Être Architecte : les Vertus de l’Indétermination | Olivier CHADOIN

Partie I. De la sociologie d’une profession à la sociologie du travail professionnel

Chapitre 2 – Acteurs et mécanismes de la production architecturale : une sociologie du travail

https://doi.org/10.25965/ebooks.546

p. 38-58

Sommaire

Texte

L’analyse sociologique en termes de profession semble donc insuffisante pour saisir le groupe social des architectes dans sa diversité. Elle est en particulier confrontée à la question de l’unité et des limites de ce groupe. Si elle demeure essentielle pour rendre compte des éléments de fondation de son identité elle bute en revanche sur la question de ses changements. En ce sens, la seule comparaison des spécialités professionnelles sur le vu de leurs caractéristiques sociologiques ou économiques limite la connaissance à la juxtaposition d’éléments sociographiques (comparés par la suite terme à terme). Face à cet écueil une des réponses possibles est de ne pas dissocier l’identité des professions du cadre contextuel et relationnel de leurs pratiques ; bref, à saisir les professions en action. Plus simplement, la circonscription de l’analyse à la question des contours identitaires de la profession en référence au modèle classique de la forme professionnelle ne rend pas compte de la profession dans sa dimension active, économique et relationnelle ; c’est-à-dire, de ses pratiques et de ses relations aux autres professions et aux différents segments de marché du bâtiment.

Note de bas de page 1 :

Cf. « Les architectes, les urbanistes et les paysagistes », in La ville et l’urbain - L’état des savoirs, op. cit., pp. 215-224.

Note de bas de page 2 :

Cf. « Les architectes, les urbanistes… », Idem, p. 223. L’auteur ajoute par ailleurs, « qu’en consacrant leur énergie à des combats stériles, les professionnels de l’architecture, de l’urbanisme et du paysage s’interdisent de convaincre le public de l’intérêt de leurs interventions, alors même qu’une demande considérable d’amélioration du cadre de vie devrait leur permettre de coexister ».

Note de bas de page 3 :

Cf. la conclusion de Florent Champy, Sociologie de l’architecture, La découverte, « Repères », 2001, pp. 108-109. Dans la note de lecture que consacre Sylvie Tissot à cet ouvrage, elle note également l’écueil de cette approche : « L’approche privilégiée permet ainsi de replacer la sociologie de l’architecture dans l’histoire d’une concurrence entre professions, mais avec comme effet pervers de sous-estimer l’hétérogénéité du groupe », Cf. Genèses, n° 46, mars 2002, p. 169-170.

Note de bas de page 4 :

Idem, p. 108.

Note de bas de page 5 :

Cf. « Vers la déprofessionnalisation, l’évolution des compétences des architectes en France depuis 1980 », in Les cahiers de la recherche architecturale, n° 2-3, novembre 1999, pp. 27-39.

Aussi, les analyses en termes de profession sont-elles le plus souvent conduites à s’attacher à la forme actuelle de la profession d’architecte soit en termes de déficit soit en termes de changement radical. Ainsi, Florent Champy engage son analyse par une approche historique de la formation identitaire de la profession pour finalement conclure que la faiblesse de leur corps professionnel tient à une incapacité à le réguler et à le « fonder sur des savoirs et savoir-faire clairement identifiables », ce qui « accentue la concurrence entre les professions1 ». Les professions de la ville et de l’urbain sont dit-il « confrontées à un cercle vicieux. L’absence de régulation de la démographie professionnelle (…) et l’absence de monopole (…) créent un déséquilibre de l’offre et de la demande d’intervention sur le cadre de vie. Ce déséquilibre exacerbe la concurrence entre les professions, tentées de se repositionner conjoncturellement en fonction des demandes, et rend illisible la frontière de leurs interventions2 ». Selon cet examen, le défaut de cohésion professionnelle conduit les architectes à être « soumis aux aléas des commandes et ce sont les stratégies de réponse à ces commandes qui permettent de rendre compte de la répartition actuelle du travail ». Ce qui conduit l’auteur à définir les architectes comme une « profession menacée3 » : « les compétences qu’ils mettent en œuvre sont de moins en moins consensuelles et de plus en plus difficiles à faire reconnaître : les architectes les plus en vue revendiquent comme principale source de légitimité leur créativité, mais celle-ci ne peut pas être la base d’une identité professionnelle partagée et d’une reconnaissance officielle4 ». Le propos prend donc la forme d’une sociologie des professions pour finalement conclure, par comparaison à d’autres professions « établies », à une « déprofessionnalisation » : « à l’inverse des médecins ou des hommes de loi, qui fournissent les exemples les plus typiques de professionnalisations réussies, les architectes n’ont pas réussi à imposer une définition univoque et stable de leur professionnalisation5 ».

Note de bas de page 6 :

Non seulement la profession est sans cesse ballottée entre Ministère de l’Équipement et Ministère de la culture, mais elle a vécu de nombreux changements dans son organisation du travail avec l’avènement de l’informatique qui a fait disparaître le métier de dessinateur. Par ailleurs, de nombreuses modifications sont intervenues dans les règles de dévolution des marchés publics, imposant notamment la mission de programmation qui est venu empiéter sur le territoire professionnel de ces dernières comme on va le voir plus après.

Note de bas de page 7 :

Cf. Histoire du métier d’architecte en France, PUF, « Que-sais-je ? », 1996.

De même, de nombreuses approches saisissent cette profession comme étant en « changement », en « métamorphose », en « mutation »… Comme si, depuis les années soixante-dix, il était impossible de donner une définition stable de celle-ci. Il est vrai qu’elle a connu de nombreux changements, notamment techniques, politico-administratifs, et juridiques6. Sans doute cette profession est-elle dotée d’une formidable faculté d’adaptation au changement, car si toutes les analyses convergent pour montrer une modification de son organisation, de son identité et de ses pratiques, allant jusqu’à l’hypothèse d’une menace sur son existence, il n’en demeure pas moins que celle-ci perdure et continue de s’imposer pour la production de la ville et l’aménagement de l’espace. Ainsi, Gérard Ringon parle, plus prudemment d’une « identité en négociation7 ».

Pour répondre à ce questionnement s’est donc développée une « sociologie du travail » des architectes. Celle-ci s’est en particulier donnée pour objet l’analyse de l’activité des architectes en tant qu’elle est prise dans un jeu d’interdépendance avec d’autres professions (économistes, ingénieurs, paysagistes, urbanistes…). Partant, l’accent est porté sur le travail de cette profession et ses changements : changements dans la nature des compétences et des qualifications, changements de position dans la division du travail de construction. Ces approches du travail n’excluent évidemment pas que la notion de profession soit considérée, seulement, elles replacent le fait professionnel dans un espace de pratiques et d’interactions.

2. 1. Identité hétéronome, contraintes internes et externes

Une des premières direction prise par cette sociologie du travail des architectes consiste à contextualiser ces derniers dans les changements imposés par l’économie de la construction et les formes d’encadrement (notamment juridiques) de la commande architecturale. Elle conduit à observer une modification de la compétence des architectes et de leur place dans la division du travail face à la concurrence des autres professions intervenant dans le processus de construction.

Si ces approches s’accordent sur le constat d’une hétéronomie de la profession d’architecte, elles n’empruntent pas pour autant les mêmes principes de lecture. Ainsi, se différencient celles qui conservent l’idée d’une unité de la profession réagissant à des contraintes de nature externes, et celles qui considèrent la profession d’architecte comme un « champ » dans lequel la concurrence interne entre des positions est également un facteur d’évolution de la profession.

Contraintes économiques et juridiques, concurrence des professions

Note de bas de page 8 :

Raymonde Moulin et Al, Les architectes, métamorphose d'une profession libérale, Calmann-Levy, 1973.

Note de bas de page 9 :

Florent Champy, Les architectes et la commande publique, PUF, 1999.

Note de bas de page 10 :

Ces trois questions sont énoncées telles quelles par les auteurs dès l'introduction de l'ouvrage, Les architectes, métamorphoseop. cit. p. 9.

Sur ce point les analyses inaugurées par Raymonde Moulin8 et ses collègues dans les années soixante-dix, et poursuivies aujourd’hui d’une certaine manière par Florent Champy9, se démarquent pour constituer une tentative d'appréhension de la profession non seulement dans ses relations à la commande mais aussi en tant que groupe structuré ayant des lois propres de fonctionnement reposant sur une construction historique spécifique. Son investigation, devenue classique, pose à la profession d'architecte trois questions10, qui ne sont pas sans résonances aujourd'hui encore sur le fait professionnel : « Quelle est la forme de la crise de la profession d'architecte ? Comment l'absence de consensus des architectes sur la nature de leur compétence favorise un jeu de stratégies concurrentes des différents acteurs intervenants dans le procès de production ? Quelles chances les architectes ont-ils de faire reconnaître leurs compétences spécifiques ? »

Note de bas de page 11 :

Idem, p. 293.

C'est bien un travail sur l'identité professionnelle des architectes et sur ses transformations que nous proposent ces travaux. À cet égard, la thèse des auteurs est très explicitement énoncée : on assiste sous les contraintes de l'économie capitaliste à la « métamorphose d'une profession libérale ». Les architectes se trouvent acculés au dilemme suivant : « ou bien se soumettre à la demande en participant à un urbanisme spéculatif, voué à la réitération, ou bien à la faveur d'une commande exceptionnelle, construire le chef d’œuvre unique et il dépend de la profession et de ses capacités à se rénover (...) que l'architecte réinterprète sa fonction traditionnelle en construisant à la fois une vision neuve et cohérente de la ville et de sa propre place dans un processus infiniment plus compliqué que jadis11 ».

Ce travail, présente l'avantage de donner une bonne vision de la position problématique de l'architecte dans une société en pleine rénovation urbaine et où ce que l'on a appelé la « grande commande » tend à affirmer son passage dans l'ordre du mythe. C'est donc une réflexion sur l'identité de la profession, comprise comme liée aux orientations globales du système social qui permet ici aux auteurs de conclure à une « métamorphose » du modèle libéral. Dans cette étude la transformation des modalités d'exercice de la profession est bien analysée, néanmoins on ne peut que regretter l'absence d'une réflexion sur les influences réciproques, dans les changements analysés, du système professionnel et du système d'enseignement ; ceci sans doute en raison du primat accordé à l'hypothèse générale d'un changement de nature économique, c’est-à-dire externe à la profession.

Note de bas de page 12 :

« Mais si l’État est présent à de nombreux titres, nous montrerons également que ses interventions, peu volontaristes, peu cohérentes, et peu suivies, ne permettent pas de parler d’une véritable politique de l’architecture », écrit-il in Sociologie de l’architecture…, op. cit., pp. 6-7.

Note de bas de page 13 :

Idem, p. 27. On peut néanmoins ici ajouter que l’angle d’analyse choisi par l’auteur de la commande publique et de ses formes d’encadrement ne rend que partiellement compte de cette question puisque les commandes publiques ne représentent finalement que 30 % du volume d’activité des architectes contre 70 % pour les commandes privées. Analyser la profession d’architecte à partir de la commande publique c’est aussi finalement faire entrer dans la construction de son objet la place que cette commande tient dans la définition professionnelle de l’exercice légitime de l’architecture.

Note de bas de page 14 :

Cf. Véronique Biau, L'architecture comme emblème municipal, Paris, Plan Construction et Architecture, 1994.

Note de bas de page 15 :

Cf. Sociologie de l’architecture, 2001, p. 108.

L’analyse de Florent Champy emprunte une voie proche en replaçant la place de l’architecte dans l’économie de la construction contemporaine et en analysant les formes juridiques qui encadrent l’intervention des architectes dans le cas des constructions publiques. Il montre ainsi que cet encadrement ne se double pas d’une intervention suffisamment cohérente et volontariste de la puissance publique12 et, qu’en conséquence, « les jeux possibles à l’intérieur même des procédures sont considérables » et « les entorses à la linéarité des processus sont fréquentes13 ». De fait, la division du travail de construction ne correspond pas exactement au découpage formel des textes qui encadrent l’intervention architecturale et l’on observe une réduction des limites de l’intervention des architectes qui se double d’une redéfinition de leur compétence en relation à la concurrence des autres métiers de la construction. Ainsi, par exemple, la définition de « programmes » en amont des projets de construction comme l’utilisation de l’architecture à des fins de communication14 conduisent selon lui l’architecte à perdre une partie des compétences qui étaient les siennes. D’une part le travail de clarification des besoins qu’opère le travail de conception est rendu difficile par la programmation, d’autre part « l’esthétisation de l’architecture » fait perdre aux architectes le savoir et la maîtrise de la technique qui est pourtant une des bases de leur compétence professionnelle. C’est alors l’autonomie de la profession et la définition de sa compétence qui sont mises en jeu. On assiste alors à un brouillage paradoxal de la fonction de l’architecte dans la mesure où ses tâches ne sont pas pour autant simplifiées ; puisque celles-ci se trouvent prise dans un ensemble de décisions et de fonctions entremêlées. De fait, explique Florent Champy, « les compétences que les architectes mettent en œuvre sont de moins en moins consensuelles et de plus en plus difficiles à faire reconnaître : les architectes les plus en vue revendiquent comme principale source de légitimité leur créativité, mais celle-ci ne peut être la base d’une identité professionnelle partagée et d’une reconnaissance officielle15 ».

Concurrence interne et trajectoires individuelles

Note de bas de page 16 :

Christian De Montlibert, L'impossible autonomie de l'architecte, PUS, 1995

Note de bas de page 17 :

Idem. p 7

Note de bas de page 18 :

Concluant à la domination croissante du champ architectural par les logiques économiques et politiques, Christian de Montlibert affirme qu'en même temps qu'une nouvelle division du travail se développent des « processus de concentration interne et une croissance du nombre des grandes agences ». Pourtant, toutes les données quantitatives semblent infirmer cette hypothèse puisque depuis les années quatre-vingt on observe même une tendance à la diminution de la taille des agences (Cf. tableau suivant).

Note de bas de page 19 :

Ibid. p 41-68.

Les analyses de Christian De Montlibert16, selon une orientation théorique et méthodologique différente, cherchent moins à dégager les fondements de l'identité de l'architecte qu'à porter au jour, à travers les luttes qui structurent le groupe professionnel, sa réalité en tant « qu'espace de positions ». Ainsi, insiste-t-il sur le fait que « l'aménagement de l'espace est un domaine où se manifestent efficacement des rapports de domination17 » et cherche donc à rendre compte de la croissance de la division du travail dans ce champ en développant l'hypothèse selon laquelle elle résulterait d'une forte lutte entre différents intérêts sociaux pour le contrôle de l'aménagement de l'espace18. Ce travail apporte donc une réflexion intéressante pour notre propos sur les changements survenus ces dernières années chez les praticiens de l'architecture. Il présente, notamment, l'intérêt d'une appréhension des architectes comme étant inclus dans un « champ des agents de la production de l'espace19 » et pas seulement d’une profession. Les premiers concernent les changements de l'identité et de l'organisation du système professionnel, les seconds donnent une vue relativement complète quant aux prises de positions des architectes sur leur profession en fonction de leur trajectoire et de leur position. L'auteur souligne par ailleurs deux faits essentiels : la croissance du nombre des individus et des spécialités amenés à intervenir sur l'espace et, la prépondérance des trajectoires individuelles sur les positions et les prises de position dans le champ de l'aménagement de l'espace. La question de l’autonomie de l’architecte est donc envisagée à deux niveaux articulés : celui d’une concurrence interne au champ de l’architecture, et celui d’une concurrence externe au niveau du champ des « agents de la production de l’espace ». L’architecte est alors pris dans une suite de déterminations qui réduisent son autonomie : pression économique de la commande au niveau externe, hiérarchisation et spécialisation au niveau interne.

Note de bas de page 20 :

Cf. « Sociologie des architectes » in Urbanisme, n° 293, mars-avril 1997, pp. 61-63 et La consécration en architecture, Thèse de doctorat en sociologie, EHESS, 2001, ou encore pour une vue générale des enjeux de l’usage de la notion de champ pour saisir la profession d’architecte, « L’architecture comme champ : un point sur l’état de la recherche », in Jean-Yves Toussaint, Chris Younes (Dir.), Architecte, Ingénieur, des métiers et des professions, Actes du séminaire de l’Institut National des Sciences Appliquées, à Lyon le 22 mars 1996, Paris, Ed. de la Villette, 1997, pp. 121-129.

Note de bas de page 21 :

Cf. Les règles de l’art, Seuil, 1992.

Note de bas de page 22 :

Cf. Véronique Biau, « Marques et instances de consécration en architecture », in Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, n° 2-3, novembre 1999, pp. 15-38.

Note de bas de page 23 :

Cf. Sociologie des architectes…, op. cit., p. 63.

Note de bas de page 24 :

Cf. Véronique Biau, « Marques et instances de consécration en architecture », op. cit., pp. 15-38.

Une approche sensiblement différente est développée par Véronique Biau20. Ses travaux s’attachent à saisir la profession d’architecte en mobilisant la notion de champ de la production culturelle travaillée par Pierre Bourdieu, notamment à propos du champ littéraire21. Acceptant la définition de l’architecte comme producteur de sens, elle livre une analyse des principes sur lesquels se fonde la hiérarchie de ce corps professionnel. Pour ce faire, les parcours d’architectes et leur relation à la commande sont appréhendés comme des parcours de « consécration22 ». La profession d’architecte est alors saisie comme une profession développant des stratégies pour courir un seul et même enjeu : le capital symbolique. Cette approche possède le mérite indéniable de rappeler que les architectes ne sont pas seulement des constructeurs mais aussi des professionnels de la culture. De plus, le travail sur les trajectoires révèle comment l’accès à la commande publique n’est pas qu’une affaire économique mais obéit également à des passages et des consécrations bien spécifiques. En cela, la notion de champ mobilisée apporte une plus-value à la seule approche économique du marché des architectes et de la commande publique vue comme exerçant une « fonction rectrice » sur la hiérarchie professionnelle. Mieux encore, cette analyse engage une réflexion sur l’enjeu d’une reconnaissance de ces professionnels comme producteurs culturels vis à vis des autres professions qui interviennent dans la conception de la ville. « La capacité des architectes à produire du non reproductible et/ou à faire valoir leurs produits comme tels serait le dernier domaine sur lequel les architectes pourraient faire valoir leur exclusivité ? Le processus de stratification symbolique, expression de leur seule revendication à être les seuls détenteurs des critères de leur évaluation, fonctionnerait alors au bénéfice plus ou moins conscient et avoué de tous, fournissant à l’ensemble de la profession les arguments de sa prédominance, voire de son quasi-monopole, sur la maîtrise de la dimension esthetico-symbolique de la production de l’espace23 ». Centrée sur la dimension et le discours culturel de cette profession, l’analyse rappelle finalement que la « dimension esthético-symbolique » revendiquée par les architectes est d’autant plus intéressante pour eux qu’elle se présente comme désintéressée. En approchant la profession d’architecte sous le registre de la production culturelle et des parcours de consécration ce travail invite donc à interroger les lieux et les moments de mobilisation des effets capitalisés de cette consécration. En particulier, si la revendication d’une dimension culturelle de l’activité architecturale est un atout stratégique face aux autres professions et pour investir des segments de marchés, il convient d’en aborder les mécanismes de mobilisation24.

2. 2. Division du travail et redistribution des pratiques : l’analyse de la production

Pour expliquer la place nouvelle des architectes dans l’espace de la maîtrise d’œuvre et rendre compte du contexte renouvelé de leurs pratiques, d’autres recherches concentrent l’observation des architectes sur leurs activités dans les processus de conception. Ce faisant ils développent une sociologie du travail des architectes. Ces derniers sont saisis comme les acteurs d’une division du travail qui s’est transformée sous l’effet des changements des modes et mécanismes de la production architecturale.

Ils pointent ainsi une évolution du processus de production architectural qui est à mettre en relation avec une modification de l’organisation du travail des agences. Analyse des agences d’architecture en tant qu’organisations et analyse des pratiques dans les projets convergent alors pour dire une modification de la « compétence » des architectes. Néanmoins, dans ces approches la question du fait professionnel ou de l’autonomie n’est pas première. C’est plutôt la production d’une connaissance de ces nouvelles conditions d’exercice, et des aménagements de compétence qui s’ensuivent, qui est visée. Les savoirs mobilisés sont alors plus ceux de la sociologie du travail et des organisations que de la sociologie de la culture.

Le renouvellement des modes de production

Note de bas de page 25 :

Sur cet aspect les travaux du réseau RAMAU fournissent de nombreuses illustrations, Cf. notamment Olivier Chadoin, Thérèse Evette (Dir.), Activités d’architectes en Europe, Cahiers RAMAU 3, Ed. de la Villette, 2003.

De nombreuses analyses soulignent la fin de la figure de l’architecte chef d’orchestre et de son corollaire de la relation à la commande sous la forme du colloque singulier. L’évanouissement de ces figures, mythiques plus que réelles, conduit à comprendre la production architecturale comme produit d’une organisation collective. Ainsi, bien que le triptyque classique maîtrise d’ouvrage/maîtrise d’œuvre/entreprises, correspondant aux fonctions de commande, conception et réalisation, demeure un repère, il s’est néanmoins largement complexifié. Effectivement, depuis maintenant une vingtaine d’années les processus de conception et d’élaboration des projets urbains et architecturaux connaissent de nombreuses transformations. Le langage lui-même en est marqué. Aussi, est-il devenu courant de voir associés les termes de « projet » et de « complexe ». De même, une approche lexicale des ouvrages et autres contributions réflexives sur la fabrique de la ville et de l’architecture montrerait sans doute une inflation des vocables utilisés pour qualifier la situation présente25 : « mutation », « déplacement », « émergence », « transformation »…

Note de bas de page 26 :

Thérèse Evette, « L’interprofessionnalité ? Un point de vue », in Cahiers Ramau 2, Ed. de la Villette, Paris, 2002, pp. 9-13.

Note de bas de page 27 :

Cf. Jean Carassus, « Mutation et rôle nouveau de la construction », in Activités d’architectes en Europe, op. cit., pp. 19-32.

On observe effectivement à partir des années quatre-vingt une forte atomisation des fonctions dans la production architecturale. L’interrogation sur les processus de projet en atteste : « la vision linéaire et hiérarchique des processus d’aménagement et des relations entre les acteurs concernés par les projets est obsolète » et « les frontières entre les domaines et les échelles de l’aménagement sont reconsidérées. Ainsi, la complexité est non plus seulement abordée comme un principe majeur d’analyse de la ville mais aussi comme une donnée de l’action » explique par exemple Thérèse Evette26. Toutes les expériences professionnelles mentionnent en effet une complexification des processus. D’abord, les processus doivent intégrer de nouvelles préoccupations telles que la gestion des risques et la percée, unanimement constatée, des préoccupations environnementales. Il ne s’agit plus seulement de livrer un bâtiment. Encore faut-il penser et rendre efficace le processus qui mène à sa fabrication comme à sa gestion future27, avec par exemple l’intégration des objectifs de « développement durable ».

Note de bas de page 28 :

Cf. Michel Bonetti, « Les nouvelles formes d’activités le maîtrise d’œuvre urbaine et architecturale en Europe », in Activités d’architectes en Europe, op. cit., pp. 135-154.

Note de bas de page 29 :

Cf. « Les métiers et les compétences de la conception architecturale et constructive. Questions de prospective », in Forces et tendances de la maîtrise d’œuvre, PUCA, 1992, pp. 11-40.

Le premier des éléments visibles qui s’impose dans la réorganisation des processus est alors la pluridisciplinarité ou mieux, « l’interprofessionnalité ». La figure ancienne du colloque singulier entre l’architecte et son client est définitivement enterrée. Le nombre de spécialités et d’expertises mobilisées aux côtés des compétences traditionnelles (architectes, ingénieurs, entreprises) est relativement étendu : designers, concepteurs-lumière, paysagistes, urbanistes, vidéastes, sociologues, économistes… Les configurations d’acteurs et les modalités de leurs relations changent. Là où la segmentation et le « modèle fordiste de la production s’imposait pour réguler les processus, une importante nécessité de coordination se fait jour28 ». Comme l’explique Bernard Haumont, c’est la fonction de conception elle-même, au centre de la définition du rôle des architectes, qui s’en trouve affectée : « on peut observer une dissolution relative de la notion (de conception) et du rôle, de la maîtrise d’œuvre qui assumait traditionnellement l’unité du processus, étant donné sa fonction centrale de conception et de projetation pour un bâtiment ou un ensemble bâti, considéré dans leur unité d’œuvre29 ».

Du coup la recherche porte sur la manière dont les architectes aménagent les conditions de leur rôle et s’ajustent à ce contexte renouvelé de la production des bâtiments. C’est en particulier la question de la capacité des acteurs à coordonner leurs actions et poursuivre des buts communs tout au long de la production d’un projet qui est interrogée. Aussi, la tenue des objectifs de l’élaboration d’un projet dans le temps et la coordination des acteurs aux cultures professionnelles diverses deviennent l’objet de missions et des rôles spécifiques (tels le coordonnateur en France et le « facilitateur », ou independant facilitator, dans le cadre du partnering anglais). Ces rôles peuvent être aussi bien tenus par des profils professionnels émergents dits « nouveaux métiers », ou faire l’objet d’un investissement par des professions de la maîtrise d’œuvre plus traditionnelles qui développent des méthodes spécifiques sur la base de leur savoir initial. Dans tous les cas, s’impose avec ces rôles la nécessité de nouveaux supports de travail, parmi lesquels la communication et l’image tiennent une place non négligeable.

Note de bas de page 30 :

Ce constat traverse l’ensemble des travaux sur la profession depuis le début des années quatre-vingt comme le note Dominique Raynaud, in « Contrainte et liberté dans le travail de conception architecturale », in Revue Française de Sociologie, 45-2, Avril-Juin 2004, pp. 339-366.

Ces transformations générales du système de production confirment en fait l’hypothèse d’un éclatement et d’une fragmentation de la mission « traditionnelle » de l’architecte ainsi que la multiplication des « ingénieries spécifiques30 ». Elles poussent naturellement à s’interroger sur la nature et la forme des compétences qui se développent ou prennent place dans les métiers de la maîtrise d’œuvre. Cette question est traitée à au moins trois niveaux d’analyse non exclusifs.

Note de bas de page 31 :

Cf. pour exemple Jacques Allegret, et Al, Trajectoires professionnelles : esquisse d’un champ de l’architecture, Rapport Ecole d’architecture de Paris Villemin, 1989, et Bernard Haumont, Les architectes et les modifications des pratiques professionnelles : l’insertion professionnelle et les nouvelles formes de pratiques, GRESA/DAU, rapport, 1982 ; et Olivier Chadoin, Trajectoires de jeunes diplômés en architecture et recomposition d’un champ professionnel, DEA de sociologie, Université de Bordeaux II, 1995.

D’abord au niveau des parcours. Par la restitution de profils et d’évolutions de carrière par les professionnels eux-mêmes, c’est la construction individuelle d’une compétence qui est abordée. Il s’agit alors de croiser le structurel et le biographique31. Ces travaux donnent à voir la manière dont, à l’échelle d’une trajectoire professionnelle, par la rencontre d’opportunités liées à des changements plus profonds, notamment économiques, se construit ou se modifie une professionnalité de base.

Ensuite, au niveau des projets. Là, les analyses mobilisent la méthode monographique pour saisir comment dans le déroulement d’opérations spécifiques les professionnels sont amenés à aménager leur rôle. C’est la méthode que j’utilise dans la seconde partie. Par-là, c’est en fait un autre niveau et une autre temporalité du changement des professionnalités qui est abordée. En particulier, il s’agit de saisir comment les interactions entre métiers et les nouveaux enjeux du travail urbain et architectural, tels que la participation des usagers ou le « développement durable », affectent directement des compétences instituées.

La forme des processus se modifiant, elle interroge en retour les modalités d’organisation et de réaction des professionnels de la maîtrise d’œuvre. Les questions sont ici nombreuses : les nouveaux métiers ou rôles qui s’installent dans les processus font-ils appel à des compétences véritablement nouvelles eu égard à celles, traditionnelles, des métiers de la maîtrise d’œuvre ? Ou bien, a-t-on simplement à faire à un repositionnement des métiers de la maîtrise d’œuvre permis par une formation de base adaptée ? Enfin, la modification des processus génère-t-elle un recentrage des métiers sur ce qu’il est convenu d’appeler maintenant leur « cœur de compétence » ou, à l’inverse, un déplacement de leur compétence vers un autre champ ? Ces questions demeurent ouvertes et prises dans le débat, toujours recommencé, de l’organisation de l’interdépendance des professions. Comme on le verra, après avoir traité la question de l’analyse des organisations, ces travaux ont en commun de tenter une caractérisation de la notion de compétence chez les architectes.

Les agences : changements organisationnels et spécialisation

Note de bas de page 32 :

Cf. entres autres, Bernard Lamy, Mario Robirosa, L’évolution de la profession d’architecte, Centre de Sociologie Urbaine, 1975 et François Marquart, Christian de Montlibert, Etude sur l’exercice de la fonction d’architecte, Institut National pour la formation des adultes, 1969.

Les agences d’architecture sont les organisations principales de production de l’architecture et d’emploi des diplômés. Une des caractéristiques principale y est la faible concentration des moyens de production. On observe en effet, depuis les années quatre-vingt, à la fois une diminution des effectifs salariés des agences et une spécialisation des emplois dans la mesure où ils sont principalement occupés par des architectes. Là où les travaux des années soixante-dix avaient envisagé une intégration progressive des métiers de la maîtrise d’œuvre dans de grandes agences où division du travail et rationalisation seraient des mécanismes dominants32, on observe au contraire une diminution de la taille des structures, une faible division du travail et un emploi majoritaire d’architectes. De fait la division du travail ne se constitue pas au niveau des agences mais dans l’espace de la maîtrise d’œuvre et, par projet.

Note de bas de page 33 :

Cf. Sociologie de l’architecture, op. cit. pp. 58-59.

Pour Florent Champy33, cette structuration particulière du monde des agences d’architecture est une particularité française qui a pour conséquence d’accentuer la concurrence interne à la profession. Cela pour deux raisons : d’abord la petite taille des structures ne leur permet pas de traiter beaucoup de projets en même temps et les rend donc plus sensibles aux aléas de la commande, ensuite la faiblesse des effectifs des structures fait perdre de l’attractivité à la carrière des architectes salariés et maintient une préférence pour l’exercice libéral.

Nombre d’agences d’architecture d’au moins 1 salarié et nombre de salariés des agences (architectes et non architectes, en1996)

Tailles des agences

Nombre d’agences

en %

Nombre de salariés

en %

1 à 3 salariés

4157

71 %

7366

39,5 %

4 ou 5 salariés

911

15 %

4016

21,5 %

6 à 9 salariés

642

12 %

4614

25 %

10 salariés et plus

152

2 %

2615

14 %

Total

5862

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Source : D’après, FAF-PL, 1996, cité in Florent Champy, « Sociologie de l’architecture », op. cit, p. 58.

Note de bas de page 34 :

Cf. Les architectesop. cit. p. 194-195.

Les architectes eux-mêmes partagent ce constat. Néanmoins il reste lié à une analyse quantitative en termes de structures. L’analyse en termes de pratiques montre en fait d’autres réalités, difficiles à quantifier, mais qui viennent pondérer ces constats : d’une part les architectes constituent des équipes de maîtrise d’œuvre par projet en combinant les moyens de plusieurs agences et spécialités dans une logique de réseau, contournant ainsi les risques d’une concentration face aux aléas de la commande ; d’autre part le nombre de structures unipersonnelles dissimule la persistance de l’usage des rétrocessions sur honoraires qui permet aux agences de recourir à une main d’œuvre par projet sans s’engager sur une relation salariale. La logique du travail en réseau que Guy Tapie nomme « agence-réseau34 » permet notamment de contourner le déterminisme géographique des marchés du bâtiment en s’associant avec « un architecte local » d’une part, et de sortir d’une voie de spécialisation imposé par certains secteurs de commande de l’autre. Ainsi, pour accéder à la commande d’un lycée ou d’un hôpital, véritables voies de spécialisation pour certaines agences, vaut-il mieux s’associer un confrère ayant déjà construit dans ce secteur et implanté dans la région de réalisation de ce projet.

Note de bas de page 35 :

Cf. Graham Winch, Denis Grezes, Brid Carr, « Stratégies et organisations des agences d’architecture à l’exportation : une comparaison franco-anglaise », in Michel Bonnet (Dir), La conception en Europe, Bilan-Évaluation-Perspectives, PUCA, 1997, pp. 235-255. Les auteurs proposent de différencier les agences qui privilégient « le service et l’expérience », des agences qui privilégient « les concepts et idées ».

Note de bas de page 36 :

Op. cit. pp. 195-199.

De fait, la recherche d’une adaptation organisationnelle cantonnée à la seule observation de l’agence est insuffisante. C’est bien dans la manière dont chaque agence s’arrange pour constituer une organisation par projet qu’il faut chercher, donc autant hors de l’agence que dans l’agence. Pour autant selon Guy Tapie, qui s’inspire des travaux de Graham Winch35, deux tendances semblent dominer les agences aujourd’hui : la spécialisation et la mise en réseau. Ces tendances s’actualisent selon lui sous la forme de trois logiques ou styles d’organisation : les agences à « logique entrepreunariale » qui privilégient la « prestation de service », celles qui suivent une logique « rationnelle-professionnelle » en privilégiant la dimension culturelle de l’architecture, enfin celles qui poursuivent une logique « d’adaptation individuelle36 ». À travers ces trois figures, on constate un décalage avec l’identité historiquement instituée de l’architecte, notamment par la volonté accrue d’efficacité économique, source de « dilemme identitaire ». Une fois encore ces observations convergent pour dire une modification des « compétences » des architectes.

2.3. Recherches sur la notion de la compétence

À la fois conséquence et indice de la difficulté à saisir le groupe des architectes en termes de profession, comme des changements au niveau des processus de production les professions et métiers de la maîtrise d’œuvre, dont font partie les architectes, cette notion de compétence issue de la sociologie du travail, s’est étendue à de nombreux travaux.

Note de bas de page 37 :

Louis Toupin identifie quatre modèles de construction de la compétence : objectif, stratégique, subjectif, axiologique. Cette typologie permet de comprendre que la compétence est un « savoir agir » doublé d’un « pouvoir agir » qui prennent corps dans un contexte spécifique. Cf. « Les facettes de la compétence », Sciences Humaines, n° 24, mars-avril 1999, pp. 27-28.

Note de bas de page 38 :

Cf. Dominique Monjardet, « Compétence et qualification comme principes d’analyse de l’action policière », in Sociologie du travail, n° 1, 1987.

Son usage vise en fait à rendre compte de ce changement qualitatif et de l’insuffisance d’une approche mécaniste de la relation entre métier et qualification basée sur une conception linéaire et séquentielle des processus de production. S’il reste difficile d’en donner une définition consensuelle, on peut s’accorder sur le fait qu’elle renvoie à l’aménagement des notions de rôle, de fonction et de statut qui sont reconfigurées par de nouveaux modèles d’action37. Elle est définie le plus souvent de façon large comme : « un art à base de qualités individuelles et d’expérience » ou comme « l’ensemble des ressources professionnelles mises en œuvre dans la pratique38 ».

Note de bas de page 39 :

Cf. notamment, Lecture sociologique de l’architecture décrite – Comment bâtir avec des mots, L’Harmattan, 1996.

A ce niveau trois types de travaux concernant la profession d’architecte se distinguent. Les premiers tentent de cerner et sérier les changements survenus dans le rôle des architectes au niveau des processus de production. Pour eux le travail empirique, en particulier l’observation du travail des architectes dans les projets, est une nécessité. Les seconds, plus souvent le fait d’architectes d’ailleurs, s’efforcent de poser théoriquement le noyau dur de la compétence des architectes. Soit, de renouveler l’assise intellectuelle et théorique qui définit cette profession. Entre ces deux directions la voie prise par Christophe Camus39 se distingue par l’adoption d’une posture que l’on peut qualifier de « constructiviste ». Pour lui, la compétence n’est pas donnée a priori mais fait l’objet d’une construction discursive de la part des acteurs du champ architectural. Aussi, parle-t-il d’une « compétence communicationnelle ».

Compétence et professionnalité

Note de bas de page 40 :

Comme dans d’autres univers sociaux, la demande de recherches et d’études sur les « référentiels de compétences » concerne les architectes. Si elle produit évidemment de la connaissance, elle n’est cependant pas sans difficultés pour le sociologue dans la mesure où la connaissance qu’elle produit devient un des éléments de l’argumentaire des professionnels qui cherchent à faire valoir leur position vis à vis d’autres professions. Du coup le travail sociologique se trouve pris dans la lutte de définition des positions qu’il doit en même temps analyser.

La différenciation des trajectoires, la redistribution des pratiques et les changements observés au niveau des processus de production convergent donc pour que se développe une sociologie qui cherche en particulier à saisir la forme d’un renouveau de la compétence des architectes. Le développement de ces travaux n’est d’ailleurs pas sans rapport avec la demande d’études des architectes qui, comme on va le voir, cherchent à mieux définir leur exercice pour en protéger le territoire40.

Note de bas de page 41 :

Cf. « La sociologie contemporaine française des groupes professionnels : ascendance interactionniste, programme épistémologique dominant, ontologie explicite », Texte de présentation au Centre d’Études Sociologiques de la Sorbonne, Mercredi 11 février 2004, p. 14.

Note de bas de page 42 :

Idem, p. 10.

Note de bas de page 43 :

Op. cit. p. 18, c’est moi qui souligne.

Ainsi, Florent Champy, qui utilise pourtant peu le terme de compétence dans ses travaux, plus orientés vers une approche en termes de « profession », en conserve l’enjeu lorsqu’il explique : « La compétence est la maîtrise de savoir et savoir-faire nécessaires (tout au moins utiles) à l’accomplissement d’une tâche (en l’occurrence professionnelle). La sociologie actuelle qualifie les compétences de construites (ce qui est contestable), et de contingentes (ce qui pose plus de problèmes). Il faut les prendre un peu plus au sérieux, et se demander ce que fait telle ou telle catégorie d’acteurs que d’autres ne peuvent pas faire, et ce qui fait que les compétences dont cette catégorie dispose ne sont pas contingentes. Il s’agit donc de chercher des critères de validité des pratiques architecturales, comme on peut en chercher, en épistémologie ou en sociologie de la connaissance, pour les sciences sociales41 ». Il propose donc de poursuivre ses recherches sur la profession d’architecte selon deux directions : « Il s’agira bien sûr de montrer ce qui fait la spécificité du travail de l’architecte : quels schèmes propres d’interprétation du réel, tant spatial que social, quelles valeurs professionnelles, quelles ressources cognitives sont impliquées dans la pratique architecturale ? Cette description synchronique ne suffira cependant pas : il faudra aussi, pour répondre aux approches qui conçoivent le propre des professions comme contingent, rendre compte des conditions d’émergence de ces systèmes et valeurs, d’une façon qui évite le double écueil du relativisme et du rationalisme42 ». Plus simplement, il s’agit bien, selon les termes de l’auteur, de « tracer le périmètre du travail professionnel, et en dégager les traits saillants, (…), pour « ouvrir une ontologie renouvelée des professions43 ». A travers la question « que font les architectes que d’autres ne font pas ? » proposée par ce sociologue, c’est donc non seulement la spécificité du travail des architectes qui est visée, leur compétence propre, mais par voie de conséquence leur place dans la division du travail. De ce point de vue, la recherche d’une compétence spécifique ou la volonté de singulariser et différencier le travail des architectes fraie avec le « travail professionnel » que font les architectes pour faire valoir et justifier leur expertise vis à vis d’autres professions.

Note de bas de page 44 :

Cf. Les Architectes : mutations d’une profession, L’Harmattan, pp. 247.

Note de bas de page 45 :

C’est précisément ce terme « d’hybridation des compétences » qui est utilisé par Guy Tapie pour décrire ces changements. Idem, pp. 247-250

On l’a vu, cette notion de compétence est également au centre des travaux de Guy Tapie. Empruntant plus explicitement les voies d’une sociologie du travail, voire des organisations, il insiste de son côté plus sur la dimension stratégique que constitue le renouvellement des compétences que sur les risques de dissolution des savoirs de référence qui fondent la profession. Pour lui, « au-delà des représentations qui préservent une identité menacée, les pratiques des architectes montrent leur ouverture et capacité à aller vers d’autres territoires professionnels44 ». En effet, selon cette approche synchronique, la « culture architecturale » est suffisamment diversifiée et généraliste pour permettre des adaptations et repositionnements. De fait la compétence des architectes vivrait une « mutation » au sens où la compétence originelle de ces derniers s’enrichit et se recompose par « hybridation45 » : hybridation dans la mesure où la seule référence au terme « architecte » est insuffisante pour dire ce qu’ils font aujourd’hui. Pour exemple, le thème omniprésent de la ville et de l’urbain conduit de nombreux architectes à se définir comme « architecte-concepteur » ou encore « architecte-programmateur ». Plus généralement, l’hétérogénéité des parcours et des formations semble participer d’une difficulté à identifier une figure professionnelle de base. Du coup, la référence à une profession identifiée devient insuffisante et l’on est conduit à distinguer parmi les architectes des « architectes-urbanistes », « architectes concepteurs », « architectes programmateurs »… Autrement dit, des architectes qui, de par leur parcours, ont ajouté une compétence de plus à leur professionnalité de base. Pour Guy Tapie cette « hybridation des compétences » aurait pour la profession un caractère stratégique. Reste cependant à analyser les conditions qui rendent possible cette « hybridation » et ses effets.

Note de bas de page 46 :

Cf. Être architecte en CAUE, Rapport Melt – DAU, École d’architecture de Toulouse, 1995.

Comme le montrent les travaux de Gérard Ringon et Françoise Gaudibert46 il ne s’agit pas là simplement de transfert de compétence ou d’empiétement dans un autre champ dans la mesure où cette « hybridation » s’accompagne d’un véritable travail sur soi et sur l’identité du groupe professionnel. Aussi, parlent-ils d’une « identité en négociation » pour désigner ces mouvements.

Tous ces travaux insistent sur le caractère stratégique des mutations décrites et rejoignent en ce sens également un des points de vue du champ architectural. Ils insistent plus particulièrement sur l’identification de nouvelles compétences à partir de l’analyse du groupe et des modes d’organisation des agences d’architecture. De fait, ils partent plus souvent de l’observation des pratiques des architectes avec la volonté de sérier des compétences émergentes chez eux, que de l’analyse des relations qu’entretiennent les architectes avec d’autres professions ou métiers, ou encore, de ce qui rend possible l’émergence des compétences identifiées. Du coup, si les aménagements de compétence sont bien identifiés, les enjeux relationnels qui en sont le principe sont moins bien éclairés. Enfin et surtout, on peut se demander si le fait de privilégier l’observation de la profession dans son travail de projet ne conduit pas à surestimer la négociation contextuelle de leur position dans le processus de construction au point d’en faire une modification ou « mutation » de compétence considérée comme structurelle. Ainsi, ces approches gagneraient-elles sans doute à considérer la manière dont les architectes travaillent également à la défense ou l’élaboration d’une définition stratégique de leur compétence en dehors des situations de projet (travail de l’Ordre, du Ministère de la Culture, des écoles d’architecture…).

Définir la compétence : un enjeu professionnel

Note de bas de page 47 :

Philippe Boudon, Introduction à l'architecturologie, Dunod, 1992.

Note de bas de page 48 :

Michel Conan, Concevoir un projet d'architecture, L'Harmattan, 1991.

Différents de ces analyses, les travaux de quelques « théoriciens » de l’architecture s'attachent, eux, aux mécanismes cognitifs ou aux interactions observables dans la démarche projectuelle des architectes comme expression d’une compétence singulière. C'est la direction prise par les recherches de Philippe Boudon47 et Michel Conan48 qui, malgré leurs différences d'appréhension du travail de l'architecte ont en commun la recherche de la vérité de la pratique de l'édification, du noyau dur de la « projetation ». Ces apports sont donc déjà un effort pour penser l'architecte et l'identité de sa profession. Comprendre comment l'architecte conçoit : quel mode de penser spécifique il met en action dans son entreprise d'élaboration de « l'espace architectural » ? Quels sont ses référents en matière d'appréciation spatiale ? Telles sont les questions qui occupent « l'architectu-rologie » que tente de mettre en place Philippe Boudon. Quant aux travaux de Michel Conan, ils portent, plus exactement, sur l'activité de l'architecte dans l'édification en tant que processus. Il s'agit de mettre à jour la manière dont le praticien, pris dans un réseau d'interactions complexes, est conduit à formuler une solution dans un concept architectural qui permette de « spatialiser » une hétérogénéité de principes. En d’autres termes, l’action de l’architecte serait une « action en plan », capable d’organiser la division du travail des métiers qui concourent à la réalisation d’un bâtiment.

Note de bas de page 49 :

Cf. Les architectes et la commande publique, PUF, 1998, p. 217.

Ces travaux sont essentiellement le fait d'architectes ou d’enseignants des écoles d’architecture. Alors, la recherche d'une espèce d'essence de la pratique peut parfois s'apparenter à une entreprise de légitimation professionnelle, une tentative d'élaboration d'un savoir purement architectural nécessaire à la pleine autonomie de la discipline. Certes ces travaux permettent une compréhension sérieuse de l'activité de création en tant que telle. Mais c'est justement ce « en tant que telle » à l'égard duquel l’analyse sociologique doit faire preuve de défiance. On peut en effet s'interroger sur la portée de la recherche d'une compétence de type architecturale qui serait un noyau dur ; un savoir-faire essentiel et essentialisé. Non seulement l'architecture apparaît comme une discipline plurielle en tant qu'elle ne peut faire l'impasse sur les réflexions actuelles en termes d'usage, d'économie de la construction, de calcul de la contrainte des poids et des mesures… mais encore, elle est le lieu de débats nombreux à propos de la définition même de ses attributions. Sa place dans le processus de construction est le fruit d’un travail et de luttes en relations à d’autres professions. Sur ce point, il semble que les approches développées autour de la notion de compétence oublient le fait que les architectes, comme l'exercice de l'architecture, ne sont pas toujours et partout les mêmes. Les praticiens ont en effet (et c'est sans doute le devoir de la sociologie de le rappeler) des trajectoires et des positions différentes dans un espace qui lui-même voit ses pratiques évoluer. On peut en ce sens douter de la réalité de quelque chose comme une « pratique pure » d'une discipline aussi complexe et multiforme. Cela d’autant que, comme le remarque Florent Champy, les compétences mises en œuvre dans la négociation de la part des architectes sont « peu connues ou peu reconnues par les architectes eux-mêmes, dont la culture tend à minimiser tout ce qui contribue à faire du projet un acte collectif49 ».

Surtout, on peut s’interroger sur cette nécessité de produire des recherches qui justifierait en théorie ou en raison la place prise par les architectes dans la division du travail vis-à-vis des autres professions. C’est en effet bien là un « travail professionnel » que réalisent les professions en argumentant sur leur compétence singulière et spécifique afin de conserver leur position. Du coup, le travail sociologique consiste sans doute moins à contribuer à la mise à jour de cette compétence exclusive et de ce territoire spécifique de l’architecte qu’à analyser la manière dont les architectes recourent à ce type de discours pour faire valoir leur place dans les processus de production. En ce sens, on peut envisager l’usage du discours sur les compétences comme un des éléments nouveaux du travail que font les professionnels pour faire valoir leur place par rapport à la concurrence d’autres professions.

Note de bas de page 50 :

Cf. « Dire le faire, présentations d’architectes ou présentations d’œuvres », in Les cahiers de la recherche architecturale, n° 2-3, novembre 1999, pp. 107-118.

Note de bas de page 51 :

Cf. « Sur la communication et les activités communicationnelles des architectes », texte de communication au séminaire du Laboratoire Espaces de Travail (LET) - École d’architecture de Paris La Villette, Janvier 1995, p. 7.

Note de bas de page 52 :

Idem, p. 8

Les travaux de Christophe Camus appuyés sur la notion de « compétence communicationnelle » sont significatifs d’une telle volonté. Dans une optique plus sociologique et moins nominaliste, il insiste sur les éléments de construction de la compétence chez les architectes. Prenant au sérieux le propos de Raymonde Moulin qui faisait remarquer qu’après la défaite du « système des Beaux-Arts » les architectes ont remplacé le dessin par le discours, il part précisément de l’analyse des discours sur l’architecture. Ce faisant, il montre toute l’importance qu’il y a chez les architectes à « dire le faire50 ». Pour lui, en effet, le travail de communication que réalisent les architectes autour de leurs projets n’est pas seulement instrumental au sens où il permet à ces derniers de « coordonner consensuellement leurs actions et leurs plans d’action avec les commanditaires et partenaires de la maîtrise d’œuvre51 ». Reprenant les travaux de Jürgen Habermas, il définit alors la compétence communicationnelle comme « capacité à utiliser le monde, ses objets et ses sujets, pour parvenir à un certain nombre de résultats concrets incarnés dans le monde52 ». Cette compétence montre donc l’importance qu’il y a chez les architectes à établir un « récit » d’architecture qui fasse tenir dans sa description l’Autre (commande, usagers…) pour faire de l’architecture et pour être architecte.

Note de bas de page 53 :

Cf. A la recherche de l’architecture – Observation participante d’une agence, LET, 1998, p. 44.

Note de bas de page 54 :

Idem, pp. 36-38

Être architecte, explique Christophe Camus, « se caractérise par une maîtrise du discours légitime sur l’objet architectural à produire. L’architecte se définit d’abord vis à vis de ses partenaires, qu’ils soient dessinateurs, artisans ou ouvriers du bâtiment, comme le maître d’une œuvre réalisée de façon complexe et collective. Cette maîtrise s’exerce dans le registre de la connaissance exhaustive et minutieuse d’un objet à venir et de ses occupants. Cependant, cette maîtrise permet aussi de définir « l’architecturalité » de cet objet qui peut s’élaborer à travers la qualité architecturale et constructive d’un espace comme d’une relation particulière au concepteur53 ». Ainsi, l’architecte doit-il adopter une posture qui le produit comme différent du commun et des autres professionnels de son domaine. La compétence est donc également le fait d’une véritable construction : l’architecte s’y présente différemment selon les interlocuteurs auxquels il s’adresse54.

Cet usage constructiviste de la notion de compétence, invite finalement à saisir l’architecte comme producteur de sa compétence en relation à des situations singulières, à saisir la professionnalité comme étant le résultat d’un véritable « travail professionnel ».

2.4. Vers une sociologie du « travail professionnel »

Note de bas de page 55 :

« Vers la déprofessionnalisation, l’évolution des compétences des architectes en France depuis 1980 », in Les cahiers de la recherche architecturale, n° 2-3, novembre 1999, p. 24.

Note de bas de page 56 :

Cf. Guy Tapie, Les architectes : mutations d’une profession, op. cit. p. 247.

L’examen des différentes approches sociologiques de la profession d’architecte conduit finalement à s’interroger sur l’analyse de cette profession en termes d’identité professionnelle sur le modèle des professions savantes ; lequel conduit le plus souvent à parler de « déprofessionnalisation55 ». Le glissement des recherches sur les architectes vers la notion de compétence, et plus généralement la sociologie du travail, est un indice de cette difficulté. Comme on l’a vu, l’usage de la notion de compétence ne permet toutefois pas de surmonter toutes les difficultés de saisie de ce groupe professionnel. Certes, elle permet d’échapper au nominalisme auquel conduit souvent la sociologie des professions. Néanmoins, en référant la connaissance de l’identité des architectes à l’observation des situations de travail de ces derniers, elle grossit les effets de « négociation » qui pèsent sur leur identité, tout en ne répondant pas à la question du modèle auquel se réfèrent ces métiers pour penser leur identité et leur travail : celui de la profession. Aussi, ce type d’approche, nous l’avons évoqué plus avant, conduit soit à parler « d’hybridation des compétences56 », soit à engager la recherche dans une volonté d’identifier des savoirs et savoir-faire indéfectiblement attachés à cette profession dans le but de les faire valoir face aux autres professions concurrentes.

Note de bas de page 57 :

Cf. La Noblesse d’État – Grandes écoles et esprit de corps, Ed. de Minuit, 1989, pp. 172-174.

Note de bas de page 58 :

Ainsi, explique Claude Dubar, « l’espace de reconnaissance des identités est inséparable des espaces de légitimation des savoirs et compétences associés. La transaction objective entre les individus et les institutions est d’abord celle qui s’organise autour de la reconnaissance ou de la non-reconnaissance des compétences, des savoirs et des images de soi qui constituent les noyaux durs des identités revendiquées », in La socialisation – Construction des identités sociales et professionnelles, Armand Colin, 1995, pp. 125-126.

Note de bas de page 59 :

Cf. Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État, op. cit. (Chapitre 3, « Les ambiguïtés de la compétence »), pp. 163-175. De même, Pascale Moulévrier montre comment « la reconnaissance des compétences des professionnels du Crédit Mutuel n’est pas uniquement liée à la définition d’un diplôme ou à la définition exclusive qu’en donne une profession », mais « qu’elle s’opère en référence à l’ensemble des capitaux sociaux, économiques, culturels détenus par l’individu, mis en jeu sur une multitude d’espaces, et plus ou moins susceptibles d’être rentabilisés dans chaque institution, elle-même soumise à un discours dominant ». Cf. Le mutualisme bancaire – Le crédit mutuel, de l’église au marché, Presses Universitaires de Rennes, 2002, p. 188.

Autrement dit, d’un côté la sociologie des professions conduit à surestimer la cohérence du groupe professionnel et réfère sa connaissance à un modèle dont elle serait plus ou moins éloignée, et d’un autre côté, la sociologie du travail et des compétences, en privilégiant l’analyse des architectes dans les situations de travail sur le mode synchronique, mésestime la manière dont ce groupe réalise un travail de positionnement et fait valoir son identité en dehors des seules situations de travail, en mobilisant des ressources historiquement construites. Ainsi, par exemple, évoquer à propos des architectes une « hybridation des compétences » ne rend pas compte des ressources mobilisées par cette profession pour parvenir à cette « multipositionnalité » ou cette « indétermination » qui peut se révéler payante en termes de positionnement vis à vis des autres professions du monde de la construction. En effet, comme l’a montré Pierre Bourdieu, plus la relation entre la définition du titre et celle du poste, ou la relation entre les deux, est « floue ou incertaine », « plus il y a de la place pour le bluff, et plus les détenteurs de capital social et de capital symbolique (nom noble, ‘distinction’ etc.) ont des chances d’obtenir un rendement élevé de leur capital scolaire57 ». Autrement dit, si l’on en reste à une définition de la compétence référée à des situations de travail, c’est la question même des ressources sur lesquelles se fonde cette compétence qui est écartée58. Plus généralement même, s’agissant des architectes, un tel usage de la notion de compétence conduit à en minorer « l’ambiguïté59 », c’est-à-dire le fait que le titre d’architecte est à la fois un certificat de « capacité technique » mais aussi une garantie de « dignité » (la fameuse « présomption d’honorabilité » dont parlait Guadet) ; un capital symbolique qui fonctionne comme une ressource pour se positionner dans les processus de production et vis et vis des professions concurrentes.

Note de bas de page 60 :

Si l’on se réfère au travail de Philippe Corcuff on pourrait penser que toutes les sociologies contemporaines sont « constructivistes ». Sous ce terme c’est en fait plus une attitude, un « regard sociologique », qu’il faut entendre qu’un nouveau paradigme ou un nouveau « courant ». Pour caractériser cette posture de façon synthétique l’auteur propose la définition suivante : « Dans une perspective constructiviste, les réalités sociales sont appréhendées comme des constructions historiques et quotidiennes des acteurs individuels et collectifs ». Le terme « construction » appelle alors à rappeler que (1) « le monde social se construit à partir de pré-constructions passées » ; (2) « les formes sociales passées sont reproduites, réappropriées, déplacées et transformées alors que d’autres sont inventées dans les pratiques et les interactions de la vie quotidienne des acteurs » ; (3) « cet héritage passé et ce travail quotidien ouvrent sur un champ de possibles dans l’avenir ». Cf. Les nouvelles sociologies, Nathan, « 128 », 1995, pp. 17-18.

Note de bas de page 61 :

J’emprunte ici le terme à François Dubet qui parle de « fictions nécessaires », c’est-à-dire de « croyances auxquelles les acteurs ne croient pas vraiment, mais auxquelles ils ne peuvent renoncer sans que leur travail se vide de sens », cf. Le déclin de l’institution, Seuil, 2002, p. 48.

Note de bas de page 62 :

Cf. « Le travail et le soi », in Le regard sociologique – Essais choisis, Textes rassemblés et traduits par Jean-Michel Chapoulie, EHESS, 1996, pp. 76-77.

Entre ces deux positions, « compétence » ou « profession », il me semble possible de développer une attitude distincte, que l’on pourrait appeler, en acceptant une définition large de ce terme, « constructiviste60 ». Si effectivement l’absence d’une forme professionnelle établie, unifiée et stable, est un élément constaté de façon récurrente chez les architectes et que c’est dans le jeu des commandes et des concurrences interprofessionnelles que se définissent ses contours, il faut alors se donner les moyens de l’approcher sous cet angle. Ce constat d’une « introuvable profession » doit conduire à s’interroger non plus seulement sur l’identité de ces professionnels mais aussi sur leurs pratiques ; pas seulement des pratiques de travail mais aussi des pratiques qui permettent de se définir comme professionnel. En effet, si l’idée de profession n’est plus qu’une « fiction utile61 » présente dans les présentations de soi comme architecte, il faut saisir l’état de cette profession à partir de l’analyse de ce qu’elle fait et non plus de ce qu’elle devrait être. En ce sens, on peut suivre Everett C. Hugues lorsqu’il dit que poser la question « ces hommes sont-ils des professionnels ? ». C’est finalement poser « une fausse question, car le concept de ‘profession’ dans notre société n’est pas tant un terme descriptif qu’un jugement de valeur et de prestige. Il arrive très souvent que les gens qui exercent un métier tentent de modifier l’idée que s’en font leurs différents publics. Ils essayent ainsi également de modifier leur conception d’eux-mêmes et de leur travail. Le modèle que ces métiers se donnent est celui de la ‘profession’. En conséquence le terme de profession est un symbole de la conception du travail qui est revendiquée, et par suite un symbole du moi62 ». C’est cette optique, définie par le terme de « travail professionnel » qui est présentée maintenant.

Comment dans leurs pratiques les architectes parviennent-il à maintenir, voire à adapter, leur métier à la concurrence des autres métiers concourant également à la production du « cadre bâti » ? ou encore, comment, en l’absence de forme professionnelle établie, les architectes maintiennent-ils leur position (1) dans les processus de projet, (où ils cohabitent avec d’autres professionnels) (2) dans l’espace de la maîtrise d’œuvre (où ils jouent la définition de leur champ d’intervention professionnel) (3) au niveau des marchés de la maîtrise d’œuvre (où la concurrence interprofessionnelle et le caractère cyclique de l’activité de construction obligent à des repositionnements constants). C’est ce regard sur « la profession en action » que je nomme « analyse du travail professionnel », et que je propose de développer. Cette posture débouche sur l’analyse des architectes comme un groupement professionnel dont la forme est soumise à un « travail social » de positionnement et d’investissement au moins à trois niveaux :

  • D’abord, au niveau des processus de production de l’architecture où se pose la question de la coordination des différentes interventions professionnelles : comment se partagent les territoires entre professions de la maîtrise d’œuvre ? Qui est aujourd’hui apte à diriger les processus de production ? Qu’est-ce qui se met en place à la place du modèle hiérarchique fondé sur la légitimité d’un architecte dit « chef d’orchestre » ? Comment l’architecte redéfinit-il finalement sa mission et son rôle dans le cadre des projets ? (Partie 2)

  • Ensuite, au niveau de l’espace de la maîtrise d’œuvre où se déploie le jeu des stratégies croisées et des concurrences entre professions ; ces dernières engendrent nécessairement des re-définitions au niveau de la prise en charge des fonctions du processus de production architecturale par les différents métiers qui y prétendent (Partie 3) ;

  • Enfin, au niveau des marchés du bâtiment où la capacité des architectes à « socialiser » ou « construire socialement » des marchés est une donnée fondamentale pour saisir comment les architectes y imposent leur recours et s’y maintiennent. L’observation de cette situation rend compte et de la diversité des modes d’exercice de la profession et de ses modes d’adaptation au caractère changeant et concurrentiel des marchés de la construction (Partie 4).

En m’appuyant sur un certain nombre de travaux épousant aujourd’hui les contours de ce questionnement et apportant des informations d’ordre factuelles sur le contexte actuel du travail architectural, je développe dans les pages qui suivent l’outillage conceptuel sur lequel se fonde mon approche. Sortant du strict cadre d’une sociologie des professions, l’analyse doit articuler des niveaux de connaissance sociologique relativement différents : celui de l’action en commun, du travail et des relations interprofessionnelles. Il s’agit finalement pour moi de montrer comment le fait professionnel n’est pas donné a priori mais bel et bien le fruit d’un travail de construction permanente mobilisant des ressources spécifiques de la part des architectes.

Note de bas de page 63 :

J’emprunte ici la notion forgée par Anselm Strauss pour désigner un ensemble de règles informelles produites par une négociation permanente, et productrices d’ordres liés aux configurations des acteurs et à l’organisation des tâches. Cf. « L’hôpital et son ordre négocié » in La trame de la négociation, L’Harmattan, 1992, pp. 87-112.

Enfin, l’analyse du « travail professionnel », réalisée selon ces trois axes, débouche nécessairement sur une réévaluation de la question de l’identité professionnelle. La considération des pratiques professionnelles engage en effet à définir l’identité professionnelle non pas comme donnée a priori mais plutôt comme le résultat d’un travail de « construction sociale » qu’opèrent les architectes à travers leurs discours et leurs pratiques. L’observation du travail des architectes dans les projets, face aux marchés de la construction, et dans leur relation aux autres professions, tend finalement à montrer l’identité des architectes comme une identité en construction dans un « ordre négocié63 ».

Examiner des dispositifs de projet : interprofessionnalité et action en commun

Les architectes ne produisent pas seuls. Ce truisme rappelle que le travail architectural n’est pas réductible à la seule création d’un projet, ou « projétation » comme disent les architectes. Certes, un projet est conçu pour être réalisé mais entre la commande et la réception d’une production architecturale de nombreux professionnels d’horizons disciplinaires divers interviennent, qui en modifient la réalisation finale. Cet état de fait engage l’architecte à collaborer avec d’autres. De plus, s’agissant de la production « par projet » d’un objet non reproductible, la division du travail n’est jamais donnée une fois pour toute. Faire un projet d’architecture c’est en effet toujours produire un objet original en inventant parallèlement l’organisation qui permettra d’aller jusqu’à sa réalisation concrète. On l’a dit, et toutes les analyses insistent sur ce fait, il n’y a pas dans les processus de projet de légitimité ou de hiérarchie qui s’impose à tout coup. La figure du chef d’orchestre qui, sur la base d’un « savoir savant », pouvait s’imposer à la tête des processus est incomplète, si ce n’est moribonde.

Note de bas de page 64 :

Sihem Ben Mahmoud-Jouini, Midler Christophe, L’ingénierie concourante dans le bâtiment, Synthèse des travaux du GREMAP, Paris, PUCA, 1998, et Sihem Ben Mahmoud-Jouini, Stratégies d’offres innovantes et dynamiques des processus de conception, Thèse de doctorat en Science de la gestion, décembre 1998.

Note de bas de page 65 :

Callon Michel, « Concevoir : modèle hiérarchique et modèle négocié », in L’élaboration des projets architecturaux et urbains en Europe, vol. 1, Paris, PUCA, 1997.

Note de bas de page 66 :

Idem p. 170.

Note de bas de page 67 :

Ibid., p. 171.

Pour rendre compte de ce changement de fond affectant la division du travail de production architecturale, de nombreuses approches parlent du passage d’un modèle de processus de projet dit « séquentiel » à un modèle nommé « concourant64 », ou encore, du passage d’un modèle « hiérarchique » à un modèle « négocié ». Dans les deux cas, il s’agit de désigner le passage d’une organisation des processus de production fondés sur une division des tâches claire et précise permettant de définir les limites des territoires d’intervention de chaque profession, à une organisation plus souple, ouverte, et moins linéaire dans son déroulement. Celle-ci associe par exemple, dès les phases de création, en amont de la construction, des acteurs de la réalisation, de l’aval. Ainsi, Michel Callon65, à qui l’on doit d’avoir modélisé l’opposition entre un modèle « hiérarchique » et un modèle « négocié », affirme que dans l’organisation dite « hiérarchique », « les domaines d’expertises et de compétences sont parfaitement établis et ni le maître d’ouvrage ni le maître d’œuvre ne rentrent dans les boites noires techniques qui restent le monopole des spécialistes. On coordonne des compétences données et fragmentées en fonction du projet qui a été établi66 ». A l’inverse dans le modèle dit « négocié », « c’est la matière sociale elle-même qui est mise en forme progressivement : ce n’est qu’en bout de course que les acteurs finissent par savoir ce qu’ils veulent, qui ils sont et qui sont les autres, avec qui ils interagissent. Dans cette forme d’organisation, il n’y a pas que les experts techniques qui comptent, et s’agissant des experts techniques, leurs compétences ne sont pas établies une fois pour toutes (…) des tâches habituellement conduites de manière séquentielle sont réalisées en même temps de manière à profiter des apprentissages. La conception négociée permet ainsi de gagner beaucoup de temps. Elle favorise également la flexibilité et la réactivité puisqu’à tout moment des informations nouvelles peuvent être intégrées67 ».

Note de bas de page 68 :

Cf. Christophe Midler, « Organisation de projet. Réflexions sur l’ingénierie concourante », in Le moniteur des travaux publics et du bâtiment, n° 4851, novembre 1996, pp. 34-35.

Note de bas de page 69 :

Cf. « La coproduction des opérations urbaines », in Espaces et sociétés, n° 105-106, 2001, pp. 57-80.

Note de bas de page 70 :

Ainsi se pose le modèle dit de la concourance, comme un modèle où seraient associés sans rupture les acteurs de l’amont et de l’aval d’un projet, rappelant à certains égards le modèle du partnering anglais (abordé plus après). Le modèle de référence est ici celui de la production dite « par projet » de la Renault Twingo, modélisé par Christophe Midler (L’auto qui n’existait pas, Intereditions, 1998). Plus généralement c’est de façon symptomatique que l’association des acteurs des projets est décrite par des néologismes faisant intervenir le préfixe « co » : co-production, co-conception, co-organisation…. Du coup sont évacués, et la problématique classique de la division du travail, et la question de l’histoire des professions qui ont à collaborer ; s’y substitue l’image d’acteurs rationnels ayant dans tous les cas intérêt à la collaboration.

Note de bas de page 71 :

Sur cette critique voir, Etienne Brousseau, Alain Rallet, « Efficacité et inefficacité de l'organisation du bâtiment. Une interprétation en termes de trajectoire organisationnelle », Revue d’économie industrielle, n° 74, 1995.

Pour analyser les spécificités de cette production par projet, ce sont les sciences de la gestion qui, le plus souvent, sont mobilisées68. Le projet architectural est alors simplement défini comme une « démarche d’action » réclamant une organisation spécifique des acteurs. Ainsi, Nadia Arab69 tente un parallèle d’analyse entre les travaux de Christophe Midler à propos de la production industrielle automobile et la production des projets urbains. Pour l’essentiel le recours au modèle de la production industrielle conduit ce type de travaux à insister de façon critique sur les césures et les partages de territoires qui limiteraient la dynamique collective des projets70. L’approche reste donc relativement contrainte par le modèle rationnel de la production industrielle qui y prend parfois un statut presque normatif. Surtout, elle s’appuie sur une conception stratégique de l’action postulant que les acteurs participent au processus de projet dans le seul but de maximiser leur investissement. De la sorte, elle laisse dans l’ombre l’analyse de ce que les pratiques des acteurs doivent à l’histoire particulière de ce secteur qu’est celui de la production architecturale71.

Réaliser une sociologie de l’architecture « telle qu’elle se fait » ou des pratiques des architectes dans les dispositifs de projet, c’est donc tenir compte à la fois de la spécificité de ce travail qui vise à produire un objet non reproductible avec des acteurs aux métiers différents mais complémentaires (décrire un travail par projet). Mais c’est également rendre compte de ce qui fait tenir ensemble les acteurs dans le temps du projet, donc faire à la fois une sociologie de la division du travail et une sociologie de l’action en commun. Saisir les processus en action, de ne pas dissocier les identités professionnelles du cadre contextuel et relationnel des pratiques, voilà ce qu’il faut tenter de construire.

Note de bas de page 72 :

Cf. « Du singulier et de la généralité en épistémologie biologique », Étude d’histoire et de philosophie des sciences, Vrin, 1970, cité in Gérard Mauger, Claude F. Poliack, Bernard Pudal, Histoires de lecteurs, Nathan, 1999, p. 375.

Pour ce faire, il faut articuler trois niveaux d’analyse : celui du travail « par projet » et de ses conditions, celui de la division du travail et enfin, celui de l’action en commun. Une des hypothèses de base de cette attitude consiste à penser que dans chaque contexte, les systèmes de coopérations qui se mettent en place pour la production d’objets architecturaux ou urbains sont déterminants pour comprendre les différentes figures professionnelles de la production du cadre bâti. Les recherches que j’ai conduites se sont ainsi souvent appuyées sur une collecte d’informations de type biographiques et monographiques et sont, autant que faire se peut, confrontées et discutées avec les acteurs des opérations étudiées. Ainsi, la singularité d’une situation ne l’enferme pas dans le particulier, et elle peut révéler des processus sociaux plus vastes. Comme l’exprime Georges Canguilhem « le singulier acquiert une valeur scientifique quand il cesse d’être tenu pour une variété spectaculaire et qu’il accède au statut de variation exemplaire72 ».

Les dispositifs de travail par projet dans lesquels sont engagés les architectes posent grosso modo toujours la même question : comment mettre en place une organisation qui soit la plus efficace possible pour produire un objet inédit avec des acteurs qui n’ont pas forcement l’habitude de travailler ensemble ? Pour répondre à l’incertitude de cette situation typique, on sait que les maîtres d’ouvrages ont trois possibilités : soit s’appuyer sur des viviers d’architectes connus pour leur spécialisation sur certains produits (usine, bureaux, logements …) ; soit avoir recours à la standardisation et la reproductibilité des constructions ; soit enfin, préférer la stabilisation des relations entre les acteurs et la continuité dans la poursuite des objectifs tout au long de l’opération, lesquels peuvent être assurés par des intermédiaires ou des instruments de « traduction » des objectifs (documents, chartes, contrats…) qui préservent la coordination des différentes actions (Partie III, chapitre 4).

Note de bas de page 73 :

Comme on va le voir, cette notion fait l’objet d’un réinvestissement pour saisir les mécanismes de coordination des projets d’architecture. Ainsi, en 2002 le réseau RAMAU a-t-il organisé un séminaire, dont un des ateliers nommé « Confiance et dispositifs de confiance » portait très directement sur l’usage de cette notion pour l’analyse de la production urbaine et architecturale.

Autrement dit, en fonction du type d’objet produit (plus ou moins standardisé et reproductible) et du degré d’interconnaissance des acteurs, les dispositifs de projet voient leurs formes varier. Ainsi, là où la présence d’acteurs intermédiaires et de fonctions de coordination est moins fréquente, les acteurs sont encore peu spécialisés (notamment les architectes qui restent des généralistes), et c’est la « confiance73 », le « crédit » qu’apportent la réputation professionnelle et la reconduction des mêmes partenaires qui est privilégiée. Au contraire, là où la spécialisation des acteurs devient une garantie face au risque, elle augmente en contrepartie les exigences de coordination et de traduction entre des acteurs dont la continuité et l’intercompréhension professionnelle sont rendues moins évidentes.

Note de bas de page 74 :

Cf. sur ce point Everett C. Hugues, « Division du travail et rôle social », in Le regard sociologique, Essais choisis par Jean Michel Chapoulie, EHESS, 1996.

D’emblée, l’analyse croisée des propos des acteurs en référence au déroulement réel d’un projet, permet de faire émerger la dimension collective de la production architecturale et aide par-là à rompre avec l’idéologie créatrice de l’unicité de l’œuvre pour ouvrir la « boîte noire » sur laquelle est souvent apposée une seule et même signature. Il s’agit de considérer non plus seulement la dimension professionnelle de l’action sur la ville et l’architecture mais de porter l’attention sur sa dimension interprofessionnelle ; à la nécessité relationnelle dans laquelle toute profession du monde de la construction se définit. L’analyse engage alors à travailler sur la question de l’interaction, ou mieux de l’interprofessionnalité, comme étant au cœur de la définition des rôles professionnels74.

Note de bas de page 75 :

Effectivement la question de la pluridisciplinarité ou transdisciplinarité est une autre manière d’envisager ces questions certes productrices de connaissance, mais qui évacue, ou mieux, neutralise la question de la position des agents et des rôles. C’est pourquoi je lui préfère le terme d’interprofessionnalité qui rappelle qu’au-delà des disciplines ce sont des « professions » qui ont à collaborer. Ce qui pose d’emblée la question de la division du travail et de la définition des territoires professionnels liés à des identités.

Cette notion d’interprofessionnalité incarne de multiples aspects, niveaux et enjeux, des modes de coopération et présente l’avantage de porter l’attention sur la question de l’ajustement des rôles professionnels75. Elle traduit un des enjeux clés pour les clients et les professionnels : la productivité et la performance des processus de production. Dans ce contexte, les modes de coopération, de coordination et de gestion existent dans des formes et à des niveaux variables. Ils sont sensés résoudre des questions pratiques : attribution du leadership, définition et orientation d’un projet, solutions envisagées et mises en œuvre, rémunérations qui leur correspondent. Dans cette logique, j’ai misé sur une analyse des métiers et des activités qui se situent à l’interface de l’action de plusieurs opérateurs ou acteurs en traçant ce qui relève de l’émergence de nouveaux métiers ou du reformatage de compétences traditionnelles du secteur. La question de la direction des dispositifs se pose alors comme un enjeu majeur en référence aux spécificités du secteur de la maîtrise d’œuvre.

Note de bas de page 76 :

Les travaux sur la segmentation des secteurs de commande et les spécialisations professionnelles qui en découlent sont relativement nombreux. Cf. notamment, pour l’architecture d’entreprise, les travaux de François Lautier et Thérèse Evette, « Nouvelles tendances des espaces de travail », in Espaces et sociétés, n° 22-23, 1977, pp. 47-64, et De l’atelier au territoire : le travail en quête d’espace et de territoire, L’Harmattan, 1994, ou encore pour l’architecture industrielle la monographie d’agence de Francis Rathier et Guy Tapie, Processus de conception et activités architecturales, Rapport BRAU-PCA, 1993, et enfin les travaux de Bernard Haumont, qui esquisse l’hypothèse d’une généralisation des rapports entre la segmentation des marchés de l’architecture et l’organisation des agences, notamment, « Être architecte en Europe », in Cahiers de la recherche architecturale, n° 2-3, novembre 1999, pp. 75-84.

Dans la grande majorité des situations de production, les professionnels de la maîtrise d’œuvre, appartenant fréquemment à des entreprises différentes, coopèrent sur la base de la complémentarité de leurs compétences. Cette situation de travail partagé n’est pas récente. On a assisté au cours des deux dernières décennies, à un réaménagement des processus de production qui pèse de plus en plus sur les stratégies de chaque professionnel comme on l’a précédemment vu. Dans de nombreux projets, des configurations d’acteurs plus complexes ont émergé entraînant des conséquences sur la coopération. Les exigences de « qualité du service » et du « produit » émises par les clients et les maîtres d’ouvrage, ont progressivement favorisé des segmentations fonctionnelles et des spécialisations concomitantes76. En même temps, elles obligent à rechercher des combinaisons nouvelles pour obtenir les coopérations nécessaires. L’élargissement permanent des compétences et des savoirs mobilisés a créé de nouveaux besoins en matière de gestion de compétences et de régulation des concurrences entre professionnels. Ceci, au point que, les activités de coordination et de gestion de projet se sont rapidement développées. De fait, la plupart des commanditaires d’opérations plus ou moins complexes y ont maintenant recours. C’est précisément l’objet de la partie qui suit que de décrire les contours de cette mission.

Sur un autre plan, ces spécialisations ont produit des glissements entre fonctions et métiers qui questionnent la correspondance titre – fonction – métier – statut, traditionnellement présente dans la maîtrise d’œuvre. Tous les acteurs de la chaîne de conception relèvent ce type de déplacements et mettent en avant l’identification malaisée des territoires de chacun et les ajustements de comportement en cours de projets plus difficiles et plus coûteux.

En définitive, chaque professionnel est tributaire de ce que fait, de ce que pense, de ce qu’entreprend l’autre. Cette interdépendance se construit et se vit dans les relations quotidiennes de travail comme dans les relations professionnelles qui régissent ce secteur de production ; elle se gère autant par les contrats que par les relations interpersonnelles ; elle est encore l’expression de relations de pouvoir, reflétant la prééminence de l’une ou l’autre des professions. Elle conditionne donc les stratégies de la maîtrise d’œuvre et l’évolution des profils professionnels. Dans un tel contexte, la problématique de l’interaction, de la gestion du collectif de travail deviennent des enjeux incontournables. La réflexion sur la coordination des projets en est un des signes et une des conséquences. Comme on va le voir, dans quasiment tous les systèmes de coopération, la coordination s’apparente à des tâches de « traduction » et de « médiation », en général, portée par des acteurs ou des professionnels autonomes dont le profil est orienté vers cette fonction.

Finalement, l’étude des dispositifs de projet montre que se mettent en place des modes d’action relativement distincts de la direction hiérarchique confiée à l’architecte « chef d’orchestre ». Désormais, diriger un projet c’est pour l’architecte non seulement trouver les moyens d’y faire valoir son expertise mais c’est aussi inventer les moyens de s’imposer comme étant capable d’en assurer la direction par rapport à d’autres professions. On observe que dans bien des cas les systèmes tiennent autant du fait de leur sophistication institutionnelle que du fait d’une coordination informelle entre des acteurs qui se « comprennent naturellement » pour avoir, à un moment donné, partagé les mêmes idées ou fréquenté les mêmes lieux.

Note de bas de page 77 :

Cf. notamment Michel Callon, « Le travail de conception en architecture », in Cahiers de la recherche architecturale, n° 37, 1996.

Note de bas de page 78 :

Norbert Elias, cité par Nathalie Heinich in La sociologie de Norbert Elias, La découverte, 1997, p. 91. La notion de configuration utilisée par Norbert Elias (La société des individus, Fayard, 1990) encourage à ne plus envisager les professions et les métiers en tant qu’individualités pour les saisir en termes de relations, dans des positions variables définies par le système des relations entre les professions. Pour cela, je parle également « d’interprofessionnalité ».

L’observation des pratiques dans les projets montre que la place de l’architecte, comme sa légitimité, ne sont pas donnés pour tous les projets et tous les acteurs. Ils sont sans cesse réinventés et, pour tout dire, bricolés. Sous ce regard, le travail architectural apparaît double : à la fois construction matérielle et relationnelle77. Observer et rendre compte de l’activité de l’architecte dans ce contexte, c’est donc prendre la voie d’une sociologie « configurationnelle » : « dire que les individus entrent dans des configurations, c’est dire que le point de départ de toute enquête sociologique est une pluralité d’individus qui, d’une manière ou d’une autre, sont interdépendants. Dire que les configurations sont irréductibles, c’est dire qu’on ne saurait les expliquer ni en des termes supposant qu’elles existent, d’une certaine façon indépendamment des individus, ni en des termes impliquant que les individus existent en dehors d’elles78 ». C’est en ce sens, en référence au propos de Norbert Elias, que je parle de « dispositifs » de projet et « d’interprofessionnalité ».

Analyser les relations interprofessionnelles dans l’espace de la maîtrise d’œuvre

Note de bas de page 79 :

Notons que cette définition pose le problème de l’architecture comme profession au sens de Eliott Freidson. En effet pour lui une profession se définit par un « pouvoir » qui consiste en « un contrôle du travail par les travailleurs eux-mêmes », et non un contrôle externe (consommateurs, État, administration…). Cité par Howard S. Becker, Les ficelles du métier, La découverte, 2002, pp. 179-180. Or, on va le voir, les architectes ont à faire de façon croissante avec l’intervention des habitants et entretiennent une dépendance forte à l’égard des cycles de la commande de construction. Ce qui rend nécessaire un travail continu pour produire et reproduire cette autonomie.

Note de bas de page 80 :

Cf. Sociologie des professions, 1998, op. cit., pp. 247-248.

Néanmoins, comme on l’a dit plus avant, le seul examen de la place des architectes dans les situations de travail ne rend pas totalement compte de la manière dont ceux-ci se positionnent par rapport aux autres professions concurrentes. Aussi faut-il comprendre également comment ils parviennent à développer des stratégies en dehors des situations de travail, qui les différencient des autres métiers intervenant dans les processus de construction. C’est en ce sens que la seconde dimension qui structure ce travail est celle de l’étude de l’espace de la maîtrise d’œuvre. Comme dans l’espace du projet, les professions, métiers ou compétences n'existent pas indépendamment de cadres plus généraux. Leurs stratégies, leurs positions, leur rôle, leur identité comme leurs activités concrètes en sont empreints. Aucune profession ne peut effectivement se penser en dehors de sa relation à la société qui lui octroie une légitimité d'intervention79, ni en dehors d’un système professionnel plus vaste. Comme l’expriment Claude Dubar et Pierre Tripier, il n’existe pas de « profession séparée80 ». Ainsi, comme le travail médical gagne à être replacé dans le système de santé, le travail architectural doit être replacé dans l’espace des professions de la maîtrise d’œuvre qu’il partage avec d’autres (ingénieurs, économistes de la construction, professionnels de l’ordonnancement et de la coordination).

Note de bas de page 81 :

Cf. Bernadette Planchon, « Les paysagistes français de 1945 à 1975 », in Les annales de la recherche urbaine, n° 85, décembre 1999, pp. 20-30 et bien sûr les travaux de Françoise Dubost, notamment, « Les nouveaux professionnels de l'aménagement et de l'urbanisme », Sociologie du travail, n° 2, 1985, p 154-164.

Note de bas de page 82 :

Pour une approche comparée cf. Bernard Haumont, Véronique Biau, Patrice Godier, « Métiers de l’architecture et positions des architectes en Europe : une approche comparative », in Les pratiques de l’architecture : comparaisons européennes et grands enjeux, PUCA, 1998, pp. 33-52.

Dans cet espace la place de chacune des professions est référée à la division du travail de l’acte de bâtir et à la reconnaissance de cette place ; laquelle est notamment juridiquement instituée. Aussi, cet espace est-il un lieu soumis à des luttes ou des « tensions » permanentes entre des professions « tenantes » et des professions prétendantes qui veulent soient y étendre leurs missions, soit y imposer une nouvelle mission. Ainsi, par exemple, les paysagistes se sont-ils imposés comme une profession de maîtrise d’œuvre, mordant ainsi sur le territoire des architectes et urbanistes, en faisant du « paysage » un remède aux maux de la construction moderne de la fin des années soixante81. De ce point de vue, l’espace de la maîtrise d’œuvre est le produit d’un enregistrement des relations entre professions de la maîtrise d’œuvre telles qu’elles ont pu être stabilisées à un moment donné. Cependant, cet état des relations est également soumis à des changements, des « pressions », dont la source est externe : rythmes et cycles des marchés de la construction, émergence des préoccupations environnementales, professionnalisation des maîtrises d’ouvrage, entres autres éléments. Les exigences nouvelles des commanditaires, la réorganisation de leurs relations avec la maîtrise d’œuvre, la complexité des systèmes décisionnels, la révision de réglementations (notamment au niveau européen), contribuent en fait à alimenter la question du positionnement et des stratégies de ces professions82. S'il y a quelques métiers et professions « historiques » dans cet espace de la maîtrise d’œuvre, il n’en est pas moins parcouru par divers mouvements reconfigurant les formes et les contenus de la division du travail, les règles d'attribution des tâches, les stratégies professionnelles et organisationnelles. Ce constat conduit à se poser la question des relations entre profession, métier, compétence, d’une part et, fonction, emploi, activités, d’autre part.

Note de bas de page 83 :

Sur cette notion, également centrale dans les travaux de Norbert Elias, Cf. La société des individus, Fayard, 1990.

De fait, les positions de chacune des professions considérées vis-à-vis des fonctions, des missions et des marchés de maîtrise d’œuvre ne sont pas identiques, d'autant que les compétences qui les fondent et les valeurs qui les orientent sont en même temps complémentaires et concurrentes, c’est-à-dire interdépendantes83. Dans cet espace de la maîtrise d’œuvre, l’opposition la plus constituée est celle entre architectes et ingénieurs même si, plus récemment, les économistes de la construction engagés, à leur tour, un repositionnement pour devenir un pôle mieux reconnu et plus autonome. Ici, les conflits de position se mêlent à des représentations différentes de l’action ou à des luttes de pouvoir fondées sur des savoirs distincts et distinctifs. La structure des entreprises de maîtrise d’œuvre (taille, spécialisation, organisation, appartenance à un groupe...), reflète également ces différences. Enfin, il faut aussi souligner l’implication d’autres professionnels, aux activités autonomes dans les fonctions de maîtrise d’œuvre (paysagistes, architectes d’intérieurs, maîtres d’œuvre, géomètres, urbanistes, consultants…) ou d’autres profils intégrés à l’organisation des clients ou des fournisseurs. Les changements qui actuellement affectent les métiers et professions du cadre bâti se manifestent donc à plusieurs niveaux qui, à mon sens, nécessitent une réflexion sur, et au niveau, de la compétence des individus. Pour exemple, ce qui marque actuellement la montée de la division du travail et du salariat en architecture ce n'est pas seulement l'éclatement d'une mission globale en missions partielles, c'est également l'invention de nouveaux postes sur la base de la formation générale et généraliste d'architecte. L’espace de la maîtrise d’œuvre, est en fait ouvert à de multiples métiers, et il est de ce fait sujet à de nombreux mouvements. Son partage fait l’objet d’une négociation interprofessionnelle permanente qu’il convient de décrire pour comprendre comment les architectes s’y positionnent. Plus simplement, c’est le lien entre la prise en charge d’une fonction dans le processus de production et un métier identifié qui y est questionné. On assiste ainsi à une fragmentation des missions dans l’espace de la maîtrise d’œuvre qui se réalise sur fond de leur renégociation permanente.

Dans cet espace se joue finalement une lutte entre professions pour la définition du partage des tâches, ou de la division du travail, de l’acte de bâtir. Chaque profession cherche à y faire valoir le lien le plus adéquat entre des contenus de formation, dont atteste la qualification, et l’appropriation d’un certain nombre de fonctions au sein des processus de production. Ainsi donc, c'est bien le problème de la compréhension de la recomposition du territoire d'intervention du métier d’architecte qu’engage l’examen de cet espace de la maîtrise d’œuvre. Dans cet espace, la place de l’architecte pourrait également apparaître bien plus souvent négociée que définitivement acquise. Pourtant, là encore, l’architecte y déploie des stratégies d’investissement qui reposent plus sur la mobilisation du capital symbolique attaché à son titre et sur une représentation généraliste de son activité, qui montrent sa capacité à faire face à la concurrence des autres professions tout en continuant à se référer au modèle de la « profession ».

Saisir la relation aux marchés

Note de bas de page 84 :

Cf. Raymonde Moulin et Al, Les architectes, métamorphose …, op. cit. p. 293.

Si leur intervention est protégée par un cadre juridique, les architectes n’en sont pas moins soumis aux aléas et aux cycles de l’économie de la construction. Sur ce propos, les analyses de Raymonde Moulin, déjà citées, ont constitué une des rares tentatives sociologiques pour appréhender la profession dans ses relations à la commande. De là, elle concluait que les architectes devaient ou se soumettre à une commande renouvelée, ou tout simplement renoncer à leur place dans l’économie de la construction et privilégier les commandes les plus exceptionnelles84. Appuyant son propos sur une analyse de l’évolution des marchés de la construction et sur une définition du groupe des architectes relativement homogène, l’analyse proposait alors l’image d’une profession face à une nouvelle orientation globale de l’économie de la construction dont elle était contrainte d'imprimer le mouvement.

Note de bas de page 85 :

Cf. Lucien Karpik, utilise ce terme pour rendre compte de la division sociale du travail juridique in Les avocats, entre l’Etat, le public et le marché, Gallimard, 1995.

Cette question de la relation des architectes aux marchés de la construction est en effet récurrente et les analyses disponibles sur cette question pointent toujours au moins trois éléments structuraux : la segmentation des marchés du bâtiment, leur caractère cyclique, et enfin la « hiérarchie de fait85 » qu’ils induisent au sein de la profession.

Note de bas de page 86 :

Cf. Thérèse Evette, Les acteurs de la programmation et de l’architecture de bureaux – L’architecture de promotion, PUCA, 1992.

Note de bas de page 87 :

Pour désigner ces professionnels Véronique Biau parle d’une « élite symbolique ». Cf. La consécration en architecture, Thèse de doctorat en sociologie, EHESS, 2001.

Note de bas de page 88 :

Le terme « ordinaire » utilisé par les architectes pour désigner cette commande donne un indice de sa position dévaluée. Toutefois, elle fait régulièrement l’objet de tentatives d’investissement par la démonstration du savoir-faire des architectes. Ainsi, en 1996, le directeur de l’architecture François Barré parle d’un « nécessaire repositionnement » et propose d’encourager les architectes à investir ce qu’il nomme « l’architecture ordinaire », cité in Gérard Ringon, Histoire du métier d’architecte en France, PUF, « Que sais-je ? », 1998. Quant à la maison individuelle elle a entre autres fait l’objet d’une exposition (arc en rêve, Bordeaux, 1998) et d’un catalogue destinés à démontrer que le recours aux architectes dans ce secteur ne serait pas plus onéreux mais serait gage d’une qualité certaine. Cf. les travaux du collectif Périphérique, 36 modèles pour une maison, AFAA-Ministère de la Culture et de la Communication, 1998.

D’abord, ces marchés sont très différenciés en fonction des types d’objet produits, des clients, et des volumes économiques qu’ils représentent. Ainsi, chaque segment de marché engage d’une part une spécialisation relative des agences d’architecture, d’autre part, une plus ou moins grande présence des architectes. Ainsi, la commande d’architecture d’entreprise (bureaux et lieux de travail) est le fait d’agences relativement spécialisées86, tandis que la commande publique d’objets architecturaux prestigieux est le fait d’une frange de la profession plus généraliste et placée au sommet de la hiérarchie de la profession87. Quant aux secteurs particuliers de la commande dite « ordinaire » (maison individuelle, pavillon…) et de la réhabilitation, ils se caractérisent par une faible présence des architectes88.

Note de bas de page 89 :

Ce passage marqué par un rythme de construction de 300 000 logements par an est bien décrit dans le travail de Raymonde Moulin et Al., Les architectes…, op. cit.. Dans un registre différent, Michel Ragon rapporte ce propos d’un des grands patrons de l’École Nationale des Beaux-Arts à ses étudiants en terminale juste après la seconde guerre mondiale : « Messieurs je vous plains, vous allez être obligés de construire des logements ». Effectivement, explique Michel Ragon, « les logements pour l’homme n’ayant jamais été inclus dans l’histoire de l’architecture, les architectes contemporains se sont en effet trouvés devant une tâche pour laquelle personne d’ailleurs n’était préparé ». Cf. L’architecte, le Prince et la démocratie, Albin Michel, 1977, p. 13.

Note de bas de page 90 :

La construction de bureaux et lieux de travail passe de 4 à 5 millions de m² au début des années 1980 à 8 millions en 1988 et 10 millions en 1991.

Note de bas de page 91 :

J’ai abordé le rapport entre cette doctrine architecturale et le discours d’entreprise dans Les architectes et la commande publique, Mémoire de Maîtrise de sociologie, Université de Bordeaux 2, 1994.

Note de bas de page 92 :

François Barré, « Pour une diversification des métiers de l’architecture face à la commande », in L’élaboration des projets architecturaux et urbains en Europe, vol. 2, PUCA-CSTB, 1997.

Ensuite, cette commande est soumise à des cycles économiques qui réclament de la part des architectes des adaptations régulières. Un des plus grands bouleversement est celui des années de la reconstruction durant lesquelles les architectes ont dû renouveler leurs doctrines pour investir la question du logement89. Vient ensuite la décennie 1974-1985 où l’activité du bâtiment ralentit et où la tertiarisation de l’économie augmente la demande de bureaux et de commerces90. Le développement de ce marché lucratif oblige alors une frange de la profession à développer des doctrines et des outils pour l’investir. C’est ainsi, que pour beaucoup de critiques d’architecture les années 1980-90 sont les années de la doctrine High tech91. Puis, de 1991 à 1997 on observe une forte récession des marchés du bâtiment. La surproduction des années précédentes et la baisse des besoins se conjuguent pour provoquer l’état de crise immobilière. Cette crise encourage une remise en cause importante du corps professionnel. C’est alors que les thématiques de la diversification professionnelle, de l’architecture ordinaire sont mobilisées. Il s’agit de s’adapter à une commande d’entretien et de réhabilitation devenue dominante et de repenser la place de l’architecte au sein des métiers de la maîtrise d’œuvre. Ce dont les propos même du directeur de l’architecture de l’époque, François Barré, attestent largement lorsqu’il dit : « il devient urgent de mettre en œuvre la réforme de l’enseignement de l’architecture en favorisant une diversification des enseignements pour diversifier les aptitudes, ouvrir les champs d’intervention et les statuts professionnels (…) Il faut que les jeunes comprennent qu’ils appartiennent à une chaîne de métiers de l’architecture et qu’ils doivent travailler avec d’autres savoirs, ceux des ingénieurs, des urbanistes et des paysagistes92 ».

Note de bas de page 93 :

Sur l’organisation de ce secteur cf. le travail de Florent Champy, Les architectes et la commande publique, PUF, « sociologie », 1998 et « Commande publique d’architecture et segmentation de la profession d’architecte », in Genèses, n° 37, 1999, pp. 93-113.

Note de bas de page 94 :

Sur cette période, cf. Gérard Ringon, Histoire du métier d’architecte en France, PUF, « Que sais-je ? », 1998, et plus généralement, sur la relation entretenue par le champ de l’architecture à la commande publique de l’État, José Carlos Durand « Négociation politique et rénovation de l’architecture : Le Corbusier au Brésil », in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 88, juin 1991, pp. 61-77.

Enfin, le troisième et dernier aspect qui caractérise ces marchés de l’architecture est qu’ils sont regardés à travers les « lunettes » des valeurs professionnelles. Les commandes, en fonction du type d’objet ou du client construisent un ordre de légitimité interne à la profession, une « hiérarchie de fait ». Dans cette logique la commande publique de bâtiments prestigieux (musées, lycée, mairies…), reste l’exercice le plus couru et exerce une « fonction rectrice » sur ce champ professionnel93. L’architecte y renoue en quelque sorte avec la période historique la plus prestigieuse de sa profession dont la genèse est intimement liée à celle de la « grande commande94 ». Cette forme de classification mentale du travail architectural explique donc que certains marchés sont plus investis que d’autres, voire que les architectes en parlent plus facilement et occultent dans leur propos le travail « consenti » dans les marchés les moins valorisés. Pourtant, l’observation longue des cycles de la construction montre qu’à chaque retournement de conjoncture, les architectes ont su s’adapter à de nouveau secteurs. Entre le discours dominant que la profession tient sur elle-même et la réalité de ses pratiques il y a donc souvent un décalage.

Note de bas de page 95 :

Cf. L’ouvrage collectif publié sous l’égide de la DAPA, Être architecte : présent et avenir d’une profession, Ed. du patrimoine, 2000.

Ces constats invitent à considérer la manière dont les architectes parviennent à développer des outils, des méthodes et des discours qui leur permettent d’investir ces marchés dont on a dit qu’ils étaient segmentés et soumis à une classification mentale particulière de la part de la profession. Là, deux perspectives s’opposent : où l’on accepte dans l’analyse le principe de légitimité et la fonction rectrice de la commande publique pour analyser le rapport des professionnels aux marchés de la construction et l’on insiste sur la hiérarchie des positions, ou bien, l’on considère que les marchés les moins courus par les architectes constituent un lieu privilégié pour saisir le « travail professionnel » et les adaptations qu’y ont développé certains architectes. C’est dans cette seconde perspective que j’ai envisagé un travail sur la relation aux marchés de la réhabilitation, dits aussi de « l’existant », économiquement dominants aujourd’hui. Pour traiter cette question je pars d’un constat de base : le poids relativement faible des architectes dans les marchés dits de « l’existant ». C’est là un fait partagé de manière unanime par les instances professionnelles95 qui donnent à ce dernier les traits d’un « problème professionnel » et pointent un manque de valorisation du secteur de la réhabilitation qui serait une des causes premières de la désaffection des architectes pour ces chantiers. Pour les organisations de tutelle, il s’agirait en quelque sorte de « réhabiliter la réhabilitation. ». Partant de ce constat, les différents propos consistent à prendre pour objet ce décalage, cette défection des architectes vis à vis des marchés de l’existant.

Note de bas de page 96 :

Cf. Nicolas Nogue, in D’Architecture, n° 77, octobre 1997, p. 31.

Note de bas de page 97 :

Cf. l’intervention de l’auteur in Être architecte : présent et avenir d’une profession, Ed. du patrimoine, 2000, pp. 134-141.

Note de bas de page 98 :

Pour une intéressante illustration de la lecture économique de la profession cf. le « Rapport sur les questions économiques et sociales de la profession d’architecte » établi par Florence Contenay pour Le Ministère de la Culture et de la Communication en Juillet 1999.

Pour rendre compte d’un marché mal investi un certain nombre d’explications existent déjà. Globalement celles-ci prennent deux directions : l’une est de type économique, l’autre est de type culturelle. Dans la première tendance, les auteurs insistent sur le manque d’efficacité économique et le déficit de compétitivité des agences d’architecture face aux autres acteurs de ce secteur (syndics, maîtres d’œuvre, entreprises…). Ainsi, Nicolas Nogue, constatant l’absence relative des agences d’architecture dans le marché de la réhabilitation, signale que « les agences doivent s’affranchir de leur dimension artisanale pour devenir de véritables PME afin de re-déployer leurs activités sur les marchés les plus concurrentiels mais aussi les plus importants et les plus prometteurs96 ». De même, cette approche constitue le fond théorique du propos de Florent Champy pour qui « si l’on veut réfléchir à la conquête de nouveaux marchés par les architectes, le premier principe (…) est qu’on doit s’intéresser de concert à l’extension du champ d’intervention et à l’étendue de la mission97 ». Dans cette veine, le problème reste donc celui de la mauvaise adaptation à un marché et d’une définition faible de la mission des architectes qui favoriserait les investissements des professions concurrentes98. Cette approche est, on s’en doute, celle privilégiée par les institutions professionnelles dont la vocation même est la définition d’un territoire professionnel « ajusté », garantissant une protection relative face à la concurrence des autres métiers de la maîtrise d’œuvre.

Dans une seconde orientation, pas complètement antinomique avec la précédente, les auteurs avancent l’hypothèse d’un décalage de nature culturelle et historique entre la maîtrise d’ouvrage du secteur de « l’existant » et les architectes. Dans ce cas, ce n’est pas la capacité à convaincre ou l’économie qui sont mobilisées pour expliquer le décrochage des architectes de ce marché mais plutôt l’assujettissement, largement inconscient, de la profession à des modes de faire liés à la construction neuve, base historiquement constitutive de leur identité professionnelle.

Selon ces approches, ce sont, ou les valeurs et la culture professionnelle de cette profession, ou une disjonction économique, qui portent la profession à être en discordance avec ce type de marché. Ainsi, les moyens d’expliciter réellement cette disjonction finissent par fonctionner sur le mode d’un principe déterministe.

Note de bas de page 99 :

Sur cette notion cf. Pierre Bourdieu, Les structures sociales de l’économie, Seuil, 2000.

L’analyse qui est développée dans dernière partie de l’ouvrage, prend alors deux directions complémentaires : celles des représentations entretenues par la profession à l’égard du marché de l’existant et celle des pratiques des agences qui œuvrent dans ce secteur. Il ne s’agit évidemment pas de nier l’existence de mécanismes de différenciation des marchés de l’existant (la segmentation économique par type de clientèle, degré de technicité, et celle fondée sur les valeurs du groupe professionnel des architectes). En revanche, pour éclaircir les mécanismes qui permettent à cette profession de s’adapter aux cycles de la commande, on peut se donner pour objet de connaître ceux qui permet tout de même à une fraction de la profession d’architecte d’investir des marchés dévalués dans l’ordre du prestige professionnel. Cette question croise une interrogation économique et sociologique puisqu’elle revient à comprendre, et à mieux appréhender, les mécanismes et les étapes obligés de ce processus par lequel une profession parvient à réinvestir des secteurs de commande a priori dévalués. On peut qualifier cet effort, qui consiste à interpréter et à relire à partir des valeurs professionnelles, un état de l’offre et de la demande, de « construction sociale du marché99 ». Plus profondément, cette exploration permet d’aborder la question suivante : comment réagit et s’adapte une profession dès lors que s’imposent à elle des types ou catégories de marchés qui ne sont pas en accord pré-constitué avec ses bases historiques et culturelles ? La réponse à cette question se décline en deux temps : d’abord la considération des éléments de la production doctrinale dans ce secteur de l’économie de la construction, et des mécanismes qui la fondent ; ensuite celle des réaménagements de la notion même de projet qui en découle. Là encore, on va le voir, le « travail professionnel » que réalisent les architectes pour se positionner sur ce marché mobilise la ressource symbolique attachée à la définition de leur titre.

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Note de bas de page 100 :

Pour contrepoint, on peut ici citer le modèle de la corporation qui, bien qu’ayant été officiellement supprimé, subsiste comme « forme sociale ». Cf. sur ce point Claude Dubar et Pierre Tripier, Sociologie des professions…, op. cit. pp. 185-204.

La notion de « travail professionnel » proposée à l’issue de ce parcours dans la connaissance produite à propos des architectes s’impose en fait comme une attitude ou un regard qui permet de se défaire de la question des limites du groupe professionnel pour envisager la description de ses pratiques comme un effort continu pour exister et se définir sur le modèle d’une profession. De ce point de vue la profession n’est pas inexistante. Simplement, elle est un modèle, une forme symbolique100, que se donnent et revendiquent les architectes pour définir et penser leur activité ; une conception idéale de l’activité. Considérer la profession en ces termes c’est donc d’une part comprendre les situations de travail comme des lieux où se joue la définition de ce modèle, et non pas seulement des jeux d’acteurs animés par des stratégies relatives à un contexte, et d’autre part abandonner l’idée d’une définition préalable de ce groupe professionnel, laquelle peut conduire le chercheur à juger ce dernier en référence à d’autre groupes professionnels et conclure à sa « déprofessionnalisation » ou son « insuffisante professionnalisation » ; constats qui comme on l’a vu traversent l’ensemble des commentaires sur la profession d’architecte au moins depuis le début des années soixante-dix. Les « problèmes professionnels » des architectes semblent s’imposer au chercheur (comme c’est parfois le cas des « problèmes sociaux »). Ce dernier entre alors dans « le travail professionnel » des architectes alors même qu’il devrait le décrire à l’instar de tout autre jeu social.

A l’inverse, envisager la mobilisation de la notion de profession, et du titre d’architecte, avec toute l’épaisseur symbolique qui lui est attachée, conduit à montrer que les architectes sont bien actifs dans la défense de leur position dans le monde de la construction. Plus exactement, décrire le travail qu’ils font pour maintenir celle-ci, c’est être amené à porter un regard descriptif et compréhensif sur les pratiques des architectes face aux pressions externes et tensions internes qui s’exercent sur leur groupe. Enfin, c’est aussi mettre à jour les effets symboliques du titre d’architecte et montrer comment l’illusion de l’autonomie d’un groupe peut être au principe de ses pratiques et de ses discours.