Introduction
Du plaisir dans les environnements numériques, ce n’est pas seulement poser un thème au sujet duquel les chercheurs, artistes et designers sont invités à s’interroger, c’est aussi affirmer cette évidence qu’il y a « du plaisir » dans les environnements numériques. Mais cette évidence est restée, étrangement, peu questionnée, comme si cette dimension du plaisir était encore recouverte, vouée au « non-dit » sinon au tabou. Tandis qu’à l’inverse se multiplient les discours promouvant l’innovation des technologies numériques, ne considérant au mieux l’humain qui les utilise qu’en fonction de sa satisfaction de client. Le paradoxe est le suivant : alors que les industries du numérique ne cessent de « vendre du plaisir » et que les créateurs (artistes, designers…) ont pour tâche de concevoir et de produire sans relâche des dispositifs contribuant au réenchantement hypermoderne du quotidien, on ne dispose toujours pas d’un modèle de description ou d’intelligibilité en mesure d’éclairer la gamme complexe des plaisirs ni les diverses singularités des expériences éprouvées par ces usagers qui retournent pourtant à ces médias numériques en raison même de la jouissance mise en jeu. Comme si les sciences humaines restaient désarmées face à cette question, sauf à la prendre à revers, en « diabolisant » exemplairement l’addiction supposée créée par les jeux vidéo devenue l’indépassable « cliché » saturant et aveuglant l’espace de questionnement sur cette palette, multiforme et complexe, de plaisirs pouvant être éprouvés dans la diversité des médias numériques. Comme si le plaisir qui se trouvait possiblement là n’était voué à son approche qu’en tant que divertissement inapproprié, s’imposant comme fuite hors du réel, comme perte de soi dans la préoccupation d’une existence virtuelle (sur Internet, dans les jeux vidéo etc.) au sens heideggérien d’Uneigentlichkeit.
Pourtant, dans la possibilité des formes multiples auxquelles ils ressortissent, ces plaisirs du numérique disposent à habiter autrement les mondes réels et/ou virtuels, en donnant force d’acte à la part d’imagination mise en jeu dans la concrétude des médiums et des environnements qui s’expérimentent ainsi. Car si l’on a préféré l’expression d « environnements numériques » à celle de « médias numériques », c’est pour ouvrir le plus largement possible les terrains d’investigation pouvant mobiliser tant les médias recomposés à l’ère du numérique que les réseaux, les téléphones portables et leurs applications, les jeux vidéos mais, aussi, les installations ou dispositifs conçus tant par des artistes que par des designers et développeurs de logiciels hybridant parfois espace réel et virtuel. Diversité des plaisirs pris à un jeu, à un objet numérique, à une œuvre, à un espace virtuel… Mais, quel que soit le dispositif mis en jeu, l’interrogation doit pourtant porter plus loin que sur la diversité des modes de plaisir impliqués. En effet, il semble essentiel de parvenir à mettre au jour la façon dont ces plaisirs possibles, parfois mêlés de déplaisir, deviennent, originellement, l’enjeu d’une expérience (en mesure de mobiliser à la fois sensation, perception, cognition, imagination, mémoire…) et ce en vue de pouvoir comprendre les incidences de cette expérience sur les sujets qui y sont confrontés, dans la solitude et/ou dans le partage de ce qui s’y trouve à vivre et à dire.
Dans quelle mesure le retour du sensoriel dans ce paysage numérique trop longtemps réputé « immatériel » a-t-il favorisé cette acculturation possible du plaisir ? Comment est-on passé, phénoménologiquement parlant, d’une austérité traditionnelle d’interfaçage informatique à une originalité formelle laissant apparaître ce qui se présente à l’écran sous d’autres modalités perceptives ? La logique informatique s’y retrouve-t-elle transcendée, en devenant ce qu’elle n’était pas, ou bien se dévoile-t-elle comme ce langage formel toujours à la recherche d’une plasticité quasi vivante ? En quoi cet horizon de plaisir se voit-il actualisé (représenté, figuré, incarné, virtualisé…) sous des formes inédites au sein des œuvres, objets, espaces, ou autres dispositifs numériques offerts à l’expérience des usagers ? Ou en quoi est-il transformé, retourné, inversé, lors de l’usage ? De quelle manière ce plaisir pris avec des machines, des artefacts numériques, des mondes virtuels est-il spécifique tout en étant ontologiquement questionnable ? Dans quelle mesure « menace-t-il » ou, au contraire, délivre-t-il la nature intrinsèquement humaine du plaisir, dans sa façon caractéristique de mettre indissociablement en jeu le corps, l’imaginaire et le symbolique ? Ces plaisirs promis donnent-ils parfois lieu à des déplaisirs, au sentiment d’impuissance face à l’univers machinique qui a sa propre logique de fonctionnement faite de procédures logicielles et informatiques happant l’usager ? En quoi les créations proposées par des designers, des game-designers, des artistes, ont-elles su dépasser la réduction du plaisir à un simple « divertissement » voire à une aliénation ? Ou bien n’y a-t-il de destin à cette quotidienneté numérique qu’un grand « On » (au sein duquel chacun tend à perdre son identité) ou un excès de mondanéité se laissant exister comme tel dans les multiples formes du numérique ? Comment se traverse ou se dépasse plus ou moins positivement ou négativement cet « endormissement » ? Quelles parts d’ombres, d’Eros et de Thanatos, d’angoisses, de peurs, de contraintes doit-on réveiller pour que s’opère la catharsis d’une possible liberté ? Pour nous confronter à quel(s) type(s) d’expérience(s) ?
Qu’en est-il des dimensions sémiotiques, anthropologiques, rituelles, sociales, intimes, phénoménologiques, communicationnelles ou encore esthétiques de ces nouveaux plaisirs ou déplaisirs pris dans les environnements numériques ? Dans quelle mesure cette dimension plurielle et multiple du plaisir liée à l’usage des environnements numériques appelle-t-elle à un éclairage transdisciplinaire tout autant qu’à une profonde remise en question ? En quoi l’Esthétique, comme champ appropriable par des regards transdisciplinaires, se retrouve-t-elle urgemment confrontée à cette question, centrale dans son champ, du plaisir, sous des modalités différentes dès lors qu’elle l’aborde dans cette diversité des modes d’usage du numérique qui excèdent la traditionnelle situation de la contemplation tout en mobilisant malgré tout la sensation et ce que Kant appréhendait sous la formule d’un « libre jeu de l’imagination et de l’entendement » ? En quoi l’exigence du jugement esthétique kantien, celle d’un plaisir libre irréductible au poids de nos addictions, de nos déterminismes et de nos inclinations, transparaît-elle de façon directe ou indirecte dans les nouvelles possibilités d’expérience offertes par les environnements numériques ? Enfin, y a-t-il là, à travers toutes ces choses numériques, de quoi continuer à s’étonner de ce qui est à proportion de ce à quoi cela nous ouvre? Qu’acceptons nous de voir ou de découvrir dans ce fond numérique à la mesure de ce qui nous y saisit et de ce que nous sommes prêts à y saisir, dans le temps opportun de la rencontre ouvrante d’une interaction ?
À ces questions ouvertes, les neuf articles présentés dans ce numéro n’apportent pas tant d’illusoires réponses convenues qu’elles ne prolongent une problématique dont la richesse s’éprouve conceptuellement dans cette diversité des points de vue pouvant se croiser sur un thème encore difficile à appréhender mais que ce dossier aura contribué à baliser.
Deux entretiens ouvrent ainsi la réflexion. S’y entrevoit l’écart parfois irréductible entre les questions et les réponses où se profilent les perspectives heuristiques à l’horizon desquelles le libre jeu de la pensée s’approprie, toujours plus avant, l’espace-temps des interfaces.
Nous remercions les membres du comité de lecture pour la qualité de leur travail.