Écrans interactifs, promesses d’interaction Interactive screens, interaction commitment

Eleni MITROPOULOU 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.136

Interactivité et interaction participent d’une même réflexion inhérente aux processus de la communication. Si nous devons les interroger ensemble, sans les confondre, nous abordons ici leur relation en fonction des écrans dits dynamiques. Ces écrans qui sont, probablement, des interfaces aux promesses de spectacle pour les sens (voir, entendre, toucher) sont, certainement, des interfaces aux promesses d’interaction. Dans les pages qui suivent, l’interaction n’est pas un fait mais un objet de valeur dont justement la valeur et le parcours d’acquisition doivent être interrogés.

Interactivity and Interaction partake of the same reflection inherent to the processes of communication. Should we question them together, without confounding them, we would have to consider their relation according to the problematics of “dynamic”-said screens. Probably working as interfaced promises of entertainment for the senses (sight, hearing, touch), those screens are really interfaced commitments of interaction. Along the following pages, interaction will not be considered as a fact but as a valued object, which the value and the course to acquire it must be questioned.

Sommaire
Texte intégral

1. Interactivité et rupture communicationnelle

Les pages qui suivent sont consacrées à la relation entre interactivité et interaction, abordée à partir de l’écran comme support dit interactif de la communication médiatée, support signifiant le lien technologique à son usager-modèle.

Note de bas de page 1 :

Référence à la remarque de Zinna selon qui le terme de chose (ainsi que celui d’objet) atteint le « summum du vague » échappant à « toute définition parce que chaque définition est avant tout une spécification de propriétés » (2005, p. 161).

Engageons la réflexion sur cette relation en fonction d’un point de vue devenu adage : l’interactivité introduit une réelle rupture dans la pratique avec la technologie et plus précisément dans la pratique avec les médias de communication. Ce qui attire notre attention dans cette perception des choses médiatiques1, c’est le terme de réelle. Car, ce terme, souvent utilisé dans tout discours et à propos de tout objet, chose ou pratique, introduit de par sa forte valeur expressive, l’intention d’opérer une distinction importante entre un avant (en l’occurrence sans interactivité) et un maintenant (avec interactivité).

Et, ce maintenant avec interactivité est compris, tout du moins signifié, comme ce qui modifie le rapport préalable entre l’homme et la machine. Que cette machine soit l’ordinateur, le téléphone, les tablettes bref, la machine numérique.

Note de bas de page 2 :

Landowski (2004, p. 114).

Note de bas de page 3 :

Zinna, op. cit., p. 161.

Nous pouvons alors saisir cette réelle rupture comme ce qui opèrerait une sorte de contagion autorisant le glissement de rupture technologique à rupture médiatique au titre de présence d’un nouveau lien avec les médias. La réelle rupture pourrait exprimer une « logique de l’union »2 technologique au profit d’une nouvelle interaction médiatique. Ceci nous ramène à nouveau aux choses et objets médiatiques car réelle rupture viserait à « unifier la multitude des différences pour totaliser l’hétérogénéité des qualités sensibles pour réunir les différentes fonctions et la diversité morphologique des types »3. Le concept d’interactivité introduirait alors une rupture dans le rapport entre l’homme et la machine, plus qu’une simple réactivité, une relation dialogique.

Note de bas de page 4 :

La question est posée en 1979 par exemple, lorsque l’on réunit les termes « média » et « interactivité » à l’occasion du congrès de Seillac en France, qui porte sur les méthodologies de l’interaction.

Ces remarques convoquent la question formulée depuis plus de trente ans : qu’est-ce qu’un « média interactif »4 ? Pourtant, cette question n’est pas désuète, mais au contraire toujours d’actualité, du fait que l’on ne cesse de la poser.

De ces observations introductives nous retenons alors quatre termes au titre de mots-clés opératoires : réelle associé à rupture, réactivité et dialogique. Ces termes forment une suite relationnelle de questions en coprésence, positionnant le sémioticien de la communication face au dilemme suivant : l’interactivité introduit-elle une rupture communicationnelle ou introduit-elle un simulacre de rupture communicationnelle ?

Note de bas de page 5 :

Qui du point de vue sémiotique concerne le seuil de la pratique primaire, non spécialiste et partagée par tous.

Car c’est ainsi que nous nous expliquons le terme réelle lequel, hors ancrage sémiotique, se caractérise par son a-précision ; qu’est-ce quelque chose de réel ? On entend souvent parler de réel journal d’informations télévisé, de réel programme éducatif ou de réelle démocratie, qu’est-ce que cela veut dire ? Nous pensons que la valeur expressive du terme réel pour l’usager modèle5 des nouvelles formes de la communication médiatée, vise à qualifier les actions réciproques qui modifient « le comportement ou la nature des éléments, corps, objets, phénomènes en présence ou en influence », soit la définition de l’interaction selon Edgar Morin (1977, 51).

Note de bas de page 6 :

Selon notre lecture de Peytard, lecteur de Bakhtine (1995, p. 69).

Note de bas de page 7 :

Une interaction peut être verbale ou non verbale (geste, regard, attitude...).

Réelle introduit une rupture sémiotique, d’une part entre interactivité et interaction (elles deviennent conjointes), d’autre part entre interactivité et réactivité (qui deviennent disjointes) : l’interactivité animerait, donnerait vie à l’interaction, la réactivité, elle, aurait une fonction de ranimation. La fonction d’animation introductrice par principe d’un mouvement fondateur érige l’interactivité comme relation dialogique et où l’interactivité importerait de l’extérieur à l’intérieur d’une situation d’échange. Considérer l’interactivité selon les rapports de dialogue c’est la prendre en compte selon un double faire, le faire intérieur d’une action et le faire d’une action extérieure6. Si l’interactivité est dialogique alors elle serait mouvement synchrone et syncrétique modifiant le rapport entre un intérieur et un extérieur de la situation d’échange comme processus de communication. Ce mouvement d’interaction globale créerait des mutations à plusieurs plans de la perception7 et de la cognition.

Note de bas de page 8 :

Qu’il convient, effectivement, de ne pas considérer comme synonyme des processus de médiation et de médiatisation, mais de penser ces processus en imbrication, Dacheux (2011, p. 24).

Note de bas de page 9 :

Klinkenberg (1996, p. 64-65).

Dans la perspective de la communication médiatée, nous proposons de définir sémiotiquement le processus de communication8 au titre de conception d’action(s) d’acquisition et de privation de valeurs de communication. C’est la conception comme « décision sémiotique »9, qui configure le dispositif selon des fonctionnalités disponibles (ou non) à l’usager. Ces fonctionnalités ont par définition une valeur de communication permettant ou non telle ou telle opération.

Note de bas de page 10 :

Frau-Meigs (2011, p. 105).

Note de bas de page 11 :

Landowski (2005, p. 15).

Cette prise en compte du processus de communication intègre « la différence entre usage planifié et usage effectif »10 et fait écho à la sémiotique narrative traditionnelle qui « ne reconnaît que deux formes d’interaction : d’un côté l’ « opération », ou action programmée sur les choses, fondée sur certains principes de régularité, de l’autre la « manipulation » stratégique, qui met en relation des sujets sur la base d’un principe général d’intentionnalité »11.

Note de bas de page 12 :

Que Landowski rappelle au titre de la sensibilité des interactants comme ajustement (2005, p. 14).

En effet, le rapport homme/machine vu depuis l’angle du processus de communication, des effets que l’homme a sur la machine et les effets que la machine a sur l’homme en fonction de ce qui a été « prévu », engage le corps et l’esprit de l’usager selon des modalités qui inscrivent la relation entre sensible et intelligible comme la condition primaire du contrat de communication. La valeur du lien entre intelligible et sensible telle qu’elle se manifeste dans les interfaces dites interactives et telle qu’elle se donne à voir lors de l’usage des nouvelles technologies ne doit pas se réduire à la valeur primaire de ce lien que toute interaction implique, par définition12. Car, opérer cette réduction c’est passer outre toute la dimension sémio-culturelle du technologique, toutes les expériences médiatiques comme expériences sémiotiques et toutes les dimensions sociales des mutations technologiques en cours.

Note de bas de page 13 :

Frau-Meigs, op. cit., p. 97.

Note de bas de page 14 :

Pour interpeller à nouveau les écrits de Frau-Meigs, 2011.

Aussi, l’interactivité nous oblige-t-elle à faire la marche arrière de l’usage prévu du dispositif vers l’interface matérielle du dispositif, là où l’interactivité se donne à voir, là où l’interactivité s’expose et là où l’interactivité promet l’interaction en fonction de la « logique hypertextuelle »13 propre à la technologie numérique. Cette promesse, selon notre postulat sémiotique, est inhérente au plan d’expression de l’interface, il s’agit de penser les écrans14 comme des promesses d’interaction.

Si nous interpellons les exemples de notre quotidien médiatique à un moment donné de son parcours technologique, que notre regard saisit dans ses périples, nous constatons que la réelle rupture résulte de la perception d’une catégorie médiatique.

2. Interfaces, images-d’interaction

Note de bas de page 15 :

Photographiées par nous en novembre 2010 dans une grande enseigne commerciale du multimédia (voir pages 78 & 79).

Douze interfaces matérielles15 réunies et présentées dans le même rayon d’exposition commerciale, les unes à côté des autres, présentent un idéal synchronique en termes de corpus. Le fait que la technologie évolue de jour en jour (les objets s’actualisant régulièrement) ne constitue pas un obstacle méthodologique car notre angle ne traite pas de technologie per se mais seulement de sa valeur culturelle à un moment donné conformément au projet de la sémiotique. Aussi les 12 interfaces sont constitutives de l’actualité technologique (un ici et maintenant) s’opposant dans un carré sémiotique (imaginaire) aux supports d’un avant technologique. Conformément à la relation de présupposition réciproque, on ne peut définir ce ici et maintenant qu’en fonction de l’avant. Les 12 interfaces constituent une réelle rupture, réduisent cet avant à la technologie sans interactivité qui, plus est, sémiotise l’avant technologique au titre de dépourvu d’interaction.

Les 12 interfaces participent alors d’un corpus ouvert dont la clôture est déterminée par l’actualité technologique. L’exhaustivité étant relative à un certain point de vue, une pertinence, cette pertinence concerne dans notre étude la morphologie de l’interface comme modèle de morphologie interactive mais à fonction interactionnelle. En termes autant méthodologique que problématique, cette pertinence implique que l’interface matérielle est l’ancrage premier de la sémiose, que la perception de l’interface comme support matériel porte la promesse d’un usage technologique et que c’est dès ce niveau de la réception/perception que se pose la question de la relation entre interactivité et interaction. Le seuil de cette réception est celui de la promesse d’utilisation.

Note de bas de page 16 :

Mitropoulou (2007).

Comme notre point de départ est le postulat de rupture médiatique, la relation entre interactivité et interaction interpelle la valeur de communication (dimension thématique), le support de communication (dimension figurale) et le medium de communication (dimension axiologique), les trois dimensions étant par définition imbriquées16. L’interface comme modèle de morphologie à promesse interactive signifierait-elle une nouvelle relation entre ces trois dimensions ?

Note de bas de page 17 :

Fontanille (2005).

Au sein d’une sémiotique de la transmission, centrée sur la multidimensionnalité culturelle du faire savoir, nous entendons par medium le support (selon sa double propriété formel/matériel17) de la communication médiatée en tant que ce qui se signifie – lors du processus d’énonciation – comme forme unifiée et unique pour la communication. Nous proposons alors d’interroger la relation entre interactivité et interaction en fonction du support de communication à valeur (ou non) de medium.

Note de bas de page 18 :

Frau-Meigs, op. cit., p. 17.

Note de bas de page 19 :

Frau-Meigs, op. cit., p. 31.

Selon cette approche, la formulation de « nouveau medium »18 serait un pléonasme et la conception de l’écran comme medium au titre de « vecteur de conduction qui s’appuie sur des éléments chimiques comme le phosphore (tout comme l’écran de cinéma s’appuie sur la matière filmique ou la photographie sur l’argentique) »19 serait isolée d’une sémiotique de la communication sensible aux usages médiatiques et aux expériences culturelles.

Revenons à l’actualité des 12 interfaces. Lors de leur exposition, elles sont accompagnées d’un cartel informant sur leur fonction en tant qu’objet :

  • Cadre numérique (n° 1, n° 2, n° 3)

  • Lecteur DVD (n° 4, n° 5)

  • I-pad (n° 6 et n° 7)

  • Ecran de démonstration commerçant (n° 8)

  • Antenne d’intérieur (n° 9)

  • Radio-réveil (n° 10)

  • Station météo (n° 11 et n° 12).

Parfois le cartel est absent ou il est associé au mauvais objet, suite à un déplacement dans le rayon ; il faut alors s’adresser au vendeur pour savoir de quel objet il s’agit, c’est en effet ce que nous avons dû faire pour les n° 8 et 9.

Note de bas de page 20 :

Chaque petit écran dynamique « inter-réagit avec l’utilisateur », Frau-Meigs, op. cit. p. 9.

Note de bas de page 21 :

Que Frau-Megs expose avec précision, op. cit., pp. 18-21 notamment.

Le corpus d’écrans-interfaces20 nous permet d’amorcer la question de morphologie modèle : l’observateur des interfaces est interpellé par l’uniformité du support matériel. Cette uniformité21 nous souhaitons l’exploiter pour expliquer en quoi l’interaction est moins un fait qu’un objet de valeur et dont, justement, la valeur et le parcours d’acquisition doivent être interrogés. La question de l’uniformité morphologique des écrans participe alors pleinement du parcours de construction de l’interaction comme valeur de communication à partager et du design des interfaces matérielles comme porteur de la valeur de medium de communication.

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Les éléments fondateurs de l’uniformité morphologique de ces interfaces sont le format paysage, les angles arrondis, l’écran encadré, l’épaisseur du cadre, les typologies de format relatives au rapport écran/cadre, autant de critères plastiques qui délèguent au second plan de la perception l’absence du nom de marque (n° 1, 6, 7, 8), la présence du nom de marque sur l’écran (n° 2, 3), la présence du nom de marque sur le cadre (n° 4, 5, 9, 10, 11, 12), la fonction de l’objet (n° 11, 12), l’absence de visuel à l’écran (n° 4, 10).

La reconnaissance de ces 12 interfaces-figures en fonction d’une forme stable prioritaire, la tablette, qui leur a été associée par leurs concepteurs retient l’attention et oriente vers la notion de hiérarchisation en termes d’absence de hiérarchisation visuelle. Ces interfaces aux fonctionnalités hétérogènes se caractérisent par une forte homogénéité de leur plan d’expression matériel. Malgré les ruptures, le verbal « météo » (n° 11) ou bien la multiplicité de boutons (n° 12), c’est la constance de la forme « tablette » qui construit la valeur de communication de l’interface. Aussi, contrairement à ce que l’on pourrait penser, les écarts ne font que renforcer la forte homogénéité du plan matériel d’expression. Ces écarts sont conciliés par trois assomptions :

  • la volonté de privilégier la morphologie sensible tactilement de l’écran-matériel à la primauté de la fonction technologique de l’écran- formel ;

  • la volonté de faire absorber l’écran formel par l’écran matériel ;

  • la volonté de promouvoir la promesse d’interaction comme promesse d’appropriation, c’est-à-dire de l’acquisition centrée sur la dimension cognitive (prendre par soi-même, action réfléchie).

La morphologie à promesse tactile, l’engloutissement du formel au profit du matériel et la valeur d’une acquisition réflexive sémiotise les 12 interfaces en tant que medium interactif. La valeur d’exposition de ces images-de-nouvelle-technologie du rayon commercial est issue de figures devenues formes d’interaction.

Note de bas de page 22 :

Groupe µu (1992), p. 68.

Nous entendons par image, l’image visuelle, et par figure ce qui relève du fait visuel (à partir d’un processus sensoriel) ; quant à la forme, nous partons du principe que toute forme est une figure mais pas l’inverse22, la forme faisant intervenir la comparaison entre diverses occurrences successives d’une figure et mobilisant la mémoire. Passer de la figure à la forme, c’est passer du sensoriel au mémoriel avec l’écran-interface comme structure du plurisensoriel (tactile, visuel, sonore) tout-en-un.

3. Interface et medium de communication

Note de bas de page 23 :

On peut la prendre dans ce sens ? s’exclament des élèves en arts plastiques quand on leur propose une feuille à dessin en format portrait.

Note de bas de page 24 :

Dacheux, (2011, p. 24).

Si le lecteur de ces pages expérimentait à son tour une telle visite (si ce n’est pas déjà fait !), et ainsi que nous le précisions, il constaterait qu’on ne peut pas savoir de quel objet il s’agit sans lire le cartel qui accompagne son exposition sur le rayon commercial (sauf Station Météo). L’embarras pour le regard non spécialiste de reconnaître un cadre numérique d’un lecteur DVD ou d’un i-pad est révélateur de la forte homogénéité figurale globale. À partir d’une figure qui apparaît grâce au contour (rectangle aux bords arrondis) et qui correspond à la vision culturelle selon un cadre en paysage23 se met en place une plastique de la médiatisation (ou médiation technologique24) où le support matériel promet une appropriation interactive, effective au niveau du support formel. Par référence au processus de communication évoqué précédemment, la médiatisation manifeste le mode d’appropriation du support.

Note de bas de page 25 :

Groupe µu, op.cit. p. 79.

C’est dans cet univers d’énonciation connotative que l’uniformité matérielle des écrans-interfaces construit le plan de contenu de l’interface comme support formel. Cette uniformité pourrait bien être de niveau d’universaux visuels25 pour le support. La reconnaissance d’une forme détermine un ensemble de propriétés immanentes, partagées par les 12 exemples au titre de promesse d’expérience interactive. Toutefois, si les 12 sont des occurrences non dénommables (des figures) elles sont en même temps des types (dénommables) d’objets de communication : en tant qu’objets ils se caractérisent par des propriétés visuelles et par des propriétés non visuelles. En effet, quand nous les regardons, à la fois nous ne savons pas de quoi il s’agit et nous savons qu’il s’agit de prototypes de la communication multi/hyper média.

Note de bas de page 26 :

« La première particularité du medium visuel, qui ne sera pas sans incidence sur la communication par ce canal, est sa puissance : il permet d’acheminer 107 bits/seconde, soit 7 fois plus que l’oreille. », Groupe µu, op. cit. p. 61.

La relation entre interactivité et interaction potentialise ce paradoxe. Les interfaces-figures aux fonctions non dénommables en l’absence de cartel deviennent des interfaces-formes reconnues et identifiées par la promesse de l’interaction comme appropriation numérique. Ce qui est reconnu c’est l’image visuelle du numérique comme image de la performance interactive. Mais, contrairement à la doxa, de numérique à performant il n’y a pas qu’un pas, avant il y a le glissement de la puissance26 de l’image visuelle à la puissance idéologique de l’objet interactif comme medium de communication.

Aussi, le plan d’expression des écrans-interfaces met-il l’accent sur le statut préalable de figure de ces supports-objets technologiques mais sur le devenir de forme de ces objets-mediums de communication. Le relais entre support et medium se réalise par l’objet interactif : construit pour une pratique technologique comme expérience dialogique. Cette expérience est celle de la communication interactive que nous allons aborder maintenant.

En quoi, la relation entre interactivité et interaction entre en phase avec l’uniformité visuelle des interfaces ? Il nous semble que l’invariant figure aboutissant à une forme stable propre aux supports technologiques, désigne la relation interactivité/interaction comme un invariant communicationnel. Car si lecteur DVD, cadre numérique, station météo… ne répondent pas aux mêmes fonctionnalités, ils participent de la même image visuelle de la communication médiatée et d’une même expérience de communication.

Note de bas de page 27 :

« De ce que les objets sont une somme de propriétés, douées de permanence et guidant l’action, on peut avancer que cette notion rejoint celle de signe. […] Dans son fondement, la notion d’objet n’est pas foncièrement séparable de celle du signe. », Groupe µu, op. cit., p. 81.

Note de bas de page 28 :

Nous nous approprions également l’hypothèse qui suggère la notion « d’un « fond délimité » pourtant bien considéré comme fond, et que nous nommerons « fond paradoxal ». Pourquoi le pouvons-nous ? Nos habitudes culturelles nous poussent à neutraliser certaines figures que nous finissons par considérer comme des fonds », Groupe µu, op. cit., p. 212.

Les 12 supports bénéficient d’une perception unifiée, subsument de propriétés permanentes partagées qui guident l’action27. Les 12 supports signifient le couple opération (ou action programmée) et manipulation (ou action d’intention) en action modèle (par principe de reconnaissance d’une expérience de communication) et s’érigent en medium. Quant à la fonctionnalité propre à chaque support, elle a valeur annexe au profit de l’uniformité de l’expérience. Toutefois, ces 12 exemples participent d’une expérience médiatique paradoxale28. Cette expérience fait de la forme rectangulaire aux angles arrondis mais aussi de ses taille, disposition et orientation, la figure de proue de la relation interactivité/interaction. Le cas du radio réveil (n° 10) en est particulièrement révélateur : il quitte résolument la pendule pour investir la même valeur de communication que les autres interfaces.

Les 12 exemples de l’interaction appropriée forment un organisme vivant en fonction de l’interactivité au titre d’animation : le corps technologique est un ensemble d’éléments composant une structure fonctionnelle ayant sa propre matière et qui est capable de transmission et de reproduction, notamment d’informations, de relations entre informations et par extension de relations entre les détenteurs de ces informations. Le medium de communication investit cette métaphore d’organisme vivant. En fait, cette métaphore est issue du rapport ambigu et complexe qu’entrelace interaction et interactivité, fondateur du mythe de l’appropriation d’une relation dialogique.

Note de bas de page 29 :

Peytard (1995, p. 69).

Note de bas de page 30 :

Adam (1997, p. 154).

Mais, qu’en est-il de cette relation dialogique ? Comment le medium assumerait-il des aptitudes dialogiques ? Si dans notre propos, à l’évidence, il ne s’agit pas d’intelligence artificielle et de sa dotation, mais d’actant technologique, comment, par l’interactivité un support de communication investit le statut de partenaire de la communication ? Si « le rapport de dialogue se manifeste dès qu’un échange est réalisé »29, qu’est-ce qu’un échange par interactivité ? Est-ce un échange qui configure le support comme medium du rapport de dialogue et où l’interactivité serait actant de rituels et de transactions ? Les spécialistes s’accordent pour poser l’existence d’une macro-unité appelée le texte dialogal30 qu’ils appellent volontiers interaction, celui-ci étant défini comme une structure hiérarchisée de séquences appelées échanges et sont alors distingués deux types de séquences : les séquences phatiques (d’ouverture et de clôture) et les séquences transactionnelles (constitutives du corps de l’interaction). Si le medium est la forme d’échanges hiérarchisés, l’interactivité serait ce qui prescrit telles transactions et ce qui proscrit d’autres transactions. L’interactivité investirait alors deux rôles en tant que forme de dialogue. C’est de ces rôles que nous souhaitons parler en fonction de la relation entre interactivité et interaction comme relation dialogale : sujette au rapport de dialogue, faisant l’objet d’un dialogisme.

Note de bas de page 31 :

Par référence aux définitions respectives de actionnel/actif, Trésor de la langue Française.

Les usages et les retours de ces usages relèvent de la conception doxique de l’interactivité et de son rapport à l’interaction. Car ce que l’usager lamda évalue comme fortement interactif lorsqu’il télécharge des photos et les met en ligne sur Picasa par exemple, est ce que nous appelons l’effet interactif ; ce que l’usager lamda d’un moteur de recherche identifie comme une transformation ayant valeur d’effet réciproque, est ce que nous appelons l’effet interactif. Plus globalement, les interfaces numériques (matérielles et graphiques) comme dispositifs dits participatifs (Picasa, Google…) sont indifféremment qualifiées d’interactionnelles et/ou d’interactives ce qui conforte la confusion entre interactivité et interaction, par la fusion entre ce qui a rapport à une action partagée (interactionnel, un pouvoir-faire ensemble) et ce qui participe à l’accomplissement (effectif)31 d’une action (interactif, un savoir-faire ensemble).

Note de bas de page 32 :

La matérialité du support étant incontournable à une sémiotique de la communication médiatée, il s’agit bien entendu de dissocier l’interface matérielle de l’interface graphique pour les besoins méthodologiques de l’analyse.

Focalisant ici sur le rôle de l’interface matérielle selon sa propre pertinence sémiotique32, la distinction entre interactivité et interaction ne repose pas sur la présence/absence d’intermédiaire technologique mais sur la présence/absence de transformation.

Ceci nous conduit à distinguer l’interactivité comme l’actualisation d’un pouvoir-faire (qui vise une transformation) de l’interaction comme la réalisation d’un savoir-faire (qui obtient une transformation).

L’interactivité serait alors l’expérience technologique qui permet de viser une transformation, toutefois obtenir une transformation relève d’un autre niveau de l’échange. Les écrans-interfaces comme images-de- nouvelle-technologie sont des images-d’interaction mais des supports interactionnels et non interactifs. La désignation interface interactive est utilisée pour une interface qui, en fait, est le plus souvent interactionnelle. Il s’agit d’interfaces d’une action partagée, l’action d’un pouvoir-faire ensemble et non d’une action d’un savoir-faire ensemble, sauf, évidemment, pour le spécialiste en technologie des supports numériques.

4. Interactivité interactive vs interactivité non interactive

Nous proposons alors une catégorie qui oppose interactivité interactive à interactivité non interactive (ou interactivité interactionnelle). Cette catégorie :

  • postule que toute interface réactive (niveau de on/off) n’est pas support interactionnel (niveau d’une action à partager) et encore moins médium interactif (niveau de l’action réalisée perçue en tant que transformation) ;

  • potentialise une hiérarchie en fonction du rapport action/appropriation : l’interface réactive permet de projeter une action, l’interface interactionnelle permet d’actualiser une action, l’interface interactive permet de réaliser une action.

La catégorie interactivité interactive/interactivité non interactive oppose :

  • les interfaces à valeur de medium interactif,

  • aux interfaces à valeur réactive au mieux interactionnelle.

Note de bas de page 33 :

Lamizet Silem (1997, p. 308).

Les premières sont porteuses d’action d’appropriation, un faire réflexif modificateur, il s’agit d’opérations horizontales, qui permettent le passage d’un état à un autre état, relatives à la définition de base de l’interaction où prime la réciprocité des « effets réels »33.

Note de bas de page 34 :

L’interactivité est considérée comme le produit d’un réseau de média qui stimule des relations hommes-machines. Les prémisses de ce raisonnement se trouvent chez Rudi Bretz, un des pionniers de l’analyse de l’interactivité.

Les secondes sont porteuses d’actions-simulations d’appropriation, et participent de la création d’univers de croyance des mythes médiatiques. Ici l’interactivité assume sa valeur de simulation relationnelle34 (par simulations d’appropriation).

Note de bas de page 35 :

Signifient et non pas engagent, auquel cas nous devrions questionner l’interactivité au titre de logicielle ou l’interactivité complète qui distingue la communication bilatérale non interactive, la communication réactive ou quasi interactive et la communication complètement interactive qui constituent d’autres catégories pour d’autres points de vue disciplinaires.

La réciprocité, cet aller-retour effectif ou simulant un effet effectif, interpelle fortement la distinction entre une relation interactive et une relation non interactive au profit des expériences médiatiques comme expériences sociales. Pour une sémiotique de la communication, le rapport interaction/interactivité trouve sa pertinence dans ce questionnement. Par conséquent, le rapport interaction/interactivité peut être abordé en fonction du type de manipulation qu’interaction/interactivité signifient35. Dans cet objectif qui cherche à expliquer l’interaction signifiée il s’agit d’être attentif aux liens entre interaction et interactivité en fonction de la notion de participation : pour qu’il y ait interactivité il faut qu’il y ait participation intense, flexible ; pour que l’interactivité soit interactive il faut que la participation soit appropriation.

Quant à l’interactivité non interactive, elle correspond à l’interactivité selon un seuil d’utilisation premier que les 12 interfaces signifient à l’usager : l’interface comme lien technologique. Il s’agirait de relations qui ne se finalisent pas dans la réciprocité mais seulement dans la présence des traces réactives. Dans ce cas, l’échange est manifesté mais pas pris en charge par l’interface. Mais alors quelle est la pertinence de la désignation par interactivité non interactive par rapport à réactive ?

En fait dans notre corpus, l’interactivité non interactive que nous pourrions désigner par une interactivité du lien stérile est celle de la plupart des interfaces comme supports matériels, tel l’écran de démonstration commerçant ou l’antenne d’intérieur, par exemple, qui dénotent un échange interactif, or ils ne sont que réactifs.

Si nous pensons l’interactivité interactive comme la conjonction entre supports matériel et formel (le support formel réalise les promesses interactives du support matériel ; l’interface est un medium de communication), nous pensons l’interactivité non interactive comme la disjonction entre supports matériel et formel (le support matériel actualise un support formel interactionnel ; l’interface simule un medium de communication).

Il s’avère que si seul le support formel est en mesure de confirmer ou d’infirmer les promesses d’interaction de l’interface comme support matériel, l’interaction s’inscrit néanmoins dans l’interface comme chose numérique.

Nous avons voulu dans ces pages évoquer la « promesse d’interaction ». En guise de conclusion prospective sur le support formel, seul à pouvoir mettre à l’épreuve les promesses du support matériel, tentons de configurer les conditions nécessaires (mais sans doute non suffisantes) pour une interactivité interactive et ses points de rupture avec l’interactivité non interactive responsable de l’illusion interactive. En effet, le travail réalisé n’a de pertinence que s’il est en mesure de fournir du savoir pour une exploration ultérieure.

De ce point de vue, et suite à nos réflexions, une interface numérique serait interactive dans la mesure où c’est une ossature d’actions d’un partage structuré par l’interactivité. Ce qui caractérise l’interactivité interactive c’est le fait (sémiotique) que le processus de communication est un processus qui produit des transformations au niveau de l’échange.

Une interface serait donc interactive dans la mesure où ce n’est ni participation, ni collaboration, mais appropriation par l’usager du dispositif technologique lui-même.

Note de bas de page 36 :

Lamizet Silem, op. cit. p. 312, mis en gras par nous.

La distinction première repose donc bien sur la présence/absence d’appropriation comme objectif à pouvoir atteindre. Penser l’interaction comme ce qui spécifie l’interactivité c’est postuler que les effets réels sont des effets de transformation par appropriation en opposition aux effets de transformation par attribution. Cette opposition se fait l’arbitre dans la conception de l’interaction comme ce qui « peut conduire à une modification profonde du comportement des acteurs, provoquée soit par eux-mêmes, soit par les autres, consciemment ou non »36. Cet effet de transformation par appropriation dépend de l’interface numérique comme ce qui active une relation de présupposition réciproque entre interactivité et interaction.