Être Architecte : les Vertus de l’Indétermination | Olivier CHADOIN

Partie III. L’architecte dans l’espace de la maitrise d’œuvre

Chapitre 1 – L’espace de la maîtrise d’œuvre : lieu de la lutte des places

https://doi.org/10.25965/ebooks.552

p. 95-104

Sommaire

Texte

Face à la difficulté à établir un lien fixe ou nominal entre les fonctions qui composent le processus de production d’un ouvrage et les métiers qui y concourent, il semble illusoire de tenter de construire une stricte typologie des partages de tâches dans l’acte de construire présupposant l'adéquation compétences-fonctions-métiers, concernant les activités de maîtrise d’œuvre. Au surplus, les manières dont les métiers de la maîtrise d’œuvre s’organisent pour prendre en charge les missions ou fonctions du processus de production d’un ouvrage sont relativement diverses et difficiles à appréhender : l'échelle progresse depuis la maîtrise d’œuvre « clef en main », qui intègre tous les corps professionnels, jusqu'à la distribution par profession de chacune des fonctions du processus.

Les changements survenus dans l’organisation et le partage des tâches entre les différents intervenants de la maîtrise d’œuvre invitent donc à poser la question de l’identification des compétences professionnelles de la maîtrise d’œuvre à partir de leur confrontation à une fragmentation des missions et à de nouvelles fonctions.

Longtemps, on a pensé l’ajustement entre la réalisation d’une fonction et une forme institutionnalisée du métier ou de la profession. C’est dans cette optique que la loi sur l'architecture de 1977, fait de l'architecte le garant de la qualité des projets d'édification du fait de l'obtention d'un diplôme estampillé DPLG. Les autres professions de la maîtrise d’œuvre sont moins instituées et défendent le plus souvent leur métier en faisant référence à la pertinence de leur activité. Mais elles cherchent également à mieux définir le cadre de leur intervention et à faire en sorte de passer du statut de métier à celui de « profession » ; donc à faire reconnaître le caractère incontournable de leur compétence et à obtenir un gain d’autonomie dans la maîtrise de leurs activités.

Note de bas de page 1 :

Cf. François Lautier (Dir.), Les maîtrises d’ouvrage en Europe : évolutions et tendances, PUCA, 1998.

Note de bas de page 2 :

Cf. le numéro spécial « Métiers » des Cahiers de la recherche architecturale, n°2-3, novembre 1999.

Pourtant, cette correspondance ou recouvrement entre une profession, un métier ou une activité, une fonction, est, on l’a dit, depuis une quinzaine d’années remis en cause au vu des constats faits à propos de la maîtrise d’œuvre, comme d’ailleurs de la maîtrise d’ouvrage1 : diversification, spécialisation, apparition de nouveaux profils professionnels, glissements de rôles entre maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre. On assiste tout simplement à une évolution de la division du travail dans le processus de production des ouvrages. Si l’on se réfère aux architectes, on sait effectivement que la délimitation de leur profession, le recensement de leurs membres et des positions qu’ils occupent, des activités qu’ils mettent en œuvre, est plus difficile qu’il n’y paraît2. Une part non négligeable de leurs effectifs est amenée à assumer des missions et des fonctions au-delà de leur définition initiale ou théorique. De même, la liste des fonctions assurées par un même métier, tel qu’économiste de la construction, est relativement large et en pleine évolution. L’éventail de l’intervention des ingénieurs est tout aussi important et complexe.

Note de bas de page 3 :

Catherine Souquet, L’ingénierie et les services aux entreprises en 1995, Ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, Secrétariat d’État à l’Industrie, SESSI, 1995.

Note de bas de page 4 :

La notion de compétence évoquée plus avant vise justement à rendre compte de l’insuffisance d’une approche mécaniste de la relation entre métiers et qualification. Elle est définie comme « un art à base de qualités individuelles et d’expérience » ou comme « l’ensemble des ressources professionnelles mises en œuvre dans la pratique », Cf. Dominique Monjardet, « Compétence et qualification comme principes d’analyse de l’action policière », in Sociologie du travail, n°1, 1987.

Selon la nomenclature INSEE, les statistiques concernant l’ingénierie et les services aux entreprises3 ne comprennent pas moins de 20 secteurs. De même les nomenclatures des Offices Professionnels de Qualification livrent un paysage varié des compétences requises pour les activités de maîtrise d’œuvre ou d’autres comme l’assistance à la maîtrise d’ouvrage. La distribution statistique des activités, comme leur approche qualitative, attestent d’une dispersion des fonctions exercées par une même profession. On parle d’ailleurs plus souvent de compétence4 que de qualification ou de métiers.

Cette complexité reflète les évolutions de la production d’un bien immobilier. Celles-ci se traduisent notamment de la part des clients par des besoins d’assistance à maîtrise d'ouvrage, d’expertises diverses (juridiques, économiques…), de contrôle, de « management », de conseils en stratégie patrimoniale, en exploitation ou en maintenance, qui vont bien au-delà de la seule conception architecturale et constructive. Les professions de la maîtrise d’œuvre (ou d’autres) s'efforcent de répondre à ces besoins en faisant valoir leur qualification. Elles développent ainsi de véritables stratégies de positionnement dans le processus de production d’un ouvrage. Ces stratégies passent par la rénovation des organisations (« intelligence économique », « veille stratégique », « communication », « marketing » sont des termes passés dans la langue commune de ces métiers), la création de services singuliers, l’adaptation des qualifications ou la mise à niveau par des formations. Enfin, surtout, ce travail d’investissement et de positionnement des professions s’engage dans des relations « d’interdépendance » au sein de l’espace de la maîtrise d’œuvre.

Le travail qui est restitué ici porte essentiellement sur cette mise en correspondance. Dans un premier temps, les mouvements généraux qui affectent le processus de production, la fragmentation des missions, et le repérage de ses grands ensembles fonctionnels de tâches, sont décrits. Ensuite, sont précisées les principaux glissements entre fonctions et métiers vus au travers des professions.

1.1. Des « pressions » externes qui affectent l’équation fonctions et métiers

Note de bas de page 5 :

 La maîtrise d’ouvrage et la commande ont fait l’objet d’un regain de production de connaissance ces dix dernières années. Cf. entres autres : Espaces et Sociétés, « Projet urbain, maîtrise d’ouvrage, commande », n°105-106, 2001 ; François Lautier (Dir.), Les maîtrises d’ouvrage en Europe : évolutions et tendances, PUCA, 1998 ; Florent Champy, « Commande publique d’architecture et segmentation de la profession d’architecte », in Genèses, n°37, 1999, pp. 93-113 ; Isabelle Chesneaux, Bernard Haumont, « L’assistance à maîtrise d’ouvrage : étude comparative », Jeudis de la commande, PUCA, 21 octobre 1999. Enfin, pour une information sur la commande, les marché et les clients des professions de la maîtrise d’œuvre », cf. Elisabeth Courdurier, Guy Tapie (dir.), Les professions de la maîtrise d’œuvre, op. cit. pp. 47-88.

Tout d’abord, la relation quelquefois complexe à établir entre fonctions et métiers de la maîtrise d’œuvre découle d’une transformation importante des stratégies des clients5 et de l’organisation des processus de production. Sans entrer dans une analyse exhaustive de l’organisation des maîtrises d’ouvrage, il convient de restituer les grandes lignes de ces modifications.

Les exigences des clients

Note de bas de page 6 :

Cf. L’impossible autonomie de l’architecte, op. cit., p. 53.

De manière générale, la recherche accrue de prévisibilité et de « qualité » des maîtres d’ouvrage, la sophistication des procédures et des techniques, ainsi que l’évolution des réglementations, et l’émergence de nouveaux aspects de la demande se conjuguent pour encourager une recomposition du paysage des métiers de la maîtrise d'œuvre. Comme l’exprime Christian De Montlibert, « Tout se passe comme si les maîtres d’ouvrages voulaient à nouveau contrôler étroitement la production architecturale et y imposer les logiques de leurs intérêts : économiques, utilitaires, esthétiques6 ».

Note de bas de page 7 :

L’évocation de ce triptyque est récurrente. Par exemple, dans les articles consacrés à la maîtrise d’ouvrage dans la revue professionnelle « Le Moniteur » ou dans les documents proposés par l’association « Architecture et Maîtres d’Ouvrage », association nationale soutenue par les pouvoirs publics qui chaque année décerne un « prix AMO » pour « récompenser le maître d’ouvrage et l’architecte d’une réalisation remarquable par sa qualité architecturale ». Par « Qualité architecturale », l’association AMO (cf. le site www.amo.asso.fr) entend entre autres choses « l’aptitude à être conforme aux besoins exprimés par une programmation préalable définissant avec précision les contraintes et exigences sociales, esthétiques, urbanistiques, fonctionnelles et économiques de l’opération ». De façon générale, l’apparition du thème de la « qualité » dans la relation architecte/maître d’ouvrage est d’ailleurs aujourd’hui l’objet de nombreuses publications et actions soutenues par le Ministère de l’Équipement et la Direction de l’architecture (DAPA). Citons par exemple : Philippe Dehan, Qualité architecturale et innovation – Méthodes d’évaluation et études de cas, PUCA, 1999 ; Jean-Jacques Terrin, Qualité, conception et gestion de projet, PUCA, 1998. L’introduction de ce thème de la « qualité » (qui n’est d’ailleurs pas propre à l’architecture, mais prolifère aujourd’hui dans tous les domaines) repose le plus souvent sur des références aux sciences de la gestion et traduit une volonté de rationalisation technico-économique et d’évaluation sur le modèle industriel. Sous ce regard on pourrait d’ailleurs se demander si l’imposition de ce terme ne s’accompagne pas de stratégies d’investissement de la part de professionnels de la gestion et du « management ».

Note de bas de page 8 :

Cf. François Lautier (Dir.), Les maîtrises d’ouvrage en Europe : évolutions et tendances, PUCA, 1998, et Olivier Chadoin, « Structure et organisation des entreprises de maîtrise d’ouvrage en France, Espagne, Allemagne », rapport, PUCA, 1998 ; et aussi Isabelle Chesneaux, Bernard Haumont, L’assistance à la maîtrise d’ouvrage : étude comparative, Rapport, PUCA, 1999.

Cette pression se traduit par une double exigence de chiffrages et d’études préalables, comme d’une forte demande de coordination, de la part des maîtres d’ouvrage. Ceci, jusqu’à l’établissement même d’une phase propre à la « programmation » et l’autonomisation complète de la fonction d’économiste. La question des coûts et de l’efficacité économique a pris une place importante comme la maîtrise de nombreuses externalités, auxquelles doit se confronter un projet immobilier. Pour aller vite, dans un premier temps, on peut dire les choses telles que les expriment les maîtres d’ouvrage eux-mêmes : « maîtriser les coûts, les délais, et la qualité7 ». Cette volonté se traduit en fait par une demande accrue de compétence en termes de « produit » et de « processus » ; une rationalisation technico-économique. D’un côté, il s’agit de définir aux mieux les caractéristiques du « produit » (le bien immobilier) en fonction d’une cible de clientèle, d’une enveloppe financière et de caractéristiques techniques (entre autres pour des enjeux évidents de durabilité et de maintenance) ; de l’autre, il s’agit de faire tenir ensemble dans le temps des équipes de production, de plus en plus segmentées, tout en exigeant le respect des objectifs voulus à l’origine des opérations engagées. Ainsi assiste-t-on à l’émergence d’un monde du conseil et de l’assistance qui prend position, dans le processus de production d’un ouvrage, entre le client et l’architecte. La demande de conseils, d’études préalables, de diagnostics, des maîtres d’ouvrage est alors un lieu d’investissement privilégié pour de nouvelles professions de diverses origines réclamant un statut d’expert8.

Note de bas de page 9 :

Pour évoquer ce changement Florent Champy n’hésite pas à parler d’une « professionnalisation de la maîtrise d’ouvrage » expliquant que « le rôle accru joué par les maîtres d’ouvrages public et parapublics dans le travail de conception, grâce au développement en leur sein de compétences nouvelles et à l’augmentation de leur capacité de contrôle sur le travail de l’architecte, constitue un des changements les plus importants intervenus depuis le début des années quatre-vingt en France », cf. Sociologie de l’architecture, op. cit. p. 90. De même, Guy Tapie parle à propos des maîtres d’ouvrage de l’émergence de « clients savants », cf. in Sociologie de la fabrication des espaces – architectes et autres professionnels, op. cit. pp. 62-63.

Pour ce qui concerne, ensuite, les procédures et la réglementation, les trois lois et décrets parus depuis 1973 donnent une image grossie de la fragmentation du processus de production et de l’émergence de la notion de maîtrise d’ouvrage, si ce n’est de sa professionnalisation9. D’abord, le décret sur l’ingénierie de 1973 institue une démarcation claire entre trois pôles : la maîtrise d’ouvrage, la maîtrise d'œuvre, les entreprises. Ensuite, la loi sur l’architecture du 3 janvier 1977 instaure un monopole d’exercice des architectes pour la conception d’édifices neufs non agricoles de plus de 170 m². Enfin, en 1985, la loi MOP (maîtrise d’ouvrage publique) et ses décrets, réaffirment le « devoir de maîtrise de l’ouvrage » ou « devoir de commande ». Elle permet ainsi d’asseoir et la nécessité du programme, et le rôle et la fonction d’assistance en maîtrise d’ouvrage. Depuis lors, les fonctions liées à la phase de définition et de préparation des opérations de construction n’ont cessé de se développer et se sont rendues indispensables au point même qu’aujourd’hui, les découpages, comme la méthode, sous-tendue par la loi MOP servent de modèle y compris à la maîtrise d’ouvrage privée.

Note de bas de page 10 :

C’est moi qui souligne.

La loi MOP (12 juillet 1985) instaure l’obligation de définir un « programme » et précise dans son article 2, les contours de l’action du maître d’ouvrage : « Le maître de l’ouvrage est la personne morale (…) pour laquelle l’ouvrage est construit. (…) Il lui appartient après s’être assuré de la faisabilité de l’opération envisagée10 d’en déterminer la localisation, d’en définir le programme, d’en arrêter l’enveloppe financière prévisionnelle, d’en assurer le financement, de choisir le processus selon lequel l’ouvrage sera réalisé et de conclure, avec les maîtres d'œuvre et entrepreneurs qu’il choisit, les études et l’exécution des travaux ». Par ailleurs : « le maître de l’ouvrage définit dans le programme les objectifs de l’opération et les besoins qu’elle doit satisfaire ainsi que les contraintes et exigences de qualité sociale, urbanistique, architecturale, fonctionnelle, technique et économique, d’insertion dans le paysage et de protection de l’environnement, relatives à la réalisation et à l’utilisation de l’ouvrage ».

Note de bas de page 11 :

Ce thème n’est pas développé ici. Je me permets de renvoyer le lecteur intéressé à ma thèse : Être architecte : les vertus de l’indétermination… op. cit., pp. 253-256.

Note de bas de page 12 :

Pour une appréhension générale de l’impact de ces thèmes voir Francis Beaucire, « Contraintes écologiques et développement durable », in Vers un nouvel urbanisme ; faire la ville. Comment ? Pour qui ?, La documentation française, 1996, et aussi, Yves Janvier, L’aménagement urbain face aux nouveaux enjeux de société, rapport, DAEI, 1995.

Note de bas de page 13 :

La HQE, méthode élaborée par l’association du même nom, consiste à concevoir un ouvrage satisfaisant à un ensemble d’objectifs environnementaux mesurés par des critères dont seule cette association a le secret puisque le terme HQE et son utilisation sont déposés et protégés. Reste que celle-ci dispense de nombreuses formations auprès des architectes et que la HQE est présente dans les modules d’enseignement de certaines écoles d’architecture.

Enfin, il faut souligner d’autres enjeux qui sont également des facteurs de changements de l’organisation des processus : la prise en compte des préoccupations d’ordres environnementales et patrimoniales, d’une part, et la volonté croissante d’association des populations aux décisions d’autre part. Le renouvellement des « philosophies » d’action sur la ville à travers le thème général de la « qualité de vie » semble avoir des répercussions importantes sur les métiers de la maîtrise d'œuvre. La désillusion des promesses modernistes, l’émergence des préoccupations environnementales11 et de qualité urbaine, ont aussi constitué des facteurs non négligeables du renouveau des fonctions de maîtrise d'œuvre12. Aussi, aujourd’hui les approches dites de « Haute Qualité Environnementale » (HQE13), le désamiantage, la nécessité de réhabiliter le bâti ancien, la gestion des contraintes d’insertion urbaine, de développement de la consultation des habitants, sont autant de thèmes qui renouvellent les préoccupations des professionnels de l’aménagement ainsi que leurs pratiques.

Note de bas de page 14 :

Données de la Mutuelle des Architectes Français (MAF), citées par Florent Champy, in Sociologie de l’architecture, op. cit. pp. 100-101.

Évidemment ces préoccupations n’ont pas d’impact en soi, mais elles sont des ressources externes mobilisables pour l’entrée de nouvelles professions dans les processus de production des ouvrages. Ainsi, aujourd’hui est-il commun de voir mentionner dans les appels d’offre de construction la nécessité d’associer des professionnels de l’ergonomie, de l’environnement, de l’ingénierie sociale, de l’acoustique, de l’éclairage… Obligation est souvent faite, de constituer des équipes pluridisciplinaires. Ainsi, en 1998 sur 69 716 collaborations d’architectes, 55 779 concernaient des collaborations avec des « non architectes14 ». Tout se passe en fait comme si prendre place dans le processus de production c’était aussi en définir de nouveaux enjeux. Les ergonomes par exemple feront ainsi valoir leur capacité à prendre en compte « l’usage », délaissé selon-eux par les architectes ; les paysagistes la qualité de l’environnement définie comme un enjeu essentiel… L’une des stratégies privilégiée par ces professions consiste finalement à imposer un nouveau principe de « qualité » des bâtiments : usage pour les ergonomes, environnement pour les professions du paysage…

Processus de production et division fonctionnelle

Pour comprendre comment les professionnels s’organisent et se partagent les tâches dans une division du travail on peut partir d’une analyse des fonctions qui composent le processus de production d’un ouvrage. Celle-ci fait apparaître deux faits concomitants : une fragmentation des missions traditionnelles de la maîtrise d’œuvre et une division du travail autour de la structuration de cinq ensembles de fonctions. Les tableaux qui suivent permettent d’identifier cette division du travail et ses mécanismes.

Note de bas de page 15 :

Ce tableau n’a pas prétention à épuiser les possibles. Il vise seulement à donner des repères pour comprendre le positionnement de chacun des acteurs professionnels. Pour ce dernier j’ai retenu comme principe le découpage entre préparation/conduite/transmission/réception proposé par Jean Jacques Terrin in Qualité, conception, gestion de projet, PUCA, 1998.

Découpage simplifié des taches du processus de production d'un ouvrage15

Découpage simplifié des taches du processus de production d'un ouvrage15

Note de bas de page 16 :

Cf. « Les métiers et les compétences de la conception architecturale et constructive. Questions de prospectives » in Forces et tendance de la maîtrise d'œuvre, op. cit., pp.11-40.

La prise en charge de ce processus renvoie donc à des préoccupations et des fonctions différentes pour lesquelles chaque profession tente de faire valoir sa qualification. Le tableau suivant donne une représentation des problématiques fonctionnelles plus générales qui ordonnent à l’heure actuelle les prises de positions des professions dans le processus de production. Il identifie des fonctions du processus de production d’un ouvrage et les types d’acteurs qui y répondent. Ce classement définit de grands ensembles fonctionnels dans la production d’un ouvrage qui ne correspondent pas à un partage des tâches ou une division technique du travail16. Cette répartition n’est présentée ici qu’à des fins de compréhension car, comme l’exprime Bernard Haumont : « il serait sans doute illusoire d’essayer de construire une stricte typologie des partages des tâches présupposant peu ou prou l’adéquation compétences-fonctions-métiers, au moment où les fonctions techniques, économiques et culturelles, concernant les activités de conception architecturale ou encore urbanistique enregistrent des changements majeurs ainsi que l’émergence de nouvelles façons de concevoir », En effet, on va le voir, chacune de ces fonctions fait l’objet d’un travail d’investissement permanent de la part des professions de la maîtrise d’œuvre, l’objectif de chaque profession étant finalement de définir l’une de ces fonctions comme son territoire légitime et réservé. En ce sens, l’espace de la maîtrise d’œuvre est bien le lieu d’une « lutte des places ».

Note de bas de page 17 :

Ce tableau est construit d’après Guy Tapie, Les architectes, mutations d’une profession, op. cit., p. 209.

Fonctions et acteurs du processus de production d’un ouvrage17

Fonctions

Missions (à l’échelle du bâtiment)

Nom des acteurs

Fonctions d'assistance et d'aide à la décision

Programmation et montage technico-financier du projet. Études préalables et diagnostics.

Maîtrise d’ouvrage (clients, assistants à la maîtrise d’ouvrage)

Fonctions de conception et de mise au point constructive

Conception du projet, de ses caractéristiques architecturale et technique, économique, plans d’exécution

Maîtrise d’œuvre (architectes, ingénieurs, économiste…)

Fonctions d'exécution et de réalisation

Construction du projet par les entreprises d’exécution.

Entreprises d’exécution (corps d’état ou entreprise générale)

Fonctions de gestion et de maintenance

Gestion et entretien de l’ouvrage réalisé

Maîtrise d’ouvrage (clients, assistants à la maîtrise d’ouvrage)

Fonctions de coordination, contrôle, communication

Conception, vérification et validation des normes, coordination des entreprises d’exécution, diffusion des informations

Métiers de la maîtrise d’œuvre (OPC, économistes, architectes) et de l’assistance à la maîtrise d’ouvrage

Fonctions d’aide à la décision et de programmation

Le premier grand groupe de fonctions recouvre la préparation de la conception qu’illustre la demande croissante d’études et de gestion de projet de la part des maîtres d’ouvrage ; soit, de « maîtrise des coûts, des délais et de la qualité ». Elles comprennent l’élaboration de diagnostics préalables, de conseils sur les objectifs et les procédures. Elles peuvent aller jusqu’à la mise au point des programmes et le montage technico-financier des projets.

Note de bas de page 18 :

Selon les données de l’enquête d'Isabelle Chesneaux et Bernard Haumont, « L’assistance à maîtrise d’ouvrage : étude comparative », Jeudis de la commande, PUCA, 21 octobre 1999.

C’est ainsi qu’on observe ces dix dernières années une forte croissance des missions de conseil et d’expertise « sans exécution » dans le monde des métiers de la maîtrise d'œuvre. Parallèlement, le nombre des entreprises qualifiées sur des missions d’Assistance à la Maîtrise d’Ouvrage (AMO) n’a cessé d’augmenter. Ce mouvement est récent. Pour exemple, 25 % des entreprises d’AMO ont été créées entre 1991 et 1995, dont 12 % entre 1996 et 199818. Suivant les marchés, les acteurs en charge de ces questions ne sont pas de même nature puisque pour les marchés d’infrastructure, c’est essentiellement l’ingénierie publique qui occupe ce terrain ; dans l’industrie, c’est souvent un couplage entre des consultants intervenant dans le domaine de l’organisation, du financier voire du marketing, et la technologie du « process » qui sont sur le devant de la scène. Globalement, on a à faire là à une nébuleuse « d’experts » d’origine et de statuts extrêmement divers.

Note de bas de page 19 :

Il existe néanmoins un Institut Français de formation à la programmation et l’école nationale supérieure d’architecture de Paris Malaquais délivre actuellement un DESS de « programmation architecturale ».

Note de bas de page 20 :

Cf. Didier Dubourg, Jacques Escouteloup, Jean-Philippe Guillemet, Positionnement des maîtrises d’ouvrage dans les processus de conception – Le cas de l’hébergement pour personnes âgées, rapport pour le Ministère de l’Équipement des Transports et du Logement – Direction Générale de l’Urbanisme de l’Habitat et de la Construction, Mai 2004.

Ce développement des missions de « préparation de la conception » par des programmes, des études préalables, et conseils, traduit en fait deux choses : d’abord un accroissement de la capacité des commanditaires à contrôler le travail des architectes, ensuite une professionnalisation de la maîtrise d’ouvrage qui devient un lieu d’entrée pour de nouvelles professions. Ainsi, les « programmeurs » ou « programmistes » élaborent un « programme » qui vise à aider les maîtres d’ouvrage à traduire et faire respecter leurs exigences (juridiques, d’usage, économiques…) auprès des architectes. Pour autant, cette « nouvelle profession » ne fait pas l’objet d’une formation spécifique et reconnue19. Aussi assiste-t-on à une concurrence de définition de cette mission entre des professions qui cherchent à l’investir. Les ergonomes prétendent par exemple construire une « maîtrise d’ouvrage d’usage20 » en identifiant et défendant les intérêts des utilisateurs face à l’architecte, les environnementalistes à préserver la qualité et la « durabilité » des bâtiments…

Fonctions de conception et mise au point exécutive

Cette fonction est typiquement identifiée aux quatre professions de la maîtrise d’œuvre : architecte, ingénieur, économiste, Ordonnancement Pilotage et Coordination (OPC). Pour cette dernière, la répartition des tâches qui s'opère, entérine la division du travail instaurée depuis la fin des années soixante-dix : aux architectes, la conception du projet et sa traduction spatiale à plusieurs moments de sa production, de l'esquisse à l'avant-projet détaillé ; aux ingénieurs et aux bureaux d'études, la technique du bâtiment et la mise au point constructive ; aux gestionnaires et aux économistes l'économie du projet, et aux OPC le déroulement et l’organisation du chantier. Chacun appartient le plus souvent à une organisation autonome : l’agence.

Aujourd’hui, la prise en charge de ce type de fonction est devenue plus autonome et suit la complexité architecturale, technique, urbaine, économique de la conception d’un bien immobilier. Aussi, la mise au point constructive est le plus souvent l'œuvre d'un collectif, créé par nécessité ou par affinité, au prix de montages contractuels quelquefois complexes, même si l'architecte reste souvent le mandataire. Aux acteurs traditionnels du secteur (architectes, bureaux d’études, économistes, OPC), on a vu s’adjoindre de plus en plus de spécialistes sollicités pour une expertise de type technique, ingénieurs spécialisés principalement.

Fonctions d’exécution et réalisation

La réalisation d’un projet passe aussi par l'anticipation des questions de construction et de chantier. Aussi, cette phase s’est-elle également progressivement autonomisée. L'accord entre les intervenants est pensé au préalable mais ne résout pas la totalité des problèmes lors de la réalisation de l'ouvrage. Le chantier introduit sa propre logique et ses propres références, celles des corps de métiers de l’exécution. Les modalités d'attribution des marchés de travaux conditionnent les relations entre entreprises de travaux et maîtres d'œuvre. L’organisation des métiers qui concourent à l’exécution de l’ouvrage se fait principalement selon deux modalités : en « lots séparés », chaque entreprise se voit attribuer une tâche (gros œuvre, plomberie, électricité, maçonnerie…) ; en « groupement », une entreprise est mandataire et responsable de l’ensemble des métiers qui concourent à la réalisation de l’ouvrage.

Note de bas de page 21 :

Les textes de la loi MOP, en particulier l’article 24 du décret n°93-1268 du 29 novembre 1993 donnent une définition et un contenu juridique à cette mission. Pour une illustration de son usage Cf. Olivier Chadoin, « L’agence Architecture Studio et la mission de synthèse d’exécution », in Ben Mahmoud Jouini (Dir.), Co-conception et savoirs d’interaction », PUCA, 2003, pp. 237-259.

L'appel d'offres par « lots séparés », très répandu dans la commande publique, pose la question de la coordination du chantier. Autrefois tâche de l'architecte, souvent confiée en extension de mission, elle est aujourd’hui investie par des professionnels libéraux, chargés de gérer les délais et les moyens ; le suivi technique et architectural étant à la charge d'autres acteurs de la construction (Architecte, BET, Bureau de contrôle). D'autres opérateurs sont aussi possibles : les « architectes d'opération », qu'ils aient participé ou non à la conception de l'ouvrage, ou les « conducteurs de travaux ». De même, d’autres données s'y sont greffées : l'organisation des tâches, la circulation des documents, le suivi et le contrôle... Ainsi, pour les « grands chantiers » (Grande Bibliothèque, opéra Bastille, Parlement européen…) une mission dite de « synthèse d’exécution » s’est-elle développée. Celle-ci vise à collecter les plans et à les « recoller » à l’aide d’outils informatiques spécialisés afin de repérer les éventuelles incohérences entre les différents intervenants, au stade du chantier, qu’elle se donne pour mission de coordonner21.

Fonctions de gestion et de maintenance

Note de bas de page 22 :

Jean-Jacques Terrin, définit deux approches complémentaires de la « gestion de projet » et de la « qualité » : l’une, dite « produit », « privilégie le point de vue de l’utilisateur, prend en compte l’ensemble des caractéristiques et des comportements du produit tout au long de son cycle de vie ; l’autre, dite « process », a pour objectif « d’optimiser la réalisation d’un produit en termes de qualité, de réduction des coûts et des délais ». Cf. Qualité, conception, gestion de projet, PUCA, 1998, p. 56. On retrouve ici encore la volonté d’introduire une rationalité technico-économique issue du monde de l’industrie dans le secteur de la production des biens immobiliers.

La fonction de gestion et de maintenance des bâtiments a toujours existé en soi. Sa particularité autrefois était d'être pensée et gérée après l’édification, de façon déliée de la programmation voire de la conception. Aujourd’hui, elle fait l’objet de réflexions et d’investigations poussées sur tous les plans : les matériaux, les fonctions, la maintenance future. Elle est devenue de la « gestion patrimoniale ». Dans une logique d’optimisation économique, on s’intéresse davantage aux paramètres qui conditionnent le devenir des constructions. Tous les acteurs sont concernés par ce processus : architectes, ingénieries, économistes de la construction. Ainsi, les Assistants à la Maîtrise d’ouvrage développent-ils une la rhétorique de la « qualité » et parlent de « durabilité » ou « d’approche produit22 ». Il s’agit donc dorénavant d’inclure dés le stade de la conception et le travail de l’architecte les contraintes de gestion, d’utilisation, d’entretien, et de vieillissement des ouvrages.

Note de bas de page 23 :

On s’en tient essentiellement à des fonctions de régulation ou de coordination car elles apparaissent comme les plus importantes pour comprendre comment les dispositifs d’action en commun se tiennent et saisir la place qu’y occupent les architectes. Il existe néanmoins d’autres fonctions comme le contrôle ou la communication qui ne sont pas abordées ici. Pour le contrôle, il s’agit de vérifications, validations et réorientations des solutions. Le but est de vérifier l’adéquation des projets aux règlements en matière de droits des sols et d’urbanisme, et aux normes en cours dans la construction. Pour la communication, il s’agit de concevoir, organiser et diffuser l’information sur et autour du projet. Inégalement développée selon les projets cette fonction est relativement forte dans la production urbaine. Ce besoin de communication peut d’ailleurs engager le développement d’offres globales de maîtrise d'œuvre incluant cette dimension.

Fonction transversale : « articulation » et « coordination »23

Note de bas de page 24 :

Cf. Anselm Strauss avec Shizuko Fagerhaugh, Barbar Suczek, Carlyn Wiener, « Le travail d’articulation », in La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, op. cit, pp. 191-244.

Note de bas de page 25 :

Cf. Florent Champy, op. cit. p. 103.

Note de bas de page 26 :

L’autonomisation des maîtrises d’ouvrage a effectivement le plus souvent pour pendant un allégement de leurs fonctions techniques et un recours croissant à des professionnels externes. Cf. François Lautier (Dir.), Les maîtrises d’ouvrage en Europe : évolutions et tendances, PUCA, 1998, et Olivier Chadoin, « Structure et organisation des entreprises de maîtrise d’ouvrage en France, Espagne, Allemagne », rapport, PUCA, 1998.

Note de bas de page 27 :

Ce profil revendiquant une capacité de « management » de l’ensemble des intervenants de la construction, et ses références, sont décrits plus après dans la partie consacrée aux professionnels de l’Ordonnancement, du Pilotage et de la Coordination.

La fragmentation des missions du processus de production des ouvrages d’une part et la perte de la fonction « d’orchestration » ou « d’articulation24 » de l’ensemble des acteurs par les architectes fait de cette fonction transversale d’articulation et de coordination un enjeu d’investissement pour de nombreuses professions. Si indéniablement ce sont les « maîtres d’ouvrage qui sont devenus les véritables responsables de la coordination du projet25 », il reste que cette mission est le plus souvent déléguée26 à des métiers d’assistance en matière de coordination. Il s’ensuit l’observation d’un fort développement des fonctions de « régulation » et de « traduction » dans les dispositifs de projet à plusieurs niveaux, comme on a pu le voir dans la précédente partie avec le cas de Bercy. Ces missions sont, soit autonomes et centrées sur des aspects techniques pointus, soit, sont le fait de métiers moins traditionnels de la maîtrise d'œuvre et engagent alors des compétences de « management ». C’est par exemple le cas d’un « nouveau métier », dont il est malaisé d’identifier la formation, mais qui revendique une capacité à conduire efficacement et rationnellement la réalisation des projets de construction : celui de « project manager27 ».

Note de bas de page 28 :

Cf. « Le travail d’articulation », in La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, op. cit., pp. 191-244. On pourrait en poussant l’analogie au monde médical ici parler de « schéma directeur du processus de construction ».

Le but est d’organiser, de coordonner et planifier les actions en vue de la réalisation concrète. Les missions sont dirigées vers la mise au point et la définition de procédures et méthodes de travail. Elles visent à ordonner les politiques, plans, projets dans le temps (délais et phasage) et dans l’espace (plans de répartition des interventions). Autrement dit, à parvenir à un plan d’organisation d’ensemble pour parvenir à la réalisation du bâtiment. De ce point de vue cette mission s’apparente à ce qu’Anselm Strauss nomme le « schéma directeur de la trajectoire28 ». C’est une des fonctions les plus importante et cruciale des fonctions transversales. Sa caractéristique est d’être liée à d’autres activités plus techniques : le projet architectural et urbain ; la planification technique et organisationnelle ; la gestion économique et politique du processus.

De nombreux acteurs revendiquent cette fonction comme une dimension de leur compétence propre (architectes, éventuellement ingénieurs) alliée à la dimension technique et constructive. D’autres revendiquent cette mission de manière autonome, comme une mission strictement « managériale ». Dans tous les cas, et nous le verrons dans le quatrième chapitre de cette partie, elle est un enjeu fort des stratégies de positionnement des métiers de la maîtrise d’œuvre, cela qu’ils soient prétendants à l’entrée ou tenants de l’espace de la maîtrise d’œuvre.

1.2. Des fonctions aux territoires professionnels

Ce qui marque donc actuellement la maîtrise d'œuvre ce n'est donc pas seulement l'éclatement de certaines missions, leur parcellisation, mais c'est aussi l'invention de nouveaux postes sur la base des formations traditionnelles de la maîtrise d'œuvre. Pour exemple, les rôles de programmateur ou d'assistant à la maîtrise d’ouvrage, correspondent à la spécialisation de certains professionnels sur des étapes spécifiques de l'édification. D’autres fonctions, telles que celles de communication ou de « management », peuvent être prises en charge par des métiers inhabituels dans le champ de la maîtrise d'œuvre (ergonomes, consultants, ethnologues…). On peut distinguer dans cette croissance de la division du travail de maîtrise d'œuvre deux mouvements.

Le premier, de fragmentation des expertises globales, renvoie à plusieurs figures. Il concerne en particulier les professions instituées qui détachent de leur mission une fonction particulière. C’est le cas des métiers historiquement reconnus comme faisant partie de la maîtrise d'œuvre, tels les architectes et les ingénieurs. À ce niveau, la compétence originelle demeure prépondérante. Elle est en fait le socle sur lequel des professionnels prennent position sur une mission spécifique du processus (communication, assistance). C’est par exemple le cas des architectes qui se spécialisent sur des secteurs de production ou des missions particulières telles que la programmation du logement, la définition de stratégies urbaines ou des ingénieurs qui concentrent leurs prestations sur une spécialité ou sur un moment du processus (la gestion des travaux par exemple).

Le second est celui du développement et de l’invention de nouveaux métiers ou l’apparition de nouvelles fonctions au sein des processus de construction. Là, il ne s’agit plus tellement de répondre à une demande ponctuelle ou précise et complexe au niveau technique par spécialisation mais au contraire de susciter et de parvenir à imposer la prise en charge de fonctions nouvelles. Aussi, se mettent en place et s’autonomisent des fonctions selon une logique de « niche » (c’est le cas par exemple des AMO spécialisés dans les ouvrages complexes, les espaces de travail…), tandis que d’autres métiers moins « historiques » de la maîtrise d’œuvre (financier, géographe, juriste…) s’approprient de nouvelles missions et entrent plus ou moins dans son champ (montage d’opération, management de projet…). Le plus souvent, ces métiers répondent par une stratégie d’offre nouvelle aux mouvements, émanant de côté la maîtrise d’ouvrage, évoqués plus avant. Dans le cas des logiques de « niches », c’est encore le savoir ou l’expertise technique de spécialistes qui prévaut alors que dans le cas des métiers dits « moins traditionnels » c’est sur une capacité de conseil et d’accompagnement de la maîtrise d’ouvrage dans ses choix stratégiques que se fonde le positionnement.

Note de bas de page 29 :

Cette différence entre métiers nouveaux et métiers historiques de la maîtrise d’œuvre évoque la distinction qu’opère Robert Castel, entre « expert institué » et « expert instituant » : alors que l’expert institué est légitime, imposé par la loi et connaît une définition historique de sa formation sur des questions à traiter, l'« expert instituant », s’institue comme expert en construisant une nouvelle définition du problème à traiter. Il « rassemble les pièces du dossier d'une affaire ou d'un scandale ou recueille toutes sortes de preuves, de témoignages et d'indices d'un « problème » jusque-là ignoré. Il s'auto-constitue comme expert dans le même mouvement où il constitue une cause à défendre ». Cf. Robert Castel, « L'expert mandaté et l'expert instituant », in « Situations d'expertise et socialisation des savoirs », Saint-Etienne, CRESAL, 1985, Cité par Valérie Amiraux et Daniel Cefaï, « Les risques du métier. Engagements problématiques en sciences sociales », in Culture et Conflits, n°47, Automne 2002.

Note de bas de page 30 :

Pour ce qui est de l’émergence des professions liées à l’environnement, cf. Françoise Dubost, « Les nouveaux professionnels de l'aménagement et de l'urbanisme », in Sociologie du travail, n°2, 1985, p 154-164.

Note de bas de page 31 :

Il faut cependant souligner : la reconnaissance de la profession de paysagiste ; la création d'un Conseil Français des Urbanistes visant à la protection du titre et à la certification des organismes de formation ; et, la mise en place de nombreuses formations pour ce qui concerne les diverses missions réunies sous le vocable d’AMO.

Note de bas de page 32 :

Cf. Avenir, Revue de l'ONISEP, 1993

Ces métiers dits « nouveaux » renvoient à des préoccupations relativement récentes en matière d'aménagement de l’espace et de construction. Pour la plupart, ils sont nés d'un déplacement d'objectifs ou de la naissance de préoccupations nouvelles29 en matière de politique spatiale30. Le vocabulaire actuel lié à l’émergence de préoccupations environnementales (environnement, paysage, cadre de vie, qualité de vie), et d’une volonté de maîtrise des processus avec une prévisibilité économique comme technique dans les opérations (coordination, management, qualité, coût global) le traduit assez bien. Il en est ainsi des urbanistes, des paysagistes, des programmateurs et des assistants à la maîtrise d’ouvrage en général. Il s'agit là, en fait, de professions dont les missions, comme les formations, ne bénéficient pas encore d'une reconnaissance suffisamment claire et forte pour imposer leur position31, notamment par le droit. La revue d’orientation « Avenir » le concède notamment : « il est difficile de dresser un tableau d'ensemble de la formation des urbanistes, car il n'existe ni diplôme national d'urbaniste, ni école nationale d'urbanisme et le domaine de l'urbanisme lui-même est vaste et pluridisciplinaire »32. Quant aux fonctions liées à l’AMO, elles sont encore hétéroclites et font pour l’instant plus appel à la notion de « compétence » qu’à celles de « profession ». Aussi, il reste malaisé de définir avec exactitude les contours des professionnels exerçant ces fonctions et plus encore d’avoir une vision claire des lieux assurant ce genre de formation. Il n’en demeure pas moins, que ces fonctions sont peu à peu parvenues à s’imposer dans le monde de la construction. Par ailleurs, si elles ne s’identifient pas encore directement par des formations, c’est qu’elles sont largement le fait de parcours professionnels singuliers de personnes ayant une base de formation liée aux métiers traditionnels de la maîtrise d'œuvre.

Note de bas de page 33 :

Dans le souci de préserver leur anonymat, les personnes rencontrées et citées dans les exemples choisis sont désignées par des pseudonymes.

Une structure de conseil et assistance à la maîtrise d’ouvrage (AMO)

Créée à l’origine pour servir la maîtrise d’ouvrage de logements sociaux qui voulait disposer de « son propre prestataire de service professionnel », la structure dans laquelle travaille M. Klein33 compte 50 consultants répartis dans 4 agences : Lyon, Paris, Lille, Marseille et couvre 4 départements.
C’est une structure pluridisciplinaire dans laquelle on trouve sous le titre de consultants, essentiellement des urbanistes DESS, des DEA de Sciences Politiques et des architectes. Les recrutements sont dirigés essentiellement vers des profils de type urbanisme ou Science Po et ESC, avec une différence de trajectoire : d’un côté les personnes plus ou moins spécialisées de type DESS urbanisme ou Architecte DPLG qui restent techniciens, de l’autre, les profils de type sciences politiques, ou École supérieure de commerce ou management, plus souvent dévolus à des fonctions d’encadrement, de conseil, et de gestion des affaires.
Selon M. Klein, le recrutement croissant de profils du second type traduit moins une volonté d’investir d’autres marchés et de diversifier l’activité qu’une volonté de changer la « culture de l’entreprise » : « Déjà il y a quelques années, on ne se nommait pas ‘consultants’ mais ‘chargés d’étude’ et l’image n’est pas la même. Il a, semble-t-il, été estimé que les personnes qui étaient chargés d’étude depuis longtemps n’étaient pas capables d’évoluer vers un poste de consultant ».
Pour M. Klein, c’est un « changement de métier » qui s’opère : « jusqu’alors on travaillait sur des études en tant qu’expert et aujourd’hui on va plus vers un métier de conseil ; le discours c’est qu’il faut arrêter de faire des études et travailler plus vers des aides à la décision et l’élaboration de stratégies ». Ce glissement se traduit par « un travail de médiation plus fort entre le décisionnel et le technique ». Surtout, en se recentrant sur une fonction d’aide à la décision, les éléments d’étude et de prise en compte du technique sont de plus en plus délégués : « on s’associe de plus en plus avec des bureaux d’étude, des urbanistes, ou des d’architectes (…) Là on peut aller jusqu’à l’esquisse dans les programmes de renouvellement ; ces associations se font aussi lorsqu’on doit investir une région ou on n’est pas connu, alors on s’associe avec un local ».

Ces deux sources de changements de l’espace professionnel de la maîtrise d’œuvre s’actualisent chacune à deux niveaux : à celui des organisations et à celui de la compétence des individus.

Au niveau des organisations trois cas de figure sont possibles : premier cas, celui d’une fonction qui s’autonomise et fait l’objet de la création d’un département ou service détaché des autres fonctions assurées par la structure. Ainsi, par exemple, dans certaines agences d’architecture une fonction de communication des projets peut faire l’objet d’un traitement indépendant de la conception architecturale et technique. Dans ce cas, un architecte de l’agence se sépare de ses prérogatives de conception pour assurer cette seule fonction de communication. Second cas, un bureau d’étude d’ingénierie peut décider de la création d’un service interne faisant appel à un nouveau métier en intégrant les compétences d’un ergonome ou d’un paysagiste. Dans cette situation, il y a création d’une nouvelle fonction à l’intérieur de l’organisation de maîtrise d’œuvre. C’est alors un nouveau profil qui s’impose dans le processus de maîtrise d’œuvre par le biais de l’organisation. Enfin, derniers cas, des fonctions, nouvelles ou issues de la fragmentation des missions traditionnelles, peuvent donner lieu à des créations de structures autonomes qui proposent leurs services aux autres professions de la maîtrise d’œuvre, voire directement auprès de la maîtrise d’ouvrage. Ainsi, par exemple, des agences de communication des projets architecturaux et urbains comme des bureaux d’études spécialisés dans l’environnement, les études urbaines et environnementales, existent de manière autonome.

Au niveau des compétences individuelles, le changement est essentiellement un changement de métier qui concerne les professions « traditionnelles » de la maîtrise d’œuvre. Des individus, pour des raisons liées à un parcours professionnel ou de formation, d’investissent des missions spécifiques ou nouvelles. D’abord, les métiers « nouveaux » peuvent par exemple faire l’objet de stratégies d’investissement par des professionnels de la maîtrise d’œuvre qui alors changent de métier (architectes, urbanistes, ingénieurs programmateur…). Dans ce cas, les individus sont amenés à développer une posture de travail particulière relativement différente de celle de leur métier d’origine. Ensuite, l’autonomisation des fonctions par fragmentation des missions traditionnelles peut aussi conduire au développement d’un système d’attitude distinct de celui du métier d’origine. En effet, à la différence des personnes formées dès l’origine à des métiers nouveaux (paysagistes, urbanistes…), qui s’imposent dans la maîtrise d’œuvre, les individus formés au moule des métiers traditionnels (architectes, ingénieurs) qui veulent investir de nouvelles fonctions (environnement, communication…) ont à opérer une conversion d’identité et de compétence, ou mieux, un reclassement.

Note de bas de page 34 :

Cf. L’impossible autonomie de l’architecte, op. cit., p. 51.

Le processus est donc parcellisé sous l’influence de nouveaux métiers qui imposent leurs missions, et de la segmentation des missions assurées jusqu’à aujourd’hui par des métiers traditionnels de la maîtrise d'œuvre. La position de chacun des intervenants dans le processus de production devient dépendante d'une fragmentation en plusieurs ensembles fonctionnels et missions. Comme l’explique Christian De Montlibert, « Les changements dans la division du travail d’aménagement et d’organisation de l’espace se sont, ces dernières années, amplifiés considérablement et, en cela, ils vérifient une nouvelle fois l’interprétation durkheimienne selon laquelle une rupture d’équilibre de la masse sociale suscite des conflits qui ne peuvent être résolus que par une division du travail plus développée34 ». Aussi, au-delà des aspects proprement économiques, ces changements ouvrent la question des effets induits sur les groupes professionnels, les organisations et les individus.

Note de bas de page 35 :

Cette question de la « qualification » fait l’objet d’un traitement particulier à la fin du troisième chapitre de cette partie.

Note de bas de page 36 :

Cf. sur ce point les propos de Claus Offe sur la différentiation sociale comme définition « d’ensemble sociaux significatifs », cité in Sébastien Schehr, « La sociologie française à l’épreuve de la différenciation sociale », Sociologie du travail, n°3, 1999, pp. 329-342.

Note de bas de page 37 :

Cf. Pierre Bourdieu, « Classement, déclassement, reclassement », in Actes de la Recherche en sciences sociales, n°24, novembre 1978, pp. 2-22. Sur les mécanismes de conversion et reconversion et les déplacements d’investissement dans l’espace social cf. également Christophe Gaubert, Marie-Hélène Lechien, Sylvie Tissot (Coord.), Les reconversions militantes, PULIM, 2005.

Dès lors, chaque profession se trouve mise en demeure d'élargir la définition de son expertise. La relation entre sa qualification et la nature des tâches qu'elle prend en charge s'en trouve brouillée. De même, l'introduction de nouvelles dimensions professionnelles (l’environnement, la concertation, le conseil…) témoigne d'une redéfinition des « univers de référence ». Souvent les professionnels disent aussi ne plus savoir où se situent exactement les limites d'intervention de leur métier. De ce point de vue le recours des procédures de « qualification » ou « certification » sur des missions particulières est symptomatique ; on ne qualifie effectivement pas des métiers mais une capacité à réaliser telle ou telle mission35. Finalement, l'ouverture du processus de maîtrise d’œuvre, et les fonctions émergentes qu'il sous-tend, place les métiers de la maîtrise d’œuvre devant une situation singulière de redéfinition de leur territoire d'intervention. Aussi, il s'offre à l'observation comme un moment de lutte interprofessionnelle de délimitation des registres d'intervention. Enfin, dans cette lutte, ce sont les divisions fonctionnelles en univers d’activités et de sens qui traditionnellement fournissaient les ingrédients de la différenciation sociale36 qui sont également en jeu. Derrière la recomposition de la division du travail du processus de construction se joue donc également sans doute des jeux classiques de classement, déclassement et reclassement37 qui au-delà des ressources propres aux groupes professionnels engagent les propriétés sociales des individus.

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Pour citer ce document

CHADOIN, O. (2024). Chapitre 1 – L’espace de la maîtrise d’œuvre : lieu de la lutte des places. Dans Être Architecte : les Vertus de l’Indétermination : De la sociologie d’une profession à la sociologie du travail professionnel. Université de Limoges. https://doi.org/10.25965/ebooks.552

CHADOIN, Olivier. « Chapitre 1 – L’espace de la maîtrise d’œuvre : lieu de la lutte des places ». Être Architecte : les Vertus de l’Indétermination : De la sociologie d’une profession à la sociologie du travail professionnel. Limoges : Université de Limoges, 2024. Web. https://doi.org/10.25965/ebooks.552

CHADOIN Olivier, « Chapitre 1 – L’espace de la maîtrise d’œuvre : lieu de la lutte des places » dans Être Architecte : les Vertus de l’Indétermination : De la sociologie d’une profession à la sociologie du travail professionnel, Limoges, Université de Limoges, 2024, p. 95-104

Auteur

Olivier CHADOIN
Professeur de sociologie, ENSAP Bordeaux,
Directeur de PAVE – Centre Emile Durkheim, CNRS 5116
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