Qu’appelle-t-on « design numérique » ? What is called « digital design? »
Cet article s’interroge sur la notion controversée de « design numérique » et propose d’en donner une définition rigoureuse à partir d’une épistémologie critique et comparative. Le « design numérique » est d’abord défini en opposition au « design numériquement assisté » avant d’être situé historiquement par rapport à l’expression « design d’interaction » apparue dans le design industriel des années 1980. Replaçant la question du numérique au sein de la révolution phénoménologique et culturelle globale qu’elle représente à l’échelle mondiale, cet article montre en quoi l’expression « design numérique » est plus pertinente pour désigner l’ensemble des pratiques de conception impliquant la matière informatisée, dont le « design d’interaction » n’est qu’une composante parmi d’autres (au même titre que le web design ou le game design). L’article propose ainsi une redéfinition de la matière à l’ère numérique, en distinguant « matière mécanisée » et « matière informatisée » et tente d’esquisser le fondement philosophique du champ du design numérique.
This article examines the controversial concept of “digital design” and proposes to give a rigorous definition from a critical and comparative epistemology. The “digital design” is first defined in opposition to “digitally aided design” before being historically situated in relation to the term "interaction design" appeared in the industrial design of the 1980s. Placing the issue of the digital in the global context of the cultural and phenomenological revolution it represents at global scale, this article shows how the term “digital design” is more appropriate to refer to all design practices involving computer, in which the so called “interaction design” is only one component among others (as well as “web design” or “game design”). The article offers a redefinition of the “matter” in the digital age, distinguishing between “mechanized matter” and “computed matter”, and try to outline the philosophical foundation of the field of digital design.
1. Introduction
Le design numérique n’a jamais été autant d’actualité. Le sujet enflamme les designers, qui ne s’entendent pas sur la manière de le définir, autant qu’il secoue les écoles et les universités, qui rivalisent de nouveaux diplômes dans le domaine et autres laboratoires de recherche expérimentale. Même si certains parlent encore de « conception multimédia », la plupart se retrouvent autour des termes « design numérique », « design d’interaction », « design interactif », « design d’interactivité » ou encore « multimédia interactif ». Sensibilités historiques, préférences culturelles et enjeux stratégiques expliquent cette relative diversité du vocabulaire, pour désigner ce qui, pourtant, pourrait bien constituer une seule et même discipline.
Y a‐t‐il vraiment une différence de nature radicale entre un « design interactif » et un « design d’interactivité » ? Faut‐il sérieusement considérer qu’on ne parle absolument pas de la même chose lorsqu’on dit « design d’interaction » au lieu de « design numérique » ? Pourquoi s’arc‐bouter sur tel signifiant plutôt que tel autre ? A‐t‐on jamais vu la « physique quantique » changer de nom autant de fois qu’il y a d’établissements pour l’enseigner ? Qu’est‐ce qui est en jeu dans ces fixations sémantiques ? Pourquoi est‐il préférable de parler de « design numérique » ? Comment faut‐il concevoir le fondement philosophique de ce nouveau champ ?
La philosophie n’en a pas encore pris la mesure : le design est un concept. À ce titre, non seulement il renverse toutes les positions antérieures des problèmes placés sous le nom de l’art ou de la technique, mais il compose un nouveau champ disciplinaire. Seule une épistémologie générale du design, capable d’inscrire en elle la spécialité du design que nous appellerons « numérique », peut nous aider à éviter la cacophonie sémantique – qui ne rend pas service aux étudiants ou au grand public – mais aussi à œuvrer à une meilleure définition de la discipline, de son objet et de ses objectifs. Aussi, nous nous demanderons : qu’appelle‐t‐on design numérique ?
2. Le design numérique n’est pas le design numériquement assisté
Il y a deux manières d’envisager le rapport du numérique au design. Feindre de l’ignorer est la meilleure façon d’être confus, à commencer avec soi‐même. Aussi, afin de saisir l’essence du design numérique, c’est‐à‐dire ce qu’il est en propre, il faut commencer par le distinguer de ce qui lui ressemble, mais qu’il n’est pas, à savoir ce que j’appelle le « design numériquement assisté » (Vial, 2010, p. 84). En effet, d’aucuns semblent croire que, dès lors qu’une matière informatisée (par quoi je définis ce qui est « numérique ») prend part à un processus de création, ce processus mérite le nom de « design numérique ». Il y a pourtant une grande différence entre une pratique de création qui emploie le numérique comme simple moyen d’une autre qui l’emploie à la fois comme moyen et comme fin.
Le « design numériquement assisté » (digitally aided design) correspond à toute pratique de conception qui recourt à la matière informatisée comme instrument de création, dans le but de donner vie à des usages en donnant forme à des matériaux, y compris des matériaux informatisés. Que ceux‐ci prennent corps dans l’expérience sensible primaire (matières sensibles à perception immédiate) ou qu’ils s’instancient dans un environnement virtuel secondaire (matières informatisées à perception interfacée) ne change rien à l’affaire. Le numérique est utilisé comme instrument ou méthode, au même titre que le crayon et l’équerre, le collage ou le pliage. Par exemple, dessiner un casque à vélo dans un logiciel de conception, produire un vase à l’aide d’une technique de stéréolithographie, ou encore utiliser un logiciel pour créer un autre logiciel relève du « design numériquement assisté ». Parce que, dans ce cas, il y a nécessairement du numérique dans le procédé (process), mais pas nécessairement dans le produit (product).
C’est toute la différence avec le « design numérique » (digital design) qui correspond, quant à lui, à toute pratique de conception qui recourt à la matière informatisée comme matière à modeler en ellemême et pour ellemême, avec l’intention de donner vie à des usages en donnant forme principalement à des matériaux informatisés. Par là, il ne faut pas entendre que la matière informatisée serait elle‐même la finalité du processus de design, ce qui n’aurait aucun sens puisque le design, comme nous le répéterons plus loin, ne vise pas à produire des matériaux mais à engendrer des expériences‐à‐vivre. Il faut plutôt comprendre que la matière informatisée est intentionnellement projetée dans le projet, c’est‐à‐dire d’emblée considérée comme une composante nécessaire du résultat final. Elle n’est donc pas la finalité du projet, mais bel et bien une intention de projet, distinction cruciale. Cette intentionnalité numérique signifie que le designer numérique est celui qui, l’assumant ou non, prend le parti de faire un projet dont le résultat sera fait de matière informatisée. Et cela change tout car, comme nous le verrons plus loin, la matière informatisée, en raison de ses propriétés particulières, modifie radicalement le type d’expérience‐à‐vivre que le processus de design peut engendrer. Par exemple, concevoir une tablette tactile ou un dispositif relevant de l’internet des objets, développer un logiciel de création ou un site web communautaire, créer une application mobile ou un service en ligne multi‐écran relève du design numérique. Parce que, dans ce cas, il y a nécessairement du numérique dans le procédé (process), mais nécessairement aussi dans le produit (product).
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Cité par Kenya Hara, Designing Design (2007), Baden, Lars Mûller Publishers, rééd. 2008, p.431.
C’est en ce sens que le designer américain John Maeda peut dire :» L’ordinateur n’est pas un outil mais un matériau »1. Très belle distinction qui montre que, dans le passage de l’outil au matériau, on passe du plan du moyen au plan de la fin. Mais, encore une fois, il ne s’agit pas de la fin au sens de la finalité. La langue d’Aristote peut ici nous être utile : un projet de design n’est pas seulement mû par une» cause finale » (engendrer une expérience‐à‐vivre, véritable finalité du processus de projet), il est mû aussi par une « cause matérielle » (une intention de matériau), une « cause formelle » (une idée créative qui organise le projet, ce que les créatifs appellent parfois le « concept ») et une « cause motrice » (un outil ou des techniques avec lequel le projet» se fait »). Ainsi, là où le design numériquement assisté traite la matièreinformatisée seulement comme un outil, le design numérique l’envisage non seulement comme un outil mais encore comme un matériau nécessaire. Autrement dit, si elle n’est pas la cause finale du projet, la matière informatisée en est à tout le moins la cause matérielle. Le design numérique apparaît alors comme l’art et la manière de sculpter la matière informatisée pour faire naître grâce à elle des usages et des expériences‐à‐vivre qui seraient impossibles à réaliser autrement.
Néanmoins, au début, on ne parle pas de « design numérique ». Les premiers à s’intéresser aux relations entre le numérique et le design sont les designers industriels des années 1980, et ces derniers parlent de « design d’interaction ». C’est seulement avec l’apparition du « web design » dans les années 1990 ou l’essor spectaculaire du « game design » dans les années 2000 que le champ unifié et plus vaste du « design numérique » commence à apparaître. C’est à tenter d’en cerner la nature et les frontières, mais aussi d’en défendre l’existence et la légitimité que cet article est consacré. Aussi, pour bien comprendre la genèse du concept, faisons un petit détour par l’histoire pour saisir comment les notions de « design » et de « numérique » se sont nouées.
3. La première rencontre du design et du numérique : les interfaces graphiques
Tout commence dans les années 1980, à la faveur de deux événements majeurs. Le premier, c’est l’invention des interfaces graphiques (Graphical User Interfaces), rendue publique en 1984 par la mise sur le marché du Macintosh d’Apple, premier micro‐ordinateur doté d’une interface graphique à être commercialisé, non sans l’aide précieuse du Xerox Parc, à qui revient le mérite d’en avoir fait l’invention en 1973. Le second, c’est la naissance de la conception assistée par ordinateur (ComputerAided Design), initiée en 1981 par la sortie du logiciel CATIA de Dassault Systèmes, premier logiciel de conception assistée par ordinateur destiné à la grande industrie, rapidement suivi par d’autres, aux objectifs différents et devenus des classiques, tels que AutoCAD, Illustrator, QuarkXPress, Photoshop, Rhino...
Le premier événement correspond à l’arrivée du design dans le numérique, secteur jusqu’alors réservé aux ingénieurs, informaticiens, mathématiciens et autres experts en interfaces homme‐machine. Le second correspond à l’arrivée du numérique dans le design, notamment le design industriel et le design graphique, confrontés aux nouvelles possibilités de création offertes par les logiciels de conception, la PAO ou les imprimantes laser. Si ces deux événements se produisent chronologiquement au même moment, le premier est néanmoins logiquement antérieur au second, qui n’aurait jamais eu le même destin sans lui.
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Principe de l'interface WIMP (« Windows, Icons, Menus, Pointing Device »).
L’invention des interfaces graphiques, en effet, est probablement l’événement le plus important de toute l’histoire de la micro‐ informatique. Fondées sur la métaphore du bureau (Desktop) imaginée en 1970 par Tim Mott, chercheur au Xerox Parc, les interfaces graphiques sont créées dans le but de rendre les ordinateurs plus faciles à utiliser. D’un écran noir que l’on manipule en saisissant des lignes de code, on passe à un environnement visuel imagé avec lequel on interagit grâce à des fenêtres, des icônes, des menus et une souris2. On n’a pas trouvé mieux jusqu’à ce jour pour permettre à tout un chacun d’exploiter la puissance de calcul de la « matière informatisée », même si on en améliore sans cesse le principe, par exemple avec les écrans tactiles (tablettes de type iPad) ou les interfaces gestuelles (consoles de jeu de type Wii). Ce qui a rendu cela possible, c’est précisément l’arrivée des designers dans l’industrie informatique, événement majeur et fondateur.
La première figure emblématique de cela est celle de l’incontournable Steve Jobs, cofondateur d’Apple. En 1979, fort de ses premiers succès industriels, le jeune Steve, entrepreneur atypique amateur de calligraphie et inspiré par l’idéal hippie, obtient l’autorisation de visiter le Xerox Palo Alto Research Center, le célèbre Parc, où on lui montre un Xerox Alto muni d’une interface utilisateur graphique fondée sur un environnement de bureau fenêtré et conduite par une souris. « Jamais je n’avais vu une telle merveille, déclare‐t‐il rétrospectivement au micro de Robert Cringely. […] En dix minutes, j’ai compris que tous les ordinateurs fonctionneraient comme ça, un jour ou l’autre ». Cette vision, personne ne l’a encore. Commentant la visite de l’équipe d’Apple, Larry Tesler, spécialiste de l’interaction homme‐ machine au Xerox Parc, déclare : « En une heure, ils ont compris notre technologie, ce qu’elle signifiait, mieux que n’importe quel dirigeant de Xerox, après des années de démonstration » (Cringely, 1996). Larry fut embauché par Apple l’année suivante. Et c’est ainsi que les premiers designers numériques ont commencé à travailler au côté des programmeurs, à l’image de la graphiste Susan Kare qui dessine en 1983 pour Apple les polices de caractères et les icônes du Macintosh, avant d’en créer beaucoup d’autres pour les plus grandes entreprises de logiciels. La matière informatisée devient « dessinable » et la volonté d’introduire l’art et la poésie dans les objets industriels constitue désormais la marque de fabrique d’Apple.
4. La seconde rencontre du design et du numérique : le design d’interaction
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Bill Moggridge, Designing Interactions, MIT Press, 2007. Voir aussi la vidéo en ligne à l’adresse : http://www.designinginteractions.com/chapters/introduction.
La seconde figure emblématique de ce bouleversement est celle du designer industriel Bill Moggridge. L’année même où Steve Jobs visite le Xerox Parc, en 1979, Bill est choisi pour être le designer du premier ordinateur portable, le GRID Compass, commercialisé en 1982 et embarqué en 1985 dans la navette spatiale Discovery. « Ce fut un énorme frisson d’être membre d’une équipe qui était en train de réaliser quelque chose d’aussi innovant », déclare‐t‐il dans un entretien vidéo3. En 1981, alors qu’Apple travaille sur le projet Macintosh, le premier prototype fonctionnel est réalisé.
Dédié à des applications très spécifiques, le GRID Compass n’est pas équipé d’une interface graphique, mais il constitue une avancée majeure qui intègre une foule d’innovations, dont la plus célèbre est celle de l’écran‐rabat qui éteint l’ordinateur quand on le ferme. En outre, c’est à l’occasion de ce projet que Bill Moggridge comprend que, face aux technologies numériques, il faut repenser l’ensemble du processus de design, afin de parvenir à faire un design qui soit réellement au service de l’utilisateur.
Rejoint en 1986 par Bill Verplank, ancien chercheur au Xerox Parc, il forge alors avec lui l’expression de « design d’interaction » (Interaction Design) pour remplacer celle de « conception d’interface utilisateur » (UserInterface Design) employée jusqu’ici par les ingénieurs en interface homme‐machine (IHM). De là vient d’ailleurs que les designers industriels ont tendance à considérer aujourd’hui le terme d’« interface » comme dépassé et désuet, celui‐ci appartenant selon eux à une période révolue de la culture de la conception, alors que les designers web, habitués à parler de « UI Design » (User Interface Design), le jugent toujours pertinent pour caractériser l’objet de leur travail. Aussi, pour Moggridge et Verplank, le passage d’un vocabulaire de l’interface à un vocabulaire de l’interaction a une finalité très précise : il s’agit de mettre l’accent sur l’expérience utilisateur plutôt que sur l’objet, et de passer ainsi d’une culture technique à une culture design.
« Les designers de produits issus des technologies numériques ne considèrent plus leur travail comme consistant à faire le design d’un objet physique – beau ou utile – mais comme consistant à faire le design des interactions avec lui », déclare Moggridge (2007). Et pour cause : les objets numériques ne pouvant être utilisés qu’à l’aide d’interfaces (fussent‐elles matérielles, logicielles, visuelles, tactiles ou gestuelles), la nature même de l’expérience qu’ils proposent n’est pas de l’ordre de l’action mécanique, mais de l’ordre de l’interaction algorithmique. En effet, lorsqu’on utilise un objet non informatisé, comme par exemple une machine à écrire, on peut dire que l’on agit, au sens où l’on produit avec son corps une action mécanique (on enfonce une touche) qui se répercute directement dans la matière de la machine (engrenages et leviers), aboutissant à une action physique (la « frappe » du caractère sur le ruban encreur).
Mais lorsqu’on utilise un ordinateur, on n’agit pas : on interagit. D’abord parce que, notre corps ne pouvant entrer en contact direct avec la matière informatisée (celle‐ci étant mi‐électronique mi‐mathématique, elle est inaccessible à la perception sensible), on est contraint de passer par des intermédiaires matériels et logiciels (clavier, souris, icônes, menus cliquables...) – ce qu’on appelle précisément « l’interface » –, qui nous rendent cette matière perceptible, malléable, manipulable et exploitable pour toutes sortes de fins (jouer, travailler, acheter, vendre, dialoguer, communiquer...). Ces intermédiaires font alors la jonction entre la matière informatisée et nous, en même temps qu’ils soulignent notre séparation irrémédiable d’avec elle. Paradoxe édifiant qui enseigne que vivre dans les interactions (ou être en relation avec une interface), c’est vivre entre deux mondes. Car c’est n’être ni vraiment dans l’action, ni vraiment dans l’abstraction. C’est peut‐être être en suspension. D’autres appellent cela « la vie sur écran » (Turkle, 1995).
Ensuite, et c’est la seconde raison, parce que la matière informatisée est réactive : une action de l’usager entraîne une réaction du système, comme si la machine nous répondait et engageait avec nous une relation, ce que l’on préférera appeler une situation d’interactivité. Les pionniers de la micro‐informatique en parlent très bien, à l’image de Steve Jobs qui déclare en 1996 : « On tapait les commandes au clavier, on attendait un peu, et tout à coup, l’engin nous sortait une réponse […]. Il suffisait d’écrire un programme en langage BASIC ou FORTRAN et cette machine était capable de s’approprier notre idée et d’une certaine façon de l’exécuter » (Cringely, 1996). Autrement dit, l’utilisateur agit et la machine réagit. Je clique sur un bouton et le titre de mon texte s’affiche en gras, je clique sur un lien et mon navigateur web me transporte sur la page web demandée ou encore je presse quelques touches et ma console de jeu me fait vivre une expérience de conduite automobile. Là réside l’interactivité. Parce qu’interagir, c’est précisément réagir à une réaction, ce qui provoque une nouvelle réaction à laquelle on doit à nouveau réagir... Vivre dans les interactions, c’est donc vivre quelque chose comme une relation avec la matière informatisée. C’est la raison pour laquelle, au grand dam des inquiets, les mondes que l’on dit aussi» virtuels » sont des capteurs d’attention très puissants. Ils sollicitent sans fin notre capacité à interagir avec eux. C’est ce qui les rend aussi attractifs et plaisants.
Ainsi, faire le design des objets numériques, c’est bel et bien faire le design de quelque chose de plus qu’une simple interface. Il s’agit de penser une expérience avant de penser un objet. D’où l’intérêt de l’expression « design d’interaction » qui vient donner un nom à une nouvelle culture de la conception mêlant numérique et design.
5. Vers la constitution d’un champ unifié : le design numérique
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Voir http://www.designinginteractions.com/chapters/introduction (video en ligne).
Toutefois, il ne faut pas s’y méprendre. Du point de vue conceptuel, le « design d’interaction » n’est rien d’autre qu’une forme de « design numérique ». La notion de « design d’interaction » dépend entièrement de celle de numérique, qui lui est logiquement antérieure, puisque, comme nous venons de le montrer, il est impossible de faire naître une expérience interactive sans l’aptitude réactive de la matière informatisée. Ce que l’on nomme « interactivité » n’est donc qu’une conséquence de l’existence du numérique et d’une manière particulière – le design d’interaction – d’en faire un objet de conception industrielle. Bill Moggridge (2007) lui‐même le confesse au détour d’une phrase en parlant de « design de tout ce qui est numérique »4.
Si l’expression « design d’interaction » est plus en vogue chez les designers, c’est parce qu’elle reflète mieux leurs préoccupations de concepteur : elle s’énonce comme un programme opérationnel à réaliser et touche à la finalité même du processus de design – offrir de l’expérience interactive aux usagers – ; à ce titre, les designers se reconnaissent plus aisément en elle que dans l’expression « design numérique », qui n’évoque pour eux que le matériau utilisé, et non pas la finalité visée.
Cependant, pour le philosophe, le problème est ailleurs. Il s’agit de remonter au concept racine et de définir cette nouvelle pratique de design à partir de la chose ou l’étant qui l’a fait naître et dont elle dépend, à savoir : la matière informatisée. C’est pourquoi l’on préférera parler de « design numérique », en étant guidé par des préoccupations d’épistémologue plutôt que de concepteur.
Il s’agit en effet de parvenir à subsumer sous une même appellation l’ensemble des nouvelles pratiques de conception qu’ont fait naître les technologies numériques, bien au‐delà de la seule région du design d’interaction industriel, en intégrant par exemple le secteur du « web design », qui s’est massivement construit en marge de l’industrie et ne repose pas que sur la question de l’interactivité (la question du contenu étant tout aussi importante), ou celui du « game design », associé à l’industrie du jeu vidéo et moins concentré sur la question de l’interactivité que celle du « gameplay » (ensemble des mécanismes de jeu qui rendent un jeu attirant et plaisant pour le joueur).
Dans cette perspective, l’expression « design numérique » ne doit pas être entendue comme une expression concurrente de « design d’interaction » qui réduirait l’enjeu à celui de choisir son camp. L’expression « design numérique » doit être entendue comme celle qui permet de hisser la réflexion au niveau épistémologique en qualifiant l’existence d’un nouveau champ du design dans toutes ses dimensions : celui qui envisage le numérique à la fois comme moyen et comme fin.
Enfin, parler de « design numérique » permet également de faire entendre que le design numérique n’est pas seulement une question de design. Le design numérique n’est rien d’autre que la répercussion, dans le champ du design, d’un phénomène culturel plus global dont le design ne doit jamais se considérer comme séparé.
6. Le design numérique, levier de la « révolution numérique »
Tout comme les géométries non euclidiennes ont bouleversé à la fin du XIXe siècle notre perception intuitive de l’espace en concevant, à rebours de l’évidence immédiate, d’autres types de spatialités que celle de l’espace en trois dimensions hérité de la géométrie d’Euclide, les technologies numériques ébranlent depuis plusieurs décennies notre perception intuitive de la matière. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que cela se produit. Au début du XXe siècle, la théorie quantique avait déjà heurté radicalement — et continue de heurter — l’idée que nous nous faisons du monde physique, en parvenant à décrire, grâce à de nouveaux concepts mathématiques, le comportement particulier du monde de l’infiniment petit. Dans le monde quantique, celui des atomes, des électrons et des particules qui les composent, il se produit en effet des phénomènes totalement inconciliables avec la rationalité quotidienne, mais qui sont pourtant scientifiquement établis. Une particule de matière, par exemple, peut exister simultanément à deux endroits à la fois et se déplacer toute seule. S’ils en comprennent le fonctionnement et peuvent le décrire, les scientifiques ne savent pas pourquoi cela fonctionne ainsi, souligne Sheilla Jones (2008). C’est en rupture totale avec la rationalité macroscopique dans laquelle nous vivons. Erwin Schrödinger avait d’ailleurs imaginé, en 1935, une célèbre expérience de pensée quantique mettant en scène un chat enfermé dans une boîte, qui aboutissait à la conclusion que le chat pouvait, d’un point de vue quantique, être à la fois mort et vivant. « Personne ne comprend vraiment la physique quantique », aurait déclaré Feynman, l’un de ses plus grands théoriciens.
Un tel bouleversement de la culture perceptive du monde constitue ce que j’appelle une révolution phénoménologique. L’introduction des géométries non euclidiennes à la fin du XIXe siècle a été à l’origine de la première. L’essor de la physique quantique au début du XXe siècle a été à l’origine de la seconde. L’apparition des premiers ordinateurs au milieu du XXe siècle et le développement considérable des technologies numériques qui s’en est suivi est à l’origine de la troisième, celle que tout le monde se plaît à appeler, non sans raison, la « révolution numérique ». Encore faut‐il saisir de quoi elle est la révolution. Je soutiens que la révolution numérique est une nouvelle révolution de notre culture perceptive, une révolution de notre perception commune de la matière, dont l’ampleur est sans précédent dans l’histoire, eu égard à la vitesse avec laquelle elle s’opère sous l’effet de la puissance industrielle contemporaine. Mais, alors que la révolution non euclidienne ou la révolution quantique étaient surtout des révolutions intellectuelles dont l’impact phénoménologique se limitait principalement au cercle restreint des savants capables de les comprendre, la révolution numérique est, comme chacun sait, une révolution sociale et populaire dont l’impact phénoménologique affecte par conséquent l’ensemble des populations des pays industrialisés, étant donné le rythme d’adoption très rapide des produits informatisés. Comprendre la révolution numérique, c’est donc analyser ce que le numérique modifie dans notre culture perceptive de la matière.
D’après la philosophie classique, la matière désigne la substance des corps sensibles, en tant qu’ils font l’objet d’une perception dans l’espace et dans le temps. Percevoir, c’est recevoir par l’entremise des sens des informations sur les réalités matérielles qui nous environnent. La matière est indissociable de la perception sensible et l’on définit alors tout ce qui est matériel comme étant perceptible ou accessible par nos sens. Cette conception classique de la matière, en accord avec notre intuition première du monde physique, correspond à ce que j’appelle la « matière mécanisée », c’est‐à‐dire la matière sensible à perception directe et immédiate, celle qui place la surface de notre corps à même la surface des choses, offrant un type d’expérience‐à‐vivre qu’on pourrait appeler l’expérience charnelle du monde. On respire le bois d’un meuble comme on caresse la peau d’un être cher. Dans ce cas, il n’y a pas d’interface entre l’homme et le monde.
La matière informatisée, en revanche, représente un nouvel « état de matière », pour reprendre une formule de Bernard Stiegler. Substance mi‐électronique mi‐mathématique, elle est fondée sur la numérisation du signal, c’est‐à‐dire l’encodage des impulsions électriques en nombres (en latin numerus signifie « relatif au nombre »), et sur le calcul automatique de l’information numérique ainsi produite, mais « par des voies qui ignorent sa nature physique », comme le souligne très bien Franck Varenne (2009) (le signal électronique devenu numérique est traité selon sa structure et non plus sa matière). Utilisant la simulation informatique et la réalité virtuelle pour reproduire le monde sous la forme de fonctions logicielles et d’algorithmes, la matière informatisée a la capacité de tout réinventer. Réinventer l’expérience du savoir avec Wikipédia, réinventer l’expérience de la lecture avec le livre numérique, réinventer l’expérience de la sociabilité avec les réseaux sociaux, réinventer l’expérience ludique avec les jeux vidéos. Tout ce qui peut faire l’objet d’une expérience charnelle peut être réinventé sous la forme d’une expérience interactive : du simple courrier devenu « e‐mail » à l’expression du sourire devenu « smiley », en passant par les gestes sportifs qu’on pratique sur une console de jeu vidéo à interface gestuelle. La matière informatisée nous fait entrer dans ce qu’on peut appeler l’expérience interactive du monde. À condition qu’elle soit pensée par un designer.
Le problème n’est pas alors, comme les philosophes l’ont d’abord cru, un problème de réalité, comme si les mondes virtuels avaient un degré inférieur de réalité. Pierre Lévy l’a bien montré : les mondes virtuels ne sont pas moins réels que les autres (Lévy, 1998). Personne aujourd’hui n’aurait l’idée de considérer que les e‐mails que nous échangeons sur internet sont moins réels que les cartes postales que nous nous envoyons par la poste. Pourtant, les uns sont virtuels, et les autres non. C’est que, comme le dit Sherry Turkle, en l’espace d’une décennie, « nous avons appris à considérer les choses à l’aune des interfaces » (Turkle, 1995, p. 23‐24) : « pour beaucoup d’entre nous, le cyberespace fait maintenant partie de la routine de la vie quotidienne » (Turkle, 1995, p. 9).
Ce que vient perturber la matière informatisée n’est donc pas la dimension de la réalité. C’est la dimension de la perception. La révolution numérique est une révolution phénoménologique : elle fait passer l’humanité d’une culture perceptive ancienne, celle de la matière sensible à perception immédiate, à une culture perceptive nouvelle, celle de la matière invisible à perception interfacée. Car on ne voit jamais la matière informatisée, mais on la sent réagir sous le clavier, la souris ou la manette. C’est elle qui réagit quand on agit. C’est elle qui fonde la possibilité même de l’interactivité et, plus généralement, de l’expérience‐à‐vivre particulière offerte par les divers produits du design numérique, que ce soit un objet connecté, un service multi‐écran, un site web ou un jeu vidéo.
C’est pourquoi lorsqu’on parle de « design numérique », on parle de design de la matière informatisée en tant qu’elle constitue une problématique phénoménologique. Faire du design numérique, c’est faire le design d’une nouvelle matière qui va de pair avec une nouvelle manière d’être au monde, celle qui correspond à l’âge de l’ubiquité des terminaux numériques et de ce qu’ils transforment dans notre culture perceptive. Au designer numérique revient alors la responsabilité de nous proposer des expériences‐à‐vivre susceptibles d’enchanter notre existence en réinterprétant notre expérience perceptive. C’est ce que fait par exemple une console de jeu à interface gestuelle comme la Wii de Nintendo, laquelle permet de réimpliquer le mouvement physique du corps dans l’expérience interactive ; ou encore c’est ce que font les terminaux à interface tactile comme l’iPhone ou l’iPad, qui permettent de réduire la distance habituellement créée entre la matière informatisée et l’usager en lui offrant de toucher directement l’objet numérique pour interagir avec lui, rappelant le mode perceptif d’un objet mécanique traditionnel.
7. Conclusion
Si le « design numérique » n’est pas le « design numériquement assisté », le « design d’interaction » n’est qu’une partie du design numérique. L’expression « design d’interaction » a été inventée par les designers industriels pour répondre à la question de savoir comment aborder le processus de design quand celui‐ci s’applique aux produits et services informatisés ; elle est le fruit de la répercussion de la révolution numérique dans le champ professionnel du design industriel. Or, non seulement le design industriel n’est pas le seul champ professionnel du design concerné par les technologies numériques – le champ du web design l’est encore plus puisqu’il leur doit son existence même –, mais la révolution numérique est encore quelque chose de bien plus vaste et bien plus profond qu’une simple révolution des méthodes professionnelles dans tel ou tel champ. La révolution numérique est une révolution phénoménologique qui affecte la société tout entière en modifiant la culture perceptive dominante. C’est une révolution ontologique et culturelle, qui modifie les structures de notre perception de la matière et bouscule la conception qu’on a de l’expérience des choses et des autres. Recoupant aussi bien le design industriel que le « web design » ou le « game design » (énumération non exhaustive), le design numérique apparaît comme un nouveau champ, à savoir le vaste ensemble des pratiques de conception impliquant la matière informatisée. À ce titre, il détermine nos modes de vies et est responsable de notre nouvelle manière d’être au monde. On peut en formuler la définition suivante : « activité créatrice consistant à concevoir des expériences‐à‐vivre à l’aide de formes interactives produites dans des matières informatisées et organisées autour d’une interface » (Vial, 2010, p. 96).