Entretien
avec Marie Escudié
Entretien réalisé par Didier Moulinier
Consommateurs ou addictés par le potentiel de la chose numérique, les usagers voient souvent leur plaisir relégué à une sorte d’agrément oiseux, sinon inconsistant et il apparaît ainsi aujourd’hui que la réflexion sur le plaisir de l’expérience éprouvée dans l’espace numérique connaît une résistance culturelle ; en d’autres termes il y a ce que nous pourrions appeler à la suite de Barthes une censure du concept de plaisir dans nos traditions. La doxa véhiculée par la nouvelle mythologie du numérique réduit le plaisir à son versant pathologique : perte de soi, immersion dans un espace asphyxiant et hors réel. Or, nous voyons que son extension en tant qu’environnement culturel doit nous interpeller sur ce qui s’y joue d’expérience singulière en termes de plaisir et/ou de déplaisir et son incidence sur le sujet dans son rapport à soi, au monde, à l’autre.
C’est parce que la psychanalyse est un discours qui s’est approché du concept de plaisir, tout en y introduisant des subtiles nuances entre plaisir et jouissance, que nous l’avons convoquée pour répondre à cette évidence : qu’il y a du plaisir dans les environnements numériques.
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Didier Moulinier, Dictionnaire de la jouissance, L’Harmattan, 2000.
Répondant à la proposition de la revue Interfaces numériques, nous avons donc choisi d’interroger un philosophe, animant de multiples espaces web, portant de nombreuses réflexions sur les nouvelles technologies1, spécialisé en psychanalyse et notamment sur l’articulation du Sujet et de la jouissance2, Didier Moulinier.
Ce dernier nous éclaire dans un premier temps sur le concept de plaisir dans l’acception psychanalytique et ce qu’il met en jeu :
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Sigmund Freud. Die Traumdeutung (1899-1900), trad. : L'interprétation du rêve, dans Œuvres complètes, T. IV, PUF, 2003.
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Sigmund Freud. Au-delà du principe de plaisir (1920), Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2010.
Au sens courant le plaisir désigne la sensation agréable qui accompagne le soulagement d’une tension générée par un manque mais il s’agit d’une expérience dynamique qui croît avec la tension et donc aussi avec le manque, d’où un premier paradoxe. Par ailleurs, on réfère souvent le plaisir à une sensation corporelle ou physique mais à partir du moment où on l’élève à la dignité d’un principe, comme l’a fait Epicure avant Freud, on lui suppose une tout autre généralité d’ordre ontologique ou anthropologique. Lorsque déjà dans L’Interprétation des rêves3 Freud avance son « principe de plaisir » en opposition au « principe de réalité », c’est bien vers une forme de constance que penche le plaisir, défini par Freud comme décharge de la pulsion, le maintien de la tension à un niveau plus bas. Cela signifie entre autre qu’il ne faut pas confondre la pulsion avec le besoin, ni la détente de la pulsion (le plaisir) avec sa satisfaction. De son côté, le principe de réalité tente de préserver un équilibre à un autre niveau celui de la conscience et du social, pour maintenir l’ensemble des fonctions psychiques. Ces termes sont donc toujours corrélés, la dualité principe de plaisir/principe de constance évoluant vers la dualité principe de plaisir/principe de réalité. C’est dans Au-delà du principe de plaisir4 que Freud signale l’existence d’une tendance ne revenant ni au plaisir ni aux exigences de la « réalité » : la pulsion de mort ou Thanatos désigne les tendances pouvant amener un sujet à détruire tout lien social, toute unité psychique, à abolir tout désir ou excitation. En d’autres termes, il s’agit d’une tendance obstinée à vouloir « retrouver » l’inertie primitive d’avant toute pulsion et toute sensation de manque. En ce sens, elle est la version mortifère du principe de plaisir. Freud l’a étudiée sous les espèces de la compulsion de répétition, c’est en cela qu’elle est dite « au-delà du principe de plaisir ». La pulsion de mort est aussi l’héritière du principe de réalité en ce sens que la réalité, chez l’homme, n’est pas autre chose que son existence sociale d’où proviennent refoulement et interdit. Il n’y a donc pas lieu de maintenir une opposition absolue entre pulsion de vie et pulsion de mort, entre plaisir et jouissance, même s’ils restent distincts. Eros et Thanatos sont indissociables.
Le numérique s’immisce dans notre quotidien, l’expansion des équipements mobiles, de l’Internet et des environnements ubiquitaires questionnent notre relation à la réalité (et à son principe). La machine s’introduit toujours plus dans notre sphère intime offrant à qui veut s’en saisir un monde en puissance dans lequel nos rapports au temps, à l’espace, au corps et à l’autre se modifient. Si le principe de plaisir se transforme sous les pressions du monde extérieur, que devient le plaisir dans le monde numérique, monde puissant à la fois externe et interne ?
C’est un fait que l’on peut considérer comme établi : la poussée du « numérique », d’internet, des « nouvelles technologies » et autres « objets communicants » est en train de changer profondément non seulement notre rapport au monde et aux autres, mais aussi à nous-mêmes, au corps, au plaisir, à l’intime. Cependant, ce vaste univers de la « technologie » ne se présente évidemment pas de façon homogène, notamment dans ses effets sur notre vie psychique.
Les concepts de base, tels que « technique » ou même « technologie » sont d’ailleurs dépassés ou insuffisants pour rendre compte de ce qui nous « arrive ». Si l’invention des machines signe le passage d’une technique basée sur de simples (mais ingénieux) savoir-faire à des technologies complexes basées sur de savants calculs, la technologie qui nous occupe ici – l’informatique – se définit d’emblée comme un usage et une potentialité du numérique, au sens premier du terme. Elle dépend elle-même d’une science dont l’objet semblera plus traditionnel et plus « physique » : l’électronique. L’électronique est une discipline du traitement des signaux électriques, tandis que l’informatique produit de l’information en convertissant les signaux électroniques en signaux numériques. C’est dire que l’informatique traite les signaux selon leur structure et non plus selon leur matière, les impulsions électriques se réduisant numériquement à une série de signaux discrets et codés (des 0 et des 1). L’informatique est donc la science et la technique du calcul automatisé de l’information, par le biais d’une machine (ordinateur) qui manipule des données en fonction des instructions qu’on lui donne (programmes). L’informatique produit non seulement des objets mais également des savoirs, et aussi des habitudes liées à ces objets et à ces nouveaux savoirs.
En termes de plaisir et de jouissance rien de bien différenciant ni de spectaculaire n’est à signaler si l’on s’en tient aux produits de l’informatique au sens strictement technologique du terme : nous comprenons que la réalisation de machines de plus en plus sophistiquées et autonomes (et non plus seulement automatisées), ou le développement de logiciels de plus en plus complexes, puisse relever d’un plaisir intense pouvant aller jusqu’à la passion chez ses inventeurs comme chez ses utilisateurs. Les « mordus » d’informatique de la première génération étaient de ces passionnés comme on en rencontre encore dans les domaines voisins de la mécanique ou même du bricolage. Rien pour autant qui ne puisse les amener à se transformer eux-mêmes jusqu’à risquer de s’y perdre corps et âme, autrement dit d’en jouir.
Mais nous parlons désormais de mondes et d’environnements numériques, principalement à cause du développement fulgurant d’internet, et cela va bien au-delà de tout ce que nous pouvions imaginer et problématiser il y a encore quelques décennies en termes de progrès technologique, contrôlé ou incontrôlé, utile ou inutile, émancipateur ou aliénant. Désormais c’est la culture tout entière qui se trouve investie par le numérique et ses nouvelles possibilités, jusqu’à la littérature, le journalisme, l’éducation et bien sûr la gouvernementalité.
Je propose d’opérer une distinction entre deux concepts qui pourra certes paraître un peu massive et rapide, entre d’une part l’informatique, strictement du domaine de la technologie, et ce que nous appelons désormais le numérique qui tend à faire monde et environnement culturel, bien souvent perçu comme menaçant.
Cette dualité recoupe approximativement l’opposition entre plaisir et jouissance. J’ai évoqué tout à l’heure le « monde de l’informatique », sa science, ses produits, ses pratiques, qui certes ne passionnent pas tout le monde et c’est compréhensible. Le « geek » est par excellence cet individu passionné par l’informatique, qui va tirer un plaisir extrême et répété, voire compulsif, à posséder et surtout à « bidouiller » les objets high-techs les plus sophistiqués et les plus performants… Mais attention ! pas l’objet à la mode, pas le tout dernier iphone par exemple, qui en principe ne concerne pas les geeks ; Apple n’intéresse pas et n’a jamais intéressé les geeks férus et touche-à-tout, car Apple verrouille ses systèmes et ses appareils, interdisant de fait l’attitude geek. Le geek, même s’il donne l’impression de « s’éclater » dans son domaine (qui évidemment s’étend jusqu’à internet), est véritablement dans le plaisir, un plaisir souvent extrême, mais non dans la jouissance. Paradoxalement, c’est le possesseur lambda de l’iphone qui, en tant que membre inconscient du « troupeau », est dans la jouissance, même s’il prend aussi du plaisir à manipuler ce bel objet qu’est l’iphone. Mais ce plaisir, bien trop mimétique, se fait à ses dépends, c’est bien ce qui signe le fait qu’il relève de la jouissance. Une jouissance qui nous possède. Par définition, le plaisir est contrôlable, gérable, la jouissance ne l’est pas. Ceci étant, notre rapport aux objets et aux gadgets technologiques, qui eux-mêmes ne sont plus tout à fait des « outils », ne donne qu’une faible mesure de la jouissance que nous tirons du numérique. Les plaisirs et les « joies de l’informatique » nous amènent inéluctablement à la « jouissance internet ».
Le numérique, maintenant. Il est assez amusant de constater combien une majorité personnes se fourvoient en le ramenant purement et simplement au « technologique », en appliquant notamment à internet des concepts et des raisonnements valant pour l’informatique. À titre d’exemple, on entend souvent parler de l’« outil numérique » ou pire de l’« outil internet ». On entend beaucoup cela, par exemple, dans l’Éducation nationale et l’on peut en déduire que celle-ci n’est pas prête d’accomplir la « révolution numérique » que pourtant elle appelle de ses vœux. L’« outil internet » ! Comme si internet était un simple prolongement de l’ordinateur (qui lui est bien un objet utilitaire. Mais plus seulement), fort utile certes, mais dont il ne faudrait pas abuser à cause de ses « dangers », lesquels sont dès lors fantasmés comme liés exclusivement à un certain usage, tantôt bon, tantôt mauvais, comme il en va de tout instrument, voire de toute industrie. On ne peut pas se tromper plus lourdement ! Internet est l’extension, par le moyen de l’informatique, de notre environnement social et culturel.
Ce n’est même pas un « monde virtuel » comme on le croyait et comme on le disait il y a encore quelques années (je ne crois pas que des enseignes comme Amazon se seraient contentées d’un commerce virtuel), ce terme de « virtuel » renvoyant malencontreusement à « irréel » ou à « inactuel » dans le meilleur des cas. Chacun sait désormais que le(s) monde(s) issu(s) de l’informatique, qui sont des réseaux mouvants partiellement dématérialisés sont parfaitement réels. La dualité conceptuelle de laquelle nous sommes partis, avec Freud, entre principe de plaisir et principe de réalité, aura bien du mal à demeurer, même déplacée ou contorsionnée. Ce que nous offre l’informatique, internet, les autoroutes de l’information, c’est un champ grand ouvert à la jouissance – mais non dénué de lois ni d’interdits – où nous avons toutes les chances, au-delà de l’excitation ou au contraire de l’aversion plus ou moins vives que ces choses nous inspirent, de nous …perdre… ou pas.
Si je donne l’impression ici de diluer ou de banaliser le concept malgré tout spécifique de « jouissance » cher à la psychanalyse, nous pouvons le rectifier si vous voulez, mais ce n’est pas anodin. Certains déterminismes fondateurs de la psychanalyse – familiaux chez Freud, linguistiques chez Lacan – volent en éclat dans la société à l’« âge du numérique ». L’ouverture de la société au (ou par le) numérique et internet modifie fondamentalement les modèles familiaux, donc ce que nous savons de l’articulation du désir et de la jouissance, donc la répartition des plaisirs (gérables) et de la jouissance (hautement désirable mais toujours, par définition, dans l’excès ou dans la perte).
Le terme « d’environnement numérique » vient signifier le déploiement technique accréditant la numérisation de nos actes, de nos relations et de notre existence. S’infère dès lors que le nombre devient notre nouvel environnement. Si notre réalité n’a d’existence que de langage, dans le virtuel la reductio scientiae ad mathematicam élabore un nouveau rapport au monde. Qu’en est-il dans ce contexte du symbolique qui si nous suivons Lacan est celui qui subordonne pour une part la jouissance pour nous inscrire dans la Loi du désir ?
Si vous le permettez, avant toute chose, je pense qu’il serait utile de retracer brièvement cette notion de symbolique chez Lacan. Elle nous ramène, en apparence, très loin d’une vision mathématicienne du monde, puisqu’elle serait plutôt de type heideggérien : c’est premièrement le registre de Parole qui, pour Lacan, est censé fonder le symbolique. Le symbolique représente nos capacités langagières (nous sommes tous des êtres parlants). Le propre de la jouissance, c’est de ne pouvoir être dite, les mots n’y suffisent pas. Dans notre réalité langagière nous sommes manquants, voilà ce qui nous introduit dans le désir et dans le plaisir (qui abaisse la tension du manque), là où la jouissance ne laisse rien savoir du manque.
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Jacques Lacan. Le séminaire Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse. Seuil, Paris, 1978.
Mais Lacan n’a pas hésité, justement, dès son Séminaire II5 au début des années 1950, à comparer sa conception du symbolique avec les systèmes informatiques (cybernétiques) où le code binaire formé d’éléments discrets, définis par leur seule absence/présence, s’avère homologue au système signifiant (S1-S2). Au fond, le signifiant ce n’est rien d’autre que le « monde de la machine », et Lacan de rappeler en substance que si ce monde ne pense pas, ou ne produit de la pensée, et bien nous ne pensons pas non plus. Lacan formule alors des thèses provocatrices qui anticipent largement celles, dites postmodernes, d’un Jean-François Lyotard soutenant vingt-cinq ans plus tard que la connaissance, au fond, ce n’est jamais que de l’information.
Qu’en est-il donc du « symbolique » en ce début du XXIe siècle qui partout voit l’essor – et bientôt le triomphe – de la cybernétique mais aussi des nanotechnologies, jusqu’à la tentation transhumaniste ? En raccourci : la « révolution » numérique a t-elle eu, ou aura-t-elle raison de « l’ordre symbolique » ? L’ordinateur a-t-il définitivement fermé le bec au sujet qui parle ? Je l’ai dit, la psychanalyse s’appuie quant à elle sur la « fonction symbolique », laquelle s’accommode finalement assez bien des différentes conceptions, historiquement fluctuantes, de « l’ordre symbolique ». Or, quand on considère d’où vient le concept lacanien de « sujet », comment il a été fabriqué à partir d’un déterminisme linguistique strict, l’on se dit que ce concept de sujet et l’irréductible subjectivité humaine n’ont pas grand chose à craindre, en toute logique, du développement de l’informatique et du numérique, d’internet et des réseaux, ou des jeux vidéos.
Abordons la question du plaisir et de la jouissance, ou ce que devient le couple Eros/Thanatos « à l’heure du numérique » ? Mon intuition est que la critique « néo-réac » qui tente de s’emparer actuellement des consciences troublées, entre autres, par l’évolution des technologies, s’en prend également à la singularité et à l’inventivité spécifique des plaisirs, là est son puritanisme, justement en brandissant le spectre d’une aliénation collective et d’une jouissance mortifère dont serait porteur le numérique.
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Roland Barthes. Le plaisir du texte, Seuil, Paris, 1973.
Serait-il si absurde qu’existât un « plaisir du code » (un plaisir du jeu, du surf, etc.) comparable à ce que Roland Barthes appelait en son temps – non sans une certaine malice ni un sens subtil de la subversion – à l’égard de la psychanalyse – un « plaisir du texte6 », soit le lieu d’une jouissance et d’une dépense certes (que Barthes situait pour son compte, au plan de la lecture), mais où saurait aussi se/s’émouvoir un individu, affranchi justement de l’interdiction de jouir qui frappe le « sujet ». Donc l’individu plutôt que le sujet, d’une part, le plaisir plutôt que la jouissance (trop chargée d’interdit), de l’autre. Ce très subtil pied-de-nez que Barthes avait adressé, à son époque, aux « lettrés » lacaniens, je me demande si l’on ne devrait pas le transposer au niveau de l’informatique et de ses pratiques, par exemple à partir de l’écriture du code. Peut-on s’amuser, prendre du plaisir à écrire du code ? Gageons au moins que, du côté des hackers – je parle des « petites frappes », pas des systèmes-pirates qui sont le fait de robots inconscients et d’organisations maffieuses qui s’y entendent pour faire jouir les foules – ce plaisir « malin » ne doit pas être mince.
D’ailleurs, « le plaisir du code » pourrait s’opérer à partir du déplacement qu’il effectue sur la frontière entre le réel et le virtuel. Cette frontière a notablement évolué depuis les dernières avancées des technologies de l’information. Ce n’est évidemment pas le réel qui a changé, ni sa fonction, puisque précisément le réel est l’indice de ce qui ne change pas, de ce que l’on peut toujours s’attendre à trouver « au même endroit ». Ce qui a changé concerne plutôt le champ mixte de la réalité effective et du possible, car dans le champ de l’expérience humaine sont brouillées les frontières entre ce que nous appelions naïvement le « réel » et le « virtuel », puisqu’il est clair aujourd’hui que ce champ comprend les deux dimensions inextricablement liées (comme cela a probablement toujours existé sous d’autres modalités et d’autres appellations, par exemple l’intrication de l’historique et du légendaire à une autre époque).
C’est tout le champ érotisable des relations humaines qui s’en trouve élargi, tout comme celui de l’amitié. Nos amis « distants » sur facebook par exemple ne sont pas moins réels que ceux, en chair et en os, de notre réalité quotidienne : c’est dire combien ils peuvent être de la même façon authentiques et illusoires, vrais ou faux amis !
Du point de vue du plaisir, opposer le réel et le virtuel s’avère également extrêmement compliqué pour ne pas dire totalement vain. Par exemple, le plaisir d’effectuer une simulation de vol n’est pas moindre que le plaisir de piloter un vrai avion (plaisir plus intense sans doute dans ce dernier cas, mais grandement diminué par les contraintes physiques et le facteur risque). Justement, ce dernier exemple m’amène à explorer une piste classique et incontournable, à savoir les rapports entre le plaisir et le jeu, plus précisément le plaisir et la virtualisation. Car il paraît évident que les plaisirs de l’informatique et du numérique ont à voir fondamentalement avec cette dimension essentielle du plaisir qu’est le jeu.
Comme on sait le concept de réalité virtuelle – relativement restreint en tant que tel – s’applique parfaitement au jeu vidéo. La réalité virtuelle est la reconstitution numérique d’un monde (inventé ou non) dans lequel un utilisateur peut vivre une activité sensori-motrice en immersion et en interaction immédiate avec des entités 3D artificielles, elles-mêmes parfois reliées à d’autres utilisateurs humains. Le plaisir intense qu’on peut y trouver, et même la jouissance si l’on s’y abandonne entièrement, n’est pas sans rapport avec ses vertus en quelque sorte résolutoires. Comment cela ?
Traumatique étant le premier contact perceptif avec le réel – c’est le fondement même de la psychologie freudienne – par le langage naturel tout d’abord puis par le langage mathématique et la technologie ensuite, nous le médiatisons et le dilatons dans l’imaginaire d’un « monde » construit, faisant s’évanouir la frontière du réel et du virtuel. Virtualiser une entité quelconque n’est pas la déréaliser négativement (comme si on la réduisait à un ensemble de possibles définis et limités), cela revient plutôt à lui offrir une seconde naissance et comme une seconde chance. Toute virtualisation revient à une création de réalité et à une augmentation de liberté : c’est bien cela qui nous semble si « jouissif » dans les technologies numériques créatrices de réalité virtuelle – parfois de réalité augmentée – particulièrement dans le domaine du jeu vidéo où les meilleurs produits nous offrent cette possibilité démiurgique.
En poussant un peu les vertus démiurgiques du jeu vidéo, on rencontrerait les potentialités créatrices plus explicitement artistiques du numérique, et des modalités de plaisir/jouissance accrues. Tout en nécessitant d’inévitables moyens techniques et des connaissances scientifiques poussées, les productions numériques n’en sont pas moins potentiellement artistiques en tant que créatrices de formes nouvelles. Elles peuvent tendre, par exemple, vers l’effacement de toute figuration et donc de toute action extérieure, pour se concentrer sur la dynamique interne, la structure voire la texture même des choses. Jusqu’à l’informe, jusqu’à l’intime ?
Enfin, notons la nécessité à mon sens de penser ensemble les incidences remarquables du numérique sur les activités ludiques et les pratiques créatives en les nouant au maximum à la dimension éducative, ce qui est essentiel lorsqu’il s’agit de donner du sens à nos pratiques : l’on tiendrait peut-être une piste pour orienter (réformer ?) différemment à la fois la pédagogie (n’excluant plus le plaisir) et les programmes éducatifs d’une façon peut-être plus en phase avec l’époque.
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Jacques Lacan. Télévision, Seuil, Paris 1974.
Quel plaisir et quelle jouissance pour la vertu démiurgique du code ? La jouissance, comme telle bien réelle, s’articule à l’inconscient. La psychanalyse dispose d’un concept intéressant à cet égard qu’elle nomme « la jouissance du déchiffrage ». On ne saurait mieux exprimer ce qu’il en est de la jouissance numérique et des plaisirs qu’elle autorise. Lacan exprime cette idée notamment dans un passage de Télévision7 : « Ce qu’articule comme processus primaire Freud dans l’inconscient (...) ce n’est pas quelque chose qui se chiffre, mais qui se déchiffre. Je dis : la jouissance elle-même ».
D’après l’ancienne conception naturaliste du virtuel, celle d’Aristote, la jouissance de l’être (son épanouissement) consistait tout entière dans le passage du virtuel au réel. Le « virtuel » d’une chose, dans ce contexte, ce sont des déterminations précises qu’Aristote appelait simplement sa « nature », tandis que nous disons son « code ». Mais selon Aristote c’est encore la nature et plus précisément le Temps qui assure le passage à l’acte et l’épanouissement de ce qui ne faisait que demeurer en puissance. Maintenant, nous sommes capables de générer des déterminations extra-naturelles en inversant le processus, en passant de l’actuel au virtuel (soit pour simuler la réalité soit pour la stimuler, c’est-à-dire « l’augmenter ») grâce aux technologies numériques. Tandis que l’intelligence assistée par la technique génère du virtuel quasiment dans l’instant, le plus souvent dans le but « d’augmenter » la réalité, pour plus d’efficacité ou plus de plaisir. Celui qui met la main au code connaît le plaisir démiurgique de chiffrer, de comprendre et de créer. Mais celui qui consomme simplement le produit informatique (comme un jeu vidéo, ou un environnement matériel et/ou logiciel propriétaire) entre dans le plaisir spécifique du déchiffrage, dont on a vu qu’il s’agit surtout, à ce niveau là, du déchiffrage infini d’une jouissance qui le dépasse. Bien entendu, tout abord de la jouissance humaine s’effectue par le biais nécessaire d’un « fantasme » dont la fonction est justement de protéger de la jouissance en interposant un rideau de fumée, éminemment agréable.
L’intrication réel-virtuel peut également s’étendre à la question du corps car aujourd’hui l’outil manipulable, déplaçable et sensoriel fait de l’univers numérique une extension d’avec mon corps physique. Ce dernier s’incarne aussi au travers de l’avatar, qui fournit au sujet dans la virtualité, la projection d’une image (dans la même logique que l’épreuve du miroir, celle qui actualise le moi du sujet dans la réalité). Le corps s’incarne donc devant et dans le medium digital. Quel effet sur l’appréhension – ou la préhension – du corps dans et par le numérique ? Quelle est la part d’Eros et de Thanatos dans l’identification à un idéal numérique ou bien dans la sujétion du corps par le numérique ?
L’un des plus anciens fantasmes de l’humanité est la décorporisation, la possibilité de se déporter et de s’incarner dans un corps étranger, fût-il hallucinatoire. C’est un peu ce qu’autorise l’avatar sous la forme d’une image numérique dans la dimension dite « virtuelle ». Cela ne met pas en jeu une identification imaginaire de type structurante, je crois d’ailleurs que le virtuel en tant que réalité abstraite et mathématique est de nature plus hallucinatoire qu’imaginaire (s’il faut le rapporter à des catégories psychiques).
Mais il est vrai que le numérique a cette faculté non négligeable de créer une sorte de nouvelle « empathie » faite d’interconnexion – entre le corps et la machine, puis entre le sujet et son avatar, et finalement entre deux corps et donc deux sujets via le réseau – qui pourrait bien compliquer ce que nous appelons ordinairement : sensibilité (soit, le plaisir).
Prenons directement l’exemple de la sexualité ou même de la pornographie. Le commerce pornographique, sur internet, sous forme de chats ou autres, a donné naissance à une nouvelle forme de consommation sexuelle basée sur la réalisation virtuelle des fantasmes. Cette possibilité engendre une sorte de « cybersexualité » située à mi-chemin entre la sexualité purement virtuelle (pornographie passive) et son application éventuelle comme « réalité sexuelle augmentée » (si l’on peut dire). Ce dernier concept pourrait très bien relever de ce que vous appelez la sujétion du corps par le numérique, grâce à une série de modifications corporelles ou de greffons technologiques permettant, par exemple, d’établir une relation « érotique » à distance entre deux corps, voire entre plusieurs corps. La simple imagination peine à se représenter l’ensemble des possibilités théoriques et pratiques d’une telle extension du sensible et, justement, de l’imaginaire. En tout cas, au hit-parade des fantasmes sexuels de nos contemporains, l’appareillage chair-métal figure indéniablement en bonne place. Plus généralement l’implication et l’intrusion de l’autre virtuel, numérique et technologique, dans la sexualité, son approche, son éducation, sa consommation, est désormais un fait établi. Cela a t-il pour effet d’accentuer le voyeurisme, le narcissisme, le mimétisme, jusqu’à la destruction de l’intime ? Faut-il parler obligatoirement d’assujettissement et d’aliénation, voire de perversion à grande échelle ?
Si ces phénomènes peuvent sembler inquiétants, ce n’est pas une raison pour les caricaturer. Plus que jamais il faut se rappeler que la technologie est une illustration de ce que Platon appelait Pharmakon, poison et remède en même temps. En l’occurrence, les technologies numériques nous apportent une dose probablement équivalente de liberté et d’aliénation. La prise de conscience du risque, émancipatrice, est censée accompagner le risque.
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Réalisateurs, Levan Akin, Harald Hamrell, Scénariste, Lars Lundström, 2012, Real Humans : 100 % humain, Suède, Matador Film.
Enfin quelle est la part d’Eros et celle de Thanatos dans ce contexte, d’un côté ce qui lie et différencie, porteur d’altérité, de l’autre ce qui délie et tue à travers la répétition du même ? Un sujet humain particulier aura toujours moyen de s’orienter, grâce à l’éthique, la psychanalyse ou autre, en se gardant des « mauvaises » répétitions. Concernant l’humanité, de même que certains en appellent à un nouveau « contrat naturel », une « nouvelle alliance » entre l’homme et la nature, et travaillent à un « rapprochement » moral de l’homme et de l’animal (cf. le dernier Derrida), ne faut-il pas justement et parallèlement envisager, comme anticiper, une sorte d’« alliance » culturelle entre chair et métal, entre hommes et machines (puis-je aimer un robot, lui dois-je une forme de respect, etc., ne seront plus bientôt des questions dénuées de sens, cf. la série « Vrais humains8 ») ?