Interaction et interactivité
De l’iconique au vidéoludique et des ethnométhodes aux technométhodes Interaction versus interactivity: from iconic to videoludic and from ethnmomethods to technomethods

Étienne Armand Amato 
et Étienne Perény 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.1315

L’analyse des différentes formes historiques de communication avec les ordinateurs montre que l’apparition de l’écran et de l’image interactive a ancré une relation plus manipulatoire, incarnée et dynamique. Rétrospectivement, deux principaux régimes d’interactivité sont aujourd’hui bien repérables. D’un côté, l’effectuation correspond à une modalité instrumentale et distanciée typique des hypermédias, du web et des interfaces des logiciels productifs. De l’autre, l’instanciation concerne l’immersion active à travers un avatar dans un environnement simulé 3D temps réel (jeux vidéo, métavers). Avec la mise en réseau des humains et des ordinateurs, la question de l’interaction resurgit au‐ delà de la relation humain‐machine. Une nouvelle articulation conceptuelle est proposée grâce aux notions d’ethnométhode et de technométhode pour revisiter interaction et interactivité. Il en résulte à la fois des perspectives de recherches appliquées et une bonne compréhension rétrospective des confusions théoriques restées nombreuses à ce sujet.

The analysis of the various historical forms of communication with computers shows that the appearance of the screen and the interactive image anchored a more manipulative, embodied and dynamic. Retrospectively, two main regimes of interaction are now well spotted. On one side is the effectuation of any term instrumental and distanced typical of hypermedia, web and software interfaces productive. On the other, the instantiation is about the active immersion through an avatar in a simulated 3‐D real‐time (video games, metaverse). With the networking of humans and computers, the question of the interaction reappears beyond the human‐machine relationship. A new conceptual articulation is proposed through the notions of ethnomethod and technométhod witch revisit interaction and interactivity. The result is simultaneously the prospects for applied research and understanding long retrospective of many theoretical confusion about this topic.

Sommaire
Texte intégral

1. Analyse rétrospective et généalogique des premières interactivités

1.1. Le rapport conversationnel, paradigme inaugural de la communication entre l’humain et l’ordinateur

Le paradigme inaugural du commerce entre l’homme et l’ordinateur fut celui du « test de Turing » ou « jeu de l’imitation », une conversation uniquement textuelle basée sur une succession de questions‐réponses, servant à décider si l’on avait affaire à un humain ou à une machine (Turing, 1950). L’enjeu était de savoir si cette dernière pouvait se hisser au rang de partenaire intelligent, ou mieux, d’alter ego. On peut considérer que cette relation conversationnelle est à la source d’une interaction définie comme échange entre un sujet et son homologue artificiel, assimilable à un quasi‐sujet machinique. Au‐delà de cette équivalence entre l’être vivant et artificiel en termes d’intelligence et de pertinence, bien représentative de l’ambition portée par la cybernétique, cet article fondateur renvoie indirectement à la modalité originelle de communication avec l’ordinateur, qui fut textuelle et reposait sur un « langage machine » permettant de le programmer.

Note de bas de page 1 :

Au cours de notre communication au colloque Homo Ludens au Québec (Amato, Perény 2008).

Avec les années cinquante entreront en scène ces machines à calculer et à traiter l’information fidèles à la fameuse architecture de von Neumann, des ordinateurs électroniques dont le schéma de conception évacuait toute référence à l’utilisateur humain. En n’offrant que des périphériques d’entrées et de sorties séparés et non couplés, ils obéissaient à des transactions de chaînes de caractères alphanumériques codées saisies par des opérateurs pour réaliser d’importants calculs faits en temps différé. En l’occurrence, il n’était nullement question d’interactions homme/machine, seulement d’actions séquentielles de programmation de formules mathématiques et d’introduction/récupération de données via des cartes perforées. Et de fait, jusqu’au début des années soixante et leur miniaturisation grâce au transistor, les ordinateurs resteront ces imposantes machines, peu nombreuses et accessibles, constituant une lignée première, celle que nous avons qualifiée « d’informatique de puissance »1.

1.2. L’entrée en scène de l’écran et les deux modes d’interaction

Note de bas de page 2 :

« Semi‐Automatic Ground Environment » dont Ségal (2003) traite en détail à partir de nombreuses sources américaines.

D’une manière certaine, c’est l’intégration fonctionnelle de l’écran cathodique à l’ordinateur en guise de périphérique de sortie et d’entrée qui va faire émerger une seconde lignée concurrente à la première, celle de « l’informatique interactive ». Issu du croisement du radar et de la télévision, l’écran s’impose dans le cadre du projet Whirldwind, rebaptisé SAGE2. Il est le seul à pouvoir répondre aux impératifs d’une gestion en temps réel des informations entrantes et des instructions sortantes, permettant de superviser et de commander les systèmes d’alerte et de défense anti‐aériennes. L’écran autorise la visualisation continue des positions des avions en vol, affichées sous une forme iconique rudimentaire. Il introduit un véritable rapport corporel envers cette représentation, grâce au stylo optique d’un opérateur qui touche des symboles mobiles figurant les avions afin d’afficher ses données de position ou de trajectoire. Dans un autre contexte civil, les expérimentations sur le TX‐0, premier ordinateur à transistors et machine prototypique du projet SAGE, confirment la place centrale de l’écran et de l’image. Il en résulte les premiers proto‐jeux vidéo informatiques qui vont démontrer l’efficience et l’accessibilité d’une communication iconique en temps réel.

Note de bas de page 3 :

« What You See Is What You Get » : « ce que vous voyez est ce que vous obtenez » est le slogan énonçant le principe de similarité apparente entre les actions réalisées, les méthodes pour les mener à bien et les résultats obtenus.

De la sorte, à partir de l’émergence de l’informatique interactive à la fin des années soixante‐dix, deux modes d’interaction avec l’ordinateur vont coexister, le textuel et l’iconique, avec pour paradigmes respectifs d’une part le dialogue, d’autre part le couplage humains/machines via l’écran. Le dialogue langagier restera la modalité dominante et se fera au début sur le mode strictement conversationnel, avec la fameuse ligne de commande. Les interactions textuelles vont dominer sans conteste les années soixante et soixante‐dix et se trouver domestiquées et popularisées à la fin de cette période par un prétendu langage naturel, qu’incarne dans le contexte français le Minitel et ses gros boutons SUITE et RETOUR, ou encore par les Bulletin Board Systems généralisés par Compuserve. Mais l’informatique interactive ne deviendra accessible au grand public qu’avec la généralisation de l’interface graphique d’utilisateur, (en anglais, Graphic User Interface ou GUI), et l’ouverture vers un usage intuitif basé sur un langage gestuel et visuel popularisé par le Macintosh, puis par Windows au début des années quatre‐vingt, avec la métaphore du bureau, le wysiwig3, la poubelle et la souris.

La souris, avec son intégration à l’univers de l’interface graphique utilisateur et au wysiwyg, fera triompher dans le rapport homme/machine la prééminence du pointeur et du clic servant à la désignation, à la sélection, en fait une interactivité de simple choix, largement associée aux menus et à des séquences d’action et de réaction. Une interactivité machinique et de commande, qualifiée de réflexe, s’installe du fait de la dissociation du geste effectué sur un plan horizontal et représenté symboliquement sur le plan vertical de l’écran, avec une main humaine transformée en flèche de pointage. Cette interactivité basique, parfois qualifiée de faible, sera bien analysée dans ces déterminants dans les années quatre‐vingt et au début des années quatre‐vingt‐dix, pour être synthétisée au début des années 2000 (Julia et Lambert, 2003). Mais parallèlement, dès le début des années quatre‐ vingt, émerge avec la vidéo interactive nouvellement apparue grâce au vidéodisque une interaction fortement iconique qui se popularise aussi d’une manière éphémère. Cette machine à images pouvait être associée avec un micro‐ordinateur et avec diverses interfaces de désignation et de manipulation directe, dont le crayon optique des origines ou les premiers écrans tactiles. Toutes ces interfaces de commande donnaient au sujet une prise directe sur la manipulation des images qui étaient pour la première fois de qualité télévisuelle. Elles laissaient entrevoir ainsi une interactivité véritablement iconique, c’est‐à‐dire ne passant plus par le texte et un graphisme signifiant, mais par un couplage proprement cybernétique avec l’écran, et cela bien avant la maturité de l’image numérisée ou de l’image de synthèse.

1.3. La bifurcation avec l’interactivité iconique et le triomphe de l’hypertextuel

À la fin des années quatre‐vingt, intervient une bifurcation, une séparation en mondes parallèles entre le jeu vidéo et l’informatique interactive, qui se traduira par un cheminement distinct d’une vingtaine d’années. Pour ce qui est du premier, leurs acteurs ou promoteurs ne vont plus guère parler d’interactivité, mais de gameplay – longtemps resté en anglais dans le texte et finalement traduit par jouabilité – à propos de jeux aux images déjà figuratives, mais encore fortement schématiques.

L’informatique interactive pour sa part, du début des années soixante jusqu’au début des années quatre‐vingt‐dix, ne bénéficiera pas d’une image de qualité suffisante pour prétendre à une interactivité vraiment iconique, devant attendre la maturité du numérisé, puis du numérique pour offrir une interaction forte et en plein écran. Si des avancées plus radicales ont fini par intervenir dans le domaine de l’interactivité iconique, elles sont restées limitées à des secteurs spécialisés, comme les installations artistiques et la muséographie culturelle, ou encore l’instrumentation professionnelle, c’est‐à‐dire le dessin et la conception assistés par ordinateur, le traitement d’images ou les effets spéciaux en image de synthèse et le montage virtuel. Dans la vie quotidienne, les avancées les plus marquantes furent par contre cantonnées au domaine subculturel du jeu vidéo, d’ailleurs en pleine expansion, mais encore académiquement délaissé dans ces années quatre‐vingt‐dix.

Ainsi, du point de vue du dispositif communicationnel, la mise en place d’un bouclage iconique par l’écran cathodique de l’entrée et de la sortie de la machine de von Neumann a instauré des séquences de transactions allant du textuel au graphique, voire plus rarement à l’iconique, de plus en plus propices à un rapport direct et en temps réel de l’homme et de la machine. Cependant, c’est l’interfaçage du clavier et de la souris qui a rendu dominante et a fait perdurer une pratique instrumentale de l’interaction.

2. Les deux régimes de l’interactivité : l’effectuation et l’instanciation

2.1. L’effectuation : un régime instrumental allant du graphique à l’iconique

Pour mieux cerner ces évolutions, la notion d’effectuation va permettre de caractériser une forme fondamentale du rapport interactif, celui du régime instrumental, c’est‐à‐dire d’un régime d’interactivité majeur et bien identifiable. L’effectuation (Perény, 2010) se définit comme action ou suite d’actions, c’est‐à‐dire d’interventions dans le but de modifier un état de fait par la production de conséquences. Partageant une étymologie commune avec le vocable « effet » et avec la forme verbale transitive (effectuer quelque chose), cette notion met donc l’accent sur la nature causale, intentionnelle et séquentielle de ces interventions.

Note de bas de page 4 :

Le séminaire « L’action sur l’image, pour l’élaboration d’un vocabulaire critique », s’est tenu de 1999 à 2004 et a débouché sur un ouvrage éponyme (Barboza, Weissberg 2006). Les textes proposés et les discussions sont toujours disponibles sur : http://hypermedia.univ‐paris8.fr/seminaires/semaction

En l’occurrence, avec les logiciels, le multimédia et le web, l’effectuation passe par des actes successifs que le sujet adresse à l’interface graphique via un contrôleur matériel ou interfaciel. Ces actes ponctuels et locaux entraînent une chaîne de type action‐réaction dont le résultat est visuellement perceptible par l’affichage d’un élément (fenêtre, boîte de dialogue, pages, images, etc.). Ce régime de l’effectuation, caractéristique des activités utilitaires et finalisées, a aussi concerné les dispositifs plus artistiques et iconiques. Ainsi, cherchant à cerner les logiques propres à ces derniers, parlait‐on toujours, même à propos de représentations figuratives, d’« action sur l’image », selon l’expression du séminaire de recherche de Jean‐Louis Weissberg4. Là encore, nous vérifions que l’idée d’effectuation sous‐entend que le sujet reste distancié. Il garde sa position initiale d’extériorité vis‐à‐vis d’un écran qui lui fait frontalement face, en recherchant la maîtrise à laquelle invite cet écart. Ainsi, les conséquences engendrées par le système – au sens où les impulsions humaines sont plus que médiées et relayées, mais véritablement reprises, réinterprétées et totalement transformées – confirment le pouvoir dont dispose l’utilisateur. Leur qualité nourrit cette forte et singulière impression de réalité qui accompagne les cycles de transactions interactives. Instruire cette image‐interface – au double sens de l’informer et de lui transmettre des instructions – produit sans conteste des résultats objectifs, non seulement parce qu’ils sont perceptibles, mais surtout parce que le processus déclenché par la procédure a bien changé un état.

Note de bas de page 5 :

Cette évidence que les ordres donnés à l’interface iconique ou à l’image interactive ont bien des effets vérifiables, qui plus est, reproductibles de façon expérimentale, a longtemps été sous‐estimée en raison des confusions entourant la notion de virtuel, synonymes pour certains détracteurs d’irréalité ou d’inconsistance.

Dans cette perspective, l’effectivité, c’est‐à‐dire le caractère consistant et vérifiable des effets obtenus, constitue selon nous l’une des propriétés intrinsèques de l’interactivité. Il en découle que se sentir l’auteur d’une modification effective (déplacement, suppression, commande, etc.) garantit que la dynamique de communication puisse se poursuivre : la certitude de son propre pouvoir est ainsi confirmée par chaque paire d’« action‐réaction »5 et par leur enchaînement. La notion « d’image actée », que Weissberg définissait comme une image pouvant accueillir les actes de son « spectacteur », s’accorde bien aux mécanismes de l’effectuation, avec ce participe passé insistant sur le résultat et sur des interventions discontinues et locales adressées à l’image.

Toutefois, d’un point de vue scientifique et en raison de son centrage sur l’acte d’impulsion, le concept d’image actée parvient difficilement à rendre compte de certaines situations de communication interactive que le jeu vidéo a défrichées et popularisées. En effet, dans la relation aux mondes tridimensionnels en temps réel, ce n’est pas toujours le contenu figuré à l’écran que l’humain cherche à modifier, mais aussi son point de vue. Il le déplace dans la scène ou change la visualisation de son environnement, parfois vu à travers les yeux de son avatar. La notion d’« image interagie » (Amato, 2006) en rend compte en insistant sur l’action réciproque et simultanée ayant lieu entre l’interacteur et l’ordinateur, lesquels transforment tous deux l’image, l’un en fonction de l’autre. L’exemple le plus démonstratif est celui du pilotage de la caméra logicielle dans un jeu vidéo ou un univers figuratif 2D ou 3D : certaines instructions s’adressent uniquement, via le repositionnement du point de vue, au contenant « image », et non pas aux éléments qu’elle donne à voir. La manipulation du cadre fait que l’image en tant que telle s’avère produite par ajustements simultanément réalisés aussi bien par l’humain que par le programme. En l’espèce, la distinction entre « image actée » et « image interagie » s’avère utile, car elle permet d’identifier des niveaux de complexité croissants relatifs à l’image interactive : l’image actée instaure un régime d’interactivité caractérisé par l’effectuation, tandis que l’image interagie, impliquant un pilotage en temps réel, repose sur un couplage fort et continu proprement cybernétique avec l’image et produit une autre forme de relation.

2.2. L’instanciation et l’avatar : un régime allant de l’iconique au vidéoludique

Déjà, avec l’image interagie et la libre manipulation interactive de la caméra, se met en branle un fort mécanisme d’implication que les théories du cinéma ont déjà bien analysé. Il s’agit de l’appropriation cognitive par le spectateur de l’emplacement qu’occupe la caméra au sein du monde figuré. Le point de vue et le point d’ouïe construisent une perception artificielle prenant en charge et reconfigurant les sens de l’être humain pour le mettre en rapport direct avec l’univers figuré. Avec la caméra du jeu vidéo, on se trouve « instancié », c’est‐à‐dire actualisé et localisé dans un monde simulé par l’entremise de cette audio‐ visualisation qui se fait en temps quasi réel, comme si on était projeté en lieu et place de « ce » qui voit.

Note de bas de page 6 :

Au sens littéral évoqué par Norbert Wiener (2000).

Davantage, le pratiquant bénéficie bien souvent d’un corps de substitution existant dans l’espace iconique de synthèse. C’est son avatar, en fait une image opérable6 valant pour lui. L’avatar favorise le sentiment d’avoir traversé l’écran et de ne plus être uniquement présent dans le monde originel, en pure extériorité vis‐à‐vis de l’image. Le sujet se trouve métamorphosé sous une autre forme et dédoublé dans ce milieu figuratif au sein duquel il peut évoluer, aux deux sens du terme, en circulant et changeant d’état. Avec l’avatar iconique, le corps instrumental et interfacé qui allait de pair avec l’effectuation s’enrichit d’un corps existentiel permettant à l’interacteur d’ « habiter » un espace et une temporalité cybermédiatique. Bien qu’à cette occasion, l’être humain peut avoir l’illusion de s’incarner dans ce nouveau support d’existence, nous avons préféré dire ailleurs qu’il s’y « instancie » (Amato, 2008), c’est‐à‐dire qu’il se décentre de lui‐même au profit d’une instance, au sens informatique et cognitif, qu’il investit imaginairement et pragmatiquement : sa créature programmée.

En termes d’interactivité et par rapport à l’effectuation, cette corporéité agissant dans un cybermonde – celle de l’avatar qu’il faut piloter et soigner – institue un rapport profondément inédit. En effet, il se déroule et s’envisage depuis une double perspective, à la fois extérieure, car frontale et instrumentale (effectuations opérées par le joueur) et intérieure, avec un avatar ancré au cœur du monde (instanciation du joueur lui‐même dans sa créature). Cette singularité autorise une action simultanément située et contextualisée dans le réel et le simulé, sous‐tendue par des conversions constantes de l’un à l’autre.

L’actuelle qualité des simulations informatiques opérables que forment les jeux vidéo interconnectés par les réseaux (locaux ou globaux) permet alors des formes d’interactions artificielles pouvant être pleinement reconnues par les sciences humaines et sociales, à savoir des échanges réciproques et synchrones entre personnes placées dans un même contexte simulé. Les humains intersynchronisés sont ainsi mis en position de mener à bien et conjointement des activités recontextualisées et finalisées. Pour ce faire, ils peuvent en même temps recourir à des modalités de participation focalisées alternativement sur la perception, sur le paramétrage (de l’interface ou du monde) ou sur l’accomplissement de tâches in situ. Cette simultanéité ou alternance des modalités d’intervention ouvre au monde complexe des interactions, d’une part cybernétiques avec la machine, d’autre part interpersonnelles avec des congénères eux‐mêmes immergés.

Note de bas de page 7 :

Cette notion est dérivée de l’univers simondonien comme rapport entre humains et avatars (Pérény 2010).

De toute évidence, c’est le jeu vidéo qui a réalisé le passage à une pleine interactivité en faisant comprendre explicitement en quoi consistait l’apparition d’une action située complexe et radicalement nouvelle. Il a montré que pouvaient ainsi apparaître, d’un coup, des « propriétés dignes de la science‐fiction, comme des prospectives des plus alarmistes ou encore des plus enchantées » (Amato et Perény, 2008). Au début des années deux mille, le monde académique tout autant que le grand public, mais aussi les spécialistes du numérique, ont découvert sidérés ces univers des jeux vidéo persistants et massivement multijoueurs, que pratiquaient quotidiennement des « multitudes » d’abonnés. Surtout, le jeu vidéo aura montré que s’expérimentait un rapport inédit avec cet « alter‐techno7 » qu’est l’avatar. Une communication avec l’autre s’établissait par l’entremise de cet objet technique virtuel dont le mode d’existence permettait un déploiement de soi dans l’au‐delà de l’écran.

Car du point de vue du dispositif informatique et communicationnel, nous assistons bien au passage de la simple boucle mécanique de l’effectuation, qui est de type action‐réaction, à une double boucle cybernétique de type action‐rétroaction. L’écran interactif et son image interagie deviennent le point nodal de l’asservissement réciproque de l’intentionnalité humaine et de l’intentionnalité programmée. Dans ce nouveau rapport homme/machine/images, il s’agit bien en fait du couplage de deux boucles de feed­back, où l’action du sujet devient une rétroaction pour le programme et inversement. Cela produit un système à évolution non seulement dynamique, mais corégulée par l’entremise de l’image interactive. Dans le cas du jeu vidéo, un monde iconique à la fois donné et simulé devient le lieu d’émergence du sens, bien que parfaitement surdéterminé par la finalité ludique, sa thématique, ses règles et ses enjeux. D’un point de vue théorique, s’accomplit pleinement à ce stade le passage de l’effectuation à l’instanciation qui nous fait quitter un rapport seulement instrumental et utilitaire, celui de la « lectacture ou de la spectacture » (Weissberg, 2001), pour nous proposer un rapport ludique et imaginaire d’immersion tangible basé sur un « télétransport », celui de sa propre corporéité au‐delà de l’écran. Il nous fait entrer dans le cercle magique informel de l’image jouable, résultant du couplage sensoriel à une image devenue enfin pleinement interactive.

3. Le vidéoludique : interaction/interactivité, ethnométhodes/technométhodes

Dès lors que plusieurs humains reliés à leur avatar se retrouvent en co‐téléprésence (Amato, 2008) dans un contexte mondain simulé, ils sont en mesure de se coordonner en déployant des compétences spécifiques pour mener à bien des actions conjointes, qu’elles soient à finalité coopératives ou conflictuelles. Les micro‐sociologies qualitatives sont particulièrement attentives à ces mises en œuvre et savent analyser les savoir‐faire pratiques et les ressources mobilisées par les acteurs. L’évidence d’avoir affaire à des interactions sophistiquées aussi bien entre semblables (les différents avatars) qu’entre dissemblables (les personnages programmés) légitime de convoquer par exemple l’interactionnisme symbolique de Goffman.

Note de bas de page 8 :

Voir les travaux de Gaon (2002), de Chervy (2003) et d’Amato (2003).

Note de bas de page 9 :

Pour le détail de l’ethnonométhodologie et son rapport à la communication procédurale, lire John Heritage (1991).

De même, à travers plusieurs monographies sur les jeux vidéo persistants8, l’ethnométhodologie a montré sa capacité à étudier et à restituer ces interactions interpersonnelles. Avec la notion d’ethnométhode, elle s’efforce de prendre en compte d’une part la procéduralité9 des échanges, d’autre part la façon concrète dont sont mobilisées des méthodes particulières, celles que maîtrisent les membres d’un collectif partageant des valeurs, des schèmes interprétatifs et des façons de faire ingénieuses. Cette base partagée leur permet de s’ajuster les uns aux autres pour accomplir ensemble des actions couronnées de succès.

Or, s’il est tentant d’appliquer tels quels ces outils analytiques, surtout à propos des jeux vidéo qui mettent en scène de riches interactions groupales, il ne faudrait pas évacuer le fait que toute interaction simulée nécessite la maîtrise préalable des moyens d’intervention assurant de modifier l’état de son représentant – l’avatar – et de son monde. De la sorte, s’est fait sentir au cours de nos recherches la nécessité de qualifier ces savoir‐faire pratiques essentiellement technologiques, sous le terme de technométhodes.

Nous définissons une technométhode comme un ensemble de procédures de communication et de schèmes cognitifs permettant d’établir et de mener à bien un processus finalisé dans le cadre d’un échange entre un être humain et un objet technique, en l’occurrence ici, l’ordinateur. Dérivé du concept d’ethnométhode, la notion de technométhode hérite de la première en ce qu’elle insiste sur le sens commun partagé entre les deux partenaires de l’échange, l’ordinateur et la personne, chacun entendant et interprétant, certes ici selon des moyens bien différents, la nature des informations reçues et adressées.

Conditions sine qua non de la communication humain/ordinateur, les technométhodes englobent les procédés d’interactivité précédemment clarifiés, ainsi que la manière dont ils font sens par rapport au contexte et à la finalité justifiant leur emploi. Ainsi, dans un jeu vidéo en ligne comme World of Warcraft, lors d’un raid en groupe, chez un participant, l’expertise de l’opérateur sachant exactement quelles commandes employer (technométhodes) se conjugue à celle du joueur connaissant les codes ludiques et sociaux en vigueur (ethnométhodes). Font aussi partie des technométhodes la capacité à s’identifier à son avatar, à modéliser les intentions des autres participants à partir des indices visuels et sonores de l’interface, à comprendre les logiques à l’œuvre conditionnées par la technique et par la nature algorithmique du logiciel de jeu. Ainsi, les technométhodes ne sauraient être confondues avec le répertoire d’instruction disponible à un moment T, pour la raison qu’elles se chargent de la densité et profondeur de l’expérience vécue en s’ajustant, s’optimisant, s’inventant…

Note de bas de page 10 :

Après la mise en évidence du phénomène à la fin des années quatre‐vingt dans le cadre d’un contrat d’étude avec le CEET, voir la mise en perspective théorique à travers la notion de la « Synthèse impure » (Perény, 1999).

Enfin, soulignons qu’au même titre que les ethnométhodes, les technométhodes désignent des mises en œuvre et des méthodes pratiques, ici en relation avec la technologie, qui ont tendance à se faire si évidentes, à aller tellement de soi, qu’elles en sont oubliées par ceux qui les utilisent, comme l’indiquait le fameux « seen but unnoticed » (vu mais non remarqué : Garfinkel, 2007) qui caractérise classiquement les ethnométhodes. Après la phase d’apprentissage où elles sont encore bien identifiables, les technométhodes finissent par être incorporées au point de devenir invisibles, parce que complètement naturalisées par ceux‐là mêmes qui y recourent le plus. Autrement dit, en tant que moyens, elles se trouvent reléguées par les sujets au rang de simples ressources routinisées. Symétriquement, vu de l’extérieur, elles sont tout aussi difficiles à cerner et à exhiber, en raison de la diversité des contextes, de la difficulté à exposer l’ensemble des déterminants, autrement dit en raison d’un problème d’indexicalité, c’est‐à‐dire de contextualité et de référentiel, qui pose une limite à la descriptibilité et à la transmissibilité (accountability). Cela explique la recommandation ethnométhodologique exigeant d’adopter la place du membre d’un collectif en s’immergeant dans son activité afin d’acquérir les ethnométhodes. L’étude des technométhodes nécessite encore plus impérativement l’implication, la pratique et la maîtrise personnelle du système et contexte vidéoludique, au sein desquelles les mécanismes d’interaction et d’interactivité prennent leur intérêt et relief. À cela s’ajoute le fait que l’interaction iconique va toujours de pair, peu ou prou, non seulement avec l’apparition d’une « plus‐value de sens », au‐delà de ce qui pouvait être vu, mais aussi avec une mémorisation corporelle, à valeur iconique, se produisant chez le sujet qui interagit avec l’image10.

4. Bilan synthétique : l’interactivité, un paradigme techno­relationnel

L’interaction humaine engendrée par l’objet technique est apparue d’emblée avec le premier dispositif véritablement vidéoludique, Tennis for Two d’Higginbotham en 1958, où deux joueurs s’affrontaient iconiquement à travers l’écran, grâce à un oscilloscope, des relais et un calculateur analogique. Cette invention fondatrice démontre à tous ceux qui voient l’interactivité uniquement comme une propriété du numérique et du code, qu’elle fut indéniablement déjà à l’œuvre durant l’ère strictement électronique qu’incarnent les jeux vidéo pré‐ informatiques et l’emblématique Pong.

Note de bas de page 11 :

Voir l’intervention « La question de la multisensorialité dans les arts numériques interactifs. Présentation d’une expérimentation : Le funambule virtuel » à l’ISEA 2000, 10e Symposium des arts électroniques, www.isea2000.com/actes_doc/42_tramus.rtf

Mais quand ces rapports concernent des objets comportant une part d’immatériel, des programmes et des images, et de plus, quand le sujet devient grâce à son avatar partie intégrante de cette image et de l’histoire qui s’accomplit devant ses yeux par ses actes, eux‐mêmes intriqués à ceux d’autres humains ou de non‐humains, nous devons nous rappeler que dans le monde des arts technologiques, il a été bien établi et reconnu que « l’interactivité est la simulation de l’interaction11 ». De notre point de vue, il devenait plus que temps de remettre en perspective et d’adapter cette affirmation aux technologies info‐ communicationnelles.

À l’issue de ce parcours rétrospectif, nous pensons que l’expression d’interaction homme‐machine s’est imposée du fait de la simple matérialité du rapport à cette dernière. A contrario, il restait difficilement recevable d’évoquer une interaction homme‐programme soulevant la question de l’intentionnalité, voire de la réflexivité. La raison de cette impossibilité s’enracine dans cette coupure, pour ainsi dire idéologique et culturelle, maintenue entre le règne du vivant et de l’artificiel, entre la nature et la technique. Dans ce contexte et paradoxalement, l’interactivité pouvait s’avancer sous l’argument d’un échange enfin devenu fluide, facile et quasi naturel avec les ordinateurs. L’adjectif interactif se contentait aimablement de mettre l’accent sur une propriété de la technologie, et évacuait l’altérité et l’étrangeté de ces programmes, comme des machines virtuelles qu’ils engendraient – tout en la reconnaissant implicitement, car sinon, le terme d’interaction aurait suffi. L’irruption de l’avatar aura fini par mettre en évidence que l’interactivité peut déboucher sur une véritable interaction avec des tiers, qu’ils soient non‐humains ou humains. En retour, il commence à rendre acceptable le fait que nous entretenons à tout le moins une relation partenariale avec l’ordinateur.

Concernant le volet prospectif de notre approche, l’interactivité pourrait dès lors devenir dans le monde des technologies info‐ communicationnelles un paradigme techno‐relationnel objectivant le rapport de l’homme à la technologie, quand simulation et représentation se conjuguent avec interaction et monde iconique. La généralisation de la pratique de l’interface iconique tactile sur les terminaux mobiles, téléphones et tablettes devrait même préciser et naturaliser ce terme, jusqu’ici un peu flou d’interactivité. Cette conversion au tactile va accélérer la prise de conscience que la seule mise en présence avec les technologies info‐communicationnelles crée déjà un champ d’interaction, un champ instrumenté et interfacé de communication et d’action. Le fait de toucher et de manipuler l’image, de vivre une expérience de couplage par son biais à une réalité artificielle représentée ou simulée au‐delà de l’écran appelle à mieux qualifier leurs propriétés et effets. Le terme incontournable et unificateur d’interactivité devrait continuer à s’imposer, au point de qualifier l’ensemble de nos rapports à la technologie, et au‐delà, la co‐évolution de l’être humain et de ses techniques. Ainsi, le débat en apparence insoluble entre interaction et interactivité va devoir de plus en plus se préciser et se problématiser pour appréhender cette pratique généralisée. D’où l’intérêt de la méthode généalogique et rétro‐prospective dont la productivité a été ici esquissée, ainsi que la pertinence du recours à une micro‐sociologie d’inspiration ethnométhodologique. Si nous proposons d’étendre cette approche compréhensive sur le versant technologique avec la notion de technométhode, c’est à partir de l’hypothèse qu’une juste articulation entre des ethnométhodes et des technométhodes mises en regard et posées comme équivalentes, sera en mesure de résoudre efficacement et de façon productive la paradoxale imbrication entre interactions et interactivité(s).