Partie II. La profession en « action » : analyse d’un dispositif de projet
Introduction
Texte
Une des premières voie de l’observation du « travail professionnel » des architectes consiste à saisir ces derniers en situation de travail, dans l’espace du projet « en train de se faire ». Une telle sociologie doit, à la différence d'une critique formelle qui tend à isoler les projets architecturaux et urbains de leurs contextes socio-historiques, référer leur connaissance aux systèmes qui les produits ; montrant ainsi que les projets sont autant des constructions relationnelles que matérielles.
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Cette notion de « grand projet » comme conjuguant des échelles, en particulier urbaine et architecturale, à de grands objectifs politiques est développée dans Olivier Chadoin, Patrice Godier, Guy Tapie, Du politique à l’œuvre – système et acteurs des grands projets urbains et architecturaux, Ed. de l’Aube, 2000.
L’hypothèse sur laquelle se fonde cette partie est que les « grands projets urbains et architecturaux », au-delà de leur singularité, développent des modes de travail et de régulation particuliers qui questionnent le rôle traditionnel des architectes. Confrontés aux « grands projets1 », qui mêlent ambition urbaine et architecturale, les professions et les métiers de la maîtrise d’œuvre traditionnelle sont soumis à des concurrences de territoire d’action et alors contraints à des adaptations significatives. Pour s'engager dans cette démonstration, le cas d’un grand projet est appréhendé comme un processus collectif intégrant de multiples acteurs et compétences. Ce processus et le système qui le sous-tend est décrit autour de trois éléments.
Le premier part du principe que la connaissance des pratiques professionnelles ne peut être déliée de la nature des projets (programme, histoire, contexte) et de leurs enjeux sociaux, politiques ou institutionnels. La genèse du projet est alors un moyen de faire apparaître la spécificité d’une situation locale et de référer les actions des professionnels à ce cadre et ses contingences.
Le deuxième élément vise l'analyse des dispositifs d'action et des acteurs qui y participent. La fabrication de ces projets est en effet le lieu d'un renouvellement d'approches, de méthodes ou de techniques de travail. Organigrammes complexes, imbrication étroite entre sphère politique et sphère technique, sophistications des procédures de travail et de contrôle, et innovations techniques et architecturales, apparaissent comme des moyens obligés pour réaliser ces projets. Partant, ils offrent un terrain privilégié pour l’investigation de la position des professions traditionnelles (architectes, ingénieurs, urbanistes…) et pour décrire le renouvellement de leurs attributions et positions.
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Cf. Anselm Strauss, « L’hôpital et son ordre négocié », in La trame de la négociation, L’Harmattan, 1992, p. 112.
Enfin, troisième élément, la caractérisation des mécanismes de coordination et de régulation en œuvre permet d'identifier la variété des positions des acteurs professionnels dans les processus de production urbaine et architecturale, la façon dont ils coopèrent et les interdépendances existantes entre les expertises mobilisées. Si « l’œuvre » architecturale ou urbaine, accompagnée par des discours et communications professionnelles, crée une adhésion au projet, la coordination passe en effet aussi par des dispositifs organisationnels et des liens informels qu'il faut décrypter. On retrouve en particulier dans la mise en œuvre des projets urbains et architecturaux les trois conditions qui invitent, selon Anselm Strauss, à travailler sur la « négociation », c’est-à-dire : (1) si l’organisation emploie « des personnels formés dans plusieurs occupations ou professions différentes » ; (2) « si chacune d’entre elles est formée d’un groupe professionnel constitué d’individus formés dans des traditions différentes, s’appuyant sur des valeurs plus ou moins différentes » ; (3) « encore, si une partie au moins du personnel est constitué de professionnels, ces derniers étant engagés alors dans des carrières qui exigent qu’ils soient mobiles2 ». On pourrait ajouter à cette liste, comme autres caractères renforçant la nécessité de la négociation, le fait que pour tout projet architectural est mise en place une organisation du travail spécifique avec des acteurs qui ne se connaissent pas forcément, lesquels travaillent sur un objet non reproductible et dans un contexte (politique, sociale et historique) singulier. Aussi, on va le voir, si un certain nombre d’éléments de procédures et de contrats donnent un cadre à la collaboration des acteurs, il reste que l’interconnaissance, la confiance et le partage de « philosophies professionnelles », sont aussi des éléments sur lesquels se joue la stabilité de l’organisation du travail mise en place pour la production des projets urbains et architecturaux.
En reconstituant le processus et sa structure, en repérant les principales étapes de sa production, décisions et mode d'organisation des acteurs, l’analyse d’un projet singulier offre en fait un regard sur l’action des architectes dans un système de production et permet de juger de la transformation des pratiques et de l'émergence de nouvelles fonctions. La description d’un projet « en train de se faire » montre aussi la diversité des positions et des rôles occupés par les architectes, ici présents aussi bien comme conseillers du côté de la maîtrise d’ouvrage, que maîtres d’œuvre libéraux, architectes des espaces publics et coordonnateurs. En particulier, l’analyse du projet retenu montre comment la tension entre la volonté d’expression singulière des architectes et la nécessité de produire un cadre urbain cohérent engage un renouvellement des pratiques.
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Cf. par exemple les travaux de Claudette Lafaye, « Praticiens de l’équipement et légitimités quotidiennes » in Annales de la recherche urbaine, n° 44-45, décembre 1989 et « Situations tendues et sens ordinaires de la justice au sein d’une administration municipale », Revue Française de sociologie, vol. 31, n° 2, Avril-juin 1990.
Effectivement, dès lors qu’il est question d’agir sur la ville et le « cadre bâti », le problème récurrent de la tension entre uniformité et singularité se pose. Schématiquement l’alternative est la suivante : soit laisser agir l’initiative d’acteurs isolés dans un encadrement législatif minimal et donc laisser s’exprimer des styles différents au risque de la collusion des registres esthétiques et des rationalités ; soit imposer des contraintes de généralité suffisamment fortes pour que l’espace urbain présente une certaine homogénéité esthétique. Cette tension s’illustre en France de façon quotidienne dans les controverses entre les services techniques3 chargés du traitement des permis de construire et les architectes accompagnés de leurs maîtres d’ouvrage ou encore, avec les Architectes des Bâtiments de France (ABF), fabricants l’unité esthétique que recouvre la notion de patrimoine et l’expression de nouveaux styles architecturaux…. Le traitement de telles oppositions, où il s’agit finalement d’établir un juste équilibre entre expression architecturale singulière de l’espace privé et expression collective de l’espace public, est en fait au cœur du travail des professionnels de la ville et de l’architecture. D’un côté, les investisseurs privés et les architectes invoquent leur droit d’expression propre, de l’autre, les services publics en référent au cadre législatif et à l’universalité de la règle comme garantie de l’intérêt général.
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Cf. Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Gallimard, 1991.
Plus généralement, cette tension entre expression de l’unicité et expression de la généralité du cadre urbain renvoie à deux visions et deux régimes de discours sur la ville. L’un considère la ville comme un lieu d’expression d’identités particulières, l’autre, envisage la ville comme un cadre collectif. Cette dualité s’exprime en particulier dans la tension entre deux orientations professionnelles : celle de l’architecture comme expression esthétique unique, comme « objet » ; celle de l’urbanisme ou de « l’architecture urbaine » comme expression d’un « cadre collectif » fondé sur l’intérêt général, transcendant les identités singulières. Pour les uns ce sont les thèmes de la « sensibilité », de « l’esthétique », de « l’unicité », qui priment et pour les autres ce sont les thèmes de « l’insertion urbaine », du « cadre de vie », et donc de la généralité, qui l’emportent. Autrement dit, pour reprendre le langage des économies de la grandeur4, l’action sur la ville est toujours le lieu et l’occasion d’une mise en tension du « registre civique » d’une part, qui fait primer le général (l’histoire, le social, le cadre de vie…) sur le particulier, et du registre « inspiré » d’autre part, qui donne la primauté au singulier (la créativité, l’expression, la sensibilité…).
Ville Urbanisme Collectif Civique |
Objet Architecture Individuel Inspiré |
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Notons que cette opposition renvoie également à deux traditions d’action sur la ville : l’une libérale, l’autre réformatrice. Ainsi, l’urbanisme se caractérise-t-il par une volonté d’agir globalement sur la ville et il est lié à une volonté de réforme sociale. De même, Georg Simmel oppose deux modes d’expression esthétique selon l’axe singularité/généralité. Cf. « Esthétique et sociologie » in La tragédie de la culture, Ed. Rivages, 1998, pp. 129-138.
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Le propre de l’action urbaine et architecturale tient, comme on l’a dit, en effet à sa logique de production : celle du projet qui chaque fois engage un contexte singulier, des acteurs aux intérêts divergents, et surtout un bien à produire toujours différent.
Cette tension des registres s’actualise donc de façon relativement prégnante à partir du moment où il s’agit de mettre en place un « morceau de ville ». S’agissant de réaménager un ensemble urbain, la maîtrise d’ouvrage se trouve devant l’alternative suivante : soit, laisser s’actualiser dans un découpage en lots des expressions différenciées au risque d’une collusion des styles architecturaux et d’une forte rupture de l’espace ainsi aménagé avec le reste de la ville et son histoire, soit, privilégier l’harmonie et l’insertion en imposant de fortes contraintes aux architectes ou en confiant l’opération à un seul intervenant, au risque d’engendrer une uniformité sans qualité5. Néanmoins, ces deux modes d’action idéaux-typiques s’observent rarement à l’état pur. Pris comme tels ils font figure de fictions théoriques ; ils forment un modèle analytique et logique. Par conséquent, faire de cette opposition une illustration fidèle du réel reviendrait à faire se substituer, selon la formule marxienne, « les choses de la logique à la logique des choses ». Il reste cependant que l’observation des pratiques architecturales et urbaines à partir de cette grille analytique permet une compréhension de celle-ci comme l’élaboration toujours recommencée6 d’un compromis entre ces deux registres d’action, compromis qui évidemment questionne la place de l’architecte dans le processus de la production urbaine et architecturale.
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Sur cette distinction Cf. Michel Callon, « Concevoir : modèle hiérarchique et modèle négocié » in Guy Tapie, Patrice Godier, (Dir.), L’élaboration des projets architecturaux et urbains en Europe, vol. 1. PUCA, 1997. pp. 169174.
Ainsi, l’on sait qu’au retrait relatif de l’action publique et à la volonté d’ouvrir à un partenariat public-privé correspond le passage d’un modèle d’action sur la ville de type « hiérarchique », qui privilégie l’alignement des points de vue selon un principe unique, à un modèle d’action « négocié » où l’on cherche à aménager les conditions d’un compromis entre des partenaires aux intérêts et aux modes d’action dissemblables7. Le problème n’est plus alors seulement celui du respect de l’universalité de la règle mais devient celui de la coordination des actions, celui des conditions de construction d’un compromis au centre duquel se trouve l’architecte.
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Notion avancée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans De la justification. Les économies de la grandeur, op. cit., pp. 337-347.
Le travail urbain et architectural apparaît donc comme un lieu privilégié pour l’analyse de la mise en place d’arrangements et de négociation entre des principes d’action hétérogènes. Il se présente à l’observation comme une illustration relativement intéressante de la notion de « dispositif composite8 » au sens où il met à un (et pour un) moment donné, en relation des personnes et des choses relevant de « mondes » professionnels différents devant collaborer à la fabrication de quelque chose de commun.
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Usant de la méthode monographique ce travail court le risque d’être lu comme un jugement sur la qualité de l’opération ou comme une exaltation des mérites de la coordination. Précisons donc qu’il s’agit simplement ici de comprendre ce qu’est la coordination et les aménagements de rôles que cette fonction engage pour un architecte. En conséquence le choix de cette opération n’obéit à aucune autre logique que cette volonté.
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Ce texte doit en particulier à la confection d’une étude comparative sur la production architecturale et urbaine en France et en Espagne. Cf. Olivier Chadoin, Patrice Godier, Guy Tapie, Du politique à l’œuvre… op. cit. Est repris plus particulièrement ici, non pas l’analyse complète de ce projet, mais la question du rôle de l’architecte coordonnateur en tant qu’elle semble révélatrice des aménagements de rôles de cette profession. Cf. aussi, Olivier Chadoin, « L’architecte coordonnateur : entre originalité et ordre », in Les annales de la recherche urbaine, n° 88, décembre 2000, pp. 63-73.
C’est cette grille d’analyse qui est mise en place ici pour observer la « fabrication d’un morceau de ville » en examinant la production de la ZAC de Paris-Bercy. En particulier, la mise en place récente par l’Atelier Parisien d’Urbanisme (APUR) de la fonction d’architecte coordonnateur9 sur un certain nombre de Zone d’Aménagement Concertée (ZAC) y apparaît comme une illustration de la manière dont l’élaboration d’un compromis s’engage sur la base d’une innovation organisationnelle qui place l’architecte en position de « médiateur » et le conduit à envisager autrement sa fonction et son rôle. Comment fonctionne-t-elle ? Quelles sont ses conditions de réussite et d’acceptabilité par les acteurs de l’opération ? Telles sont les questions auxquelles j’ai tenté d’apporter une compréhension à l’occasion d’une étude sur la construction des systèmes d’action et des conditions de collaboration des acteurs professionnels dans le cadre de la production des projets urbains et architecturaux10.
Cette analyse insiste sur les effets de la croissance du nombre d’acteurs et de dispositifs capables d’assurer et de préserver l’unité des objectifs d’un projet dans le temps et, par-là même, sur la coordination des actions. De cette façon, la notion de « grand projet » conduit, à mettre l’accent sur la mise en place de montages ou dispositifs d’action capables de composer entre des enjeux contradictoires et d’assurer les points de passage entre divers intérêts et des spécialités de plus en plus nombreuses.
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Cf. Anselm Strauss, La trame de la négociation, op. cit. p. 87.
Enfin, surtout, elle montre comment le rôle de l’architecte y est soumis à des adaptations qui le font sortir de sa définition traditionnelle. Comment finalement il parvient à redéfinir les contours de son rôle et à « négocier » sa place dans un processus de production renouvelé. En ce sens l’analyse présentée ici emprunte largement à l’étude de « l’ordre négocié » d’Anselm Strauss pour qui, se référant explicitement à Georges Herbert Mead, l’idée même de négociation émerge d’une « question, centrale entre toutes, de la problématique sociologique : comment face aux changements inévitables (alimentés par des sources tant externes qu’internes à l’organisation) se maintient une part d’ordre11 ».