Partie IV. Les architectes dans les marchés de la réhabilitation : une entreprise de « réhabilitation symbolique »

Introduction

p. 145-147

Texte

Note de bas de page 1 :

La mise en place de la profession en France est en effet décrite le plus souvent par la création de l’Académie royale d’architecture en 1671 (dont la fonction est la production d’une doctrine, l’enseignement, et la gestion des bâtiments royaux). Du fait que ses membres sont les seuls dont le titre est protégé (par un arrêté de Colbert du 7 mars 1676), l’Académie opère une coupure entre architecture de prestige et architecture ordinaire. Ce mouvement s’est ensuite poursuivi avec la mise en place de l’École Nationale des Beaux-Arts en 1819. Sur ce point, les références sont nombreuses, on peut notamment citer Gérard Ringon, Histoire du métier d’architecte en France, PUF, 1998 ; Jacques Lautman, Raymonde Moulin, « La commande publique d’architecture », in Sociologie du travail, n°2, octobre-décembre, 1970, pp. 393-415 ; Louis Callebat (Dir.), Histoire de l’architecte, Flammarion, 1998 ; Jean-Pierre Epron, Architecture, architectes, enseignement, Une anthologie, 1790-1948, IFA, 1978 ; Jacques Lautman, « L’architecte et l’État », in Esprit, Octobre 1969.

Note de bas de page 2 :

Cf. Raymonde Moulin et Al., Les architectes, métamorphose d'une profession libérale, Calmann Levy, 1973, p. 9.

Note de bas de page 3 :

Idem, p. 8.

Historiquement, l’identité professionnelle des architectes s’est bâtie en relation à la commande publique et à la construction neuve1 ; la commande publique pour le prestige et la construction neuve car c’est là que s’incarne l’idée de l’architecture comme « création ». Aussi Raymonde Moulin et son équipe faisait-elle en 1973 de cette fondation un « inconscient historique2 » de la profession d’architecte limitant notamment sa capacité à investir les commandes de logements engendrées par la reconstruction. « Au temps où la commande publique était toujours une réalisation singulière elle était la consécration la plus noble de la carrière d’architecte et elle constituait l’exercice canonique de la profession en conjuguant effet de prestige et enjeu économique » et elle était « le champ d’action privilégié où se rencontrait l’architecte-artiste et l’administrateur mécène, l’un et l’autre nostalgique du monument singulier3 » explique-t-elle.

Note de bas de page 4 :

Le terme « réhabilitation » comme la catégorie « entretien-amélioration » rendent compte d’un mode d’intervention (entretenir, rénover, améliorer…), mais ne disent rien du type de bâti sur lequel s’exerce l’action (friches industrielles, patrimoine classé, habitat collectif ou individuel…). Pour rassembler la variété des situations où l’intervention des architectes vise à la revalorisation d’un bâti existant (amélioration, rénovation, mise en valeur...), le vocable de « marchés » ou « secteurs » de « l’existant » est proposé par Xavier Malverti. (La place de la maîtrise d’œuvre dans l’amélioration de l’habitat, Rapport, PUCA, 1999). Certes, cette définition « englobante » est commode. Elle permet de rassembler toutes les commandes se faisant sur un bâti « existant » dans une perspective d’évaluation du poids économique de ce secteur mais elle ne rend pas compte de la question des différences de valeurs et de significations attachées à ces interventions (patrimoine, friches industrielles…), notamment par les architectes. Aussi, dans la première partie du texte j’utilise d’abord le terme « existant » pour désigner l’ensemble des interventions d’entretien-amélioration, rénovation, réhabilitation, quel que soit le type de bâtiment, et en évaluer et décrire le poids économique. C’est ensuite, dans une seconde partie que je montre qu’il existe une « segmentation » de ce secteur de l’existant qui ne se joue pas seulement au plan économique mais sur celui des significations que les architectes attachent à leurs diverses interventions dans ce secteur en fonction du type de bâti concerné (patrimoine, habitat, reconversion industrielle...).

Note de bas de page 5 :

Les éléments de cette mobilisation visent en fait deux secteurs de commande où les architectes sont peu présents : la maison individuelle et la réhabilitation.

En fait, cette question de la capacité des architectes à prendre position dans les marchés de la construction croise toujours celle de la différentiation sociale des secteurs d’intervention de ces derniers, c’est-à-dire du prestige plus ou moins important qu’ils attachent à leurs interventions. Ainsi, au milieu des années quatre-vingt-dix, la faible présence des architectes dans la commande de réhabilitation4 et dans la commande privée des particuliers, au moment où les effectifs professionnels ont augmenté est la source d’une mobilisation professionnelle. Cette mobilisation des instances professionnelles vise à produire de la connaissance et à communiquer sur la capacité des architectes à intervenir dans les secteurs de commande de l’habitat des particuliers et de la réhabilitation5. C’est plus précisément cette question de la mobilisation et des formes de positionnement des architectes dans ce secteur de la réhabilitation qui est l’objet de cette dernière partie. Il s’agit en fait pour moi d’examiner la façon et les conditions dans lesquelles les architectes déploient des ressources pour parvenir à se positionner dans ce secteur de commande pourtant réputé peu prestigieux.

Pour rendre compte de ce marché peu investi, les explications développées à la fin des années quatre-vingt-dix vont prendre deux directions complémentaires : l’une est économique, l’autre culturelle.

Note de bas de page 6 :

Cf. Nicolas Nogue, in D’Architecture, n°77, octobre 1997, p.31, et Florent Champy in Être architecte : présent et avenir d’une profession, Ed. du patrimoine, 2000, pp. 134-141.

Note de bas de page 7 :

Pour une illustration de la lecture économique de la profession cf. le « Rapport sur les questions économiques et sociales de la profession d’architecte » établi par Florence Contenay pour Le Ministère de la Culture et de la Communication en Juillet 1999.

Dans la première orientation, les auteurs insistent sur le manque d’efficacité économique et le déficit de compétitivité des agences d’architecture face aux acteurs professionnels concurrents de ce secteur6 (maîtres d’œuvre, architectes d’intérieur, entreprises…). L’inadaptation d’une définition de leurs missions autoriserait les investissements des professions concurrentes7, ou rendrait impossible la captation des marchés. C’est alors la difficulté des architectes à imposer leur savoir-faire, autrement que par la contrainte réglementaire, pour répondre à la variété des demandes qui est mise en cause. Ces explications sont privilégiées par les institutions professionnelles dont la vocation est la définition d’un territoire professionnel ajusté à la totalité des marchés de la construction, des plus nobles aux plus ordinaires.

Note de bas de page 8 :

Le marché de l’amélioration et de la réhabilitation de l’habitat est en effet dominé par des particuliers, propriétaires occupants, qui selon l’évaluation faite par Xavier Malverti représenteraient environ 75% des commandes de ce secteur. Cf. Xavier Malverti (Dir.), Construire dans le construit, un enjeu d’architecture, PUCA, 2000, pp. 13-16.

Note de bas de page 9 :

Florent Champy, in Être architecte, présent et avenir d’une profession, 2000, op. cit. pp. 147.

Note de bas de page 10 :

Cf. Pierre Lajus, Gilles Ragot, L’architecture absente de la maison individuelle, PUCA, 1997. Il faut comprendre dans ce travail l’idée « d’architecture absente » selon une double acception soutenue par les auteurs : au sens où d’abord, les architectes sont absents de ce secteur, et ensuite, les maisons construites sans architectes seraient « sans architecture », c’est-à-dire « sans qualité ». Ce point de vue qui réserve la qualité et l’architecture à la seule intervention des architectes est typique du point de vue professionnel sur ce marché.

Dans une seconde orientation, d’autres auteurs remarquent un décalage culturel, qui serait historiquement construit, entre les maîtres d’ouvrage du secteur de l’existant et les architectes. Ce n’est pas la capacité à convaincre les clients qui est pensé comme la cause de ce décrochage, mais plutôt l’assujettissement largement inconscient de la profession à des modes de faire lié à la construction neuve. Le décalage serait alors double : d’une part, les architectes parlent le « langage du neuf » et sont plutôt formés à des constructions d’une certaine ampleur ; d’autre part leur modèle professionnel est éloigné des préoccupations de la « commande ordinaire », alors que le marché de la réhabilitation est justement dominé par une clientèle constituée de particuliers8. Ainsi, Florent Champy explique que « La France, en développant un statut de l’architecte plus proche de l’artiste que celui de l’artisan, éloigné des questions de construction ou de service à la clientèle, a marginalisé cette profession et coupé ses liens avec la société civile. Ainsi, seules les opérations neuves ayant rapport à une commande d’exception (équipements publics et logement social expérimental) méritent quelque intérêt. La maison individuelle comme le travail dans l’existant semblent boudés par la profession9 ». On retrouve effectivement dans ce dernier schéma des problèmes identiques à ceux posés pour l’accès des architectes au secteur de la maison individuelle qui est également un marché principalement formé par une clientèle de particuliers10.

Ces deux registres d’explication s’appuient donc sur l’idée d’un ajustement non réalisé entre une demande et une offre et aboutissent finalement à pointer des déficits ou des différences insurmontables. Il ne s’agit pas pour moi de minimiser ces décalages, réels et qui ont leur place dans l’explication, mais plutôt d’inverser le raisonnement. Avant de s’interroger sur les raisons de l’absence relative des architectes de ces marchés, je propose de chercher à saisir comment une fraction de la profession d’architecte y est présente et développe des stratégies pour y accéder et s’y maintenir. Comprendre comment, dans l’ombre et jusqu’à présent de manière invisible, il existe une fraction de ce champ professionnel qui a ses pratiques et ses réseaux liés à cette commande. Dès lors que les marchés de la réhabilitation se sont développés, au point de devenir une donnée lourde de l’économie du bâtiment, l’analyse des stratégies, des ressources mobilisées par des agences (compétences, discours) et des discours d’action est pertinente. Surtout, une telle attitude engage à ne pas se laisser imposer le discours de la profession qui consiste à définir le problème professionnel de l’absence relative des architectes dans ce secteur en véritable problème social. A l’inverse, il me semble essentiel d’essayer de comprendre comment la définition de cette absence comme « problème » procède elle-même d’une mobilisation professionnelle qui vise à défendre et développer la présence des architectes dans ce secteur des marchés de la construction.

Note de bas de page 11 :

J’ai, dans cette partie, choisi de mettre l’accent sur l’activité que réalisent les architectes et leurs instances de représentations pour investir ce secteur. De fait, mon propos est centré sur les mécanismes de perceptions et les discours, tandis que les pratiques et le travail des architectes dans ce secteur sont moins décrits. Aussi, pour compléter ce dernier par une analyse de l’activité des agences qui œuvrent dans ce secteur on pourra se reporter aux typologies des agences du secteur proposées par Xavier Malverti, in La place de la maîtrise d’œuvre dans l’amélioration de l’habitat, op. cit., et Patrice Godier, Olivier Chadoin, Les architectes et « l’existant », de la part d’ombre au ré-enchantement, rapport, PUCA, 2000.

Pour aborder cette question relative aux contextes réels de l’intervention architecturale dans ce secteur j’ai donc choisi de réinvestir d’abord la connaissance de ces marchés dits de « l’existant » et de rendre compte de leurs récents développements (chapitre 1). Dans un second temps je tente de saisir comment ce secteur de l’entretien-amélioration, rassemblé sous le terme « d’existant », fait l’objet d’une différenciation sociale du point de vue des architectes11.

Ensuite, une dernière partie (chapitre 2) est centrée sur les doctrines et les discours d’action que développent les architectes à propos de leur intervention dans ce secteur de la construction, et repère la façon dont ces derniers abordent ce marché en tant que producteurs de sens ; cherchant à aboutir à une sorte de « recharge de légitimité » de cet exercice de l’architecture. In fine, ce sont les modalités de la « construction sociale » d’un marché qui sont abordés (chapitre 3). Il s’agit de saisir par quels moyens les architectes parviennent à s’imposer dans un marché vis à vis d’autres professionnels et à s’y maintenir. Aborder finalement le « travail professionnel » de « réhabilitation symbolique » qu’ils font pour investir cette commande, a priori en décalage avec la définition historique de leur identité, est donc l’objectif principal de cette dernière partie.