Partie III. L’architecte dans l’espace de la maitrise d’œuvre
Chapitre 3 – Spécialisation, interprofessionnalité, qualification, métiers d’articulation : évolutions de l’espace de la maîtrise d’œuvre
Texte
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J’emprunte le terme à Bernard Haumont pour qui, il s’agit là d’un des indices de l’existence d’un « modèle latin » (qu’il oppose à un « modèle Rhénan ») de la production urbaine et architecturale qui est, « structurée par une très grande fragmentation des compétences organisées dans des cabinets ou des entreprises souvent petites, spécialisées et se livrant à des formes de coopération plus ou moins concurrentielle », Cf. « Être architecte en Europe », in Les cahiers de la recherche architecturale, n°2-3, novembre 1999, p. 78.
Face à la situation de fragmentation des missions dans le processus de production d’un ouvrage, la réaction observée du côté des métiers de la maîtrise d’œuvre emprunte finalement deux directions. On observe d’une part une croissance des missions partielles au sein des processus qui encouragent des mouvements de « spécialisation » professionnelle, de l’autre, le développement d’équipe de maîtrise d’œuvre sur le mode pluridisciplinaire pour répondre aux demandes des maîtres d’ouvrage. Cette dernière figure pose la question de l’articulation « interprofessionnelle » des diverses compétences mobilisées, que je désigne par le terme de « coopération concurrentielle1 ». Coopération concurrentielle dans la mesure où des professions ont à mettre en place une organisation du travail pour répondre à un projet en articulant leurs compétences définissant ainsi un cadre de coopération sur le fond d’une concurrence de territoire car, à chaque projet, c’est une nouvelle division du travail qui se négocie entre les professions.
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Comme plus avant, je préfère au terme « pluridisciplinaire » celui « d’interprofessionnel » qui permet de souligner que ce ne sont pas seulement des disciplines qui collaborent mais des professions, avec tout ce que cela suppose d’enjeux de définition de leurs rôles respectifs dans la division du travail de maîtrise d’œuvre.
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Cf. les données de la Mutuelle des Architectes Français, in Florent Champy in Sociologie de l’architecture, op. cit. pp. 100-101.
De ce point de vue, la situation des architectes est particulière. Dans la mesure où la concentration et la division du travail dans les agences n’est pas la voie qui s’est développée, on observe que cette division du travail et cette concentration se fait dans la constitution des équipes de maîtrise d’œuvre par projet. Ainsi, la constitution d’équipes pluridisciplinaires2 est-elle devenue une voie privilégiée puisqu’en moyenne 50 % des affaires qu’ils traitent engagent les architectes à collaborer avec au moins un « non architecte » dans l’équipe de maîtrise d’œuvre3 ; ce chiffre moyen est de 75 % pour la seule commande publique. Ainsi est-il devenu courant de voir les architectes répondre à des appels d’offre en s’associant les services de personnes aussi diverses qu’un ergonome, un économiste, un acousticien, voire même un sociologue. Ces profils sont d’ailleurs explicitement demandés dans la publication des appels d’offre de construction, de bâtiments ou d’infrastructures. Autrement dit, à la faiblesse des effectifs et de la division du travail dans les agences d’architecture répond la constitution d‘équipes de maîtrise d’œuvre par projet et un partage des tâches s’y renégociant à chaque fois.
3.1. Les formes de la spécialisation
L’examen des professions de la maîtrise d’œuvre a montré une diffusion relative de cette logique chez les architectes et les ingénieurs. Cependant, celle-ci s’actualise de façon contrastée.
D’abord la spécialisation sur une fonction particulière du processus de maîtrise d’œuvre n’est pas toujours maîtrisée dans une optique stratégique de la part des professionnels et peut s’avérer contraignante pour investir d’autres marchés dans le cas d’un retournement de conjoncture. La spécialisation tient en effet compte de la spécificité des cycles et des conjonctures de l’activité de la construction. Ainsi, faut-il distinguer ce qui est de l’ordre d’une spécialisation à court terme sur des marchés et ce qui est de l’ordre d’une spécialisation durable sur des procédés techniques. Pour exemple, on peut citer le cas des bureaux d’études qui ont mis en avant une spécialisation dans le secteur de la réhabilitation ou de l’amiante (marchés liés au cycle du bâtiment ou à des décisions législatives mais épuisables à moyen terme) pour répondre ponctuellement à une demande, ou encore, celui des bureaux d’étude qui (comme celui de M. Dubuffet vu plus avant), sont spécialisés sur une compétence technique relative à un procédé et des matériaux. Dans le premier cas, l’entreprise développe un savoir-faire, mais celui-ci est fragilisé par les cycles des marchés, alors que dans le second, l’entreprise développe un savoir-faire, qui cumulé, ne cesse de l’enrichir puisqu’il correspond à une offre de mise en œuvre particulière d’un procédé toujours utilisable et perfectible.
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Sur les spécificités de production de ces biens, cf. Christian Topalov, Le logement en France : histoire d’une marchandise impossible, Presses de la Fondation des Sciences Politiques, 1987.
Pour autant, la maîtrise d’ouvrage reste maître du choix de la maîtrise d’œuvre et des professionnels qui la compose. C’est pourquoi elle obéit à un certain déterminisme géographique. Pour le promoteur par exemple, le fait de disposer d'un réseau d'architectes et d'entreprises dits « politiquement correct au niveau local » et « compétents sur une ligne de produits » permet la recherche de terrains (« avoir des oreilles sur place »), l'ajustement à des contraintes politiques et sociales, et, en retour, un minimum de sécurité d'action. L'architecte est alors choisi pour plusieurs raisons : « parce qu'il peut être un bon contact pour nous faire avoir un terrain, parce que politiquement il est correct sur un territoire donné (…) Par exemple au Pays basque les architectes que nous faisons travailler ce sont des architectes bien implantés localement. On sait qu'ils vont faire un style d’architecture qui s’insère bien dans le paysage, qui va être relativement traditionnel, surtout dans le Pays Basque où les possibilités de s'écarter sont très faibles. Et puis, ils connaissent les habitudes des entreprises ». Par la nature des biens engagés (le foncier et le bâti), qui ne sont pas des marchandises ordinaires4, la compétence sociale des acteurs (« les gens bien introduits ») revêt un rôle majeur. Les contraintes régionales qui pèsent sur les choix de la maîtrise d’ouvrage sont donc importantes et très contrastées.
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Pierre Bourdieu à propos du marché de la maison individuelle montre également des effets proches, expliquant notamment que la maison est « un produit doublement lié à l’espace et à un lieu de l’espace » fonctionnant sur des « micro-marchés à base locale », cf. Les structures sociales de l’économie, Seuil, 2000, pp. 60-61.
Le choix des acteurs qui composent le processus de production d’un ouvrage (BET, architectes, entreprises) obéit donc autant à des contraintes de compétence professionnelles par type de produit qu'à des critères d'ancrage local5 : « on construit avec les locaux, les BET et les architectes locaux. Dans la promotion, ça vous est très souvent imposé par les élus locaux ; vous avez le terrain, l'architecte et le BET en même temps » explique par exemple un promoteur de logement. « Quand on présente un projet à l’extérieur, il vaut mieux être associé à un local, les maîtres d’ouvrage sont très sensibles à cela » explique encore un architecte. Ce sont donc là deux facteurs de poids sur les marchés de la maîtrise d'œuvre qui engagent également les professionnels vers des logiques de spécialisation et d’association.
Cette logique de spécialisation, soumise au déterminisme géographique des marchés de la maîtrise d’œuvre, renvoie en fait à deux types de situation :
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La spécialisation sur un secteur techniquement très pointu (ouvrages complexes, hôpitaux, lieux de travail…) dans lequel la concurrence et faible. Dans ce cas, le recours au spécialiste et à son savoir se fait au-delà des logiques locales d’attribution des marchés. C’est le type de produit qui prévaut. Ainsi, quelques architectes spécialisés dans le secteur hospitalier trouveront leurs marchés sur l’ensemble du territoire français.
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Dans le cas de la spécialisation sur un secteur qui reste relativement généraliste se pose, à l’inverse, la difficulté d’investir des marchés au-delà de sa région d’implantation. La seule possibilité est alors l’association avec un partenaire local. Aussi y-a-t-il une corrélation prégnante entre les logiques de spécialisation et la taille des agglomérations d’implantation. De cette façon, en province, les logiques de spécialisation restent faibles et cohabitent souvent avec une volonté de diversification. « En fait, cet aspect généraliste de l’activité est lié au faible nombre d’opérations sur le département : ici on ne peut pas être sur un créneau de spécialité. On prend tout ce qu’il y a. Évidemment, on peut, à un moment donné, se spécialiser sur des secteurs comme la réhabilitation mais il faut faire attention. C’est pas durable, et puis, il y a de la concurrence » commente par exemple un OPC.
3.2. Coopérations concurrentielles et réarrangements fonctionnels
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Comme le signale Bernard Haumont, (« convergences, concurrences et indifférences dans le projet architectural et urbain », in Ola Soderström, Elena Cogato Lanza, Lawrence Roderick (Dir.), L’usage du projet, Payot, 2000, pp. 67-80) : « très peu de projets d’architecture, d’urbanisme ou d’aménagement n’entraînent pas aujourd’hui la participation plus ou moins active d’experts et de professionnels de plus en plus nombreux, et souvent aussi celle des populations (ou de leurs représentations) immédiatement ou plus largement concernées ». Aussi pour caractériser cette ouverture de l’espace professionnel, l’auteur propose-t-il d’utiliser la notion de « forum hybride » proposée par Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthes à propos de la science. Par cette notion les auteurs entendent des « espaces publics, ouverts, où des groupes peuvent se mobiliser pour débattre de choix techniques qui engagent le collectif » et dans lesquels « les groupes engagés et les porte-paroles qui prétendent les représenter sont hétérogènes : on y trouve à la fois des experts, des hommes politiques, des techniciens et des profanes qui s’estiment concernés », cf. Agir dans un monde incertain, essai sur la démocratie technique, Seuil, 2001, p. 36.
La première conséquence de l’accroissement du nombre de spécialités dans les projets de construction est celle de l’interprofessionnalité : on a un ensemble de personnes qui ont chacune leur spécialité et il s’agit de trouver comment celles-ci forment un ensemble de travail cohérent6 (une maîtrise d’œuvre). Si cette question dépend de la nature des projets et de leur taille, elle n’en reste pas moins une tendance marquante. Ces montages participent ainsi du changement des pratiques de la maîtrise d'œuvre. Soit, ils amènent les professionnels de la maîtrise d'œuvre à penser autrement leur action et leurs positions dans le processus : « réarrangements fonctionnels » ; soit, ils engagent une logique d’offre nouvelle avec la constitution d’équipes transdisciplinaires : « coopérations concurrentielles ». À ce niveau, il faut distinguer trois types de collaboration interprofessionnelle dans la maîtrise d’œuvre.
(1) D’abord celle qui se réalise, de fait, à l’occasion et dans le cours du projet lui-même. Les équipes qui forment l’ensemble de maîtrise d’œuvre se rencontrent et ont à collaborer de fait : le problème est donc la manière dont elles s’entendent pour collaborer dans le déroulement du processus. Le partage des tâches est ainsi largement déterminé par le type d’objet à produire. La distribution des fonctions du processus par métiers peut d’ailleurs s’en trouvée bousculé.
Le repérage des changements induits par ce type d’interprofessionnalité est bien appréhendé lorsqu’on observe les découpages fonctionnels de la maîtrise d’œuvre par projet. Cette « interprofessionnalité de fait » pose en réalité le problème de la distribution des positions des professions de la maîtrise d’œuvre et, plus généralement, celui d’une connaissance des fonctions prises en charge par les professions selon les types de projets. Ce que soulignent le plus souvent les professionnels, c'est la difficulté à collaborer dès lors qu'ils interviennent sur un projet et ont à coopérer avec de nombreuses spécialités. Non seulement ils ne connaissent pas les personnes avec lesquelles ils ont à coopérer et il est difficile de « se sentir en situation de confiance » mais, ils éprouvent également des difficultés à ajuster leurs langages professionnels. Ainsi, M. Lippi, responsable d’un BET tous corps d’état, nous dit
chaque profession existe parce que, d’abord les exigences de performances et de compétences se sont accrues à tous les niveaux, et puis parce qu’il y a des professions qui ont perdu leur place et leur savoir-faire. Il y a eu une époque où c’était ‘Monsieur l’architecte’ qui dirigeait tout du début à la fin. Mais c’est plus possible. C’est devenu trop compliqué et il y a une multiplication des compétences complémentaires. (…) On est plus pointu, mais on est de plus en plus nombreux… alors pour savoir quelle serait la structure idéale d’organisation ? On ne sait pas en réalité. (…) Forcement il y a toujours des problèmes de chevauchement des compétences de l’un sur l’autre. J’ai peine à penser qu’aujourd’hui quelqu’un soit capable de cerner toutes ces spécificités. Je crois qu’on doit s’obliger à être des gestionnaires de projet. Pour y arriver, je crois qu’il faut des équipes plus structurées et plus polyvalentes.
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Cf. pour exemples, Alain Bourdin, « Comment on fait la ville aujourd’hui en France », in Espaces et Sociétés, n°105-106, 2001, p. 147-166 ou la notion de « collectif d’énonciation » développée par Jean-Yves Toussaint, « Le collectif d’énonciation de l’espace ou l’histoire des acteurs que cachait l’architecte », in Cahiers du LAUA, n°3, 1995, pp. 7-20.
(2) Ensuite, une « interprofessionnalité stratégique par projet » : il s’agit là de la constitution d’équipes aux compétences complémentaires qui se créent pour répondre de façon complète aux appels de la maîtrise d’ouvrage. C’est une optique peut être dite « proactive » au sens où elle anticipe la demande d’une prise en charge de la maîtrise d'œuvre par des compétences différenciées. La mise en place de ce type de « groupements de moyens » a des répercussions sur les marchés de maîtrise d’œuvre de ces associations et procède d’une logique par segments de marchés : on sait par exemple que, de plus en plus, lorsqu’il s’agit par exemple du traitement d’ensembles urbains, les équipes sont formées d’une association pluridisciplinaire par projet. Cabinets de communication, architectes, sociologues, urbanistes, paysagistes… s’associent ainsi pour maîtriser l’ensemble, ou du moins le maximum, des missions de maîtrise d’œuvre7. De surcroît, le montage de ces ensembles est, une fois de plus, une manière de répondre au fort déterminisme géographique des marchés de la maîtrise d’œuvre.
Cette logique dont on pourrait penser a priori qu’elle concerne exclusivement les architectes et les bureaux d’études techniques semble s’étendre à toutes les professions. En particulier, le besoin des maîtrises d’ouvrage de faire tenir ensemble économie du projet et maîtrise du processus engage la réunion des compétences d’OPC et d’économiste : « pour accroître mon activité et mieux répondre aux demandes, j’ai développé une association avec deux économistes de la région : chacun a son indépendance et on travaille ensemble ; C'est-à-dire que si eux ont des marchés en économie, moi je les récupère en coordination et, de mon côté, je leur amène également des missions » explique un professionnel de l’OPC indépendant. Au surplus, cette dynamique de réseau paraît être un moyen de répondre aux incertitudes des marchés du bâtiment. Elle permet de monter des offres complètes pour répondre à des demandes tout en n’alourdissant pas la gestion du personnel et en conservant une certaine flexibilité des structures. Les architectes habitués de ce type de montages parlent pour les qualifier de « rapprochements opportunistes » et/ou de « partenaires obligés ».
(3) Enfin, une autre manière de répondre à la demande des maîtres d’ouvrage réside dans le « montage d’offres organisationnelles complètes et intégrées ». Dans ce cas, l’agence ou la société d’ingénierie disposent en interne d’une variété de profils professionnels à même de répondre aux exigences des clients. Ainsi, aujourd’hui, quelques agences d’architecture ont internalisé les compétences d’urbaniste, d’économiste, de paysagiste, et même de sociologue. C’est aussi le cas de BET qui intègrent les compétences des économistes, voire d’architectes. Cette réponse par l’organisation est en fait une manière de minimiser le risque pour le maître d’ouvrage. Néanmoins, celui-ci est reporté sur l’agence elle-même qui doit trouver une réponse en termes d’organisation du travail et de gestion du personnel.
La difficulté tient alors à ce que la coordination entre les différents métiers trouve une réponse en termes de rationalisation de l’organisation. Réponse qui, comme on l’a vu, peut passer dans le cas des BET par le recrutement de profils dits « moins techniques » et « plus « managérial ».
À ce niveau, il faut également signaler, comme évolution possible de ces offres organisationnelles, la tentation de quelques BET d’intégrer dans leur organisation la dimension économique. Pour faire face à la demande de la maîtrise d’ouvrage de rationalisation des paramètres technico-économiques, certains BET envisagent sérieusement une telle évolution de leurs structures : « c’est vrai que les clients sont de plus en plus exigeants sur la fiabilité des estimations, en particulier les industriels (…) pour nous une des manières de faire face serait de recruter un économiste ». De même, ce dirigeant d’un BET explique que « les maîtres d’ouvrage demandent de plus en plus de faire des calculs précis et de fournir des pièces écrites » et ajoute qu’il « a pris l’habitude de travailler toujours avec le même économiste (lequel possède son bureau à l’étage au-dessus) auquel il sous-traite ces missions ».
Une agence d’architecture « pluridisciplinaire »
Créée en 1988, l’agence de M. Braque est aujourd’hui une société civile professionnelle. Elle travaille sur cinq départements. Elle se présente comme une « équipe pluridisciplinaire du fait du groupement des compétences » : architectes (3), paysagistes (2), urbanistes (3), économiste (1), chargés d’étude en aménagement environnement (3). Ainsi, l’agence intervient « aussi bien au niveau des études en amont que sur des missions opérationnelles de maîtrise d'œuvre ». Cette double optique permet, selon M. Braque « de mener une mission de maîtrise d'œuvre dans un cadre global et cohérent ». Ceci, d’autant que « l’équipe est ponctuellement renforcée en fonction des tâches et du plan de charge par d’autres professionnels avec lesquels elle a l’habitude de travailler ».
Les cas précédemment cités illustrent le caractère non exclusif des modes d’organisation interprofessionnelle. La plupart du temps les trois modes d’interprofessionnalité distingués ici analytiquement cohabitent dans les faits et dénotent d’un mode d’adaptation spécifique des métiers de la maîtrise d'œuvre aux exigences de la commande.
Dans tous les cas, ce qu’impliquent ces trois types de coopération c’est une nécessaire et progressive adaptation des pratiques et des métiers à des contextes différenciés et à une production par projet. Il ne s’agit plus en effet ici de faire cohabiter des spécialités dans des phases très distinctement établies mais de façon croissante de produire ensemble tout au long de l’élaboration du projet. Plus encore, au-delà de la question de la division du travail, c’est l’impact de ces relations nouvelles et du renouvellement des pratiques qu’elles engagent qui est à envisager. Ainsi, on va le voir, la gestion de ces ensembles interprofessionnels pose la question des figures professionnelles capables d’assurer cohérence et cohésion des relations entre les diverses compétences mobilisées. C’est le problème de la définition des métiers dits « d’articulation ».
3.3. L’enjeu de la définition des compétences d’articulation
Dans ce contexte de fragmentation des expertises et de croissance des dispositifs interprofessionnels, l’exigence d’un mode nouveau de coordination des actions se fait jour. L’effacement de l’expertise reine de l’architecte au profit d’une multidisciplinarité dans des processus engage de fait la question de la cohabitation des professions et de leurs langages professionnels. Aussi, assiste-t-on à une lutte entre professions pour l’attribution de la mission de coordination des divers métiers réunis dans les équipes de maîtrise d’œuvre.
C’est à cet égard qu’on parle de la mise en place de fonction de « traduction » et de « coordination », voire de « médiation ». Il s’agit là de trouver des principes et des méthodes susceptibles d’assurer la cohérence du processus dans le temps et donc de parvenir à faire travailler les différents professionnels engagés en direction du même but : celui du projet voulu par la maîtrise d’ouvrage.
Le positionnement des professionnels sur ce type de mission, semble s’engager selon deux voix distinctes : d’un côté par la mise en place de missions d’AMO autonomes, de l’autre, par le glissement des missions de certains professionnels de la maîtrise d'œuvre au sein des structures. Néanmoins, dans un cas comme dans l’autre, c’est le processus de maîtrise d'œuvre et le contexte relationnel de travail des métiers qui s’en trouvent affectés.
Dans le premier cas, illustré ci-après, la fonction d’assistance à la maîtrise d’ouvrage est autonome et travaille directement aux cotés de la maîtrise d’ouvrage. Aussi, elle procède par recrutement de personnes spécialisées de la maîtrise d'œuvre et propose une offre intégrée d’assistance. On trouve donc dans ce genre de structure à la fois des professionnels de la maîtrise d'œuvre et des profils plus généralistes qui assurent la coordination des différentes missions de maîtrise d’œuvre.
Une agence d’assistance à la maîtrise d’ouvrage
M. Appel dirige une entreprise qui offre des « prestations complètes d’AMO ». L’organisation de sa structure est dit-il « matricielle » : « on a des généralistes et des pôles de compétences, on parle d’organisation en fonction des questions posées. En fonction des problèmes à résoudre, on fait appel à certains pôles de compétences ». Il y a dans la société six grands pôles de compétences : (1), « l’administration de biens et la gestion locative ». (2), « les métiers de la santé » où nous agissons en conducteurs d’opérations, en mandat de maîtrise d’ouvrage. (3), « Les grands équipements » (4), « La gestion et la maintenance » (5), « Logements et commerces » qui regroupe une spécificité dans les domaines de redynamisation des centres-villes. Enfin (6), le « management technique des projets » où nous avons acquis et nous développons un savoir-faire sur le montage, nous faisons même de la maîtrise d’œuvre dans ce cas-là sur des opérations particulières ; allant même jusqu’à faire des contrats clé en mains.
« Nous sommes une société de prestation de services (…) nous essayons de répondre à un marché : celui de tout le patrimoine en général. Nous essayons de répondre aux maîtres d’ouvrages qui sont les propriétaires. Pour cela, il faut savoir aussi bien gérer que concevoir, que restructurer, qu’arbitrer et vendre, que casser. Pour nous la stratégie est de devenir un opérateur, l’opérateur majeur dans ces métiers que nous exerçons pour le compte d’autrui. Nous essayons de répondre à des problèmes ou des questions, à toutes les questions que se pose un propriétaire, un maître d’ouvrage, qu’il s’agisse d’un particulier, d’une association qui veut faire une opération et qui ne sait pas comment la faire. Il faut qu’on puisse lui dire : « voilà on va vous consacrer 2 journées d’ingénieur là-dessus, on va vous monter le prix de revient etc.… (…) Nous, on a donc une conception de la MO extrêmement extensive et nous sommes des "assistants à maître d’ouvrage" et l’on répond aussi bien par la maintenance que par une étude de programmation, que par une étude de faisabilité, que par un programme de construction etc... », explique M. Appel.
Dans le personnel de cette structure on trouve « beaucoup d’architectes et d’ingénieurs » et M. Appel affirme que sa structure est surtout « une boîte d’ingénieurs ». Par contre dans le domaine de la gestion on trouve « des gestionnaires, des titulaires de DUT, des diplômés des écoles de commerce, et des gens qui viennent de sciences politiques, ou sciences économiques ».
Pour M. Appel, le cœur du travail d’assistance à la maîtrise d’ouvrage consiste surtout à savoir choisir les bons partenaires et à savoir les coordonner : « une fois toute la définition, tout le travail de valeur ajoutée initial fait (…) Tout notre savoir-faire est de savoir choisir la bonne équipe d’architectes, la bonne équipe de maîtres d’œuvre, qui pourra conduire ce projet. Il faut que nous contribuions à ce que le programme soit bien clair et bien compréhensible par les maîtres d’œuvre (…) l’assistance est fondamentale. Si on veut que l’équipe de maîtrise d’œuvre fasse bien son travail, il faut que la MO soit forte. Auquel cas, si elle ne l’est pas, il faut qu’elle ait un assistant qui l’assiste bien dans la définition de ses produits. Sinon le maître d’œuvre ne comprend pas, il est complètement perdu ».
Pour qualifier cette méthode de travail M. Appel parle de processus en entonnoir : « Toute la qualité d’une opération est dans la qualité de sa préparation (…) Mieux elle est définie à l’origine, c'est-à-dire au niveau de l’étude de faisabilité, le programme technique détaillé… plus cela est précis, plus on a de chances de choisir un bon maître d’œuvre qui lui-même comprendra bien ce que l’on cherche. Donc tout ce qui est mis en amont… après, à chaque phase il y a des validations (…) Normalement par processus itératif on doit arriver à la bonne réponse pour le maître d’ouvrage (…) C’est un peu le système de l’entonnoir. C'est-à-dire qu’au départ on a beaucoup de possibilités et puis plus on avance dans la définition du produit et normalement, si on ne s’est pas trompé à l’origine, à la sortie, le produit correspond à ce que l’on cherchait.
Pour qualifier l’identité de sa profession M. Appel parle d’un mixte entre qualité de la maîtrise d’ouvrage (gestion, économie…) et de la maîtrise d'œuvre (technique, conception, suivi) : « il faut bien sûr des architectes, on trouve bien entendu des ingénieurs, on trouve des gestionnaires…après il faut décliner : dans les architectes, il y en a qui seront des urbanistes, et d’autres plus sensibles à l’architecture propre ; dans les ingénieurs, il faut avoir des gens qui soient des professionnels pointus dans leur domaine : dans notre société, vous avez quelques polytechniciens, centraliens, Travaux Publics, INSA, donc toute la palette des ingénieurs. Vous avez aussi quelques généralistes dont (sciences politiques, HEC…).
Dans d’autres cas, la mise en place de ce type de service d’AMO procède non plus de l’internalisation des compétences de la maîtrise d'œuvre, mais fonctionne de manière autonome en s’attachant, dans une logique de projet, les professionnels de la maîtrise d'œuvre jugés compétents. C’est là aussi un changement important au sens où ce qui compte ce n’est plus un conseil technique ou de spécialiste sur un domaine précis, mais la capacité d’un professionnel à cumuler l’ensemble des études par spécialité pour éclairer la décision des maîtrises d’ouvrage. C’est en ce sens que les acteurs eux-mêmes parlent de « traduction ». L’assistant à la maîtrise d’ouvrage devient celui qui est à même d’effectuer la synthèse des divers langages professionnels pour le compte de la maîtrise d’ouvrage dans l’optique d’une décision qu’elle veut optimaliser. De plus, on voit que cette assistance peut descendre dans le processus de maîtrise d'œuvre et agir sur les décisions et le management du processus. C’est là une fonction nouvelle et transversale aux fonctions de conception dans le processus. Elle fait exister la représentation du maître d’ouvrage jusque dans les phases de mise en œuvre des décisions.
Un ingénieur en AMO
M. Schiele, ingénieur de formation, après un parcours de « chargé de projet » dans un grand groupe de promotion immobilière, s’est installé en 1993 dans le secteur de l’AMO. Il travaille seul. Les activités de sa société sont présentées selon trois secteurs : « Programmation, études et conseils, assistance à maîtrise d’ouvrage ». Les interventions typiques de la société se déclinent selon quatre registres : l’audit et expertise de projet ; les études de faisabilité et de programmation ; les missions d’études, de conseil et de formation ; l’AMO. Ses domaines d’intervention sont relativement diversifiés puisqu’ils comprennent : « l’administration tertiaire, industrie et technologie, domaines hôtelier, les transports, la santé, l’urbanisme et l’habitat ».
Il explique que son métier consiste aujourd’hui à « apporter des compétences à des maîtres d’ouvrage pour gérer et faire des études, les aider à définir leur projet. Par exemple si le maître d’ouvrage veut construire, je l’aide à définir et choisir le type d’équipe de maîtrise d'œuvre ». De ce point de vue, il considère que sa compétence est plutôt « stratégique que technique ». Dans ces missions, il inclue une dimension forte de « management des équipes de projet » : « j’assiste par exemple des chefs de projet pour des décisions d’opération, de transfert d’activité ou autres. Par exemple, là, il s’agit de transférer un marché. Là, j’assiste le maître d’ouvrage dans ses opérations par l’animation des équipes d’architecte et de maîtres d'œuvre…
Néanmoins, comme M. Schiele ne possède pas toujours toutes les compétences, il s’associe les compétences de techniciens selon les demandes. À cet égard il explique « moi, j’ai pratiquement toujours fait ou eu des fonctions d’organisateur et de producteur de méthodes, donc même dans l’industrie, j’ai toujours été plus en amont pour gérer et suivre, mettre au point des méthodes… personnellement j’ai toujours été plutôt du côté maître d’ouvrage et que du côté ingénieur et maître d'œuvre ».
De même pour expliquer son extension de marché vers les domaines de l’urbain il explique que c’est avant tout une compétence managériale qui lui a été nécessaire : « je dirais que, quand même, mon action sur l’urbain est vraiment une action d’AMO, c'est-à-dire que je ne produis pas, je ne suis pas urbaniste, mais simplement j’essaie de poser les bonnes questions. De cerner les objectifs, les avantages et les inconvénients de telles et telles solutions. Mon rôle, ce n’est pas de vérifier les calculs de structure, de béton, c’est de gérer le projet et de poser les questions ; d’envisager des variantes, de pouvoir faire contrôler certaines propositions…Notre rôle, c’est de révéler les problèmes en amont... C’est une réflexion non pas au sens urbanistique sur les voies, les structures urbaines mais plutôt une réflexion sur l’économique et le social. Pour cela, je m’appuie sur des études économiques qui sont faites par des spécialistes, par des bureaux d’étude, des statistiques, des sociologues aussi, des aménageurs fonciers … Je fais rentrer tout ça dans la moulinette et j’aide à prendre des décisions ».
Enfin, dernier cas, moins visible mais traduisant également une évolution des métiers de la maîtrise d'œuvre, le besoin de mise en cohérence des différents langages professionnels peut devenir une mission de fait au sein des structures maîtrise d'œuvre. C’est en particulier le cas des chargés d’affaire dans les bureaux d’études et les agences d’architecture qui développent auprès de leur client une compétence spécifique qui relève assez largement d’une assistance à la maîtrise d’ouvrage. Ainsi, nombre d’ingénieurs ou d’architectes abandonnent au sein des organisations leur expertise technique pour assurer ces missions qui reposent sur un « mixte d’expérience et de qualités individuelles », faute de formation identifiée. Les glissements sémantiques du terme de « chargé de projet » à celui de « chargé d’affaire », ou mieux encore, de celui de « chargé d’étude » ou « technicien » à celui de « consultant », disent bien l’élargissement vers des fonctions commerciales et économiques des ingénieurs et architectes. Il reste cependant que les ressorts de compétence spécifiques à ces missions, qui sont moins constituées par de l’ingénierie ou de la conception que du relationnel et de la communication (de l’entretien de réseau), restent mal identifiées.
Une mission d’AMO dans une structure de maîtrise d’œuvre
M. Gérôme, ingénieur de formation, est chargé d’affaire et de projet dans une structure de cinquante personnes dont les missions traditionnelles sont des missions de maîtrise d'œuvre dans le domaine de la construction. Il s’occupe en particulier des « études et des projets pour l’international ». Pour lui, sa compétence se situe surtout dans une « capacité à comprendre les enjeux et les besoins de la maîtrise d’ouvrage ». Il dit par ailleurs qu’il « ne sait plus faire d’études », et qu’il ne fait maintenant plus « que du management ».
Effectivement, explique M. Gérôme, « il n’y a pas de formation dans ce domaine qui est un domaine très peu technique ». La formation se fait donc par transmission « en interne ». L’essentiel, « c’est d’avoir des gens souples et capables de s’adapter rapidement : des gens qui ont travaillé sur des grands projets sont capables de s’y mettre ».
En fait, explique-t-il, dans ce type d’opération « au bout d’un moment, on ne sait même plus si c’est de l’assistance à maîtrise d’ouvrage ou de la maîtrise d'œuvre ». Les séparations connues et convenues pour penser les lots de maîtrise d'œuvre sont donc brouillées par les exigences de la maîtrise d’ouvrage privée (en particulier pour ce qui concerne la construction des centres commerciaux) et c’est la coordination et la tenue des objectifs dans le temps qui deviennent les enjeux véritables du projet : « Quand on a un immense centre commercial à ouvrir à une date donnée, laquelle ne changera pas, quels que soient les événements ou les entreprises choisies…, les intempéries, au bout d’un moment quand le client demande quelque chose même si ce n’est pas dans notre mission on ne peut pas refuser ». Ce qui donc a changé selon M. Gérôme, c’est « la philosophie des clients et leur façon de réagir et d’étudier. Maintenant, on demande aux gens quand même une polyvalence et un état d’esprit assez différent de ce que pouvait être un bureau d’étude il y a 20 ans ; maintenant on ne peut plus être strictement "étude", on est de plus en plus sur du management, on fait plus de management que du calcul d’ingénierie proprement dit ».
À ce niveau, la tâche essentielle du « chargé d’affaire » précédemment cité n’est pas d’être exclusivement compétent sur les études mais d’être également capable de coordonner une équipe et de diriger le projet : « je ne fais plus d’études, je ne fais que du management, du management d’organisation d’affaire ». En fait ces fonctions sont doubles : « management » et « montage » des équipes en interne et, « management » et « coordination » au sein du processus pendant le déroulement des opérations de construction. Ce constat amène à penser que la compétence de ces professionnels réside moins dans leur capacité à affronter des problèmes techniques qu’à comprendre la complexité des systèmes d’acteurs en place dans les dispositifs de production : « c’est la complexité des relations entre les acteurs qui est importante à comprendre : il faut être ‘un peu politique’ et comprendre ce qui se passe entre les personnes, comprendre comment le client raisonne, ses objectifs et pourquoi ils réagissent comme ceci ou comme cela » explique par exemple un « chargé d’affaire » employé dans une structure d’ingénierie.
Dans l’organisation des structures, le développement de ce type de profil semble entériner une division entre conception et exécution. Dans ce cas, les chargés d’affaires sont responsables de l’ensemble de la prestation devant le client et doivent coordonner l’ensemble des études. C’est donc à ce niveau qu’il y a glissement vers l’AMO qui renvoie à une globalisation de l’offre et à une demande d’adaptation en cours de projet : « devant la demande des clients qui est de plus en plus globale, on ne peut pas refuser certaines missions (sauf si vraiment il y a des choses particulièrement difficiles). En général, si on dit non c’est plutôt parce qu’on ne sait pas faire que parce que ce n’est pas dans notre mission : C'est-à-dire que si un client nous demande un modèle de droit au bail, bon là par exemple, on dira non… ». Cette attente, plus globale, des clients se caractérise par le fait que ceux-ci réclament plus de prévisibilité quant au déroulement des opérations de construction dans lesquelles ils s’engagent financièrement : « dès le début quand on prend une opération, depuis le terrain, le client veut savoir ce que ça va lui coûter au final, avec une visibilité d’un bout à l’autre ». Pour autant, cela n’est pas seulement dû aux types de clients mais aussi à la spécificité des objets produits et à leur vocation : « en fonction des produits, les clients changent d’avis en cours de route et en permanence, c'est-à-dire que trois mois avant l’ouverture, ils vont toujours changer beaucoup de chose du projet ; on est dans un truc évolutif en permanence qui est plus complexe ». En fait, le développement de missions d’assistance au sein des structures de maîtrise d'œuvre semble répondre, une fois de plus, à des exigences de prévisibilité sur les coûts et le temps de réalisation, mais aussi à une certaine flexibilité pendant la réalisation concrète des opérations.
Ces différents types de mission sont donc à cheval entre la volonté d’assister la maîtrise d’ouvrage et de réaliser, pour elle, une mission de maîtrise d'œuvre classique. Situation qui est ambiguë et s’apparente effectivement à un mélange de mission d’AMO et de maîtrise d'œuvre. Parfois, sur certaines opérations, notamment en clé en main, la passation d’un contrat d’AMO peut d’ailleurs être envisagée en parallèle à celui de maîtrise d’œuvre : « c’est complètement mélangé puisqu’on a deux missions : un contrat d’AMO et un contrat de maîtrise d'œuvre bâtiment. En réalité, il y avait deux contrats parce qu’il le fallait, mais les gens faisaient les deux choses sans se préoccuper de savoir s’ils faisaient de l’AMO ou de la maîtrise d'œuvre (…) C’est un cas extrême où dans la journée on ne sait plus vraiment, qui on est : si on fait de l’AMO ou de la maîtrise d'œuvre » indique par exemple le dirigeant d’un BET. Ces transformations et ces glissements entre professions et fonctions, ont donc pour symptôme un brouillage du partage classique maîtrise d'œuvre/maîtrise d’ouvrage. J’aborderai la question de la singularité de ces profils professionnels dans le dernier chapitre de cette partie, en questionnant en particulier l’usage de cette notion de « traduction » passée dans le langage commun des professionnels.
3.4. Formation, qualification et certification : des stratégies d’investissement différenciées
- Note de bas de page 8 :
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Cette discussion sur la question de la qualité et des « engagements crédibles » développée par l’économie conventionnaliste, la sociologie de Luc Boltanski et celle de Bruno Latour, fait l’objet de nombreux travaux comme en atteste la bibliographie présentée à la fin du débat consacré par la revue Sociologie du travail à ce thème, cf. « Dossier-débat : la qualité », in Sociologie du travail, n°44, 2002, pp. 255-287. Sur la question particulière de la certification, on peut également se référer au n°31 des Cahiers Lillois d’Économie et de Sociologie, 1998, dirigé par Bernard Convert et entièrement dédié à la question de la construction et des usages de la certification.
Pour faire valoir leur place dans la concurrence des professions pour l’appropriation des places dans le processus de production, toutes les professions mettent en avant des savoirs et savoir-faire. Aussi, dans cette lutte, la formation et la qualification sont-elles des ressources d’action collective des professions. Néanmoins, si les architectes continuent de faire valoir leur place en insistant sur leur formation initiale et leur titre, leur « expertise instituée », on observe que les autres professions de la maîtrise d’œuvre empruntent une autre direction : celle de la certification et des qualifications. S’il ne s’agit évidemment pas ici d’entrer dans le débat sur les sources de la « confiance » et « l’économie de la qualité8 », il semble tout de même important de relever les usages différenciés que font les professionnels de la maîtrise d’œuvre de la qualification et de la certification.
- Note de bas de page 9 :
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Fait important qui distingue la stratégie des économistes de la construction, dont le modèle est la profession libérale, de celle des OPC encore largement liés au statut salarié, l’office de qualification des économistes (OPQTEC) qualifie des personnes, alors que l’OPQIBI (office de qualification de l’ingénierie, dont les OPC font partie) qualifie des structures.
Ainsi, les instances professionnelles de l’économie de la construction se sont non seulement engagées dans une clarification et une reconnaissance de leur statut par la mise en place de formations de niveau supérieur mais, de surcroît, cette entreprise de clarification s’appuie également aujourd’hui sur des « démarches qualité » et des « qualifications » (avec la mise en place d’un OPQTEC9). Enfin, le même mouvement est à l’œuvre chez les OPC et les structures d’ingénierie qui s’appuient sur les qualifications proposées par l’OPQIBI.
- Note de bas de page 10 :
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Ce type de démarche s’accompagne en effet d’engagements de la part des professionnels à utiliser des procédures et des méthodes standards fournies par les offices de qualification et par ailleurs consultables par leurs clients.
- Note de bas de page 11 :
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Le problème posé pour le barreau et les avocats par Lucien Karpik est le suivant : alors même que ce groupe professionnel bénéficie d’un monopole, travaille dans un contexte de forte asymétrie d’information avec sa clientèle, il n’en abuse pas. Aussi, avance-t-il l’hypothèse selon laquelle ces professionnels seraient guidés par une « économie de la modération » reposant sur des dispositifs collectifs qui offrent une garantie quant à la qualité des actes. Cf. « L’économie de la qualité », Revue Française de Sociologie, 30-2, pp. 187-210.
- Note de bas de page 12 :
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Cette incertitude peut néanmoins être palliée par les maîtres d’ouvrages grâce à la répétitivité (source de « prévisibilité » et de « confiance ») des commandes attribuées aux mêmes architectes ou par le « renom » de l’architecte choisi. Dans ce cas la « réputation » fonctionne comme un indice de confiance.
Évidemment, on peut s’interroger sur la capacité des seules démarches qualité et de qualification à clarifier la position de ces professions. Celles-ci participent pourtant de la stratégie des professionnels pour se positionner dans les processus de construction en y faisant valoir la rationalisation de leur activité10 et d’une clarté et prévisibilité de leur prestation. En ce sens, la question de la « qualité » et de ses usages renvoie à un double mouvement qui fait se démarquer très clairement ces professions de celle d’architecte : rationalisation des organisations et des méthodes de travail d’une part et réassurance de la maîtrise d’ouvrage d’autre part. Ces professions ont en fait en commun d’évoluer sur des marchés de prestations de services caractérisés par une asymétrie d’information avec leur clientèle (les caractéristiques du projet et du bâtiment ne sont pas connues à l’avance par le client). Or la régulation de cette relation marchande se fait pour les architectes par la revendication d’une culture, assurée par une formation de niveau supérieur, une déontologie et un cadre législatif. De ce point de vue, ils sont proches des avocats étudiés par Lucien Karpik11. Une telle posture leur permet finalement de faire reposer la relation au client sur une incertitude quant aux caractéristiques de leurs prestations12 sans les engager dans une relation trop codifiée et prévisible qui menacerait leur identité de « créateurs ».
- Note de bas de page 13 :
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Cf. Christine Musselin et Catherine Paradeise, « Dossier-débat : la qualité », in Sociologie du travail, op. cit., p 259.
- Note de bas de page 14 :
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Pour exemple de cette mobilisation ce fut là un des premiers acquis de l’université d’été des urbanistes qui s’est tenue à Toulouse en août 2004. Ainsi, lors de cet évènement porté par l’association des maires des villes de France (rappelons que depuis la décentralisation l’urbanisme est une des premières compétences des communes), le Ministre de l’Équipement (alors Gilles de Robien) a annoncé dans son discours aux urbanistes qu’il encouragerait la mention « qualification appréciée » dans les appels d’offre publics.
A l’inverse, ingénieurs, économistes et OPC se sont engagés dans des procédures de qualification qui définissent leur offre sur un registre plus « industriel ». Effectivement « qualifier un produit ou une personne », c’est aussi « parvenir à un accord sur les caractéristiques qui le définissent13 ». C’est en fait s’engager dans une « rationalisation professionnelle » qui rapproche le « service rendu » par le prestataire d’un « produit », au sens où le service s’engage dans une standardisation des méthodes, routines et recettes professionnelles. Mais c’est aussi finalement engager une mobilisation collective au nom d’une profession puisque cette « rationalisation professionnelle » appelle en contrepartie la formation de collectifs et d’acteurs intermédiaires (office de qualification, syndicats, communicants…) capables de définir la qualité, de la mettre en avant, et de la faire valoir notamment auprès des clients en imposant par exemple que soit mentionné dans les appels d’offre « qualification appréciée » ou « souhaitée14 ».
- Note de bas de page 15 :
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Rappelons effectivement, en le citant une fois de plus, que selon l’auteur, il y aurait paradoxe dans la mesure où les architectes sont contraints de « mobiliser des compétences qui relèvent de domaines dans lesquels ils ont perdu leur pouvoir, pour préserver l’autonomie de leurs choix esthétiques, alors même que ces choix ne reposent sur aucun savoir incontestable mais sur la mise en œuvre d’une culture », Sociologie de l’architecture, op. cit. p. 106.
- Note de bas de page 16 :
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Citée par Bernard Haumont, in « Convergences, concurrences et indifférences dans le projet architectural et urbain », Ola Soderström, Elena Cogato Lanza, Lawrence Roderick (Dir.), L’usage du projet, op. cit. p. 79.
Ce sont finalement deux stratégies différentes qui s’opposent pour permettre à l’architecte de se positionner dans les processus de production des bâtiments : d’un côté une stratégie professionnelle qui s’appuie sur la revendication d’une irréductibilité de sa compétence créative et peut ainsi jouer d’une relative souplesse quant à la définition de ses missions, c’est-à-dire d’une capacité de multipositionnalité ; de l’autre une stratégie de rationalisation des prestations qui fait entrer la relation au maître d’ouvrage dans un cadre plus certain, sur le modèle industriel, mais qui limite finalement les capacités de repositionnement et la formation d’un capital symbolique attaché au titre et à l’histoire dont bénéficient les architectes. Au-delà du « paradoxe de l’architecte » évoqué par Florent Champy15, la force symbolique attaché au titre d’architecte, la croyance en la représentation généraliste et au talent de synthèse qui lui est attachée, apparaissent comme des ressources pour se positionner sur de nouvelles fonctions dans le processus de production. Sous ce regard, la formule de Françoise Choay16 selon laquelle « la stabilité de l’architecture c’est l’instabilité des architectes », prend tout son sens.