Dès le début de son ouvrage, Michel Wieviorka inscrit le numérique comme une rupture anthropologique, assez conformément à ce que d’autres auteurs en sciences humaines et sociales ont pu énoncer. Le projet de L’impératif numérique est de traiter les enjeux de cette question et de mettre en évidence son impact sur les pratiques de recherche dans le champ des sciences humaines et sociales.
Wieviorka commence par se livrer à une critique du numérique à travers la lecture et l’écriture. Il envisage les modifications qu’apportent les usages du numérique dans notre façon d’appréhender l’écrit. Il recense les « louanges « et les « accusations » dont les technologies numériques peuvent faire l’objet et qui sont presque devenus des lieux communs relayés dans les médias et dans la littérature scientifique.
Il distingue trois tendances pour caractériser cette rupture anthropologique, qu’il place sous le prisme de l’acquisition des connaissances et du livre. La première est celle des potentialités techniques, la deuxième tente de cerner la transformation des activités humaines ou sociales et la troisième se consacre à l’étude des nouveaux moyens de production et d’acquisition des connaissances.
L’auteur évoque ensuite les nombreux apports des technologies de l’information et de la communication à la recherche scientifique, notamment à travers la numérisation de corpus d’ouvrages. Cela permet, comme il le souligne, d’entrer dans une analyse quantitative des sources historiques et de constituer des bases de données dont la recherche peut se saisir – cette pratique est nommée le text mining. Wieviorka la disqualifie en partie sous sa forme actuelle, car selon lui, dans sa « quantification sans grand intérêt », elle n’est pas porteuse de grandes problématiques historiques, sociologiques ou anthropologiques. L’auteur affirme ici une certaine perplexité quant à la contribution crédible des outils du numérique dans le champ des sciences humaines car leur envergure intellectuelle, selon lui, est réduite et ne s’accompagne pas d’un « haut niveau d’élaboration ».
Si Wieviorka se démarque d’une posture trop positiviste à l’égard des technologies du numérique, il y voit le commencement d’une « nouvelle Renaissance », un processus en progressive édification, mais sous certaines conditions.
Le rôle des données massives (big data) dans le champ de la santé et de l’économie se confronte au paradoxe majeur : « plus les données sont surabondantes et concernent des millions de personnes, plus elles permettent d’aller loin dans la connaissance des singularités individuelles et de leurs implications éventuelles ».
Wieviorka entre ensuite au cœur de son sujet et pose la question des apports des sciences humaines et sociales au numérique et inversement. Pour lui, la recherche a pris une posture d’abord rétive à l’égard des technologies numériques et ne dispose pas encore de tous les outils méthodologiques nécessaires pour s’en saisir. Ceux-ci restent globalement à inventer et Wieviorka en explore les potentialités, dans la mesure où ces dernières sont prometteuses d’un « état d’esprit » nouveau. Elles peuvent, d’après l’analyse de l’auteur, devenir une « ressource » précieuse pour la recherche.
En effet, de nouveaux protocoles de recherche émergent en sciences humaines et sociales, tant pour la diffusion des résultats que pour le terrain d’investigation. À ce titre, la combinaison d’anciennes et de nouvelles méthodes est une piste énoncée par l’auteur qui cependant met en garde contre la « quantophrénie », cette ivresse provoquée par le déluge de données. D’après lui, une telle hybridation peut permettre de conjuguer rigueur scientifique et approches novatrices, où le numérique est une ressource technique complémentaire de l’élaboration scientifique. Wieviorka cite plusieurs exemples de chercheurs ayant produit et/ou diffusé leurs travaux sur internet, via des blogs ou des vidéos, se mettant en interaction directe avec l’objet de leur recherche.
Wieviorka dresse un diagnostic sans complaisance du système public de recherche français, qu’il juge « sclérosé » et en de nombreux points inadapté aux méthodes nouvelles insufflées par le numérique. Innover y est plus difficile qu’ailleurs.
L’auteur développe un questionnement sur les implications de la révolution numérique. À qui bénéficiera-t-elle ? Au « corps social » dans son ensemble ? Aux corporations privées ? À l’université ? En ce qui concerne les sciences humaines et sociales, le numérique contribuera-t-il à enrichir la réflexion au sein de la recherche ou à l’appauvrir ? L’approche de Wieviorka est sous-tendue de doutes, de réserves, en dépit d’une ouverture bienveillante aux technologies du numérique. Alors que la révolution numérique remet en perspective les habitudes de recherche, c’est, pour finir, une opportunité pour elle de se réinventer et d’accepter « l’impératif numérique ».