salariée33. Sans compter qu'à cela, s'ajoute une forte féminisation34.

Évolution de la répartition par sexe des étudiants diplômés DPLG

 % de femmes

 % d’hommes

1983-84

29,2

70,8

1984-85

27,6

72,4

1987-88

34,6

65,4

1990-91

36,1

63,9

1993-94

38,9

61,1

1996-97

42,2

57,8

Source : DAPA, Observatoire de l’économie de l’architecture. 2000.

Note de bas de page 35 :

Cf. L’impossible autonomie de l’architecte, PUS, 1995.

Note de bas de page 36 :

Cf. L'évolution de la profession d'architecte…, op. cit.

Au niveau des origines sociales des étudiants inscrits dans la vingtaine d’écoles d’architecture que l’on compte en France, on note certes un recrutement fort dans les couches supérieures de la population mais également, dès 1975, une diminution forte du nombre de fils d'architectes. Ces derniers sont passés de 19,5 % avant 1965 à 13,5 % en 1975. Inversement, le nombre d'enfants issus de familles salariées a augmenté sensiblement. Christian de Montlibert35 le confirme : les caractéristiques des étudiants architectes se sont considérablement modifiées car ils sont moins souvent issus de la bourgeoisie d'affaire ou des professions libérales qu'autrefois. En comparant à la fois les origines sociales et les origines scolaires des étudiants en architecture entre la période couverte par l'enquête de Bernard Lamy et Michel Robirosa36 (1975) et celle actuelle, on remarque un changement global de la valeur sociale du public des écoles d'architecture.

Note de bas de page 37 :

À partir d'une analyse factorielle des correspondances, l'auteur confirme en effet clairement comment les écoles d'architecture se trouvent, de par la nature de leur recrutement, sur une position moyenne dans l'espace des grandes écoles. Cf. L’impossible autonomie…, op. cit. p. 61.

Note de bas de page 38 :

Cf. Pierre Bourdieu, La noblesse d’État, grandes écoles et esprit de corps, Ed. de minuit, 1989.

Certes, on note un recrutement qui reste celui d'une grande école. Ce sont notamment encore les séries de baccalauréat les plus prestigieuses qui sont les plus représentées et pour lesquelles l'écart entre le pourcentage d'inscrits en Diplôme d’Études Fondamentales en Architecture (DEFA, correspondant au premier cycle des études d’architecture) et celui d'inscrit en DPLG (Second cycle menant à l’obtention du titre d’architecte) reste le plus faible. Néanmoins, au niveau de l'origine sociale des étudiants, un changement se dessine, avec notamment une tendance à la « moyennisation » du recrutement. À ce propos, Christian de Montlibert affirme que ce mouvement place les écoles d'architecture dans l'espace des grandes écoles comme des « établissements moyens37 ». Cet état de fait est la conséquence logique d'un mouvement de fond qui a affecté l'enseignement supérieur ces dernières décennies, lequel s'accompagne généralement d'une croissance du nombre de diplômés et, partant, d'une dévaluation des titres. La valeur des titres étant en effet, corrélée non seulement au nombre de porteurs mais aussi aux propriétés secondaires de ceux-ci38.

Ces mouvements conjugués d'augmentation continue des effectifs, d'élargissement du recrutement et de féminisation ne sont pas sans répercussions sur l'organisation de la profession elle-même et sur sa cohésion. Considérant que le statut de l'architecte est fondé sur la valeur d'un titre rare et d'accès difficile qui lui garantit une certaine autorité sur un territoire spécifique dans le processus d'édification, on peut d'ores et déjà se demander si ces changements ne sont pas en mesure de perturber la valeur symbolique du titre qui est au principe de la croyance en la compétence de ce professionnel. Le titre « architecte », on l’a vu, fonctionne en effet autant comme garantie d'une compétence technique que comme garantie de dignité sociale.

Note de bas de page 39 :

Everett C. Hugues, montre, à ce propos, comment une profession repose sur un « stéréotype » réunissant un ensemble de caractères idéaux (protestant, blanc, d'origine aisée, marié, catholique... cf. « Dilemmes et contradictions de statut », in Le regard sociologique – Essais choisis, 1996, op. cit., pp. 187-198.

À ce niveau c'est l'identité d'une profession qui est en jeu. On le sait, le niveau de prestige d'une profession tient pour une grande part au tri qu'elle effectue dans le recrutement de ces membres. On sait en effet que le prestige comme la stabilité d'un groupe professionnel trouve son principe non pas dans la seule distinction entre le sacré et le profane (ou autres caractères « séparateurs ») mais en vertu du fait que les professions opèrent à leur entrée de véritables sélections des caractères dans les biographies39. De la sorte, la féminisation ou l'arrivée d'individus des classes les plus modestes peuvent contribuer à modifier la valeur sociale des titres par le seul fait qu'ils brouillent la relation commune entre la valeur du titre et la valeur sociale de son détenteur qui est commune aux professions dites « établies ». C'est d'ailleurs là une des critiques les plus sérieuses que l'on peut adresser à une stricte sociologie des professions : en réfléchissant en termes de profession on risque le piège d'une croyance en la constitution naturelle d'un groupe alors que celui-ci est avant tout construit socialement par la sélection de certaines trajectoires biographiques et propriétés sociales.

Plus profondément, deux logiques parallèles sont discernables dans les transformations qui touchent actuellement le monde de la production architecturale : l’évolution de la structure de la population étudiante, et celle de la structure des emplois dans le champ architectural. On a là deux mouvements concomitants qui méritent d'être interrogés.

Nombre d'étudiants diplômés DPLG (1900-1997).

Nombre d'étudiants diplômés DPLG (1900-1997).

Source : OEA – Bilan 2000.

Jusqu’en 1960 le nombre de diplômés est faible et stable (excepté la rupture de 1940 liée à la seconde Guerre mondiale). C’est après la réforme de 1968, et la suppression du numerus clausus que le nombre des diplômés commence à croître. La décrue de l’année 1990 est liée à la chute du nombre des inscrits entre 1980 et 1985 (- 37 %) et sans doute à la crise des marchés de la maîtrise d’œuvre qui a poussé de nombreux étudiants à allonger la durée de leurs études. Mais, depuis 1995 le nombre de diplômés est à nouveau à la hausse.

Note de bas de page 40 :

Non seulement la mission de l'architecte apparaissait très clairement à l'étudiant mais le parcours qui y menait était encore clairement identifiable (obtention du DPLG, travail en agence avec un patron, installation en libéral, commande publique...). Ainsi par conformation à ce modèle donné du professionnel se composait une socialisation anticipée.

Note de bas de page 41 :

Plus généralement encore, ce qui pourrait être évoqué ici c'est le brouillage de la relation entre les titres et les postes qui caractérise la situation de nombreux jeunes diplômés aujourd'hui. Cf. entres autres Louis Chauvel, Le destin des générations, PUF, 1998.

Note de bas de page 42 :

Ces thèmes, récurrents, divisent les architectes en deux positions radicalement différentes que l'on peut résumer comme suit : extension de la mission de l'architecte et refonte des enseignements / recentrage sur l'essence de la compétence de l'architecte (le projet) et mise en œuvre d’un recrutement sélectif.

Alors que l'ancien système pouvait fonctionner, pour parler comme Hughes, sur un « modèle référentiel » conforté par une certaine homogénéité de recrutement social, à l’heure actuelle se pose la double question de la perte du modèle de référence et de l'hétérogénéité croissante des biographies d'étudiants. Si dans un passé encore proche, la fabrication de l'identité d'architecte pouvait être facilement analysée selon le modèle d'une socialisation anticipatrice sur la base de trajectoires orthodoxes40, dès lors que le chemin qui mène à la mission est brouillé41 (flou autour de la définition du rôle de l'architecte), qu'il n'y a plus de correspondance parfaite entre le titre et le poste, les agents se trouvent dans une situation où les ajustements routiniers ne vont plus de soi. Ainsi, aujourd'hui la profession se pose, par exemple, non seulement le problème de la délimitation de la fonction de l'architecte mais aussi celui du contenu à donner aux enseignements et des stratégies à mettre en place au sein des écoles42. L'un et l'autre de ces éléments étant, bien entendu, largement liés.

Note de bas de page 43 :

François Dubet, Sociologie de l'expérience, Seuil, 1995.

Au vu de ces données, on voit que c’est la prépondérance d'une harmonie nécessaire entre enseignement et profession qui est questionnée. Les dynamiques qui, présentement travaillent ces deux pôles conduisent à s'interroger sur leur fonction actuelle dans la préservation du groupe professionnel. Pour reprendre les termes de l'analyse de « l'institution classique » proposée par François Dubet43, il ne semble plus y avoir d'intégration des éléments. Au niveau, du système de formation, on observe une différenciation des enseignements et un changement de la composition, comme du volume, des effectifs. Au niveau de la profession, le partage des tâches se complexifie, le rôle de l'architecte apparaît largement brouillé au sein d'un ensemble d’intervenants de plus en plus dense.

Du côté de la profession

Note de bas de page 44 :

Cf. Guy Tapie, « Rôles et positions des architectes dans les projets architecturaux et urbains. Une comparaison franco-espagnole », in Les pratiques de l’architecture : comparaisons européennes et grands enjeux, vol. 3, PUCA, 1998, pp. 53-62.

Note de bas de page 45 :

Raymonde Moulin et Al, Les architectes, métamorphose …, op. cit. p 293.

Ce que marque actuellement la montée de la division du travail et du salariat en architecture ce n'est pas seulement l'éclatement d'une mission globale en missions partielles mais c'est également l'invention de nouveaux postes sur la base de la formation générale et généraliste d'architecte44. C'est donc bien l'identité professionnelle des architectes que questionnent ces transformations. Dès 1973, était signalée la « métamorphose d'une profession libérale : « sous les contraintes de l'économie capitaliste. Les architectes se trouvaient acculés au dilemme suivant : « ou bien se soumettre à la demande en participant à un urbanisme spéculatif, voué à la réitération ou bien, à la faveur d'une commande exceptionnelle, construire le chef-d’œuvre unique et il dépend de la profession et de ses capacités à se rénover (...) que l'architecte réinterprète sa fonction traditionnelle en construisant à la fois une vision neuve et cohérente de la ville et de sa propre place dans un processus infiniment plus compliqué que jadis45 ».

Note de bas de page 46 :

Rappelons ici que le mot urbanisme est très peu utilisé par nos voisins anglais qui lui préfèrent la distinction entre les urban studies (études urbaines), l'urban design (composition urbaine) et le town-planning ou city-planning (planification urbaine).

Aussi, sans entrer dans l'exposition détaillée de ces transformations, on voit bien ce qui se joue ici : la définition de la mission de l'architecte, qui, classiquement, fondait l'élément de base de l'unité du système professionnel et permettait de définir le contenu des enseignements, se trouve modifiée. L'architecte, qui jusqu'à présent pouvait se prévaloir de l'identité de chef d'orchestre, garant de la maîtrise d’œuvre, se trouve mis en question. D'un côté, sa position dans le procès de production est dorénavant dépendante d'une fragmentation en plusieurs domaines (le programme, le projet, la réalisation et le contrôle par exemple dans les cas les plus simples) de l'autre, on observe l'émergence de nouvelles préoccupations en matière de « cadre bâti » qui amènent à parler de diversification à propos de la fonction traditionnelle de maîtrise d’œuvre des architectes. C'est donc bien la question des limites du territoire de l'intervention actuelle de l'architecte qui est posée. Doit-il se recentrer sur l'exercice du projet d'architecture ? Doit-il étendre sa mission à des fonctions plus générales telles que celles rassemblées sous le vocable d'urbanisme46 ?

Note de bas de page 47 :

Christian de Montlibert, L'impossible autonomie… op. cit.

Est-ce à dire que c'est l'autonomie même du champ architectural qui s'en trouve modifiée ? Si l'on s'en remet aux analyses de Christian de Montlibert47, on peut assurément répondre par l'affirmative. Pour autant, ce qui demeure inexpliqué, c'est d'une part la logique sociale qui est au principe de ces transformations de la structure des places dans le processus de production du « cadre bâti » et, d'autre part, la question de ses effets sur l'identité du groupe professionnel.

Note de bas de page 48 :

Cf. Catherine Chimits, Guy Tapie, France – Espagne, analyse comparée de la production d’équipements publics, rapport, PUCA-MELT, 1993, p. 51.

La plupart des analyses ont souligné très tôt que la mythique fonction de synthèse et d'orchestration tradition-nellement dévolue à l'architecte était vouée à l'obsolescence, notamment sous la contrainte du marché. Depuis s'est ajoutée à cela une forte croissance des effectifs professionnels et, à en croire les différentes études disponibles, comme les propos des architectes que nous avons pu rencontrer, la maîtrise complète du processus d'édification n'est plus qu'un rêve ancien. Si la concentration des moyens de production dans de grosses agences est restée relativement marginale, on constate cependant de nombreux changements qui donnent à penser qu'une organisation nouvelle se forme au niveau de la distribution des postes et des tâches dans le procès de la conception architecturale. Tandis que la part des agences n'employant aucun salarié est passée de 44 % en 1977 à 64 % en 1991, celle des agences employant 6 à 9 salariés est passée de 7,4 % à 2,8 % dans la même période (cf. tableau de la section 3.2 du chapitre 3). Quant aux agences employant 10 à 19 salariés elles passent de 4,1 % en 1977 à 1 % en 1991. Ainsi, un processus complexe, dont jusque-là l'architecte avait la maîtrise, peut se diviser en plusieurs missions distinctes sur la base desquelles des spécialisations de compétence s'opèrent : « une dissociation des expertises a conduit à une autonomie des responsabilités consacrant le rôle particulier de chacun et non d'un responsable unique et il n'y a plus de légitimité qui s'impose à tout coup et pour tout projet48 ».

Note de bas de page 49 :

Recentrage qui n'est sans doute pas étranger à l'émergence de la notion « d'objet » et a son succès en architecture dans le courant des années quatre-vingt.

À cette nouvelle organisation correspond non seulement une redéfinition de la fonction traditionnelle de l’architecte par recentrage sur l’exercice de la conception49 mais également l’émergence de « nouveaux métiers » tels que ceux de paysagiste, ou de programmateur... Par ailleurs, ces modifications s’accompagnent de glissements de sens assez significatifs qui conduisent à utiliser les termes de « maîtrise d’œuvre », de « concepteur », « monteur d’opérations »… et non plus d’architecte, de commanditaire et de chantier qui laissent transparaître une plus grande simplicité des processus.

Note de bas de page 50 :

Françoise Dubost, « Les nouveaux professionnels de l'aménagement et de l'urbanisme », Sociologie du travail, n°2, 1985, p 154-164.

Si l’on étend la réflexion, au-delà du seul processus de conception architecturale, à l’ensemble des intervenants en matière d’aménagement de l’espace, on constate les mêmes faits : croissance du nombre des intervenants et/ou des prétendants à l’intervention. On sait par exemple comment les thèmes nouveaux du paysage et de la « qualité de vie » ont pu être au principe de l’apparition de nouveaux métiers, tels que ceux de paysagiste50 ou d’urbaniste, et comment ceux-ci prétendent également « dire l’espace ». En définitive, ce qui marque actuellement la montée de la division du travail et du salariat en architecture ce n’est donc pas seulement l’éclatement d’une mission en missions partielles mais c’est également l’invention de nouveaux postes sur la base même de la formation d’architecte (design, aménagement intérieur…).

Nombre d'architectes inscrits à l'Ordre et population professionnelle totale

Nombre d'architectes inscrits à l'Ordre et population professionnelle totale

Source : Établi d’après le recoupement des données du CNOA-OEA (colonne 1) et des estimations de population professionnelle totale (colonne 2, c’est-à-dire « du nombre total d’architectes susceptibles d’exercer en France ») réalisée par le GRESA (Jacques Allegret, Ecole d’architecture de Paris Villemin) pour la Direction de l’architecture – Ministère de la culture (DAPA). Ne sont pas considérés dans ces estimations les détenteurs d’un diplôme étranger (411 en 1997, ce qui porterait la population totale à 35 100 pour l’année 1998).

Années

Nombre d’inscrits à l’Ordre (A)

Nombre total d’architectes (B)

Solde

(B – A)

1941

638

9644

9006

1942

5008

9537

4529

1950

8566

8904

338

1978

12461

20653

8192

1981

18765

23894

5129

1997

26970

34685

7715

Source : OEA – Bilan 2000, p. 51

La comparaison entre l’évolution du nombre « d’architectes inscrits à l’Ordre » et de la « population professionnelle totale » montre que si les effectifs ordinaux augmentent, il reste quand même une population importante (et elle aussi en augmentation) qui n’est pas inscrite aux tableaux de cette institution. Parmi cette population on trouve bien sûr les diplômés qui ont définitivement quitté le champ architectural mais aussi ceux qui ont investi d’autres places dans le monde de la production architecturale et urbaine sur la base de leur diplôme (conseil, programmation, assistance à la maîtrise d’ouvrage, que ce soit d’ailleurs dans la sphère publique ou dans la sphère privée). Ces derniers ne sont en fait pas inscrits à l’Ordre puisque leurs pratiques, si elles engagent quand même une compétence architecturale, sortent de la définition de la « maîtrise d’œuvre traditionnelle ». Ils ne sont en conséquence pas obligatoirement inscrits à l’Ordre comme le prévoit le cadre de la loi de 1977 sur l’architecture.

La féminisation comme cas type d’une source interne de diversification

Par la sélection et le contrôle de ses effectifs (numerus clausus, système des ateliers, cooptation) les architectes n’ont donc jamais négligé la bonne reproduction de leur identité et territoire d’action. En ce sens la période de turbulence qu’ils traversent actuellement peut certes être analysée sur le registre économique de la baisse du volume global de la commande d’architecture mais aussi, et surtout, sur le registre sociologique comme un des effets de l’affaiblissement de la maîtrise que ce corps exerce sur sa construction sociale. A l’heure où nombre d’analystes mettent l’accent sur les problèmes d’insertion professionnelle des jeunes diplômés, sur le rétrécissement du territoire d’action de la profession, et sur la dispersion de ses effectifs, on peut ainsi voir une des sources des changements qui affectent cette profession dans les évolutions qualitatives de sa population.

Note de bas de page 51 :

Les références sur ce thème sont encore rares en France. On pourra consulter Jean B. Morris Dixon, « A white gentleman’s profession ? », Progressive Architecture, n°11, novembre 1994 ; et Ann Bussel, « Women in architecture : Leveling in playing field », Progressive Architecture, n°11, novembre 1995 et, plus récemment Bridget Fowler, Fiona Wilson, « Women architects and their discontents », in Sociology, Vol. 38-1, 2004, pp. 101-119.

Note de bas de page 52 :

Cf. « Vers la déprofessionnalisation, l’évolution des compétences des architectes en France depuis 1980 », in Les cahiers de la recherche architecturale, n°2-3, novembre 1999, p. 24.

De ce point de vue, l’étude de la féminisation51 établit une ligne de partage intéressante entre les approches privilégiant l’homogénéité du groupe des architectes à travers la notion de profession et les approches qui cherchent à comprendre sa recomposition. Ainsi, Florent Champy note par exemple que « le nombre de plus en plus élevé de femmes constitue un indice de la faiblesse de la profession, comme l’incapacité de cette dernière à contrôler sa démographie52 ». Pour autant, l’entrée des femmes en architecture se présente comme un processus ambigu et, s’il semble être un des moteurs de la dispersion de cette profession, il n’y a pas de stricte causalité mécanique entre dépréciation du statut et féminisation. A l’inverse, comme l’atteste l’exemple d’autres professions libérales, d’un côté la féminisation oblige à des réarrangements identitaires et, de l’autre, elle peut s’avérer être un atout dans la redéfinition d’une profession et dans l’extension de son territoire.

Comme d’autres univers sociaux, le monde de la création architecturale demeure, tant dans son organisation que dans ses représentations les plus communes, marqué par un point de vue foncièrement masculin. Jusqu'à une période relativement récente, les ateliers d’architecture, principaux lieux d’apprentissage et de socialisation aux normes et valeurs de cette profession, restaient fermés aux femmes et seules quelques pionnières ont pu y pénétrer. Pour exemple, en 1960 il y avait encore seulement 0,8 % de femmes inscrites à l'Ordre des architectes.

Nombre total d’architectes inscrits à l’Ordre, répartition par sexe.

Années

Effectifs

Pourcentage

Femmes

Hommes

Femmes

Hommes

1983

1537

18937

7,5 %

92,5 %

1986

2246

20907

9,7 %

90,3 %

1989

2916

22421

11,5 %

88,5 %

1992

3344

22845

12,8 %

87,2 %

1995

3724

22899

14 %

86 %

1998

4234

22848

15,6 %

84,4 %

Source : OEA – Bilan 2000, p. 60.

Note de bas de page 53 :

La représentation de cette forme d’exercice est encore plus élevée (15,8%) pour les femmes de moins de 40 ans. En outre, la part respective des architectes en situation dite « sans activité » est de 27,6% pour les femmes contre 23,5% pour les hommes. Cf. Bulletin de l’observatoire de la scolarité et de l’insertion professionnelle, n°1, octobre 1997.

Note de bas de page 54 :

Cf. Anne Bloch, « L'accès des femmes à la profession d'architecte », in Architecte et Société, Rapport du groupe Environnement et cadre de vie, 1985.

Note de bas de page 55 :

Christian de Montlibert, L'impossible autonomie … op. cit, pp. 56-59.

Note de bas de page 56 :

Selon une enquête réalisée en 1995, elles sont 43% à avoir choisi une « diversification au sein de l’architecture » contre 33% pour les hommes. Par ailleurs 32, 8% des architectes salariés dans le secteur public ont fait une formation complémentaire liée à l’urbanisme contre 19% d’architectes libéraux. Cf. Enquête sur l’insertion des jeunes diplômés en architecture, DAU, 1995.

Néanmoins, après la réforme de 1968 (dite « Malraux ») la situation des effectifs féminins des écoles d’architecture s'est rapidement débloquée et le pourcentage de femmes diplômées (Diplômé(e) Par Le Gouvernement) qui était déjà de 15 % en 1977 passe dès 1993 à 43 % dans un mouvement de croissance continue. Si l’ouverture du système d'enseignement a eu des effets réellement visibles en matière d'accès des femmes à la formation d'architecte, elle cache cependant un écart qui mérite interrogation : en 1996, alors que la part des femmes diplômées est d'environ 42 %, seulement 16 % de femmes sont inscrites sur les tableaux de l'institution ordinale. Entrées tardivement en profession, non seulement celles-ci constituent la part la plus jeune de l’effectif professionnel (27,7 % ont moins de 40 ans) mais elles sont sur-représentées dans les modes d’exercice et les activités les moins « traditionnels » de la profession. Pour preuve, elles exercent moins souvent en tant qu’architecte libéral ou associé que les hommes (74 % contre 84 %) et elles présentent un taux de salariat deux fois plus élevé que celui des hommes (14,2 % contre 7,4 %53). Par ailleurs, lorsqu’elles ne renoncent pas à exercer la profession d’architecte dans sa forme canonique, une frange importante d’entre elles travaillent « dans l'ombre d'un architecte54 » sans être inscrites à l'Ordre, ou, se voient attribuer les tâches les moins valorisées dans des agences à l'organisation et aux rythmes très masculins. Parallèlement, elles sont nombreuses à se diriger vers les positions salariées de l'administration publique55. Enfin, on observe qu'elles sont portées à se diriger plutôt vers les professions salariées liées à l'urbanisme et à suivre les formations complémentaires les plus liées à cette vaste discipline56. De même, elles font leurs études plus rapidement et travaillent moins en agences pendant celles-ci que leurs collègues de sexe masculin, (elles font également plus souvent des formations complémentaires au DPLG). Autrement dit, les étudiantes font leurs études plus rapidement mais ont tendance à cumuler les diplômes (capitalisation scolaire), tandis que les étudiants font de leur côté leurs études moins rapidement mais perpétuent l’alternance agence/école pour « faire la place » et donc cumuler les relations utiles à leurs investissements futurs dans la profession (capitalisation sociale).

Durée moyenne des études des DPLG, comparaison hommes/femmes (années)

Durée moyenne des études des DPLG, comparaison hommes/femmes (années)

Années

Femmes

Hommes

1987-88

7,7

7,8

990-91

8

8,4

1992-93

7,9

8,1

1993-94

7,8

8,3

1994-95

7,9

8,3

1996-97

7,8

8

Source : OEA – Bilan 2000.

La durée théorique des études d’architecture est de 6 ans. Pour autant la pratique qui consiste à « faire la place » en agence n’a pas disparu et explique que la durée moyenne effective quel que soit le sexe est de 8 ans. Néanmoins, chez les femmes qui font moins de stages et plus souvent des formations complémentaires, cette durée est plus réduite (entre 2 et six mois de moins en moyenne).

Note de bas de page 57 :

Cf. BIP n°89, 14 mai 1980.

Note de bas de page 58 :

En 1993, par exemple, le chômage touchait près de deux fois plus les femmes diplômées que les hommes. Cf. Enquête sur l’insertion des jeunes diplômés en architecture, DAU, 1995.

Finalement, une opposition se dessine entre un secteur majoritairement investi par les hommes, lié à la conception architecturale la plus classique, et un autre, plus large, où l’activité de conception et l'exercice libéral sont quasiment absents. Une telle opposition n'est d'ailleurs pas absente des esprits puisque toutes les jeunes diplômées confient établir une distinction entre « l'architecture pure » et les autres modes d'exercice. En 1980 déjà, une revue d’architecture notait : « de nouvelles spécialités se créent, qui sont plus accessibles aux femmes, parce que ce sont des champs nouveaux et parce qu’il s’agit de tâches facilement considérées comme féminines : travail d’études, de gestion, de conseil, de pédagogie, d’animation, d’information, d’aménagement intérieur57 ». Comme si cette opposition relevait en fait d'un classement depuis l'exercice de la conception en libéral vers les formes les plus « impures », les moins proches de la confection du projet et du statut libéral (les métiers de l'urbanisme se tournant plus fréquemment vers la maîtrise d'ouvrage et les études préalables, que vers la maîtrise d’œuvre et « l’architecture vive »). Si l'on en croit cette gradation symbolique, force est de constater que ce sont les femmes architectes qui, statistiquement, sont les plus fréquemment portées à s'orienter vers les secteurs dits les plus « impurs », c’est-à-dire les moins légitimes du point de vue des valeurs dominantes de la profession. Sans même évoquer les difficultés d'insertion dont celles-ci font l'objet58, elles sont effectivement beaucoup plus nombreuses dans les professions salariées en général et dans le secteur public en particulier.

Note de bas de page 59 :

Il faut ici préciser la répartition proposée. Le terme « architecte libéral » rassemble tous les architectes qui ont une agence ou exercent seuls sous ce statut, le plus souvent dans le champ de la conception et de la maîtrise d’œuvre. Ils sont obligatoirement inscrits à l’Ordre des architectes. Les « salariés d’agence » exercent dans le même champ que les libéraux, néanmoins ils ne sont pas forcément inscrits à l’Ordre. La catégorie « salariés privés » regroupe des architectes qui travaillent moins souvent dans le secteur de la maîtrise d’œuvre. Il s’agit des salariés de la promotion immobilière, des SEM d’aménagement, des associations, structures d’ingénierie… c’est-à-dire des « occupations » le plus souvent « connexes » à l’exercice de la maîtrise d’œuvre architecturale traditionnelle. Les « salariés du public » exercent dans les Ministères (DDE, DAPA), les collectivités publiques et territoriales, dans des offices publics d’HLM, donc le plus souvent du côté de la maîtrise d’ouvrage. Enfin, les « travailleurs indépendants » ont plus fréquemment des rôles de consultants en aménagement et en urbanisme. Ce découpage (proposé par la Direction de l’Architecture et de l’Urbanisme, Ministère de la culture), montre la difficulté à identifier les postes occupés par les salariés publics et privés et leur plus ou moins grand éloignement de la formation de base des architectes.

Situation professionnelle type et sexe59

Architecte libéral

Salarié d'agence

Salarié privé

Salarié public

Travailleur indépendant

Total

Hommes

56,7 %

18,2 %

9,2 %

12,9 %

3 %

100

Femmes

30 %

23,1 %

15,6 %

25,8 %

5,4 %

100

Total

48,2 %

19,8 %

11,3 %

17 %

3,7 %

100

Source : Enquête sur l'insertion professionnelle des jeunes diplômés en architecture, DAU, 1995

Note de bas de page 60 :

Véronique Biau remarque que tous les architectes n’occupent pas les mêmes positions et ne sont d’ailleurs pas portés dans leurs pratiques par les mêmes intérêts, et qu’une forte différenciation s’installe entre une « frange conceptrice » et une « frange dispersée » des métiers de l’architecture. Cf. « Sociologie des architectes », in Urbanisme, n°293, Mars 1997, pp. 61-63.

Sous le terme « féminisation » se cache donc un ensemble de positions et de trajectoires symptomatiques et exemplaires de l'entrée et de la réception d’un nouveau profil sociologique dans le champ de l’architecture. Lorsqu'on sait le mouvement de diversification et de re-définitions/re-discussions actuelles à propos des limites du champ architectural60, l’écart entre modes d’exercice laisse à penser que les femmes sont effectivement peu nombreuses à exercer la profession dans sa forme la plus canonique : comme concepteur et en libéral. Compris en ces termes le mouvement d'entrée des femmes en profession serait donc, à un premier niveau, un élément prépondérant pour l'éclairage des mécanismes qui aujourd'hui dirigent les discussions autour de la réorganisation de la profession d'architecte. Pour autant, la question de la capacité de la profession d’architecte à accepter les changements identitaires qu’impose la féminisation de son corps, reste entière.

Note de bas de page 61 :

Propos rapporté par Mme Fulles in Woman in architecture, 5e congrès international d'architecture, 1900.

Note de bas de page 62 :

Cf. Jean-Pierre Lambert, « Discours à une bonne architecte », revue Esprit, n°10, octobre 1969.

Note de bas de page 63 :

Cf., entre autres exemples, l'ouvrage, de Marc Ollivier, Psychanalyse de la maison, (Seuil, coll. « Intuitions », 1972) qui, entre autres choses, fait de la porte une « fente naturelle » qui marque le passage entre un « intérieur féminin » et un « extérieur plus viril »...

Au surplus, cette entrée des femmes en profession n’est pas sans susciter des réactions chez leurs confrères de sexe masculin. « La femme peut-elle monter sur une échelle ?61 ». Tel est le contenu de l'objection ironique lancée à l'adresse de H. Dawson qui tentait d'exposer le problème des femmes architectes à l'honorable Institut Royal des Architectes anglais au début du XXe siècle. Un tel échange reflète relativement bien la défiance historiquement entretenue par la profession à l'endroit des femmes architectes. Dans cette profession, liée à l'image du chantier et des relations aux artisans, les professionnels sont encore nombreux à entretenir un sentiment de réserve à l'égard des capacités féminines en matière d'architecture. Parmi les réactions les plus vives et significatives, on peut encore entendre : « mais que voulez-vous qu'une femme foute dans ce métier ! C'est pas la peine de se pointer sur les chantiers en jupe et de monter les échafaudages, ce n'est pas sérieux ! » (architecte libéral). De la même façon, on peut voir quelques enseignants en architecture émettre des réserves quant à la capacité de la « nature féminine » à « lire dans l’espace ». Fort heureusement, ces réactions de fermeture de la profession restent minoritaires. D’autres professionnels, pleins d’une sincère volonté, considèrent, a contrario, que les femmes ont quelque chose à apporter à leur métier et n’hésitent pas à user des perceptions communes des fameuses qualités féminines pour appuyer leur point de vue. Les femmes seraient, disent-ils, « plus sensibles », elles auraient des facultés spéciales « pour l’aménagement et la décoration intérieure » et « le logement ordinaire ». Opposant une « raison masculine » et une « passion féminine », certains ont même, à un moment donné, cru voir la source du renouveau des formes architecturales dans l’entrée des femmes en profession62. De plus, nombre de modes opératoires et oppositions présents dans la pensée architecturale apparaissent comme des enregistrements ou des « transfigurations savantes63 » des divisions communes du monde social qui partagent le monde entre un extérieur masculin et un intérieur féminin.

Note de bas de page 64 :

Cf. Pierre Bourdieu, « La domination masculine », Actes de la recherche en science sociale, n°83, juin 1990.

Note de bas de page 65 :

Cf. Claude Parent, Architecte, un homme et son métier, Robert Laffont, 1975, p. 277.

Autrement dit, lorsqu’il n’y a pas fermeture proclamée, les dispositions mentales et les oppositions binaires64 (intérieur/ extérieur ; privé/public ; courbe/droit …) du masculin et du féminin inclinent la profession à attribuer aux femmes les tâches qu’elle valorise le moins (aménagement intérieur, décoration, architecture domestique). Ainsi, l’architecte Claude Parent dans son autobiographie renvoie-t-il le féminin à la fois à la courbe et au « frou-frou », qu’il oppose à la rectitude de l’architecture moderne, mais aussi à la conservation incarnée par la permanence du foyer contre le progrès de l’architecture : « Dans l’exercice de cet adoucissement décadent de l’architecture française, la femme a tenu un rôle capital. Gardienne des traditions du foyer, dictateur intra-muros, elle n’a cessé depuis le XVIIIe siècle d’apaiser, d’éroder les passions créatrices et leurs actions dévastatrices. L’aventure architecturale n’est pas de son fait. La permanence des structures surannées du vécu, l’apaisement de l’ambiance intérieure du logement, le frou-frou, le moelleux, le doré, sont pour elles les plus sûrs garants de la pérennité familiale et sociale65 ».

Note de bas de page 66 :

Cf. Anne Boigeol, « Les femmes et les cours : la difficile mise en œuvre de l'égalité des sexes dans l'accès à la magistrature », in Genèses, n° 22, mars 1996, pp. 107-119.

Note de bas de page 67 :

Ce terme familier du langage professionnel des architectes désigne une pratique commune des agences qui consiste à travailler de façon continue, y compris la nuit, pendant un à deux jours avant la restitution d’un projet.

Mais, outre ces réactions de fermeture côté masculin, ce qui apparaît plus signifiant encore ce sont les expériences du travail en agence telles que décrites par les femmes elles-mêmes. Toutes signalent en effet une espèce d’inadéquation entre le vécu du travail en agence et leurs conditions de genre. Que ce soit au niveau des interactions quotidiennes ou à celui de l'organisation du travail, ce sont toujours des désajustements qui sont mentionnés. De la même façon que l'arrivée des femmes dans les tribunaux pose problème eu égard aux règles qui régissaient les relations dans un tel contexte66, ici c'est « l'ambiance de l'agence » qui est en cause. Les rythmes de travail des agences qui restent empreints de l'idéal de l'atelier avec, par exemple, la pratique des « charrettes67 » semblent en effet poser d'énormes problèmes pour nombre de femmes, comme l'illustrent bien les revendications d’associations de femmes architectes comme l'Union Française des Femmes Architectes, pour l'établissement d'une nouvelle convention collective. Néanmoins, les valeurs dominantes de ce champ ne favorisent pas la mobilisation. Les femmes qui parviennent à exercer la profession en libéral sont, en effet, peu mobilisées et refusent souvent d’entendre parler d’une différence entre hommes et femmes architectes. Dans une profession dont les valeurs sont la personnalité individuelle et la création, ce sont les dimensions du mérite et du don qui sont mises en avant plutôt que la communauté de conditions.

Le « pur » et « l’impur » : être architecte en dehors du monde libéral

Note de bas de page 68 :

Anne Boigeol, Idem pp. 124-125, note un phénomène semblable pour ce qui concerne les fonctions de la Magistrature.

Note de bas de page 69 :

Cf. Everett C. Hugues, « Division du travail et rôle social », in Le regard sociologiqueop. cit. pp. 61-68.

Comme on vient de le voir, en corollaire d'une féminisation de la profession, les places salariées se développent de façon remarquable dans une profession où le statut libéral a largement constitué la norme. Vraisemblablement, cette évolution vers le salariat se confirme, puisqu'en 1975, un diplômé sur dix exerçait sa profession comme salarié dans le secteur public pour 1 sur 5 en 1993. Pour autant, comme le donne à penser l'idée « d'architecture pure ». Cet ordonnancement nouveau n'est pas anodin. Dans une profession dont le caractère libéral est affirmé par le triptyque « indépendance, confiance, responsabilité » et où la dimension essentielle de l’exercice est donnée par la création et la conception du projet, l'exercice salarié ne fait pas l'objet d'un classement très favorable dans l'échelle du prestige professionnel. D’ailleurs, certains diplômés exerçant une fonction autre que celle de la conception, ont souvent le sentiment, à tort ou à raison, « d'être pris de haut » par leurs anciens camarades d'études. Tout se passe comme si la profession, en réponse à l'arrivée d'individus dont les caractéristiques sont susceptibles de dévaloriser la fonction, avait procédé à une redistribution des tâches selon que celles-ci sont plus ou moins valorisées et valorisantes. En bref, aux hommes « l'architecture pure » en libéral, aux femmes l'exercice salarié des métiers de l'urbanisme et de l’architecture. Ainsi c'est en particulier par une différenciation des fonctions qui « peuvent » être occupées par des femmes et qui « doivent » être occupées par des hommes que le corps réagit68. Compris comme tel, le processus de féminisation est à mettre en relation avec l’instauration d’une reconfiguration identitaire de la profession et l’institution d’une nouvelle « division morale du travail69 » entre le « pur » et « l’impur ».

Ce qui se joue dans cette redistribution des tâches, à un nombre de diplômés plus nombreux et aux caractéristiques différentes, c'est la distinction de ceux-ci. Il faut en effet se souvenir, qu'en dépit de l’existence de filières implicites d’insertion, le titre d'architecte reste « un ». Il donne droit à l'exercice et à la revendication de l'identité d'architecte à tous les diplômés, par le biais de l’estampille DPLG délivrée par les écoles, quelle que soit la fonction qu'ils exercent. On comprendra donc qu'ici il est moins question de la division des tâches que du maintien de la définition d'un territoire et d'un titre, desquels l'architecte tient son statut et les profits symboliques qui lui sont attachés. Ces transformations, tant qu'elles ne sont pas institutionnalisées, posent le problème de l'identité de la profession elle-même. La dispersion des diplômés elle-même interroge : on peut légitimement se demander, compte tenu des différentes fonctions assurées sous un même titre, s'il y a toujours une unité, un noyau dur, permettant d'identifier et de classer l'architecte dans la nébuleuse des nouvelles professions du « cadre bâti ».

Dès lors qu’à une même dénomination correspond un ensemble de fonctions aux contours mal définis et qu’une différenciation des membres de la profession s’installe, c’est un problème identitaire qui sourd. La représentation unitaire de la profession construite sur la sélection des profils sociologiques de ses membres est mise en cause. La vision d’une identité fondée sur la figure du travail libéral est alors au principe d’un sentiment de crise qui fait des places salariées des positions sociales en porte-à-faux et dévalorisées ; et conduit finalement à assimiler féminisation et précarisation.

Note de bas de page 70 :

Cf. Everett C. Hugues, « Métiers modestes et professions prétentieuses : l’étude comparative des métiers », in Le regard sociologiqueop. cit. pp. 123-135.

Note de bas de page 71 :

Cette difficulté à concilier « modèle fondamental de la profession » et définition de soi, lorsque l’on investit de nouvelles fonctions, est très bien mise en évidence par le travail de Jacques Allégret sur les architectes en CAUE. Cf. « Les architectes des CAUE. Hétérodoxie des pratiques et adhérence aux valeurs dominantes », in Les cahiers de la recherche architecturale, n°2-3, novembre 1999, pp. 39-46.

Note de bas de page 72 :

Cf. Rentrons il se fait tardle long voyage d’un architecte, 1918-1998, L’Harmattan, 1999, p. 370. Au-delà des prises de position de l’auteur, il s’agit là d’un document étonnant qui présente l’avantage de saisir le travail d’un architecte et ses réflexions sur le métier (comme sa manière de les présenter) sur plus d’un demi-siècle d’exercice restitué.

Par référence à un modèle idéalisé, une « conception fondamentaliste du métier70 », selon lequel un véritable architecte est un homme, concepteur, et libéral, une partie de la profession risque, par-là, d’être disqualifiée par ses pairs71. Ainsi, l’architecte Xavier Arsène Henry donne-t-il dans sa volumineuse autobiographie une étonnante définition de la grandeur de l’architecte salarié : « Nous ne pouvons ni ignorer, ni dédaigner ceux qui n’ont pas choisi la route de l’exercice libéral. A chacun, selon ses dons, ses facultés, ses goûts, son potentiel d’acharnement et la liberté d’ordonner son existence comme il le souhaite après avoir bien mesuré le territoire de ses options. Limiter son intervention en endossant le statut de salarié est tout à fait honorable. Le contrat d’obéissance, la noblesse de servir, l’acceptation d’être le serviteur sont autant de conditions qui ne manquent pas de grandeur. Confrères ! Apôtres de l’exercice libéral de notre métier de créateur, conservons jalousement, au milieu d’un monde hostile cet esprit de liberté au service de l’art !72 ».

1.3. Un décalage vécu : une recomposition identitaire ?

Sans aller plus loin dans l'exposition de ces transformations on voit bien ce qui encore une fois s’y joue : la définition unitaire de l’identité et de la mission de l'architecte et les profits qui y sont attachés. Car, si l'on considère ces déplacements comme la mise en place d'un « champ » qui n'est plus strictement architectural mais comme un « champ des professions du cadre bâti », dans lequel se répartissent et se hiérarchisent des positions, il devient nécessaire de comprendre, et les effets de cette nouvelle répartition sur l'identité de la profession d'architecte, et les nouvelles conditions de distribution des diplômés en architecture dans ce système. En ce sens, une attention particulière aux parcours effectués par des jeunes diplômés en architecture peut s'avérer féconde. Ceux-ci sont en effet aujourd'hui non seulement différents (du point de vue des traits sociologiques) mais aussi plus nombreux, et ils ont à trouver, avec leur titre, une place dans un système dont les divisions et les frontières de compétences semblent être en plein mouvement.

Les écoles devenues plus autonomes, en laissant entrer un nombre plus grand d'étudiants et en ayant différencié les enseignements (tout en délivrant un titre indifférencié) semblent en fait avoir mis en place les conditions préalables à une modification de la correspondance titre/territoire. Considérant que le territoire de l'architecte est effectivement lié à la conception et à la direction des opérations d'édification (ce qui définit une place dans les opérations, et les métiers, de la production du cadre bâti) on observe, sans conteste, une modification de celui-ci et un brouillage de ses limites.

Note de bas de page 73 :

C’est ainsi qu’Emmanuel Amougou et André Kocher notent que c’est chez les professionnels libéraux que le sentiment d’éclatement de la profession est le plus accentué, in L’espace de l’architecture, L’Harmattan, 1999.

Pour tout dire, la force symbolique du titre et sa représentation historique demeure dans les esprits alors qu’elle est mise en cause par la réalité des transformations actuelles. Ainsi, les discours des professionnels face à cette crise semblent être largement structurés par une espèce « d'inconscient historique » de la profession. De fait, nombre de diplômés DPLG qui exercent dans d’autres secteurs que la maîtrise d’œuvre libérale ont à gérer un décalage entre la définition historique de leur titre et la réalité de leurs pratiques73.

Un ordre symbolique perturbé

L’enchaînement titre – fonction n'a en fait plus la même clarté que par le passé. Distinguer alors l'architecte de l'architecte-programmateur, de l'architecte-urbaniste... devient un enjeu. A une même dénomination dont la force symbolique demeure (être architecte) correspondent désormais un ensemble de fonctions dont il est malaisé de cerner la définition. Ainsi, ces transformations ne rendent pas du tout évidente pour les jeunes diplômés la perception des tâches qu'ils sont à même d'exercer. Ayant à l'esprit le modèle essentialisé de l'exercice de la conception, ils arrivent dans un environnement incertain dans lequel l’architecture réduit à la fonction de maîtrise d’œuvre se complexifie et la délimitation du territoire de l'architecte n'est plus très claire. Disposant d'un titre valorisé, acquis dans un établissement spécialisé et par des études longues, les reconversions pour les diplômés ne se font pas sans une certaine amertume. Formés à une image de l'architecte concepteur, dont ils sont obligés de se défaire, leur expérience s'apparente à celle d'un divorce difficile entre identité et statut. Tout le problème consiste à peu près en ceci : comment, étant architecte, puis-je être autre chose ou exercer d'autres fonctions que la conception ? Tous se disent architecte, avec une certaine fierté d'ailleurs, mais il n'en reste pas moins que l'investissement d'autres formations et le déplacement vers d'autres positions que celles liées à la conception ne se font pas sans difficultés, si ce n’est amertume et ressentiment d’ailleurs.

Ces déplacements ou « reclassements », dont on touche les effets au plus près avec les parcours dits de « diversification » ne sont cependant pas absents du discours des autres diplômés et des étudiants. Au moment des grèves des étudiants en architecture de 1995, on pouvait ainsi relever une phrase largement significative de cet état incertain de la position d'architecte, autant par son occurrence que par son contenu : « un architecte, on ne sait plus ce que c'est aujourd'hui », comme si le contenu des fonctions et les postes que les jeunes diplômés pouvaient occuper leur échappaient, comme si finalement ils ne savaient plus véritablement pourquoi ils étaient formés. Méfiants à l'égard d'un transfert de l’enseignement de l’architecture au Ministère de la Culture qui symbolisait un retour vers la figure de l'architecte artiste et vers l'ancien système des Beaux-Arts, ils n'ont eu de cesse d'affirmer l'importance et l'urgence d'une architecture liée aux « problèmes sociaux » et à « la question du logement », tout en transposant dans la rue un folklore (ateliers de sculpture et interventions spectaculaires) qui rappelle largement les ateliers de cette ancienne institution. Selon toutes apparences, l'unité de la profession est devenue problématique : le statut libéral et l'exercice de la conception ne peuvent plus être exercés par tous et il y a une dispersion des diplômés vers d'autres fonctions, nouvelles ou anciennes.

Note de bas de page 74 :

Sans entrer dans les distinctions qu'utilise Danilo Martucelli pour identifier ces « moments de l'expérience moderne » on peut en effet s'accorder à dire qu'il s'agit « d'écarts entre le réel et sa représentation ». Cf. Décalages, PUF, « Sociologie d'aujourd'hui », 1996. On pourrait ici également utiliser le terme « hystérésis » qu’emprunte Pierre Bourdieu aux sciences physiques pour désigner le prolongement d'un effet au-delà de sa cause.

C’est aussi que le secteur de la maîtrise d’œuvre lui-même, duquel la profession tient son statut le plus valorisé, se trouve aujourd'hui largement dévalué du point de vue de sa dimension économique (cf. tableau suivant). De sorte qu'aujourd'hui on peut vraiment parler de « décalage » au sens ou les représentations associées au statut de l'architecte se trouvent en discordance avec le réel74. Le vocable lui-même (architecte) conserve toute sa force symbolique et reste mentalement associé aux opérations de création alors qu'économiquement il s'est dévalué et qu'il devient difficile d'en établir les contours objectifs.

Note de bas de page 75 :

Cf. Olivier Chadoin, Trajectoires de jeunes diplômés en architecture et recomposition d’une espace professionnel, DEA de sociologie, Université Victor Segalen, Bordeaux 2, 1995.

Le secteur libéral en particulier, placé au plus haut dans l'ordre symbolique professionnel, est aujourd'hui largement affecté du point de vue économique, au point que l'on parle de « paupérisation » de la profession. Résultat des effets conjugués d'une récession économique des marchés de la maîtrise d’œuvre et de l'augmentation du nombre de professionnels, la forme la plus prisée et la plus valorisée de l'exercice de l'architecture est effectivement la première touchée. Aussi, ce qui, à ce niveau, pose problème aux jeunes diplômés c'est l'expérience d'un véritable décalage entre la valeur symbolique liée à cette fonction et sa dévaluation économique. La forme d'exercice la mieux placée dans « l'ordre légitime » de la profession est en fait devenue la plus incertaine et la moins prévisible du point de vue économique. C'est donc bien, l'expérience d'un moment de dissonance et de doute que l'on perçoit dans les propos des étudiants et jeunes diplômés d'architecture75.

Parfois, c'est même le sentiment de s'être laissé illusionné sur la nature de la profession choisie elle-même qui est évoqué et ce n'est sans doute pas un hasard si, faute d'y accéder, pour se défaire de l'image valorisée de l'exercice de la conception indépendante, les jeunes diplômés parlent d'une réflexion nécessaire pour « recaler les choses » et « se repositionner ». Dès lors, les thèmes chers à la profession de la vocation et de la croyance sont eux même dénoncés et c'est le sentiment d'une duperie (particulièrement présente dans les parcours de « diversification ») qui est mis en avant dans le discours à propos de l'enseignement. A cet égard, et dans un tel contexte, l'idée d'une force symbolique associée au titre d'architecte est largement mise en doute et n'apparaît plus comme une espèce de « luxe désintéressé ». À les entendre, derrière la magie du mot « architecte », il n’y aurait qu’illusion.

Revenu architecte/non architecte des diplômés DPLG

Tranches

de revenus

architecte* ( %)

autres professions ( %)

Total actifs

( %)

<90 KF

25,3

10,8

22,7

90-120 KF

17,3

21,0

18,2

120-150 KF

24,2

14,1

21,9

150-180 KF

13,2

20,3

14,5

180-210 KF

8,2

12,0

8,8

210-240 KF

2,9

6,5

3,8

240-270 KF

3,6

6,2

4,1

> 270 KF

5,3

9,0

6,0

Total

100,0

100,0

100,0

Source : DAU, 1993* se sont déclarés architectes

Finalement, la croyance en un modèle, longtemps valorisé par la profession, semble être bousculée. Il est d’ailleurs chez ces jeunes diplômés rarement question de vocation au sens de « réalisation subjective de soi dans une occupation ». A l'inverse, l'investissement d'autres positions, d'autres formes d'exercice, nécessite la dissociation du soi et du métier. L'effort consenti pour se défaire du titre/statut d’architecte semble conduire nombre d'interviewés à tenir un propos largement relativiste quant à l'idée selon laquelle ils se réaliseraient dans une tâche telle que la conception. De façon identique, si l'expérience de ce décalage vécu est très clairement perceptible chez les jeunes diplômés, leur problème principal reste celui du flou statutaire. Face aux difficultés économiques de l'exercice libéral, pour lequel ils ont généralement beaucoup investi (en croyance autant qu'en finance), et face à la dispersion de la profession sur des postes nouveaux et plus divers, beaucoup avouent ne pas connaître de définition simple de la fonction actuelle de leur métier. Aussi, c'est en ce sens qu'il faut comprendre leur volonté sincère de « réapprendre aux gens ce qu'est un architecte », et/ou « d'étendre les missions, de baisser le seuil de 170 m² ». In fine, l'expérience repose sur les mêmes faits et les mêmes interrogations : qu'est-ce qu'être architecte aujourd'hui ? Quelle est la forme des changements en cours dans le champ ? Quel est actuellement le territoire réel d'intervention des architectes ?

Qu'il s'agisse de propos désabusés ou de prises de position pour une plus grande fermeture de la profession, ce qui est signalé c'est bien une incertitude de la profession sur elle-même. La dévaluation économique du statut libéral, l'augmentation du nombre de professionnels et l'essaimage des diplômés vers des secteurs nouveaux semblent en fait participer et de la perturbation d'un ordre symbolique historiquement institué, et d’une définition de la profession qui fonctionne comme un « inconscient historique ».

Note de bas de page 76 :

Conseil en Architecture, Urbanisme et Environnement.

Devant l'impossibilité d'exercer les fonctions de conception, ouvertes et réservées à tous les porteurs du titre DPLG, une frange des diplômés a en effet choisi de se porter vers d'autres positions et par là même de bousculer les limites du territoire de l'architecte. En cela, on l'aura compris, c'est la définition des fonctions que recouvre le titre d'architecte qui est rendue incertaine : doit-il se cantonner aux opérations de conception ? Dans quelles mesures son « expertise » est-elle transposable à des secteurs tels que celui de l'urbanisme ? Enfin, peut-on encore parler d'un professionnel architecte ou doit-on parler des architectes en distinguant dans ce corps plusieurs spécialités ? Telles sont les questions que la profession se pose à elle-même. Pour exemple, c’est en ces termes qu’une architecte salariée posait la question de la reconnaissance de son activité lors des Rendez-vous de l’architecture de 1998 : « Je travaille dans un CAUE76 depuis 15 ans, je suis architecte et non inscrite à l’Ordre. Je ne fais pas partie des 27 000 architectes dont vous parlez qui représentent, soi-disant, la profession. Nous sommes très nombreux, dans les maîtrises d’ouvrage, à ne jamais être considérés comme des architectes, alors que c’est souvent grâce à nous que les architectes libéraux ont du travail. C’est important d’en parler ».

Note de bas de page 77 :

Rainié Hoddé, par exemple, parle « des métiers du troisième cercle », mais conserve l’idée « d’architectes hors l’architecture ». Cf. « Architectes hors l’architecture », in Les cahiers de la recherche architecturale, n°2-3, novembre 1999, pp. 135-145.

Pour rendre compte de ces changements le terme « diversification » domine les travaux de recherche sur le sujet. Mais plus que tout, subsiste une difficulté princeps : comment nommer et reconnaître ces diplômés architectes qui exercent d’autres fonctions que celles de la maîtrise d’œuvre de conception77 ? Qui plus est, on va le voir, parler de « diversification » n’éclaire en rien ce qui permet aux architectes d’investir de nouvelles positions, ni même les conséquences de ces investissements.

Les termes d’un débat

Face à ces turbulences, la profession est depuis le début des années quatre-vingt-dix en débat. Prenant acte d'une fragmentation de plus en plus grande de sa mission et de l'apparition de nouvelles fonctions liées à l'organisation de l'espace (qui ne sont d'ailleurs pas sans rapport avec le renouveau du thème de la ville), elle doit, une fois encore, procéder à une réflexion sur elle-même et sur son objet. Devant la complexification des opérations et l'augmentation du nombre d'intervenants en matière d'aménagement, la profession est mise en demeure de (re)préciser la nature de sa compétence et, par là même, de fixer les limites de son territoire d'intervention. Or ceci ne va pas sans poser quelques problèmes et, en ce sens, les débats qui s'ensuivent méritent d’être examinés. C'est en effet à travers ces moments d'inquiétude du corps que se révèlent le mieux ses logiques de fonctionnement et de préservation.

Les déplacements mentionnés dans la partie précédente reposent en fait principalement sur une disharmonisation du lien enseignement/profession. L'existence d'une profession étant liée et justifiée par « le monopole d'une compétence exclusive fondée sur un corps de savoirs légitimes », on comprend que le contrôle de l'accès, du nombre et de la qualité des agents amenés à partager ces savoirs est un enjeu pour le statut des professionnels en place.

C'est donc en ce sens, qu'il faut comprendre les changements actuels et les propos des professionnels qui leur font écho : c'est, semble-t-il, parce que la délivrance du titre et des savoirs qui lui sont liés est directement associée à la préservation d'un statut et d'un territoire d'intervention que, lorsqu'ils sont invités à prendre parti par rapport à l'actualité de leur profession, les architectes évoquent toujours le système de formation. Plus simplement, la définition de l'organisation du système d'enseignement représente un enjeu stratégique pour la préservation ou le renouvellement de la profession.

Note de bas de page 78 :

Cf. L’impossible autonomieop. cit. p. 50-51.

Dès lors que de nouvelles préoccupations et de nouvelles fonctions apparaissent et qu'une division du travail s'amorce au niveau de la production architecturale elle-même, les architectes ont à re-préciser leur objet par la revendication d'une compétence spécifique, d'une expertise. Ainsi, si l'on observe que ce sont les notions de « projet » et de « conception » qui sont le plus souvent avancées, il n'y a pas en revanche de véritable consensus sur le contenu à leur donner. Tout se passe comme si devant un découpage d'objet nouveau les architectes se trouvaient dans l'impossibilité pratique de préciser leur fonction réelle. Sans doute faut-il ici rappeler avec Christian de Montlibert que « les architectes se définissent essentiellement par la capacité qu'ils ont à faire certains types d'opérations intellectuelles78 », et que la fonction de l'architecte se définit plus par une forme d'esprit, un état d'esprit, que par une activité ou une série d'activités précises. Aussi, la majorité des architectes que j’ai pu rencontrer au cours de mes différents travaux éprouvent de la difficulté à préciser leur mission au-delà d’un vague discours sur le « projet » et la « création », et bien souvent leur inquiétude à l'égard du sociologue qui s'intéresse à leur profession porte sur ce point. Dans cette logique, c’est à plusieurs reprises que j’ai pu m’entendre dire et être mis en garde contre le fait qu'il serait difficile de cerner ce qu'est l'activité d'un architecte.

Note de bas de page 79 :

On pourrait également ajouter à ces divisions repérables à l’observation des débats de la profession, celle, propre aux architectes libéraux, qu'analyse Christian de Montlibert, entre ceux qui défendent la profession libérale et veulent « l'adapter aux marchés » et ceux qui, à l'inverse, réclament le recul du marché et le développement de politiques publiques imposant le recours obligatoire à l’architecte de façon élargie (par exemple la baisse du seuil de 170 m² qui rend le recours à l'architecte obligatoire)

L'établissement d'un consensus nécessaire à la spécification de ce qu'est ou de ce que doit être le territoire de l'architecte divise en fait largement le corps professionnel et tout oppose ceux qui veulent défendre la profession libérale actuelle, en revendiquant la spécificité de la démarche de projet, à ceux qui parlent plus volontiers, d'une discipline générale (l'architecture) et cherchent à développer de nouvelles pratiques d'aménagement et d'organisation de l'espace79. Dans un cas comme dans l'autre, ces objectifs sous-tendent toujours un point de vue sur l'enseignement qui, force est de le constater, demeure un lieu de définition stratégique du territoire ; clôture professionnelle qui finalement s’impose comme clôture problématique.

Note de bas de page 80 :

Pour compléter cette analyse des réformes qui ont marqué le système de formation des architectes, se confirmer l'aspect stratégique de la relation enseignement / profession, il est également possible de rapprocher l'objet de celles-ci avec les réformes proprement professionnelles qui contribuent à modifier la définition du rôle et du statut de l'architecte dans l’espace de la maîtrise d’œuvre. On trouve une illustration de cette volonté dans le travail de Gérard Ringon, Histoire du métier d’architecteop. cit. pp. 99-118.

De ce point de vue, l'observation des réformes80 qui ont rythmé l'histoire de l'enseignement de l'architecture montre bien le travail constant de la profession sur les conditions de son renouvellement (nécessaires à la préservation de son territoire) à deux niveaux : la réactualisation de l'expertise et la régulation du nombre d'entrants.

D'abord en 1968-69, la réforme dite « réforme Malraux » marque une volonté d'adaptation à la production, notamment celle du logement. Ainsi, cette première grande réforme a permis l'abandon de la primauté des disciplines artistiques, l'entrée des sciences sociales et surtout, dans un même mouvement, la décentralisation et l'ouverture des établissements de formation en architecture.

Note de bas de page 81 :

La sélection s'opère en fin de première année en fonction d'un nombre de places fixé par le ministre en accord avec la profession, compte tenu des débouchés existants.

La seconde réforme, de 1978 (décret du 8 mars), à l'inverse, a répondu aux appels répétés des professionnels inquiets de la croissance du nombre d'architectes en ré-instituant les numerus clausus81 et en ré-harmonisant le contenu des études dispensées dans les 23 unités pédagogiques existantes alors.

Note de bas de page 82 :

Cf. Hubert Salmon, Architecture et cadre de vie, Conseil économique et social, Journal Officiel de la République Française, 1990.

Enfin, la réforme de 1984 (décret du 9 avril) a prolongé l'effort d'harmonisation engagé par la précédente en précisant le contenu des disciplines inscrites obligatoirement dans le cursus. En outre, elle fut à l'origine de la (re)suppression des limitations d'effectif. Cette dernière fut ainsi jugée sévèrement par l'Ordre qui la qualifia de « bâclée » et critiqua, en particulier, une marginalisation des enseignements purement professionnels : « La réduction de la durée des études, le laminage de la formation au métier par l'accroissement du nombre des enseignements dits d'initiation, les passerelles multiples de l'université vers les écoles d'architecture, le refus de tout mécanisme de sélection ont conduit la formation des architectes à une impasse »82.

Note de bas de page 83 :

Ainsi, par exemple, l’école d’architecture de Montpellier affirme à propos de la mise en place des Doctorats en architecture prévue dans le passage au LMD, dans son bulletin d’octobre 2004, qu’il « serait tout à fait inacceptable de croire que la pensée mise à l’œuvre pour un projet n’est pas une recherche ». Autre exemple l’école d’architecture de Grenoble dans une « Motion votée à l’unanimité par la Commission de la Pédagogie et de la Recherche le 27 mai 2004 » affirme à propos des décrets du LMD sur les écoles d’architecture : « Ce projet de décret ne permet pas aux écoles d’architecture de délivrer le grade de Master. L’intitulé ‘conférant grade de’ n’est pas le grade (…), le titre d’architecte est vidé de toute valeur puisqu’il n’est ni un véritable ‘Master d’architecture’, comme dans le reste de l’Europe, ni une capacité à exercer ».

Pour finir, il faudrait sans doute également interroger la mise en place actuelle de la réforme dite LMD dans les écoles d’architecture, qui marque un pas de plus vers « l’universitarisation », déjà constatée, de cet enseignement. Les changements introduits par cette réforme semblent se constituer sur une opposition entre « architecte » et « architecture », ou entre enseignement de la discipline et enseignement du métier. Il s’agit en effet, entre autres choses, avec cette réforme de développer la recherche architecturale avec notamment la mise en place de Doctorats d’architecture, dans des écoles qui visent d’ailleurs le statut d’établissements publics d’enseignement supérieur et deviennent des Écoles Nationales Supérieures d’Architecture (ENSA). Ainsi, la délivrance du titre DPLG serait découplée des Doctorats en architecture. Ce qui engage un débat dans les écoles et dans la profession qui renvoie très directement à l’enjeu du lien entre enseignement et profession83. Si la recherche architecturale se développe c’est en effet d’une part la discipline et l’autonomie des écoles d’architecture qui sont développées mais cela laisse la possibilité à des individus de se nommer architectes sans construire réellement. Or comme on le sait une des normes relativement prégnante qui fonde l’identité professionnelle repose non seulement sur l’autorisation d’exercer mais aussi sur l’obligation d’exercer (licence et mandat).

Autrement dit, la majorité débat des prises de positions des professionnels, porte sur la question de la ré-harmonisation des structures professionnelles et des structures de formation. Dans un contexte où le rôle de l'architecte n'a plus de définition unitaire, où un flou plane sur les contours de son territoire compte tenu de la dispersion des détenteurs du titre d'une part, et de la concurrence des nouveaux métiers de l'autre, le grand débat qui agite ce corps professionnel gravite autour de la question essentielle des conditions de restauration ou d'instauration d'une définition stable des fonctions de l'architecte. Face à la multiplication des occupations et du nombre d'intervenants dans le processus de production du cadre bâti, il s'agit de clarifier le rôle et le statut de chacun : l'architecte doit-il élargir le sien au risque de perdre sa spécificité ou doit-il, à l'inverse, se recentrer sur ce qui constitue sa spécificité (le projet) et laisser le champ libre au développement de nouvelles occupations ?

À la lecture des échanges qui scandent l'actualité professionnelle au sujet de la place et de la fonction actuelle de l'architecte, deux positions opposées s'esquissent tout en conservant un même mode d'action face aux événements présents : redéfinir et/ou préserver la profession en agissant au niveau du système de formation.

La première, attachée à l'implication de l'architecte à tous les niveaux de l’aménagement de l'espace, entend répondre à la dispersion des diplômés et à la multiplication du nombre d'intervenants et de prétendants à l'intervention dans le processus de production, par l'extension de la mission dévolue à l'architecte et par une refonte des enseignements permettant de préparer les architectes à des fonctions plus diverses que la seule conception du projet. L'autre, plus connue, plaide pour un recentrage sur le « noyau dur de la compétence architecturale » (entendue comme étant le « projet ») et pour une limitation du nombre d'entrants dans les établissements de formation. Alors que pour les premiers la préservation de la profession d'architecte doit passer par une réadaptation de l'enseignement à l'actualité de l'organisation du travail en architecture (et par là même favoriser une certaine spécialisation interne de la discipline), les seconds paraissent plus attachés à l'existence d'une compétence spécifique qu'il s'agit de préciser, de revaloriser, et de conserver par une politique de préservation plus prononcée. Dans cette dernière position, le plus souvent, c'est la comparaison avec les écoles d'ingénieur qui est faite.

Note de bas de page 84 :

François Aballea, « Évolution de la professionnalité des architectes », in Recherche Sociale, FORS, n°113, janvier-mars 1990, pp. 93-103.

En fait, si l'alternative n'apparaît pas aussi simple c'est sans doute que la profession y tient une partie de son identité. La définition, ou la re-définition, des contenus à donner à la formation, comme des places que les architectes sont capables d'investir, passent en effet immanquablement par le problème de la détermination d'une expertise spécifique comme l'attestent bien les réactions suscitées par l'évocation d'un vocable tel que celui de « métiers de l'architecture ». Définir ou préciser le contenu de quelque chose comme « l'expertise architecturale » n'est pas en effet chose aisée dans une profession qui, comme l'explique François Aballéa, entretient un culte du non-appris et pour laquelle il est entendu que le métier véritable « s'apprend en faisant84 ».

Devant l'évocation d'un exercice diversifié de l'architecture, c'est toujours l'existence d'une compétence globale en matière de travail sur, et de, l'espace qui est avancée. Il s'agit en fait d'affirmer le caractère général et légitime de la culture architecturale en matière de gestion et de définition de l'espace bâti. Mieux encore, ce qui renforce le plus souvent ce propos, pour faire face à l'idée d'une fragmentation et d'une concurrence de l'expertise architecturale, c'est la légitimité du savoir architectural. Il s'agit en fait de rappeler « l'intérêt public » de l'architecture. Pourtant, la dispersion des diplômés d'architecture, la crise du bâtiment, la concurrence des métiers, sont autant d'éléments qui contraignent les architectes à mettre en question leur rôle présent.

Note de bas de page 85 :

Cf. Le magazine professionnel D'architecture, juillet 1996, n°66.

Note de bas de page 86 :

Des formations dont on peut penser a priori qu'elles permettront aux architectes de s'affirmer comme des professionnels disposant de leurs propres méthodes et savoirs et par-là même affermiront l'autonomie de la « discipline ». Néanmoins, elles font l’objet de débats très vifs entre les tenants de la recherche architecturale et ceux de la pratique. Les derniers considérant que le travail de conception de projet est en soi un travail de recherche, comme on l’a vu précédemment.

Note de bas de page 87 :

Pratiquement cela reviendrait à dissocier le diplôme et l'autorisation d'exercer. Cette dernière serait délivrée après une durée minimum de salariat d’une année. Sur ce point Cf. Le Monde, Entretien avec François Barré, Mardi 11 juin 1996, p. 13.

Note de bas de page 88 :

L’enquête présentée ici est antérieure à la récente réforme des études d’architecture qui instaure une dissociation entre le diplôme et la « capacité à exercer ». Pour autant, cette dissociation semble plutôt confirmer l’hypothèse d’une recomposition de cette profession à partir d’une distinction des d’exercices. De ce point de vue elle vient institutionnaliser les changements engagés depuis les années 80. Pour autant, elle ne se fait pas sans débat car elle engage une distinction entre enseignement de la « discipline » et enseignement du « métier » conjuguée à un alignement sur le modèle universitaire (LMD notamment). Aussi, est-elle perçue par une fraction de la profession comme une concurrence illégitime. Ces derniers y voient en effet le « danger » que les universités soient en mesure de délivrer des « master d’architecture » à des individus qui, disent-ils, « ne construiront jamais mais se présenteront comme des architectes… ». Encore une fois, ici c’est la séparation de la discipline et du métier qui est en cause ; comme si pour les architectes la « professionnalisation » avait précédé la « disciplinarisation ». A l’inverse de ce que l’on peut d’ailleurs observer pour la sociologie. Cf. Johan Heilbron, Naissance de la sociologie, Agone, 2006.

Note de bas de page 89 :

Cf. sur ce point Bernard Convert, « Des hiérarchies maintenues. Espace des disciplines, morphologie de l'offre scolaire et choix d'orientation en France, 1987-2001 », Actes de la Recherche en sciences sociales, n° 149, sept. 2003, pp. 61-73.

Pour exemple, Rémi Lopez, Président du Centre Nationale de l’Ordre de Architectes en 1996, explique : « il faut envisager une politique globale au niveau de l'enseignement, avec la priorité autour du projet » et « les architectes ont le devoir de préciser leur rôle dans la production du cadre bâti »85. La volonté énoncée ici est donc bien de redonner une définition stable à la profession via l'enseignement pour lui assurer la préservation d'un territoire réservé parmi la multiplicité croissante des intervenants. Dans cette optique, la solution qui s'esquisse présentement penche pour une différenciation forte des enseignements, avec la mise en place de Diplômes d’Études Approfondies (DEA, Master « recherche »), de Doctorats86, et de Diplômes d’Études Supérieures Spécialisées (DESS, Master « pro ») et surtout avec l'obligation d'acquisition d’une licence d'exercice87 nécessaire à l'obtention du titre. En prenant une telle voie la profession semble viser l'établissement d'une distinction des métiers par le titre88 et surtout vouloir se protéger d'un nombre de professionnels trop important par une différenciation institutionnalisée des métiers. Ainsi donc, on peut légitimement se poser la question du type de sélection qu'un tel système est en mesure d'induire sur le nombre et la qualité des accédants au titre d'architecte. Ceci d'autant que l'on sait qu'une différenciation plus forte des enseignements, si ce n’est une « universitarisation » (en particulier la définition explicite de filières) a généralement pour effet de hiérarchiser socialement les activités en renforçant le prestige des plus anciennes89.

Outre cela, il demeure une interrogation quant à la dénomination des autres professions intervenantes dans le procès de production du cadre bâti. À cet égard, il semble que l'établissement d'une taxinomie et l'aspect performatif du langage sont des éléments non négligeables. Pour exemple, on observe que l'un des malentendus principaux qui donne corps aux débats actuels est celui de l'identification et de la nomination des changements présents. Si la profession semble bien avoir pris acte des glissements de la fonction traditionnelle d'orchestration et de la dispersion des diplômés, il n'en va pas de même de l'identification de ceux-ci ; la question principale a trait ainsi à la classification de ces changements : a-t-on affaire à des spécialisations par division d'une compétence globale appartenant à l'architecte ou s'agit-il de missions complémentaires au rôle de l'architecte ?

Note de bas de page 90 :

Paul Chemetov, Le territoire de l'architecte, Paris, Julliard, 1995, p. 159.

Il reste que dans un contexte où les thèmes, on ne peut plus généreux et généraux, de la ville et de l'urbain font recette, les architectes ont sans doute tout à gagner (leur statut et sa préservation) à se réclamer d'une compétence globale en matière d'aménagement de l'espace et à définir les autres intervenants ou interventions comme étant para-architecturales. Aussi, n'est-il sans doute pas anodin de voir dans toutes les déclarations de bonne volonté à l'égard des architectes le rappel de l'intérêt public de l'architecture et de sa place en matière d'urbanisme et de traitement spatial des problèmes sociaux. Comme l'exprime Paul Chemetov dans un opuscule au titre largement significatif90, « L'architecte doit-il restreindre son champ d'intervention à ce qui serait du strict ressort de l'autonomie disciplinaire ? ou, qu'on le veuille ou non, à l'invention et à l'élucidation de sa propre modernité pour fertiliser d'autres domaines, d'autres champs de la société ? Cela conduit à des remises en causes non seulement esthétiques mais aussi politiques. Cette redéfinition du territoire de notre action est en même temps celle de nos instruments de pensée ».

Note de bas de page 91 :

Claude Dubar, Pierre Tripier, Sociologie des professions, 1998, pp. 248-249.

Ce que montrent ces faits et les discussions ou débats qui les accompagnent est donc bien plus complexe qu’une simple volonté de défense d’un statut en référence à un modèle essentialisé. C’est en effet le modèle de la profession qui lui-même paraît s’effriter. Aussi, peut-on faire l’hypothèse qu’il s’agit là véritablement d’un travail qu’ont à opérer les architectes sur l’identité de leur corps professionnel pour continuer à se définir comme architecte et préserver leur place dans la division du travail de production architecturale. Sous ce regard, il n’y a effectivement pas de « profession établie91 ». Est-ce à dire que toute tentative pour arrêter une définition de cette profession et établir les limites de son territoire se trouverait invalidée par des nécessités continues d’adaptation, notamment pour faire entrer dans la définition de son territoire les positions dites diversifiées ?

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Pour citer ce document

CHADOIN, O. (2024). Chapitre 1 – De l’objet aux acteurs de sa production : la profession. Dans Être Architecte : les Vertus de l’Indétermination : De la sociologie d’une profession à la sociologie du travail professionnel. Université de Limoges. https://doi.org/10.25965/ebooks.544

CHADOIN, Olivier. « Chapitre 1 – De l’objet aux acteurs de sa production : la profession ». Être Architecte : les Vertus de l’Indétermination : De la sociologie d’une profession à la sociologie du travail professionnel. Limoges : Université de Limoges, 2024. Web. https://doi.org/10.25965/ebooks.544

CHADOIN Olivier, « Chapitre 1 – De l’objet aux acteurs de sa production : la profession » dans Être Architecte : les Vertus de l’Indétermination : De la sociologie d’une profession à la sociologie du travail professionnel, Limoges, Université de Limoges, 2024, p. 16-37

Auteur

Olivier CHADOIN
Professeur de sociologie, ENSAP Bordeaux,
Directeur de PAVE – Centre Emile Durkheim, CNRS 5116
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