Trevor van Gorp est à la fois designer graphique (BFA) et designer industriel (MEDES), et il s’intéresse depuis plusieurs années au design émotionnel. Edie Adams est aussi designer industriel (MEDES) – initialement formée en psychologie (BSc) – et ergonome certifiée (CEP). Adams détient plus de 40 brevets américains et a travaillé pendant 16 ans chez Microsoft, notamment comme responsable de l’utilisabilité dans le célèbre MacBU (le département consacré à la conception des produits Microsoft destinés aux systèmes Mac).
Avec la publication de Descartes’ Error : Emotion, Reason, and the Human Brain en 1994, le neuroscientifique Antonio Damasio allait marquer définitivement les esprits avec son hypothèse des marqueurs somatiques (SMH) et sa proposition du rôle de l’émotion dans la prise de décision. Jusque-là, l’émotion ne faisait pas toujours bon ménage avec la cognition, domaines de recherche qu’on préférait généralement aborder séparément. Si l’impact des travaux de Damasio a été et est toujours considérable en psychologie, l’effet se fait aussi sentir en design de façon générale tout comme en design de communication (design graphique, design web, design d’interface, design d’information, design d’interaction) de façon plus particulière. Depuis quelques années en effet, on voit paraître des ouvrages de design qui puisent abondamment leurs appuis théoriques et notionnels en psychologie (Lidwell et al., Ware, Weinschenk). Design for emotion, de van Gorp et Adams, s’inscrit parfaitement dans cette tendance récente. Sous des apparences légères (217 pages, graphisme presque ludique), cet ouvrage présente un exposé relativement dense sur la théorie des émotions appliquée au design. Sans être parfait, l’ouvrage a l’immense mérite de traiter la question des émotions avec sérieux et substance, ce qui nous change des propos parfois impressionnistes de certains auteurs qui n’ont pas toujours les bases théoriques nécessaires pour s’attaquer aux fondements du design. Le livre présente cinq chapitres de nature plutôt théorique et un sixième, plus pragmatique – sur lequel nous ne nous focalisons pas –, qui présente deux études de cas et de courtes entrevues avec des spécialistes du design émotionnel.
Le premier chapitre vient justifier tout l’intérêt de pratiquer le design émotionnel : l’émotion a une influence primordiale sur toutes nos activités du quotidien. L’importance qui en découle tient au fait que les humains ont la capacité de déceler des expressions émotionnelles autant chez les êtres animés que chez les objets. Dès lors que la perception d’une émotion s’inscrit dans une certaine durée, l’expression émotionnelle devient alors un trait de personnalité perçu (qui pourra ensuite servir d’ancrage pour le sens). Cet effet de personnalisation ouvre la possibilité d’établir des relations entre l’utilisateur et l’objet, le document, l’interface, l’environnement, etc. Regardless of whether you intentionally give your product a personality, people will perceive a personality (p. 13). Cette triade émotion-personnalité-relation constitue la mécanique fondamentale de l’approche de design proposée par les auteurs. À cette relation forte, les auteurs ajoutent encore quelques arguments de poids en faveur du design émotionnel. L’émotion peut être envisagée comme la source d’énergie qui alimente et dirige l’attention, et comme l’attention est préalable à la sélection de l’information, on se retrouve avec une autre association implacable, soit émotion-attention-sélection. Les auteurs ne manquent pas non plus d’insister sur le lien direct qui unit l’émotion à la prise de décision. The more intense the emotional experience is, the lower our ability to consciously evaluate the situation (p. 10). Et exit Homo economicus…
Le deuxième chapitre explore les caractéristiques fondamentales de l’émotion et aborde de ce fait certains modèles théoriques provenant de la psychologie. S’appuyant sur Damasio, les auteurs précisent que les stimuli déclencheurs d’émotion(s) peuvent être externes (ex. : un bel objet, un doux parfum) ou internes (ex. : un souvenir triste, la nausée). Mais quelle qu’en soit l’origine, l’émotion et les sentiments s’inscrivent ultimement dans nos modèles mentaux et construisent ainsi notre expérience du monde. Réalités mentales, conscientes ou non, les émotions proviennent de différentes zones cérébrales. Reprenant le modèle évolutionniste du cerveau triunique de MacLean (1990), les auteurs, à la suite de Norman (2004), nous disent que les émotions les plus primitives (liées à la reproduction, au combat, à la recherche de nourriture) proviennent du cerveau reptilien, que les émotions générées par les contacts sociaux – et qui permettent notamment de subtils jugements sur le statut des individus dans un groupe et leur relation au pouvoir – émanent du cerveau dit mammalien et que, finalement, les émotions conscientes, celles qui participent directement aux divers processus décisionnels, proviennent du néocortex. Compte tenu de leur nature plus clairement définie et plus « objective », du fait aussi qu’elles résistent mieux à l’effet du temps, les émotions inconscientes (cerveaux reptilien et mammalien) seraient à privilégier en design. De plus, toute émotion est la combinaison d’un certain degré de stimulation physique (arousal) et d’un certain jugement (appraisal) sur les choses, les gens ou les événements. C’est l’interaction entre ces deux dimensions qui déterminent la nature et l’impact d’un affect positif (expansion de l’attention, pensée créative) ou négatif (rétrécissement de l’attention, pensée focalisée).
Au chapitre suivant, van Gorp et Adams s’attaquent à l’une des cibles du design émotionnel, à savoir l’attention (l’énergie psychique). Reprenant la théorie de Csikszentmihalyi (1990) présentée au chapitre 2, les auteurs affirment qu’il est nécessaire de générer du flow (effet consécutif à la combinaison optimale du degré de difficulté ou de défi et du niveau d’habileté requis) pour assurer le succès d’un projet, d’un objet, d’une interface, etc. Créer du flow ne nécessite pas toujours de nouveaux outils mais requiert le plus souvent qu’on repense l’ordre ou l’organisation des éléments en place et exige un soigneux équilibre entre les divers états émotionnels d’un individu. Cependant, la capacité à atteindre cet état fortement recherché est intimement liée à la gestion des contraintes et des limites attentionnelles. À la suite d’un long exposé sur l’attention qui gagnerait à être clarifié, scindé et exemplifié davantage, les auteurs prodiguent des conseils de design découlant directement de la théorie du flow. L’enjeu fondamental pour le designer se résume ainsi : « Too much challenge with little skill cause anxiety. […] Too little challenge with too much skill causes boredom » (p. 74). Au chapitre 4, van Gorp et Adams poussent plus loin le concept de personnalité associée aux objets (produits, interfaces, etc.) et en profitent notamment pour décrire l’effet de l’esthétique et de l’interaction sur les relations que les individus tissent avec les éléments de leur environnement. En renfort théorique, les auteurs présentent trois modèles relativement connus du design émotionnel (Norman 2004, Jordan 2000 et Desmet 2002), et plusieurs cas concrets sont présentés, davantage en appui à la théorie qu’en réelle volonté de fournir des pistes de design. À noter : les tableaux-synthèses de van Gorp à eux seuls valent le détour. Au terme du chapitre, on comprend que les stratégies pour créer des relations avec les objets (au sens large) sont multiples et dépendent de paramètres complexes, dont nos préférences amoureuses. Les auteurs résument ainsi le penchant de la plupart des humains à cet égard : « Similarity plays a vital role in initial attraction. […] Complementarity is more important as relationships develop over time » (p. 123).
Le chapitre 5, pour l’essentiel, présente le modèle ACT (pour Attract, Converse et Transact), une proposition des auteurs inspirée des trois modèles présentés précédemment et des éléments théoriques contenus dans les quatre premiers chapitres. À propos d’un objet ou d’un produit à concevoir, le modèle stipule qu’il faut d’abord créer du désir ou de la désirabilité (Attract) et ensuite parvenir à établir et à maintenir une conversation avec l’utilisateur (Converse) pour, enfin, si la confiance est créée, l’amener à utiliser l’objet (Transact). Les auteurs se font presque linguistes dans la mesure où ils présentent le design émotionnel comme un design conversationnel et insistent pour faire du design (au sens large) un acte de persuasion. Réjouissant ! Le reste du chapitre reprend les parties du modèle et décline des principes et règles de design dérivés des éléments théoriques présentés précédemment. S’il est difficile de se prononcer sur la valeur effective du modèle ACT, il est en revanche beaucoup plus aisé d’affirmer que Design for emotion de van Gorp et Adams constitue une lecture obligatoire pour tous les designers