Partie IV. Les architectes dans les marchés de la réhabilitation : une entreprise de « réhabilitation symbolique »

Chapitre 2 – Discours sur l’action et mobilisation professionnelle : une « réhabilitation symbolique »

https://doi.org/10.25965/ebooks.567

p. 158-163

Sommaire

Texte

La question de la capacité des architectes à prendre position dans les marchés de la construction croise toujours celle de la différentiation sociale des secteurs de leurs interventions ; c’est-à-dire du prestige plus ou moins important qu’ils attachent à celles-ci. C’est sous ce regard que la question de la réhabilitation est intéressante. C’est plus précisément la question de la mobilisation et des formes de positionnement des architectes dans ce dernier secteur qui m’intéresse. Il s’agit en fait pour moi d’examiner la façon et les conditions par lesquelles les architectes parviennent à se positionner dans ce secteur de commande pourtant réputé peu prestigieux.

En réalité, devant le constat d’une faible présence des architectes dans les marchés de la réhabilitation, on assiste à la fin des années quatre-vingt-dix à un véritable travail de réévaluation à la hausse de la perception de ce secteur ou plus exactement à un « réinvestissement symbolique » qui mobilise deux niveaux de la profession d’architecte : instances de représentation professionnelles qui s’efforcent de convaincre du recours incontournable aux architectes, et professionnels qui produisent des discours et doctrines justifiant leur intervention. L’examen de ce moment permet d’observer une profession déployer ses ressources de mobilisation.

Note de bas de page 1 :

Cf. Pierre Bourdieu cité par Francis Rathier in « Faire de l’architecture et faire avec l’architecture », in Construire dans le construit – un enjeu d’architecture, PUCA, 2000, pp. 97-109.

Note de bas de page 2 :

J’utilise ici le terme « symbolique » au sens où, comme l’explique Louis Pinto, il renvoie à un triple système d’opposition : « comme une activité de construction cognitive (sens) par opposition à une action politique de transformation ou de conservation du réel (force), ensuite comme subjectif (représentation) par opposition à objectif (structure), enfin comme mode d’excellence (humaine, personnelle) par opposition à valeur marchande (économie). Cf. Pierre Bourdieu et la théorie du monde social, Albin Michel, 1998, pp. 166-167.

D’abord, une nouvelle « interprétation publique de la réalité1 » de la réhabilitation se met en place. Elle mobilise de nombreux acteurs (des praticiens aux chercheurs) et s’actualise aujourd’hui par un réinvestissement de ce secteur, tant du côté de la maîtrise d’œuvre que de celui de la maîtrise d’ouvrage. Cela se traduit par une « réhabilitation symbolique2 » de la réhabilitation qui prend deux voies.

Note de bas de page 3 :

Cf. Véronique Biau, « La consécration des grands architectes », in Regards Sociologiques, n°25-26, 2003 et, du la même auteure, « Marques et instances de consécration en architecture », in Les cahiers de la recherche architecturale, n° 2-3, novembre 1999.

Note de bas de page 4 :

La manifestation intitulée « Les rendez-vous de l’architecture » est un événement à forte visibilité médiatique organisée par le Ministère de la Culture et de la communication depuis 1997. Elle vise à promouvoir l’architecture. Sous le titre distingué de « transforma(c)tions », la manifestation de l’année 2000 voulait précisément aborder la question des actions de transformation (reconversion, réhabilitation…) de lieux existants qui engagent les architectes. Une grande partie de celle-ci était alors consacrée à la « réhabilitation comme création », sur fond de mobilisations d’exemples prestigieux (dont les anciennes usines Renault de l’île Seguin à Boulogne-Billancourt alors au centre des débats de la scène architecturale), tant au niveau urbain qu’architectural. Comme l’indique la quatrième de couverture de l’ouvrage réunissant les actes de cette manifestation il s’agissait de « rendre compte d’un métier qui bouge, acquiert de nouvelles compétences, et retrouve son rôle social ». Cf. Transforma(c)tions – Rendez-vous de l’architecture, Ed. du Patrimoine, 2002.

La première est celle de la mise en place d’encouragements et d’actions à forte visibilité : parmi celles-là, le « palmarès de la réhabilitation » créé par le Ministère de la Culture, le réinvestissement par l’art des lieux en friches pour lesquels on fait appel à « l’élite symbolique3 » de la profession d’architecte, la prise en charge de cette question par un groupe de travail sur la profession mis en place par la Direction de l’architecture et du patrimoine (DAPA) en 2000, enfin, les journées de l’architecture de 2001, mise en place par le Ministère de la culture te la Direction de l’Architecture, dont le titre était  « transforma(c)tions4 ».

La seconde est celle du développement, au sein d’une frange de la profession (bien représentée par des noms comme Pierre Melissinos, l’agence Reichen et Robert, Valode et Pistre, Patrick Bouchain ou encore Jean Nouvel), de discours doctrinaux ou de justification de l’intervention dans « l’existant » tant au niveau urbain qu’architectural. Il s’agit là finalement pour la profession de redonner une valeur symbolique à l’intervention des architectes dans la réhabilitation.

En définitive, ces manifestations conjointes des professionnels et des institutions (Ministère de la culture, Direction de l’architecture, Ordre des architectes notamment) contribuent à caractériser une conjoncture qui me permet de parler d’une entreprise de « réhabilitation symbolique ». Il reste cependant à comprendre et mieux appréhender les mécanismes et étapes obligés de ce processus par lequel une profession parvient à recharger symboliquement des secteurs de commande a priori dévalués en vu de les réinvestir.

Cette entreprise ou ce « travail professionnel » de requalification conduit à interroger la manière singulière dont la profession d’architecte investit un marché. En effet, entre le développement économique de ce marché sur un temps court et son investissement par la profession, un certain nombre d’étapes décisives existent qui montrent que cette profession possède une « réactivité » distincte des professions du monde marchand. Pour une profession qui reste attachée au « désintéressement » et à une organisation de type pré-capitaliste, le développement d’un marché ne suffit effectivement pas à lui seul à susciter l’investissement. Celui-ci passe bien sûr, comme on l’a vu dans le chapitre qui précède, par la réorganisation des structures de production, mais aussi et surtout par un réarrangement du discours sur la pratique architecturale avec la mise en avant d’exemples prestigieux de réhabilitation. Autrement dit, il s’agit pour la profession de « construire » socialement ce marché, par une relecture qui engage ses valeurs professionnelles ; de faire de ce marché de la réhabilitation, simple secteur du marché du bâtiment, un secteur « d’architecture ». Pour cela les architectes réalisent un travail social qui consiste d’une part à distinguer leur intervention dans ce secteur de l’action d’autres professionnels (maîtres d’œuvres, entreprises, architectes d’intérieur…), et d’autre part à en donner une vision conforme à la définition professionnelle d’un travail d’architecte en faisant de la réhabilitation autre chose qu’une « réparation », « rénovation » ou « remise en état ».

2.1. De la « redécouverte » d’un marché à sa « réhabilitation symbolique »

Note de bas de page 5 :

C’est François Barré (alors Directeur de l’architecture au Ministère de la culture) qui dans un article publié dans le journal Le Monde (Juin 1996), intitulé « L’indispensable dessein c’est celui de l’architecture ordinaire » engage cette réflexion. Cf. sur ce point l’analyse de Gérard Ringon, Histoire du métier d’architecte, op. cit., pp. 115-118.

Note de bas de page 6 :

Voir les commentaires du groupe de travail sur le site : www.archi.fr/profession, rapport en ligne p. 27) ou encore l’ouvrage collectif paru sous la direction de François Barré, Être architecte : présent et avenir d’une profession, Ed. du patrimoine, 2000.

C’est en fait au milieu des années quatre-vingt-dix, au moment où la commande publique et de bâtiments neufs s’est raréfiée et où les effectifs professionnels ont augmenté, que les instances professionnelles se sont mobilisées pour engager une entreprise de promotion du secteur de la réhabilitation. Les marchés de l’entretien-amélioration, réhabilitation et rénovation, dits de « l’existant », sont en effet alors caractérisés par la faible présence des architectes et le peu de valorisation des interventions qu’ils y réalisent. En 1996, la Direction de l’Architecture et du Patrimoine (DAPA), prend position quant à la nécessité d’étendre l’intervention des architectes à ce qui est alors appelé « l’architecture ordinaire5 ». Il s’engage alors une mobilisation des instances professionnelle pour produire de la connaissance et communiquer sur la capacité des architectes à intervenir dans les secteurs de commande de l’habitat des particuliers et de la réhabilitation. Organisations de tutelle et organisations professionnelles se rejoignent en effet pour affirmer que : « le manque de valorisation du secteur de la réhabilitation explique la désaffection des architectes pour ces chantiers. Ces derniers, même les plus exemplaires sont rarement montrés dans la presse spécialisée. Il faut promouvoir la réhabilitation qui représente un marché de 33 Milliards d’Euros. Il n’existe pas aujourd’hui de politique de la réhabilitation en l’absence de réglementation et de financement adapté au degré d’intervention nécessaire. Ainsi, le marché est atomisé, désorganisé » et « une réflexion reste à mener6 ».

Autrement dit, la réhabilitation représente une manne économique pour la profession mais demeure un secteur boudé car ne correspondant pas à l’image de l’architecte, « créateur » d’un objet nouveau et singulier. L’enjeu pour la profession consiste alors à travailler à produire une définition de la réhabilitation comme « exercice d’architecture ».

Note de bas de page 7 :

Le règlement de ce prix fixe quatre objectifs : « Valoriser et promouvoir la réhabilitation sous tous ses aspects (technique, économique, environnemental… ; permettre la connaissance d'opérations de réhabilitations exemplaires ; favoriser les échanges entre maîtres d'ouvrage et maîtres d'œuvre dans le contexte de la réhabilitation ; encourager le recours aux professionnels compétents. » Cf. www.trophéedelarehab.archi.fr.

Les éléments de cette mobilisation visent en fait simultanément deux secteurs de commande où les architectes sont peu présents, notamment en raison du volume de commande qu’y représentent les particuliers (propriétaires habitants) : la maison individuelle et la réhabilitation. Dans cette mobilisation cohabitent la mise en place de prix d’architecture (le « Palmarès de la réhabilitation » initiée par la Direction de l’architecture en 2001, devenu aujourd’hui « Trophées de la réhabilitation7 »), d’une campagne de publicité sur les « maisons d’architecte » (2002-2003), l’encouragement d’expositions et d’expérimentations sur le thème de la maison individuelle (expositions à Bordeaux sur le thème « Une maison d’architecte pour moins de 500 000 francs » et le catalogue « 36 modèles pour une maison » par Périphériques avec le soutien de la Direction de l’Architecture et du Patrimoine). Deux programmes de recherche financés par le Plan Urbanisme Construction et Architecture (PUCA) sont également développés sur les thèmes de la maison individuelle et de « l’existant » dont « Construire dans le construit : un enjeu d’architecture » (en 1997) et « Concevoir pour l’existant : d’autres commandes, d’autres pratiques, d’autres métiers » (en 2000). À chaque fois ces entreprises ont pour objectifs de produire une connaissance sur la place des architectes dans ces secteurs et celle-ci fait l’objet de publications et manifestations qui contribuent à construire cette problématique de la présence des architectes dans le marché de la réhabilitation comme « question légitime ».

Note de bas de page 8 :

 Françoise Arnold, « Détails », in Le moniteur AMC, n°113, Février 2000.

Ainsi, la presse professionnelle est-elle également mobilisée. Citons, pour exemple significatif du retournement et de cette volonté de redéployer une justification de l’intervention des architectes dans le secteur de la réhabilitation, un éditorial de la revue professionnelle d’architecture « AMC » paru en 2000 : « Les étudiants des écoles d’architecture sont, paraît-il, atterrés lorsqu’ils croient comprendre que – peut-être – les seules commandes auxquelles ils auront accès seront des requalifications, transformations, restructurations, rénovations, extensions, mutations (…) A priori, on peut comprendre leur déception. Programmes trop petits, sans souffle, autorisant peu d’expression (…) La réalité est forcément plus nuancée dans les faits. La réhabilitation a forcément sa dignité et, ne serait-ce qu’en ampleur de commande, elle peut représenter autre chose que les miettes du repas. Certaines, comme la transformation par Christian de Porzamparc du Palais des Congrès de la porte Maillot à Paris, ou l’extension du Conseil Économique et Social par Gilles Bouchez, constituent des morceaux de choix (…) Quelle que soit l’échelle, l’existant est lu comme une géographie dans laquelle vient s’inscrire le projet (…) Déjà, les architectes sont unanimes à constater que l’on produit des logements de bien meilleure qualité en termes d’habitabilité dans les rénovations8 ».

Note de bas de page 9 :

Cette notion est utilisée par Véronique Biau pour décrire la frange « consacrée » du champ architectural qui est présente à la fois en termes de publication, d’exposition mais domine également largement la commande publique de bâtiments neufs et prestigieux. Cf. L'architecture comme emblème municipal, Paris, Plan Construction et Architecture, 1994 et « Marques et instances de consécration en architecture », Les cahiers de la recherche architecturale, n° 2-3, novembre 1999, pp. 15-38.

Note de bas de page 10 :

 Les démographes distinguent par ces termes trois sources du changement des opinions : « l’effet d’âge » selon lequel les individus changent d’opinion en vieillissant ; « l’effet de génération » selon lequel chaque génération a ses opinions ; et enfin, « l’effet de période » selon lequel chaque période est dominée par des opinions plus ou moins partagées (« autres temps, autres mœurs »). Cf. sur ce point Ronald Inglehart, La transition culturelle dans les sociétés industrielles avancées, Economica, 1993.

Note de bas de page 11 :

Cf. Alain Bourdin, « Comment on fait la ville aujourd’hui, en France », in Espaces et Sociétés, n°105-106, 2001, p. 153.

La forme de ce propos est en fait typique. Elle ouvre le commentaire sur l’existant en l’opposant au secteur du neuf pour ensuite pointer un marché intéressant mais sans architectes et enfin, met en avant des formules d’investissement valorisantes, voire prestigieuses de ce marché en citant des exemples de bâtiments emblématiques réhabilités par « l’élite symbolique9 » de l’architecture contemporaine. Telles sont les composantes principales du discours de la profession sur « l’existant » et de cet exercice significatif de « ré-enchantement » d’une activité redécouverte à investir. Parallèlement, il est intéressant de noter comme y fait allusion le début de l’extrait précité, que cet investissement est suivi par la mobilisation des jeunes générations d’architectes. Sans doute a-t-on affaire dans cette dynamique de requalification du marché de la réhabilitation à un « effet de génération10 » conjugué à un « effet de période » qui sont à même d’avoir sur l’exercice des architectes dans l’existant des effets visibles et durables. Il est vrai qu’aujourd’hui, « qu’on privilégie la production de la ville là où elle existe déjà11 ».

Note de bas de page 12 :

Ainsi, l’île Seguin de Boulogne Billancourt, occupée par les anciennes usines Renault, lieu emblématique du monde ouvrier, a-t-elle fait l’objet entre 1999 et 2000 d’un large débat mobilisant écrivains et intellectuels dans les colonnes des quotidiens nationaux dans une lutte pour la définition légitime du site, entre tenants d’une conservation, transformation en lieu de consommation, muséification, ou encore démolition et retour de l’île à l’état naturel.

Dans le même registre, les thèmes abordés lors des « Rendez-vous de l’architecture » de l’année 2000 sont éclairants. Non seulement le thème général de la manifestation prend pour objet la prestation des architectes sur des situations urbaines ou architecturales existantes, mais ce sont deux des exemples les plus emblématiques de ces interventions qui y sont présentés par les architectes les plus légitimes et consacrés de la profession : les cas de la friche de l’Ile Seguin à Boulogne Billancourt et de la Belle de Mai à Marseille, par Jean Nouvel et Patrick Bouchain. Autrement dit, deux lieux aux caractéristiques essentielles pour redonner de la dignité à la réhabilitation : ils sont chargés d’histoire (voire de mémoire ouvrière12), représentent un important volume de construction, sont destinés à être convertis en lieux culturels, et sont pris en charge par des « stars » de la profession. L’exercice ne consiste cependant pas seulement à communiquer ou revaloriser une commande jusque-là dévaluée. Il procède également d’une mobilisation de la part des professionnels pour faire de la réhabilitation un exercice qui corresponde aux valeurs de création et d’invention revendiquées par les architectes.

2.2. Définir la réhabilitation comme une « création »

Si effectivement l’intervention des architectes dans le secteur de la réhabilitation a jusque-là été dévaluée, c’est aussi qu’elle engage l’architecte dans un exercice de « réparation », ou de « rénovation » qui ne colle pas avec son identité revendiquée de création, évidente dans le secteur du neuf où un objet original est créé. Aussi, la « réhabilitation symbolique » se réalise-t-elle à un autre niveau : celui de la production de discours sur l’action des architectes dans le cadre de la réhabilitation. Cette production discursive vise en fait deux objectifs : un objectif professionnel de définition de la réhabilitation comme exercice architectural « digne » et un objectif de distinction des architectes par rapport à l’intervention des autres professions prétendant à l’intervention dans ce secteur de marché.

Note de bas de page 13 :

Guy Tapie, Les architectes – Mutations d’une profession, L’Harmattan, 2000, pp. 157-158.

Note de bas de page 14 :

Cette notion vise à dépasser l’abstraction du marché pur proposée par les économistes néo-classiques pour rendre compte de la manière dont des agents et des institutions contribuent en fonctions de leurs dispositions à définir un état de la relation entre offre et demande. Elle a été développée par Pierre Bourdieu à propos du marché de la maison individuelle et du rôle qu’y joue l’intervention de l’État. Cf. « L’économie de la maison », in Actes de la recherche en sciences sociales, n°81-82, mars 1990, et Les structures sociales de l’économie, Seuil, 2000. De même, Philippe Steiner propose une définition de la « construction sociale des relations marchandes » comme objet de sociologie en montrant que les relations marchandes sont toujours inséparables des organisations sociales qui les rendent possibles, cf. La sociologie économique, La découverte, « Repères », 2005. On peut également citer les travaux de Viviana A. Zelizer pour qui la « compréhension du fonctionnement de l’économie implique une ouverture aux dimensions non économiques de l’économie » et qui décrit cet univers comme « imbriqué dans un ensemble de rapports sociaux et symboliques », in La signification sociale de l’argent, Liber, Seuil, 2005, p. 12-19.

Note de bas de page 15 :

Pour une illustration de cette problématique de la confiance dans la profession d’architecte, Cf. « Confiance et dispositifs de confiance » in Cahiers RAMAU 2, Ed. de la Villette, 2001. pp. 95-134 

Note de bas de page 16 :

Pour aller plus loin dans cette idée de construction sociale il faudrait évidemment interroger les réseaux de relations qui permettent de faire exister ce marché mais aussi les dispositions à recevoir le discours architectural ainsi constitué du côté de la commande.

Note de bas de page 17 :

On peut d’ailleurs, dans cette logique, évoquer les changements qui ont eu lieu au tournant des années quatre-vingt-dix chez les architectes américains décrits par Magali Sarfatti Larson comme des modalités d’adaptation stratégique à l’ouverture de nouveaux marchés. Dans ses travaux, l’auteure s’attache à expliquer l’émergence du postmodernisme américain en le rapportant aux évolutions du marché immobilier. Néanmoins, l’approche n’épuise pas l’analyse et encourage plutôt à s’attacher aux effets d’un tel réarrangement sur l’espace des positions, et sur les identités professionnelles. Cf. Behind the post-modern façade: architectural change in late twentieth century America, California Press, 1993.

L’adéquation des agences d’architecture aux marchés ne se réalise donc pas seulement sur le plan organisationnel, mais se construit également sur la production d’un « discours d’action ». Car le seul développement d’un marché ne suffit pas pour susciter l’investissement. Ce souci d’ajustement aux réalités d’un marché reflète la nécessité de mettre « des attitudes conceptuelles en accord avec les situations de production13» de la part des architectes. Cet effort que l’on pourrait nommer « construction sociale du marché14 », consiste finalement à interpréter et relire à partir des valeurs professionnelles, un état de l’offre et de la demande. C’est un exercice obligé des professions de service où le discours est primordial dans la construction de la confiance qui structure la relation aux clients15. Il s’agit d’une véritable « construction sociale », au sens où le discours permet de dépasser le simple ajustement à un état du marché pour donner une orientation de l’action par rapport à des valeurs distinctives vis à vis des autres professions concurrentes ; de « médier » la relation entre offre et demande par un ensemble de significations16. On a alors une transaction marchande entre maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre qui s’établit sur la construction d’un univers de sens et sur la mobilisation d’un « univers de sens » ; ce dernier renvoie à des orientations générales, des significations, sur lesquelles se définit la relation marchande. Ce passage correspond également à un processus stratégique d'adaptation des agences à des secteurs de commande en évolution constante qui possèdent des exigences propres. On assiste ainsi au milieu des années quatre-vingt-dix à la mise en place de nouveaux outils conceptuels et de nouveaux discours dans une profession soumise à la redécouverte d’un marché devenu potentiellement porteur17.

Plus généralement, l’exploration de ces discours permet d’aborder la question suivante : comment réagit et s’adapte une profession dès lors que s’imposent à elle des marchés qui ne sont pas en accord pré-constitué avec ses bases historiques et culturelles ? La réponse à cette question se décline en trois temps : d’abord la considération des éléments de la production doctrinale dans « l’existant » et des mécanismes qui la fondent ; ensuite l’exploration des réaménagements de la notion même de projet ; enfin, l’analyse des effets de légitimité liés à la pratique architecturale qui en découle.

Note de bas de page 18 :

Cf. Graham Winch « L’organisation des agences d’architecture à l’exportation dans le contexte européen » in Les pratiques de l’architecture : comparaisons européennes et grands enjeux. L’élaboration des projets architecturaux et urbains, Vol. 3., PUCA, 1998.

Note de bas de page 19 :

Cf. Pierre Bourdieu « Le champ littéraire », in Actes de la recherche en sciences sociales, n°89, 1991, pp. 4-46 et Les règles de l’art, Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, 1992.

De nombreuses analyses des modes d’accès aux marchés des agences d’architecture reposent sur une distinction entre « producteurs pour producteurs » et « producteurs pour clients », ou encore, deux dimensions : le jugement des pairs et le jugement des tiers. Ainsi, il y aurait des agences qui cumulent la reconnaissance par les pairs et reconnaissance par les clients tandis que d’autres sont tournées quasi exclusivement vers l’une ou l’autre de ces deux directions18. Cette dichotomie, qui fait écho à la division entre « art pur » et « art commercial » dans la théorie de la légitimité culturelle19, permet de mieux saisir les différentes manières d’investir le secteur de la réhabilitation.

Note de bas de page 20 :

 Cf. « Vers une décrispation ? », in D’Architecture, n°96, octobre 1999.

Note de bas de page 21 :

Idem, p.12

La revalorisation, ou mieux une « recharge symbolique », de la commande de réhabilitation a priori dévaluée, s’accompagne et s’appuie sur une rhétorique dont l’objet essentiel semble être de montrer qu’il est possible de « faire projet » dans l’existant. Au-delà des représentations d’une intervention dans l’existant conçue comme un simple exercice technique de conservation sans innovation (ni invention), une frange de la profession s’attache à développer un discours sur cette pratique du « construire dans le construit ». Souvent, la métaphore biologique est prégnante avec, parmi d’autres, un discours sur les greffes : « qu’il s’agisse d’insérer un nouvel édifice dans un centre ancien ou de faire évoluer l’usage d’un bâtiment mémorable (…). Qui dit greffe dit risque de rejet » peut-on par exemple lire dans un article de la revue D’Architecture20. À cette lecture analogique s’ajoute un discours plus général encore sur les rapports entre « patrimoine, modernité, et devenir de la ville ». Cette montée en généralité vers des valeurs et des considérations sur le devenir de la ville est récurrente. Elle place les architectes comme des professionnels qui, au-delà de la « réparation » ou « rénovation », s’inscrivent comme des garants du fameux « cadre de vie ». Ainsi, chacun s’efforce de penser sa pratique et de situer son intervention théoriquement vis-à-vis de ses pairs. « Ce serait une très mauvaise idée de vouloir opposer histoire et modernité. Le problème consiste plutôt à trouver les modalités de cette complémentarité (…) Mais c’est quand même là où l’homme a le plus vécu, dans les lieux qu’il a le plus façonnés que l’on doit être le plus exigeant. Et c’est là, si ces lieux continuent à vivre, et c’est souvent le cas, que l’on doit continuer cette concrétion, cette superposition qui donne de l’épaisseur aux choses » explique Jean Nouvel21.

Note de bas de page 22 :

 Cf. « Entre crée et conservé : une amitié critique », in Urbanisme, n°303, novembre-décembre 1998, pp. 68-73.

Note de bas de page 23 :

Cf. « A propos des friches de l’île Seguin et de la Belle de mai » in Transforma(c)tions – Rendez-vous de l’architecture, op. cit., pp. 136-137.

De même, Alexandre Melissinos parle d’une « amitié critique entre créé et conservé22 ». Les expressions sur les manières de « faire la ville sur la ville » ou « créer dans le créer » ne manquent pas. Certes, elles expriment la nouvelle donne contextuelle qui s’impose aux architectes, mais elles montrent également qu’un espace intellectuel de positions et d’attitudes se construit autour de l’existant. De ce point de vue le discours de Jean Nouvel sur la « modification comme création sociale » aux « Rendez-vous de l’architecture » de l’année 2000, à la fois de par son contenu et du fait de sa position dans ce champ, est suffisamment emblématique pour mériter cette longue citation : « L’architecture qui avait auparavant pour vocation de créer un monde artificiel dans lequel on allait vivre, ne peut plus avoir aujourd’hui comme ambition que de modifier le monde dans lequel on vit, et de prendre part à la géographie complexe qui est celle de nos villes. Je préfère en effet le terme ‘modification’ à celui de ‘transformation’, qui évoque comme une obligation de changer de visage (…) La ville ne peut s’inventer qu’à partir de la conscience totale de ce qui préexiste, et de la volonté de la modifier, dans un sens ou dans un autre. Elle ne peut plus, par conséquent, évoluer que par itération, altération, substitution, révélation, par sublimation aussi (…) Ce qui devrait ressortir de nos rencontres c’est que tout acte de modification est un acte culturel aussi important qu’une création ex nihilo, voire plus important, au plan politique et au plan social (…) Dans les grands exemples architecturaux des siècles passés, il est très rare qu’un bâtiment ait été conçu à une seule époque. Dans cette concrétion, ces différentes couches ces imbrications, ces travaux sur l’intérieur, sur le paysage, sur l’entre-deux, il y a chaque fois les raisons qui font qu’un lieu devient profond et mystérieux. (…) La transformation est l’un des moyens d’atteindre ce niveau de séduction, qui est proche de l’art 23».

Dans cet extrait se trouve concentré tout le travail discursif que les architectes ont à réaliser pour investir cette commande de la réhabilitation : la définir comme enjeu social général en substituant au lexique classique de la rénovation ou réhabilitation des termes d’ambition plus « théoriques ». Par là même, il est question de redonner une légitimité à la réhabilitation en l’inscrivant dans l’histoire de l’architecture et en en donnant une définition comme exercice de création ; dépassant ainsi l’opposition entre « architecture vive » et « architecture de conservation ».

La fondation d’une doctrine générale, ou du moins l’avènement d’un discours d’action sur l’existant, se met progressivement en place, signe d’une sortie de l’ombre où il est resté longtemps cantonné. Un corps de références diversifiées qui affirme toujours la nécessité de « refaire la ville sur la ville », s’autonomise une fois légitimé par la critique et la presse spécialisée. Ainsi, de nombreuses revues, telles que Le Moniteur (revue du bâtiment suivie des architectes), propose une rubrique régulière sur les questions de réhabilitation et pose clairement le problème du « construire dans le construit ». De même, la vague actuelle de publications dans les revues d’architecture (D’Architecture, Architecture intérieure créée, Technique et architecture…), qui a l’œil sur le Palmarès de la réhabilitation, concourt à opérer une lecture générale de la réhabilitation en termes d’enjeux culturels et sociétaux, conditions pour faire entrer le travail de réhabilitation dans le champ de l’architecture sur le registre de la création. Enfin, cette hypothèse est confortée par le cas de grandes agences qui ont développé depuis plusieurs années un savoir et un « discours d’action » dans les domaines de la reconversion des espaces industriels en déshérence ou dans le « renouvellement urbain » des quartiers dits d’habitat social. Quelques-unes des récentes controverses entre stars de l’architecture et de l’urbanisme, illustrent bien ces déplacements d’enjeux des commandes architecturales et urbaines actuelles vers l’existant, et sa retranscription au sein du champ architectural et dans ses débats doctrinaux. Les prises de position sur la vocation redéfinie ou la re-qualification de l’île Seguin citées précédemment sont, de ce point de vue, emblématiques.

C’est en fait tout un langage qui se développe qui ambitionne de faire basculer la réhabilitation vers la création et la culture. Ainsi, les architectes utilisent très peu les termes de réhabilitation ou rénovation mais parlent d’une « science de la réanimation » de « créer dans le créé », de « modification » … les mots pour le dire sont ici nombreux. Avec l’usage de ces termes demi-savants il s’agit finalement de transfigurer une commande banale (réhabiliter, rénover…) en exercice de création culturelle. La production de ces discours s’engage donc pour les architectes, et la nécessité de définir des lignes directrices conceptuelles distinctives, et un mode d’accès spécifique à ce segment de marché qui s’apparente à une véritable « construction sociale ».