Entretiens avec Saran Diakité et Christophe Rebours
avec Saran Diakité
Responsable de l’expérience utilisateur dans le secteur automobile
et Christophe Rebours
Président directeur général, InProcess
Entretien réalisé par Benoît Drouillat,
Eleni Mitropoulou
et Nicole Pignier
BENOÎT DROUILLAT : Le terme « interaction », souvent réservé aux dialogues d’humain à humain, estil pour vous approprié à la relation entre l’usager et l’objet numérique ? Pourquoi ?
SARAN DIAKITÉ : La définition du mot interaction renvoie à une action réciproque, implicite dans le cadre de la communication interpersonnelle, les interfaces tactiles et objets numériques permettent également de toucher et dans le même temps être touché, d’être renseigné et dans le même temps d’informer, de connaître et dans le même temps être reconnu.
CHRISTOPHE REBOURS : Tout à fait. Si l’on comprend l’interaction comme l’action réciproque qui a pour effet de produire une modification de nature ou d’état des deux acteurs de l’interaction, alors oui le monde numérique est par nature un monde d’interactions. Mieux, nous entrons aujourd’hui dans une ère d’interactions intelligentes. Les « objets » numériques ont désormais la capacité de capter leur environnement et ses altérations, et d’apporter une réponse adaptée, pertinente, « intelligente » à un nouveau contexte. Lorsqu’un homme reçoit une réponse parfaitement cohérente au stimulus qu’il a émis, il éprouve l’envie de poursuivre l’échange et un cercle vertueux d’inter‐actions, d’inter‐échanges, d’inter‐expériences s’établit.
Les recherches d’InProcess sur les messagers émotionnels, démarrées avec la lampe DAL qui envoyait des messages par la variation de couleurs et d’intensité lumineuse, et poursuivies avec Nabaztag et Karotz, illustrent notre vision d’un futur des interactions où les signaux sensoriels et l’émotion serviront autant la relation entre l’homme et l’objet numérique que les échanges de données factuelles.
S. D. : En fait, c’est la réciprocité de l’interaction qui rend l’usage de ce terme approprié pour les objets qui intègrent cette forme d’intelligence proche du dialogue.
NICOLE PIGNIER : Séduits ou attirés par les potentiels des systèmes interactifs (les animations, les réactions du système, les nombreuses fonctionnalités, ...), les usagers ont parfois tendance à se consacrer davantage à l’exploration du système interactif via l’interface numérique qu’au « contenu ». En tant que designer, comment vous situezvous par rapport à ce risque ?
S. D. : C’est toute la question de l’équilibre entre le fond et la forme, l’usage et le style. Je crois que tout designer interactif est animé par la recherche de ce centre de gravité : ce Look & Feel. Je travaille depuis peu dans le secteur automobile où la distraction au volant est une véritable problématique de sécurité. Quand toutes les interfaces vont vers le visuel, alors que l’on ne devrait pas quitter la route des yeux, quelle attitude adopter ? Serait‐il possible de manipuler une interface tactile à l’aveugle ? De développer le langage gestuel associé sans aucun feed‐ back visuel ? Ou encore de proposer une interface entièrement sonore ? Nombreuses sont les initiatives en la matière mais peu d’entres elles ont été jugées convaincantes.
C. R. : C’est un problème en effet lorsque l’interface est maladroitement conçue. Lorsque l’interface utilisateur (user interface) d’un objet numérique est bien désignée, son usage devient parfaitement intuitif et son interface s’efface et s’oublie. C’est alors que l’expérience du contenu, les interactions et la manipulation du contenu prennent toute leur dimension.
Dans le cas de l’apprentissage des enfants, je voudrais d’abord rappeler que la génération numérique a des schémas d’apprentissage très différents de la génération de leurs parents. Les enfants aujourd’hui apprennent plus par l’expérimentation et l’itération que ne le faisaient leurs parents. C’est ce qui fait le succès des jeux vidéo ludo‐éducatifs qui développent l’apprentissage par « essais et erreurs ». Dans ces cas‐là, les enfants ne manipulent l’interface numérique que pour mieux jouer avec le contenu. Et leur concentration n’est perturbée que lorsque l’interface prend le pas sur le contenu et s’impose à la conscience du joueur.
C’est donc notre responsabilité de designers de concevoir les interfaces les plus intuitives possibles. Le paradoxe est qu’un bon designer d’interface doit tout faire pour la gommer, pour faire oublier le fruit de son travail. Pas d’égo mal placé dans ce métier !
S. D. : La démocratisation des smartphones, le développement exponentiel d’applications mobiles et le lancement des tablettes tactiles rendent peu à peu les utilisateurs experts et critiques en interface ce qui accroît leur niveau d’exigence et de vigilance. Avec la puissance de diffusion des réseaux sociaux qui donnent à chacun le pouvoir de se transformer en média de masse, les clients n’hésitent plus à faire entendre leurs déceptions et leurs attentes. Et force est de constater qu’en matière d’IHM automobile, le bon sens veut que la sécurité passe avant la distraction. Qu’en est‐il dans le secteur de l’éducation ? Je crois que la révolution du système de transmission du savoir qu’a engendré Internet, est loin d’avoir totalement impacté notre système éducatif. Il faudra sans doute passer par une phase de multiplication des initiatives pour apprendre de nos erreurs et créer un corpus : une culture de l’apprentissage scolaire par l’interaction. Car malgré toute la documentation disponible, cette modalité d’apprentissage est jeune à l’échelle de l’histoire de l’instruction et a besoin d’être éprouvée dans la durée. Nous sommes entrés dans une ère de UX (User eXperience), c’est donc un risque à prendre et à mesurer au moyen de tests et de retours d’expériences pour s’inscrire dans cette quête d’évolutivité et d’amélioration continue.
ÉLÉNI MITROPOULOU : Les interfaces des outils numériques dédiés à la communication encadrent, orientent, façonnent les interactions sociales (ce que l’on communique comme type de contenu, à qui, avec quelle fréquence, avec quel style, le rôle qui nous est proposé, qui est proposé aux autres, les représentations que l’on donne de soi, que l’on a des autres...). Cette médiatisation estelle une chance ? Un danger ? Qu’en pensezvous ?
S. D. : L’outil façonne, il met en forme. Dans le même temps qu’il sert d’instrument il instrumentalise. Cette symétrie est intrinsèque à la notion d’outil. Les images de synthèse émanant des logiciels de 3D par exemple ont longtemps souffert de cette marque de fabrique. Puis ils s’en sont finalement libérés au bout de quelques années grâce à l’évolution des logiciels de rendu aujourd’hui capables de générer des images plus vraies que nature. Qu’en est‐il des outils de communication écrite, comme les mails ou les textos, lorsque l’on sait que 50 % d’entre eux sont mal interprétés ? Chez l’homme, comme chez de nombreux animaux, le ton d’un message est tout aussi important, si ce n’est plus, que le vocabulaire qu’il contient. C’est pourquoi le téléphone est bien souvent utilisé en complément des mails pour limiter les marges d’interprétations et raffiner le langage textuel.
C. R. : Qui dans la population active peut prétendre échapper aux médias sociaux ? Ne pas être visible aujourd’hui sur une page Facebook, un compte Twitter, MySpace ou Google+ est devenu un signal fort. C’est une déclaration de retrait du jeu social. Pourtant cette médiatisation ordinaire est une chance : elle stimule l’intelligence collective et la créativité spontanée ! Mais elle se transforme vite en danger si elle n’est pas maîtrisée. Nous sommes encore dans une phase d’immaturité relationnelle sur les réseaux sociaux. Tout le monde apprend en expérimentant. Les mécanismes relationnels sont encore à inventer. Et certains se laissent dépasser par l’absence apparente de conventions relationnelles.
S. D. : Ces nouvelles voies de communication ne me semblent guère présenter de danger en soi, tant que leur usage reste régi par une forme « d’écologie relationnelle », une sorte d’arbitrage du choix des canaux par une intuitive équation qui prend en considération : la présence, la joignabilité, la chronotopie (rythme urbain engendrant des situations de mobilité parfois inconfortable pour la communication), le niveau d’urgence et d’importance du message, niveau de langage… Cependant, cette gymnastique de l’esprit que représente l’adaptation quotidienne du niveau de langage aux différents canaux de communication, requiert de l’expérience. C’est pourquoi les jeunes utilisateurs doivent être sensibilisés le plus tôt possible à ces subtilités de la vie sociale. D’ailleurs, le principal défaut de Facebook réside de mon point de vue dans cette situation qui n’a pas son équivalent dans la vie réelle : la cohabitation virtuelle des identités (sociale, familiale, amicale, relationnelle, professionnelle, etc.). Dès lors comment démêler ce qui est de l’ordre du commentaire privé de ce qui s’apparente à de la prise de parole publique ? C’est sans doute en ce sens qu’il peut y avoir danger : perte de la fonction métalinguistique du langage telle que décrit par Roman Jakobson (le ton, le codage et le décodage du message), lacunes orthographiques, incohérences grammaticales, etc. Des canaux aussi invasifs et disruptifs que Facebook mettent en place une véritable organisation de la distraction qui va jusqu’à nous être proposée sur les tableaux de bord de nos automobiles.
B. D. : Quels exemples pourriezvous nous donner d’interfaces numériques qui reposent sur un mode d’interaction gestuelle pertinent et d’interfaces numériques qui pour vous ne sont pas satisfaisantes ?
S. D. : Bien que je sois une adepte de la fameuse baseline « Think different » et parfaitement convaincue que la quête de cohérence d’Apple soit justifiée, « Lion » le dernier système d’exploitation d’Apple me semble particulièrement risqué.
Cette dernière mise à jour du système d’exploitation (operating system) le plus innovant qu’il soit, met le doigt sur une question de fond : une entreprise industrielle doit‐elle rechercher la cohérence de ses produits à tout prix ? Est‐il envisageable d’interagir et de naviguer sur son Mac de la même manière que sur son iphone ? Un touchpad (zone tactile) peut‐il être considéré comme un iPad (tablette tactile) ? La réponse d’Apple est oui. Rien d’étonnant au premier abord. Seulement après quelques minutes de pratique, quelque chose dérange, a priori ce n’est qu’un détail, pourtant le problème c’est… qu’il change tout. Pourquoi avoir inversé le sens des ascenseurs ? Pourquoi provoquer cette perte de repère particulièrement éprouvante au quotidien pour les utilisateurs des deux plateformes (PC & MAC) ? Pourquoi de nouveau privilégier ses clients actuels, heureux possesseurs de MacBook et d’iPhone, au détriment de ses futurs clients : les switchers (PC +MAC) et les migrants (PC vers MAC) ? Certes la cohérence des interactions d’une gamme de produits est importante, mais favoriser un transfert d’usage et de culture l’est tout autant. À présent comment retrouver facilement ses repères lors de la bascule sur l’une ou l’autre plateforme ? Apple aurait‐il choisi de privilégier ses produits au détriment des usages ? En permettant aux PC d’accéder à son Business Model (iTunes) puis en accueillant Windows sur son OS, Apple avait fait le deuil de son sectarisme pour s’ouvrir au plus grand nombre. Pourtant avec Lion, nous assistons à un retour en arrière. Concrètement, maintenant qu’aucun de mes collègues (PC) n’arrive à se servir de mon MacBookPro, que dois‐je faire ? Revenir au PC serait sans doute le moins risqué…
C. R. : Les recherches sur « l’embodiment » font bouger les lignes sur ce sujet. Kinect de Microsoft est un bel exemple de réussite d’une interface numérique basée sur l’interaction gestuelle.
Mais je suis convaincu que l’anthropomorphisme est aussi un facteur de succès des interfaces d’objets numériques. Toutefois ce serait une erreur de penser qu’il doit se matérialiser par une représentation du corps humain. Il est beaucoup plus important que l’objet, quelle que soit sa forme (dès lors qu’elle est intelligible), soit doté d’attributs comportementaux proches des nôtres. Plus ils sont évolués, plus ils invitent l’homme à échanger. Les travaux sur les robots ont d’ailleurs beaucoup tâtonné au départ sur ce plan‐là. Les chercheurs doivent aujourd’hui inventer un nouvel archétype de robot dont le caractère anthropomorphique est fondé sur la transmission des émotions.
S. D. : C’est vrai, vos propos suscitent la réflexion suivante : À l’ère des limitations de vitesse, de la voiture électrique, des services d’autopartage, des smartphones, des tablettes tactiles et des nouveaux jeux vidéos aux interfaces « naturelles » (Wii, Kinect), est‐il encore raisonnable de faire autant référence à l’instrumentation dense et technique de l’aéronautique pour les tableaux de bord numériques de nos futurs véhicules ?
Maintenant que la connectivité est ambiante (internet, wifi, réseaux sociaux...) et que le « cloud computing » a fait d’internet notre oxygène, l’automobile peut et doit redevenir l’incarnation de nos expériences de vie interactive. À suivre…
En revanche, dès sa sortie, l’application « Balloonimals » conçue et développée par la célèbre agence de design IDEO, a parfaitement su exploiter les capacités technologiques de l’iPhone. Le design d’interactions pertinentes a permis de supporter une suite d’actions à effectuer pour fabriquer les animaux en ballons : faire défiler pour choisir, souffler pour gonfler, secouer pour réaliser les animaux, toucher pour leur donner vie, etc. Mieux encore, IDEO propose des mises à jour régulières pour faire évoluer son contenu et renouveler cette formidable expérience ludo‐éducative pour le plus grand plaisir des tout‐petits.
É. M. : Les objets numériques se multiplient et beaucoup de designers travaillent sur des interfaces numériques d’objets dédiés par exemple à l’« autonomie » et au maintien à domicile des personnes âgées, à l’« autonomie » du jeune enfant (en maternelle, école primaire). Pensezvous que le designer doit prendre en compte, quand il conçoit un dispositif, un support numérique, les limites des fonctionnalités de ce dernier pour qu’il ne se substitue pas aux autres supports (dans le cas de l’enfant : livre papier, jouets traditionnels, présence humaine auprès de l’enfant pour la lecture ; dans le cas des personnes âgées, visite de l’équipe soignante, de la famille...) ? Le terme « autonomie » via le numérique estil juste selon vous ?
C. R. L’homme préfère toujours interagir avec un autre homme plutôt qu’avec un objet numérique. L’interface digitale ne se substitue à lui que si elle apporte un bénéfice décisif : une disponibilité supérieure ou une plus grande rapidité par exemple. Un distributeur de tickets de métro a l’avantage lorsque le guichet est fermé ou s’il y a la queue devant lui. Dans le cas des enfants, l’adulte – et le doudou – ont toujours l’avantage sur la machine. Rien ne remplace le rapport tactile, la caresse d’une maman. Pour les personnes âgées c’est pareil, les proches sont une stimulation capitale pour l’autonomie.
S. D. : Pour ma part, je crois que cette quête de l’autonomie sur laquelle travaillent les designers interactifs n’en est qu’à ses balbutiements. Il serait donc présomptueux d’évaluer aujourd’hui des bénéfices qui ne seront mesurables qu’à moyen, voire à long terme. Si je m’appuyais uniquement sur la perception que j’en ai, je répondrai non. Je ne crois pas que favoriser l’usage d’une typologie d’objets au détriment de bien d’autres rende autonome. À mon sens, ce qui rend autonome c’est la diversité des situations que l’on traverse et notre capacité à s’adapter à chacune, grâce à tous les modes et méthodes d’apprentissage que l’on a acquis.
C. R. : Il ne faut donc pas avoir l’ambition naïve que l’objet numérique se substituera à l’homme mais le penser comme une expérience complémentaire dans un dispositif d’autonomisation global. Alors oui, le support numérique est facteur d’autonomisation.
S. D. : Ce qui rend indépendant c’est la curiosité, l’envie de comprendre, d’aller à la rencontre de l’inconnu. L’utilisation systématique de nouvelles interfaces technologiques n’est pas toujours pertinente. Il ne faut pas oublier la valeur de simplicité et d’accessibilité que portent certains objets, peut‐être plus « primitifs » (par opposition à « intelligents »), à travers les rites que ces objets accueillent. Il faut aussi savoir déplacer les problématiques de gain d’autonomie à leurs frontières culturelles pour apprendre par le biais du voyage à opérer des transferts d’usage et de bonnes pratiques.