Développée dans le prolongement de la tradition intellectuelle de la psychologie russo-soviétique influencée par les travaux de Vygotski, la théorie de l’activité (TA ou AT en anglais) connaît une certaine prospérité dans le domaine de l’interaction humain-machine (IHM ou HCI) depuis sa première introduction formelle par S. Bødker dans un article de 1989 (« A human activity approach to user interfaces », dans Human Computer Interaction) et dans l’ouvrage qui allait suivre deux ans plus tard (Through the interface, chez Lawrence Erlbaum). En 20 ans, la TA a donné lieu à de nombreux travaux et s’est imposée dans le domaine comme l’un des principaux cadres théoriques post-cognitivistes avec la cognition distribuée et la phénoménologie. Malgré cette prospérité relative, la TA n’est pas très connue à l’extérieur de certains environnements de recherche, et c’est la motivation principale de Kaptelinin et Nardi de la faire connaître dans ce court ouvrage de moins de 100 pages (77 + bibliographie complète sur la question). Pour qui s’intéresse davantage à la théorie qu’à l’exemplification des applications effectives de la TA en IHM, cette synthèse est réussie et rend justice à la qualité des ouvrages publiés dans cette importante collection – Synthesis Lectures on Human-Centered Informatics, sous la direction de John M. Carroll – de l’éditeur Morgan & Claypool.
Spécialiste de la TA et du design d’interaction, Victor Kaptelinin est professeur à l’Université de Bergen en Norvège, à l’Université d’Umeå en Suède et mène des activités d’enseignement et de recherche à l’Université d’État Lomonossov de Moscou et à UCSD en Californie. Pour sa part, l’anthropologue Bonnie Nardi de l’Université de Californie à Irvine s’intéresse à la vie sociale sur Internet en ayant principalement recours à la TA comme cadre descriptif et explicatif. L’ouvrage est divisé en six chapitres qui se déclinent ainsi :
1) introduction à la TA et évolution des théories dans l’univers de l’IHM,
2) concepts et principes de base de la TA,
3) le concept central d’agency (sans équivalent français à notre connaissance),
4) l’activité et l’expérience,
5) la migration vers une approche centrée activité en IHM (par opposition à une approche centrée sur les applications), et
6) les souhaits des auteurs en ce qui a trait aux développements à prévoir de la TA en IHM. Le contenu de l’ouvrage est original à l’exception de certaines parties des chapitres 2 et 3 déjà publiées au MIT Press en 2006 et 2009 par les mêmes auteurs.
Appartenant à ce que plusieurs nomment la deuxième vague en matière d’approche théorique pour l’IHM, la TA est un cadre d’analyse général de l’activité humaine, cadre qui permet de tenir compte de sa complexité, contrairement aux approches dites de la première vague, limitées au traitement cognitif de l’information. La version de la TA décrite dans l’ouvrage provient directement des travaux fondateurs d’Alexis Leontiev (1978, 1981) et de ceux plus tardifs du Finlandais Yrjö Engeström (1987) et de ses collaborateurs (1999), et elle doit être réajustée/adaptée pour l’IHM. D’autres « versions » de la TA existent, mais les auteurs admettent ne pas en rendre compte du fait de la prédominance de la version Leontiev-Engeström. Au cœur de la TA se trouve le concept d’activité : l’activité est définie comme une relation directe entre un sujet S et un objet O du monde, relation que l’on peut représenter sous la forme S < – > O. Cette relation se caractérise par deux éléments distinctifs d’importance : d’une part, le sujet de l’activité a des besoins liés directement ou non à sa survie, qu’il cherche à combler consciemment ou non par son interaction avec les objets du monde (ou avec le monde de façon plus générale), et, d’autre part, les activités qui lient les entités du monde (S, O) interagissent et se déterminent mutuellement. En d’autres mots, les activités peuvent être vues comme des forces génératives qui transforment à la fois les sujets et les objets du monde. En ce sens, l’activité peut être considérée comme une unité de vie (unit of life) de tout sujet physique vivant existant dans un monde objectif. À la base de cette conception socioculturelle des choses, il y a l’idée fondatrice (caractéristique de la psychologie russe en général, et de S. Rubinstein plus particulièrement) de la nature sociale de l’esprit humain et de l’inséparabilité de cet esprit et des activités que l’humain mène dans le monde.
De plus, ces activités sont menées à l’intersection de deux continuums distincts qui caractérisent plus finement les agissements de l’humain. Le premier continuum concerne le territoire de l’individu lui-même, intégrant à la fois l’univers mental (interne) et l’environnement immédiatement accessible par les sens (externe). Malgré ce que le sens commun semble imposer, il n’y a pas de frontière définitive entre ces deux univers. Par exemple, la visite d’une ville inconnue pourra nécessiter l’usage d’une carte en papier et, avec le temps, ne requérir que l’« usage » d’une carte mentale (internalisation). Inversement, dans un processus créatif par exemple, un designer pourra mettre sur papier ou sur écran une idée qu’il a en tête et ainsi la matérialiser (externalisation). Le même genre de continuum existe entre la réalité de l’individu seul et un collectif social avec lequel il interagirait (ex. : une équipe de travail) ou auquel il pourrait appartenir (ex. : une entreprise).
La motivation fondamentale de toute activité est le besoin, quelle que soit sa nature – physique, psychologique, culturelle, etc. – et dont l’inventaire exhaustif des possibles ne peut être complété compte tenu de l’état changeant des sujets et des objets du monde. C’est lorsqu’un besoin est dirigé vers un objet du monde qu’il y a émergence d’une activité au sens de la TA. Les activités ne sont pas des réalités monolithiques : chacune d’entre elles est réalisée par une série d’actions conscientes, elles-mêmes le fruit d’opérations le plus souvent inconscientes, l’ensemble constituant ainsi une organisation hiérarchisée (opérations > actions > activité). Alors que le modèle de Leontiev se préoccupe principalement des activités d’un seul individu, la proposition plus tardive d’Engeström (Activity System Model) porte sur les activités des regroupements d’individus, ce qui a pour effet de complexifier et de préciser le modèle de départ (avec l’ajout de concepts comme la communauté, les règles, les instruments et les divisions du travail). La capacité d’agir des individus (agency), notion centrale pour comprendre la dynamique des activités, se laisse caractériser en fonction du degré et de la nature du besoin ou de la motivation qui engendre l’action.
Cette synthèse intéressera les étudiants, professeurs, chercheurs et praticiens en quête d’un cadre socioculturel général pour situer la pratique du designer interactif autant que pour décrire le comportement de l’utilisateur pour lequel un produit interactif constitue une médiation – entre un sujet et un objet du monde – clairement définie dans la TA. Comme en témoignent les exemples de systèmes et de projets cités par les auteurs dans les deux derniers chapitres (ROOMS, UMEA, Gironata, Unified Activity Management, etc.), la TA peut servir d’ancrage à des projets d’IHM orientés vers les « besoins » (hn-HCI pour human-needs HCI). Malgré la popularité de la TA dans la communauté de chercheurs en IHM, son utilisation dans la réalisation de projets concrets est encore marginale, notamment parce qu’elle est trop peu connue et, on peut le supposer, parce qu’il s’agit d’un cadre peu commode à manier. Qu’à cela ne tienne, l’IHM ne peut plus désormais se contenter de cadres de bas niveau centrés sur les seules applications : l’IHM doit s’ouvrir et poursuivre son évolution en se (re)fondant sur un socle théorique qui prend en compte l’activité humaine dans son ensemble, bien au-delà des limites cognitivo-ergonomiques des modèles les plus répandus à l’heure actuelle. Pour s’en convaincre, la lecture de cet ouvrage semble un excellent départ.