Comme argument liminaire à leur ouvrage, Jean-François Fogel et Bruno Patino esquissent un parallèle littéraire et philosophique entre le roman d’André Malraux, La Condition humaine et leur thèse, qui consiste à énoncer le caractère incontournable et transformateur qu’a pris le numérique dans les usages, la sphère sociale, l’économie, la politique et les modes de pensée contemporains. L’analogie filée opère ici à deux niveaux, métaphysique et formel. De la même façon que l’œuvre la plus célèbre de Malraux évoque les multiples dimensions – politique, historique et philosophique – de l’existence humaine, La Condition numérique en est une forme d’écho. L’essai de Fogel et Patino fait référence à l’état particulier dans lequel évoluent les hommes depuis l’émergence massive des technologies du numérique. Par ailleurs, à la structure fragmentée de La Condition humaine répond volontairement un livre qu’ils avaient construit initialement en « cent soixante-cinq modules distincts ».
L’essai de Fogel et Patino consiste en une analyse très littéraire et sociologique de ce phénomène dans le quotidien de millions de personnes. Toutefois, pour mener cette réflexion, ils ont choisi d’explorer les différentes facettes des effets du numérique dans un rayon thématique relativement générique, au détriment de l’acuité critique qu’ils auraient pu appliquer. Ils articulent ainsi leurs analyses autour de neuf chapitres qui s’énoncent autour de catégories bien balisées : l’identité, l’espace, l’information, la culture, l’économie, la politique ou encore la société.
Les auteurs s’appuient aussi sur un vaste réseau de références historiques (Blaise Pascal, Gustave Flaubert, Walter Benjamin, Marshall McLuhan…) et de références plus contemporaines (Nicolas Carr, Bernard Stiegler, Thierry Crouzet…), qui offrent des éclairages souvent attendus.
Mais la principale faiblesse de cet essai est d’énoncer une surprenante généralisation qui rend équivalente l’infrastructure réseau (Internet) à l’ensemble des pratiques du numérique. Ces pratiques ne se cantonnent pas à l’affichage d’information partagée sur des écrans. Au-delà, il existe une « vie numérique », qui se traduit de plus en plus souvent dans le monde physique et participe, elle aussi, à cette « condition numérique » : internet des objets, informatique vestimentaire, interfaces ambiantes, etc. Ces formes semblent ignorées des auteurs, encore trop fascinés par les écrans, alors qu’aujourd’hui monde numérique et monde physique s’hybrident.
Toutefois, la grande qualité de l’ouvrage est de synthétiser et d’agréger un ensemble solide de références culturelles pour décrire les usages actuels du numérique.